Le Champ de bataille de Waterloo


Le champ de bataille de Waterloo


LE CHAMP DE BATAILLE DE WATERLOO. POÈME.

C’est en vain que Valois brava le jeune Edward.

Vainement de Francais une élite nombreuse

Attaqua sous Albert notre noble étendard,

Vere, et de ses archers la troupe généreuse,

Les écuyers d’Audley, de Mowbray les soldats,

Dont une longue route a ralenti le pas,

Retrouvant tout-à-coup leur force et leur vaillance,

Emmènent prisonnier le monarque de France.

AKENEIDE.

A SA GRACE

LA DUCHESSE DE WELLINGTON,

PRINCESSE DE WATERLOO, ETC., ETC.,

CE POEME

EST DÉDIT COMME UN RESPECTUEUX HOMMAGE,

PAR L’AUTEUR.

I.

AIMABLE Bruxelles, tu es loin derrière nous, quoique nous puissions encore entendre le son prolongé de la cloche de l’horloge, dont le vent nous apporte la voie solennelle du haut de l’orgueilleuse tour de Saint-Michel. Nous voici au milieu de la sombre forêt de Soignies, dont les hêtres, les bouleaux et les chênes, entrelaçant leurs branches touffues, forment sur nos têtes un dôme de

380 LE CHAMP DE BATAILLE

verdure. L’épais taillis semble inviter le voyageur ; mais l’œil curieux y cherche en vain un accès ; le tapis de feuilles fanées qui couvre le sol ne reçoit ni les rayons du soleil, ni l’humidité de l’air, ni-l’eau de la pluie. Aucune vallée ne s’ouvre devant nos pas ; aucun ruisseau ne traverse le sentier ; l’étroite allée que nous suivons se prolonge en sombres arcades, dont les voûtes uniformes se perdent dans l’éloignement.

II.

Mais enfin un tableauiplus animé s’offre à nous ; la forêt s’écarte en groupes épars. Des halliers, des chaumières, des prairies et des champs de blé apparaissent dans les intervalles. Le diligent villageois saisit gaiement sa faucille. — Ah ! quand ces épis étaient encore verts, le laboureur, voyant la destruction si près de lui, désespérait de jouir jamais de leur maturité ! Quel est ce hameau et ce clocher rustique ? — Que vos regards ne dédaignent pas sa grossière architecture : vous êtes à Waterloo !

III.

Ne craignez pas la chaleur, quoique le soleil éclaire le ciel d’automne, et qu’à peine un des arbres voisins de la forêt nous prête l’ombre de son feuillage. Ces champs ont vu un jour plus ardent que celui qui fut jamais embrasé par le soleil. Avancez encore un mille : — Cette haie couronne une colline qui domine la plaine, et s’abaisse avec une pente si douce, que les plis du voile d’une beauté ne forment pas des ondulations plus faciles. A quelque distance plus loin, le terrain, s’élevant de nouveau, forme du côté opposé un rideau qui borne l’horizon. Le vallon renfermé dans cette enceinte forme un terrain uni pour le pas des chevaux ; la nymphe la plus timide peut sans trembler abandonner dans ces sentiers les rênes de son blanc palefroi aucun arbre ; aucun buisson ne s’opposent à son passage ou n’effraient sa monture ; point de fossés, point de palissades, excepté aux lieus où s’élèvent les tours démantelées d’Hugomont.

DE WATERLOO. 381

IV.

Apercevez-vous dans ces lieux solitaires quelques traces des évènemens dont ils furent naguère le théâtre ? Un étranger pourrait répondre : — Cette plaine couverte de chaume parait avoir été récemment dépouillée de ses épis, et là de noires traces indiquent le passage des chariots pesans du laboureur, chargés des gerbes de la moisson. Sur ces larges monceaux de terrain foulés aux pieds, peut-être les villageois ont-ils formé de ces danses que Téniers aimait à dessiner ; là où le sol est noirci par la flamme ils ont préparé leur repas frugal, et la matrone du hameau a entretenu un feu de paille.

V.

Voilà ce que vous croyez ! voilà ce que croient tous ceux, qui voient ces lieux tels qu’ils sont en ce moment Mais d’autres moissons que celles qui réclament la faucille du laboureur ont été recueillies par des mains plus terribles, armées de la baïonnette, du sabre et de la lance. A chaque coup fatal des rangs entiers de héros tombaient comme les tiges dorées du froment : avant la fin du jour on vit çà et là des monceaux de cadavres : moisson terrible des batailles.

VI.

