Éditions de la nouvelle revue française (p. 9-110).

PREMIÈRE PARTIE

Couronnée de cette brume pourpre qui monte avec le soir au-dessus de Paris, la place de l’Étoile, quand j’y arrivai, ne m’offrit pas un spectacle étonnant.

Rien ne montrait d’abord que quelque chose de grand s’y préparât. Nul barrage de gardes au débouchement de l’avenue de Wagram. Dans la nuit à peine froide, les autos surgissaient et fuyaient sans gêne. Vers le Trocadéro, des timbres de tramway tintaient. Au pied des hauts lampadaires qui font à la place une modeste ceinture de clarté, des hommes se penchaient sur des journaux. C’était un soir de dimanche comme tous les autres. M’attendais-je à plus d’animation qu’en semaine ?

— N’aie pas peur, dit quelqu’un près de moi.

Et, la prenant par le bras, un vieillard entraîna sa compagne.

Ils se dirigeaient avec prudence vers l’Arc de Triomphe. J’y allais aussi. Alors je distinguai d’autres couples, des groupes, des promeneurs isolés, à ma droite, à ma gauche, qui peu à peu se détachaient comme nous du trottoir. Autour de l’Arc, posé tel qu’un massif aimant au centre de la place, une foule déjà se pressait. Je ne remarquai plus autre chose.

Face à la Concorde, une rangée d’agents de police défendait l’accès à la tombe du Soldat Inconnu. Ils rabattaient les pèlerins vers les bas-côtés du monument.

— Il y a déjà trop de monde par ici, disaient-ils.

On obéissait, mais nous venions trop tard : tout le terre-plein était occupé.

J’essayai de me faufiler dans la foule.

— Ne poussez pas ! cria-t-on, mais sans violence.

On me poussait moi-même. La foule se fermait derrière moi. Nous étions les uns contre les autres, serrés, silencieux, corrects, hommes, femmes, enfants, ouvriers, bourgeois, riches, pauvres, réunis par une commune et respectueuse attente, tous tournés vers le trou d’ombre où, sous la voûte gigantesque, est enseveli le Soldat Inconnu.

Je dépassais du front mes voisins. Je me haussai sur la pointe des pieds. Un enfant, la tête renversée, me regardait avec envie.

— Je ne vois rien, lui dis-je.

Il eut un sourire bref.

De ce millier de curieux accourus afin d’être là quand s’allumerait la petite flamme qui ne doit pas s’éteindre, combien en est-il qui pourront se rappeler qu’ils ont vu, le 11 novembre 1923, à six heures du soir, le Ministre de la Guerre, ancien sergent, Maginot, courbé de tout son corps pour la faire naître à jamais ?

J’étais au milieu de cette foule patiente. Digne, elle apportait à l’Arc de Triomphe, spontanément, l’hommage discret d’un peuple qui se souvient et qui souffre. Nul apparat de gloire ne l’avait sollicitée. Elle savait qu’elle ne trouverait autour de la tombe anonyme que sa détresse et sa dévotion. Elle savait peut-être qu’elle ne verrait pas, elle savait qu’elle ne serait pas vue. Elle venait pour se recueillir.

Soudain, une lueur, une explosion sourde, une bouffée de fumée laiteuse qui s’élève, et la Marseillaise, jouée sous la voûte.

D’un seul geste, tous les chapeaux des hommes avaient disparu. Devant moi, un jeune soldat, la main d’équerre au calot, se roidissait. Faut-il amoindrir par des mots écrits ce mouvement de mâchoires qui se contractent parce qu’on ne veut pas pleurer, alors que les yeux, qu’on ouvre désespérément, se mouillent ? Cette respiration qu’on retient, et cette lutte contre l’assaut brusque des souvenirs qui vous serrent à la gorge ? Et cette foule entière qu’une même pensée écrase ?

Puis ce fut le silence, le silence sournois qui déroute dans cette nuit où l’on ne voit rien, le silence dangereux où l’émotion de la foule n’a plus rien pour la soutenir. La musique ardente s’est tue. Que se passe-t-il ? Quel est ce silence ? D’où s’est délivré ce sanglot qui s’étouffe ? Quelle pudeur aussitôt l’étouffa ? Quelle est cette angoisse ? Comme il semble qu’ils soient loin, les timbres impérieux qui tintent du côté de l’avenue de Wagram ! Si loin, si loin de cette misère humaine toute au regret inexprimable de tout ce qui fut et de tout ce qui ne fut pas, si loin de ces pèlerins du souvenir qui s’isolent pour un instant, sonnaient-ils le signal de l’élévation près d’un autel de rêve, quand nous nous pressions, avides et morfondus, fidèles en retard, sous le porche béant d’ombre de l’église interdite ?