Regardez encore : cette place noircie vous indique le bivouac ; ces sillons profonds, les vestiges de l’artillerie tour à tour fatale aux deux armées. Non loin de cette vase durcie, le vaillant dragon précipita son coursier au milieu des torrens de sang. Ces excavations ont été produites par l’explosion de la bombe : ces vapeurs souillées que le soleil aspire de ce monticule, vous déclarent que le carnage s’y est rassasié de victimes.

VII.

Ah ! ce sont bien d’autres moissons que celles qui appellent la faucille, dont ces campagnes furent témoins ! La mort plana sur cette fête rurale, et le cri perçant des batailles invita les combattans à un banquet sanglant.

383 LE CHAMP DE BAT AILLE

L’œil du démon de la guerre observait tous les conviés à travers les nuages de fumée ; son oreille ravie distinguait tous les sons de ce tumulte confus, la voix tonnante de bronze, les aigres accens de la trompette, les acclamations des escadrons, leur charge bruyante, les gémissemens des blessés, et les derniers soupirs des mourans.

VIII.

Assouvis-toi, cruel ennemi des mortels, assouvis-toi ! mais ne pense pas qu’un combat si terrible puisse long temps durer. Les guerriers sont des hommes, et leurs efforts cessent avec leur vigueur épuisée ! Vain espoir ! Le soleil, caché par les nuages, entendit les premières clameurs du carnage, avant d’atteindre le milieu de sa carrière, et il allait s’éclipser derrière les ombres de la nuit, quand ces mêmes clameurs montèrent de nouveau jusqu’à lui ; pendant deux longues heures de nouvelles troupes entretiennent la bataille ; les colonnes ne cessent de se heurter ; l’orage des canons et des bombes continue ; la force et l’habileté guerrière s’aident réciproquement, et l’issue de cette sanglante journée est encore douteuse.

IX.

Bruxelles, quelles pensées étaient les tiennes pendant que tu entendais ce tonnerre lointain ! Chacun de tes citoyens, respirant à peine, écoutait ces sons avant-coureurs de la mort, du pillage et des flammes 1. Quel affreux spectacle attristait leurs regards lorsque des blessés victimes de ce long combat traversaient tes rues sur des chariots, d’où le sang ruisselait sur la poussière comme les gouttes d’une pluie !

Combien de fois le tambour semblait annoncer l’approche du cruel usurpateur, précédé du dieu des ruines qui agitait sa torche incendiaire et son glaive homicide ! —

(1) Des prisonniers de guerre ont affirmé que Bonaparte avait promis à sa troupe le pillage de Bruxelles pendant vingt-quatre heures. — W. S.

L’auteur se trompe ici en disant des prisonniers de guerre, il devait dire des transfuges. — En.

DE WATERLOO. 385

Rassure-toi, belle cité ; c’est vainement que sa main est étendue comme pour saisir sa proie ; c’est vainement que, peu accoutumé à la résistance, il s’irrite jusqu’à la fureur ; c’est vainement qu’il renouvelle le combat.

X.

Avancez, avancez, s’écrie-t-il d’un ton farouche ; bravez le feu des batteries, précipitez-vous sur ces bronzes ennemis ; avancez, ô vous, mes cuirassiers, mes hussards, ma garde, mes guerriers d’élite ; chargez pour la France, pour la France et Napoléon !

Ces braves lui répondent par leurs acclamations, et applaudissent à l’ordre qui les envoie affronter un destin que leur chef évite de partager.

Cependant celui qui est le bouclier et l’épée d’Albion, toujours à la tête des siens, présent partout où le danger l’appelle, prompt dans l’action et bref dans ses paroles, accourt comme un rayon de lumière, et s’écrie :

— Soldats, soutenez le choc ; l’Angleterre redira vos exploits.

XI.

L’orage crève, l’éclair de l’acier brille à travers les nuages de fumée. La mêlée devient plus terrible ; trois cents canons tonnent et vomissent une grêle de fer. Le cuirassier s’élance, le lancier se précipite ; l’aigle guide au carnage ces cohortes jusqu’alors invaincues ; leurs acclamations les précèdent, et font entendre le nom impérial au milieu du feu et des vapeurs sulfureuses.

XII.

Mais les Bretons reçoivent cette charge sans éprouver de terreur : leurs yeux ne perdent rien de leur fierté, aucun d’eux ne recule, tous voient de sang-froid les mourans et les morts.