Les photographes sans respect ont troublé le silence. Les éclairs du magnésium dissipèrent le charme mortel. Avec ses cuivres intimidés qui s’enhardirent, la musique joua la Marche Funèbre de Chopin. Je ne sais quel malaise m’envahit. J’eus tout à coup l’impression d’une cérémonie théâtrale.

Autobus et taxis tournaient autour de nous. Le bruit des trompes insistait. L’intérêt du monde, que l’on avait pu croire un moment suspendu, nous reprenait déjà dans son tourbillon.

Des remous se firent sous le porche de l’église évanouie. On nous repoussait. Des hommes et des femmes cherchaient à se retirer. Bousculé, je me trouvai bientôt au premier rang : une section de gardes républicains dégageait sans aménité les abords et creusait vers Neuilly, dans la foule consternée, un large couloir.

— Oui, dit l’un d’eux, c’est fini.

La foule toutefois se ressaisissait et de nouveau se poussait en avant. Les gardes, accrochés par la main et formant chaîne, s’arc-boutaient de tout leur poids contre nous.

Des privilégiés s’éloignaient du groupe sombre qui nous cachait la tombe et la flamme allumée. Ils s’en allaient, d’un air important, au milieu du couloir sur nous conquis.

— On entre par les Champs-Élysées, annonça un policier chamarré d’argent.

Mais à l’entrée des Champs-Élysées la presse était plus grande encore, et plus grand le nombre des agents et des gardes chargés de contenir la foule. Par là non plus on n’entrait pas.

— Alors, par où ?

— Par l’avenue de Wagram.

Là, c’étaient des gardes à cheval qui défendaient l’accès.

Des mécontents commencèrent de manifester leur dépit.

— Quelle organisation ! criaient-ils au nez des chefs du service organisateur.

— Tas de brutes ! murmura franchement une vieille dame en deuil.

Je suis tenace. Je voulais voir la flamme allumée : je retournai à l’entrée principale et tâchai d’avancer le plus possible, en me glissant le long du monument, sous l’entraînante Femme de Rude. Un officier de police, qui s’alarmait, s’élança contre moi, les bras levés.

Un garde républicain répondait à une femme en cheveux :

— Qu’est-ce que vous pensez voir ? Vous n’avez qu’à rentrer chez vous : allumez votre fourneau à gaz, vous en verrez tout autant.

La messe sublime était bien finie.

Je m’échappai, les épaules hautes, la tête basse.

Il était sept heures et demie. Il faisait frais. Au ciel, de légers nuages clairs paraissaient immobiles, et quelques étoiles brillaient. Je m’engageai dans l’avenue de Wagram sans regarder en arrière.


L’avenue de Wagram, avec ses bars et ses cinémas qui prétendent au luxe, est l’une des plus diversement animées des avenues qui rayonnent de l’Arc de Triomphe. En plein quartier aristocratique où elle s’insinue, elle sent la crapule, le tripot, la galanterie. Ailleurs, elle ne donnerait pas cette impression. Ici, elle centralise des commerces incertains que la police surveille ou traque et qui ne manquent pas d’y attirer des amateurs ; les vices y sont à la portée de toutes les bourses ; le xvie arrondissement y descend et le xviie des faubourgs y monte. D’où un va-et-vient curieux d’hommes et de femmes de toutes les catégories sociales.

Des trois ou quatre avenues que je pouvais prendre pour rentrer chez moi, c’est bien la dernière que je devais prendre, si je ne voulais pas m’exposer à quelque rencontre d’où ma mauvaise humeur eût tiré motif de s’exaspérer ; car un rien suffit à pousser jusqu’aux pires conséquences une peine qui a besoin de solitude. Mais j’avais pris l’avenue de Wagram.

Ainsi, les mains dans les poches de mon manteau, je marchais assez vite, par le trottoir de droite, vers les Ternes. J’étais résolu de ne me laisser distraire par rien. En ce jour de commémoration tragique, et mécontent de n’avoir pas trouvé sous l’Arc de Triomphe un aliment satisfaisant à mon désir de recueillement, je voulais regagner au plus tôt ma chambre, où rien n’offenserait mes souvenirs malheureux.

Or, tandis que je me hâtais, j’entendis une autre musique, faible, puis plus nette, et navrante, un de ces airs à la mode qui sonnent en lamento et qui, dans la rue, chantés ou joués par des musiciens ambulants, s’aggravent d’une mélancolie facile. Celui que j’entendais de mieux en mieux à mesure que je me hâtais de moins en moins, tout Paris le fredonnait depuis plus d’un an. Il m’arrêta.

Des badauds formaient demi-cercle devant trois musiciens accotés au rideau de fer d’une boutique close. La femme chantait. L’un des deux hommes, assis sur une valise et l’oreille collée contre son instrument, faisait gémir un accordéon. L’autre, debout, aigre violoniste, battait du pied le sol.

Un paquet de chansons entre les doigts, la femme scandait d’une voix pauvre :

— Qu’est-c’ qui dégot’

Le fox-trott
Et mém’ le shimmy ?
Les pas englisch,
La scottisch,
El tout c’ qui s’ensuit ?
C’est la Java,
La vieill’ mazurka
Du vieux Sébasto…

Cette voix fatiguée, ces mots inutiles, ce rythme à saccades après la désolation du plaintif couplet, ces musiciens misérables, la tristesse qu’ils poussaient sur nous, ma tristesse, tout me retenait.

Mais le chétif orchestre se tut.

— Demandez les grands succès du jour ! dit alors la chanteuse. Vous avez six chansons pour un franc, toute la poignée pour vingt sous.

Des mains se tendirent vers elle.

— Demandez la Java ! Six chansons pour un franc.

À quelques pas de moi, un homme appelait la chanteuse.

Je le regardai.

— Tout de suite ! dit-elle.

Est-ce parce qu’il vit que je le regardais ? Et qu’avait-il vu dans mon regard ? Sans attendre, l’homme se retirait, soulevait son feutre comme pour s’excuser auprès des spectateurs qu’il dérangeait, sortait du cercle, s’éloignait promptement.

— Voilà une tête que je connais, me dis-je.

Mais d’où ? Il ne m’en souvint pas. Cette barbe à la française, blonde, m’avait-il semblé…

— Au deuxième ! annonça la chanteuse.

Les musiciens attaquèrent la rengaine. Je ne la suivis pas. Je cherchais un nom. Je restais là, vaguement inquiet, l’esprit ailleurs.

Des badauds chantonnaient.

— Tu es stupide, me dis-je.

Ne rencontre-t-on pas à tout propos des gens qu’on croit avoir déjà rencontrés ? Et faut-il qu’on s’inquiète pour si peu ?

— Demandez la Java ! dit encore la chanteuse.

L’orchestre de nouveau s’était tu.

— Demandez !

Elle vendit plusieurs cahiers de ses chansons.

Puis elle annonça :

— Nous allons vous chanter maintenant Le P’tit Rouquin du Faubourg Saint-Martin, le grand succès de Fortugé.

— Non, merci, me dis-je.

Et à mon tour je me retirai du cercle.

La chanteuse commençait :

— Papa était blond,
Beau comme Apollon,
Il s’ coiffait à la Ninon.

J’allongeai le pas. Je perdis bientôt paroles et musique.

Mais je ne pouvais me défaire de cette inquiétude qui m’avait pris, là, devant ces chanteurs des rues, pour un visage où j’avais cru reconnaître… Reconnaître quoi ? Et qui ? Rien, personne.

J’avais beau chercher, et j’avais beau surtout me remontrer qu’il était absurde, vain, puéril et tout à fait sot, de m’obstiner à chercher quand même, je pressentais, malgré moi, que j’avais déjà vu cet homme à barbe blonde, que je le connaissais, et que j’aurais dû le reconnaître.

J’étais trahi par mémoire, et j’en éprouvais du dépit.

Évidemment, l’homme ne m’avait guère laissé le temps de le dévisager.

À peine avais-je eu le temps de le remarquer, il disparaissait. Est-ce donc parce qu’il avait disparu si vite, et comme si ce fût parce que je le regardais, que je tenais à mettre un nom sur sa figure ?