Car à peine leurs rangs sont-ils ouverts par les foudres ennemies, que chaque ligne se serre de nouveau ; la place de ceux qui ne sont plus est occupée par d’autres, jusqu’à ce qu’ils aperçoivent les casques et les panaches

384 LE CHAMP DE BAT AILLE

ennemis à la distance de trois lances c’est alors que leur feu se réveille : chaque fusilier décharge son arme avec la régularité qu'on admire un jour de parade. Les casques et les lances tombent ; les aigles descendent de leurs bannières, les coursiers et les cavaliers chancellent et sont renversés, les cuirasses se brisent en éclats, et les bannières sont en lambeaux. Pour augmenter le désordre, la cavalerie anglaise prend l'ennemi en flanc, et force sa résistance. Aux décharges de mousqueterie succède alors le cliquetis des épées, le hennissement des chevaux; les glaives retentissent sur les cuirasses comme le marteau du forgeron sur l’enclume. Les canons, bien servis, achèvent la déroute; lanciers, cuirassiers, infanterie, cavalerie, confondent. leurs rangs, et se retirent sans chefs et sans étendards.

XIII.

Wellington, ton œil perçant reconnut que c’était l’heure critique pour décider du sort de nos armes. Les guerriers de la Bretagne avaient soutenu le choc des enfans de la France comme les rochers de leur île celui des flots ; mais quand ta voix eut dit, Avancez ! ils furent eux-mêmes les flots impétueux de leur Océan.

O toi, dont les funestes desseins ont exposé ton armée à cette heure de honte, penses-tu que tes braves fatigues pourront résister à ces vagues qui fondent sur eux ? Tu tournes les yeux du côté de ces nouveaux escadrons qui accourent dans le lointain : d’autres bannières se déploient, d’autres canons résonnent, ! — Cesse de croire que ce sont tes propres troupes qui arrivent triomphantes de la Dyle... Blucher t’est-il donc inconnu ? As-tu oublié les sons de haine et de vengeance que les trompettes de la Prusse te firent entendre si souvent aux jours de tes disgrâces ?

Que te reste-t-il à faire ? te mettras-tu toi-même à la tête du reste de tes guerriers pour tenter un dernier effort ? Tu aimais à distraire, tes loisirs par l’histoire de Rome, et tu n’ignores pas quels furent, les destins de ce chef qui,

DE WATERLOO. 385

s’égarant jadis dans les sentiers de l’ambition, entreprit avec les gladiateurs de conquérir l’empire. Ah ! si du moins il affronta les périls auxquels l’exposait son audace téméraire, il n’abandonna pas les victimes qu’il avait entraînées à leur ruine ; il creusa sa tombe sanglante avec sa propre épée, et fut enseveli sur le champ de bataille, théâtre de sa défaite, abhorré, mais non méprisé.

XIV.

Mais si une pensée moins généreuse te fait préférer la vie, quelque prix qu’elle doive te coûter, tourne bride ; quoique vingt mille Français soient morts dans cette journée fatale, se sacrifiant à ta gloire, que tu n’hésites pas à déserter lâchement pour prolonger tes jours. Les âges futurs croiront-ils ton histoire pleine d’inconséquences ? Es-tu l’homme du pont de Lodi, de Marengo et de Wagram ! ou ton âme est-elle comme le torrent des montagnes, qui, enflé par les pluies d’hiver, roule ses flots redoutés ; mais qui, privé de ces secours, dégénère en un obscur ruisseau, dont le cours ignoré n’offre plus que les vestiges de ses anciens ravages ?

XV.

Fuis ! puisque tu as pu entendre sans émotion tes vétérans s’écrier, en te voyant prendre la fuite : — Ah ! s’il avait seulement su mourir ! — Fuis, puisque tu as pu voir leurs yeux verser des larmes de rage et de honte.

Mais cepetsdant, regarde encore, une fois avant de quitter la colline fatale ; regarde tes guerriers en désordre, sur lesquels la lune jette une sinistre clarté, comme celle qu’elle fait luire sur les flots troublés, quand les fleuves franchissent leurs rives, et qu’elle découvre à demi, aux yeux du laboureur ruiné, les débris que le courant entraîne. Telle est la confusion des bannières, des batteries et des armes partout où la déroute poursuit ces guerriers qui, au lever de l’aurore, défiaient tout un monde.

XVI.