Autre sottise, autre absurdité. Pourquoi cet homme, que je ne reconnaissais pas, que je ne connaissais peut-être pas, aurait-il fui de mes yeux ? Il s’était retiré du cercle des badauds sans attendre que la chanteuse lui eût donné le cahier de chansons qu’il désirait ? Quoi de plus simple, s’il était pressé, ou si, plus simplement, il renonçait à son envie après réflexion ?

Absurdité. Double et triple absurdité. Je me le disais. Ma pensée cependant ne s’en détachait pas.

Dans le tramway où je montai, j’examinai l’un après l’autre les voyageurs. Espérais-je y découvrir mon homme à la barbe blonde ? J’étais décidément bien sot. Mais cette sottise me sauva.

— Mon homme à la barbe blonde ?

Je souris. N’avais-je pas l’air de m’engouffrer de bonne foi dans un roman d’aventures de la plus basse qualité ?

Ma voisine, qui m’avait vu sourire, je lui vis cette mine narquoise qu’on a toujours en face d’un monsieur qui semble se parler à lui-même.

J’accentuai mon sourire. Mais c’est d’elle que je souris, et de sa mine narquoise. Toute ma conscience me revenait.

Je descendis au point où je devais descendre, sans hâte, comme un monsieur qui ne s’était pas égaré, un long quart d’heure durant, dans de ridicules cogitations. Et je me répétais mentalement le mot de cogitations, parce qu’il est ridicule en effet.


Quelle étrange démarche que celle d’une pensée humaine ! On se moque de ceux qui s’analysent, et ils goûtent, les égoïstes, d’incomparables plaisirs, quand ils peuvent reconstituer les mouvements de leurs idées. Un ingénieur, devant une machine dont il veut découvrir le secret, n’a pas de joies plus grandes, parce que souvent sa recherche est intéressée. On le considère avec respect. Un amateur de psychologie, même banale, s’il se trahit en public en laissant paraître son attention, il fait sourire les gens sérieux et les jolies femmes.

J’avais fait sourire ma voisine. Elle était bien jolie. Elle avait cet air assuré des femmes qui aiment et qu’on aime : elles ne remarqueraient pas les hommages les plus évidents que le passant leur adresse.

Celle-ci, j’aurais parié qu’elle était heureuse et qu’elle croyait l’être pour toujours. C’est pourquoi j’avais souri, de mon côté, en la quittant.

Je rentrais chez moi, où nulle compagne ne m’attendait. Et le désir de solitude que j’avais eu là-bas, dans le bruit de la foule, tout à coup me pesa. Je savais trop ce qui m’attendait chez moi : tous ces regrets que j’étais allé réveiller sous l’Arc de Triomphe, ils me tiendraient impitoyablement, tous ces regrets d’amis perdus, de frères perdus, de beaux souvenirs perdus, que traînent les hommes de mon âge. Chez moi, je serais tout à eux. Ailleurs, il y avait autre chose.

Je n’avais plus hâte de rentrer chez moi. Pour une femme aperçue qui se hâtait, elle, vers son bonheur ?

Son bonheur ?

— Marthe…

Un nom m’ouvrait les lèvres.

Puis, aussitôt, et plus fort :

— Maurice…

Je m’arrêtai.

Je regardai autour de moi. Non, on ne m’avait pas entendu prononcer tout haut le nom de mon ami Maurice.

— Maurice ?

Je levai les épaules.

Il était mort, en 1916, au mois de mars, le 9 mars, près de Douaumont, sur la route de Douaumont à Bras, dans l’enfer de Verdun.

Quel vin avais-je donc bu, ce soir-là ? Par quelle aberration venais-je de trouver enfin que mon homme de l’avenue de Wagram ressemblait à mon ami Maurice mort à Verdun, ou du moins qu’il le rappelait un peu ? Fort peu, puisque j’avais longtemps hésité. Un peu toutefois, puisque je m’étais senti troublé devant cet homme du hasard.

— Décidément, me dis-je, les camarades ont raison : la guerre a sans recours marqué ceux qui la firent ; nous l’avons en nous comme une syphilis.

J’étais accablé.

Je voulus chasser loin de moi la noire hallucination. Il est dangereux que des souvenirs se matérialisent à ce point, et plus dangereux de s’y prêter.

— Certes, conclus-je en me ressaisissant, j’irai voir dès demain mon vieux docteur Pagès.