Écoute.. Ces cris de vengeançe t’annoncent que la lance

25

386 LE CHAMP DE BATAI LLE

des Prussiens est teinte du sang des vaincus. Elles furent moins terribles ces clameurs que tu entendis quand les flots glacés de la Beresina furent rougis et fondus par le sang et la flamme, et que les milans du Don répétaient leurs sauvages hourras en te poursuivant. Non, ton oreille ne fut pas frappée d’un cri d’horreur plus sinistre quand, abandonné par toi,… — oui par toi,... le vaillant Polonais trouva le tombeau d’un soldat dans le fleuve de Leipsick, encombré de cadavres. Dans ces divers périls du passé, le destin te réservait d’autres leçons pour l’avenir, du dé fatal que tu viens de jeter ne dépend pas une seule bataille, une seule campagne !... ta gloire, ton empire, ta dynastie, ton nom, sont perdus à jamais ; et sur ta tête dévouée, la dernière goutte de l’urne fatale des vengeances célestes est répandue.

XVII.

Puisque tu veux vivre, ne refuse plus de courber la tête devant ces démagogues, naguère objets de ta haine et de tes mépris, qui vont livrer à de vains débats ta destinée impériale... Ou dirons-nous que tu t’abaisses moins en demandant un refuge à l’ennemi contre le sein duquel ta main dirigeait sans cesse ton glaive aux jours de ta prospérité ?

Un pareil hommage fut rendu autrefois par des héros de la Grèce et de Rome ; ton choix serait honorable, s’il était fait librement... — Mais viens sans crainte ; dans un homme descendu si bas, et dénué de tout secours, nous ne pouvons reconnaître un ennemi, quoiqu’une experience chèrement acquise nous force d’ajouter que jamais nous ne saluerons en toi un ami ! Viens toutefois ; mais ne conserve plus dans ton cœur ce germe d’orgueil qu’y découvrait dernièrement 1 un barde inspiré, l’espoir de ressaisir le sceptre impérial ; ne pense pas que nous laissions encore une fois l’ambition relever sa tête superbe ; viens sans crainte, mais aucune île ne t’appellera plus

(1) Lord Byron, Ode à Napoléon Bonaparte.

DE WATERLOO. 381

son roi ; tu n’auras plus de gardes, plus de symbole de ton règne passé, qui puisse devenir un poignard dans la main à laquelle nous avons arraché l’épée.

XVIII.

Cependant, dans l’étroite prison qui t’est destinée, puisses-tu penser à une victoire plus noble que toutes celles qui t’ont illustré ; une victoire remportée sans verser de sang, qui t’appartiendra tout entière, c’est celle qui t’est réservée, si tu parviens à dompter ces passions et cette âme opiniâtre qui corrompirent tes jours de prospérité. C’est ce qu’ose te faire entendre un cœur qui ne peut comparer sans émotion et sans soupir ce que tu es, avec ce que tu aurais pu être.

XIX.

Et toi, dont les faits d’armes sont au-dessus de la reconnaissance d’une nation, tu trouveras ta véritable récompense dans ton propre cœur. Les justes acclamations de tout un peuple, celles de toute l’Europe, le sourire de ton prince, les décrets honorables de notre sénat, le rang ducal, l’ordre de la jarretière, ne pourraient te procurer une jouissance aussi pure que celle que tu goûteras en pensant à la vue de ton épée : — Ce glaive fut toujours tiré du fourreau pour le bien public, et le ciel a voulu qu’il n’y rentrât jamais qu’après la victoire.

XX.

Jetons un dernier coup d’œil sur ce champ de bataille, et ne repoussons pas l’émotion plus douce qu’il produit dans nos cœurs ; le triomphe et la douleur sont proches l’un de l’autre, et la joie elle-même s’exprime souvent par des larmes. Hélas ! que de liens d’amour a brisés en ce jour la main cruelle de la guerre ! car jamais victoire ne fut si chèrement achetée. Voyez dormir d’un commun sommeil tous ceux que l’affection pleurera long-temps : ici est un père qui ne pressera plus ses enfans sur son sein ; là un fils que la voix de sa mère ne bénira plus dans sa terre natale ; à côté de l’amant qui s’est arraché aux

388 LE CHAMP DE BATAILLE

premiers embrassemens de sa pudique fiancée, repose l’époux dont de longues années d’amour fidèle avaient consacré l’hymen. Quand vous voyez une jeune fille cacher son pâle visage sous un voile de deuil, ou une femme verser soudain des larmes aussitôt qu’elle entend le son du tambour, tandis que, consumé d’une douleur plus mâle, un père étouffe un soupir dans son sein... épargnez-vous une vaine question pour en savoir la cause, et pensez à Waterloo.

XXI.

Jour de gloire et de regrets, que de héros tu vis périr ! que de noms consacrés par le souvenir de la Bretagne obtinrent ici leurs derniers titres à l’immortalité ! Tu vis expirer dans des flots de sang Pieton à l’âme de feu ; Ponsonby blessé, et De Lancy échanger les guirlandes de l’hymen contre les lauriers d’un beau trépas ; Miller jette son dernier regard sur les étendards d’Albion ; Cameron succombe comme un vrai descendant de Lochiel, et le généreux Gordon se sacrifie au salut de son chef. Ah ! quoique l’ange protecteur de la Bretagne couvrit de son bouclier le héros de notre île, la destinée lui fit éprouver ses rigueurs en le frappant dans ses amis.

XXII.

Pardonnez-moi, illustres morts, ces vers imparfaits : qui pourrait vous nommer tous ? quelle harpe sublime pourrait donner à chacun la gloire qu’il a si légitimement acquise, depuis ce capitaine déjà fameux, jusqu’au soldat encore ignoré ? Que les larmes arrosent vos tertres de gazon, que le sommeil des braves soit sacré jusqu’au moment où le temps finira ; que jamais un Anglais ne passe auprès de leur noble tombeau sans bénir les guerriers qui combattirent à Waterloo.

XXIII.

Adieu, champ de douleur, qui portes encore les traces des, ravages de ce jour terrible : ma mémoire se rappellera long-temps tes chaumières renversées et toutes les

DE WATERLOO. 389

traces de destruction qui noircissent les tours d’Hugomont. Mais quoique les vertes arcades de tes jardins aient été transformées en poste d’artilleurs, quoique tes arbres aient été consumés par l’explosion de la bombe, et tes vergers dévastés, n’as-tu pas du moins conquis un nom immortel ? Oui, on peut oublier Azincourt, Crécy et Bienheim ; mais l’histoire et la poésie consacreront pendant des siècles les tours d’Hugomont et Waterloo.

__________

1) Conclusion. 2) Sombre fleuve de la vie humaine ! tu ne connais point de repos ; mais, poursuivant ton cours depuis le berceau jusqu’à la tombe, tu entraînes toujours sur tes flots de nouvelles générations à leur fin ; ton onde reçoit également la barque joyeuse sur laquelle flottent les bannières du plaisir, le bateau au fond duquel se cache le crime, l’esquif du pêcheur et la barque qui porte une cour : tous ces navires voguent ensemble vers le même port.

Sombre fleuve du temps ! quelles alternatives d’espérance et de terreur ont parcourues nos barques fragiles ! jamais des vicissitudes aussi étranges n’avaient été connues à une seule génération ; jamais ces changemens multipliés, ce passage subit de la joie à la douleur et de la douleur à la joie, jamais des luttes aussi terribles ne se renouvelleront pour les âges à venir jusqu’au terme où tes flots cesseront de couler.

Tu t’es généreusement montrée, ô ma patrie ! tu as continué avec vaillance le combat dans la bonne comme dans la mauvaise fortune ; tu es restée constante dans la cause la plus juste, celle du ciel et de tes droits ; soit qu’une moitié du monde ait tourné contre toi tous ses guerriers réunis, soit que, revenue à de plus nobles projets, l’Europe ait tiré l’épée pour seconder la reine de l’Océan.

Te voilà dignement récompensée, quoique l’éclat de ta

390 LE CHAMP DE BATAILLE DE WATERLOO.

gloire ait triomphé lentement, semblable aux premières lueurs de l’aurore dans l’horizon, qui peu à peu émbrasent la vaste circonférence du ciel. L’Égypte vit s’élever ses premiers rayons ; ils brillèrent enfin sur les myrtes de Maida où le soldat, rempli d’une généreuse émulation, rivâlisa avec les héros de la nier, et se lava d’un injuste reproche dans le sang des ennemis.

Maintenant, île impériale, lève la tète, et déploie la bannière de ton patron, saint Georges, la fleur des chevaliers ! car tu as affronté comme lui un dragon, délivré l’innocence et foulé aux pieds la tyrannie vaincue. Tu peux montrer fièrement au monde l’emblème de ton saint chevalier, qui humilia l’orgueil, et vengea la vertu outragée.

Toutefois, au milieu de la confiance que t’inspire une gloire chèrement acquise, mais qui ne doit t’en être que plus chère, écris, ô terre d’Albion, écris cette leçon morale :

— Ce n’est pas seulement ton courage et ta discipline admirée sur maint champ de bataille qui doivent te rendre fière ; l’amour d’une vaine gloire, la soif de l’or peuvent produire de tels exploits ; mais c’est la constance dans la bonne cause qui seule légitime les trophées de la valeur.

__________