En somme, c’était cette femme souriante qui m’avait ému. Elle paraissait trop heureuse. Elle m’avait fait songer à Marthe. Marthe aussi paraissait trop heureuse, comme cette femme souriante. Marthe et Maurice formaient un couple parfait. Je les avais souvent enviés.

— Pauvre Marthe !

Elle paya cher son bonheur. Moins de six mois après son mariage, la guerre le lui disputait et, deux ans plus tard, il ne lui en demeurait rien, rien que le souvenir d’une brusque rupture qu’elle n’acceptait pas, qu’elle n’admettait pas, qu’elle ne commença d’admettre que lorsque je lui eus ramené du front, en 1920, dans le cimetière où elle le voulut, le cadavre de son mari.

Voilà bien comme tout s’enchaînait dans ma pensée douloureuse. En partant pour l’Arc de Triomphe, j’avais, sans m’en rendre compte, emporté, plus intense que tous mes autres regrets et prêt à les dominer malgré moi, le regret de ce merveilleux bonheur anéanti. Là-bas, près de la tombe où gît sous les espèces du Soldat Inconnu l’inexpiable destin de toute une génération massacrée, dans l’ombre propice, au milieu de la foule qu’on écartait, tant d’images atroces m’avaient à la fois assailli que je ne sais plus si j’aurais pu distinguer entre elles. L’indicible détresse avait été courte ; la déception, prompte ; le reste, je l’ai dit. Tout s’expliquait.

J’arrivais à ma porte.

J’étais plus calme, et content de rentrer chez moi. Je ne redoutais pas ma solitude, ni le silence de ma chambre où il me faudrait ranimer le feu et où le souvenir de mes morts se ranimerait de lui-même, sans bruit, sans éclat, sans offense.

Quant à l’homme de l’avenue de Wagram, qui m’avait tant occupé pour si peu, j’étais certain qu’il disparaîtrait vite de mes soucis ; j’étais certain qu’il disparaissait déjà, que j’en laissais le falot fantôme dehors, sur le trottoir, dans la rue, dans la vie des autres. Désormais je le connaissais : il ne m’était rien. Je lui savais gré seulement d’avoir dirigé ma tristesse vers le souvenir préféré de deux amis dont le bonheur fut si tendre qu’il méritait de servir d’exemple aux couples imprudents ou découragés. Ils sont tellement rares, les couples dont on puisse présumer qu’ils ne sont pas malheureux !

— Ma foi, me dis-je en saluant ma concierge, ce n’est pas mon vieux docteur Pagès que j’irai voir demain ; c’est Marthe, cette pauvre Marthe.

Je me promettais de lui conter…

— Rien du tout, décidai-je.

À quoi bon, en effet, raviver sa douleur, si elle s’y habituait ?

Je me reprochais de n’avoir pas pris de ses nouvelles depuis trois mois.


Cette Marthe que Maurice avait tant aimée, je dois dire que je n’éprouvai jamais pour elle une sympathie sans mélange. La sagesse populaire affirme qu’un homme qui se marie est un ami perdu. Si j’approuvai que mon ami Maurice cherchât son bonheur où il croyait le trouver, je sentis que sa jeune femme, toute modeste au début de leur mariage, ne négligea rien pour m’éloigner peu à peu de sa maison. Mais que pouvait-elle craindre de moi ? N’avais-je pas encouragé Maurice quand il hésitait, au moment de sacrifier son indépendance ?

Au reste, il ne le lui avait pas caché.

— Tu sais, lui avait-il dit un jour devant moi, c’est à lui que nous devons notre bonheur. Avant de te rencontrer, j’étais un franc bohème, un sauvage. Comme la plupart des jeunes gens qui veulent se donner de grands airs, j’avais juré cent fois que je ne me marierais pas. Et j’étais sûr, moi, de tenir ma promesse, parce que je ne concevais pas que j’eusse rien de mieux à faire que de compulser jusqu’à ma mort mes vieilles paperasses, pour parler comme toi. Et j’estimais qu’une femme qui s’introduit dans un appartement plein de vieilles paperasses est une rivale terrible.

— Quant à lui, avait-il ajouté en me montrant, plus franc bohème encore que moi, il ne se contentait pas d’accumuler dans sa petite chambre de la rue d’Édimbourg les bouquins et les brochures qui l’intéressaient ; il apportait chez moi, pour moi, tout ce qu’il dénichait qui pût m’intéresser. Il travaillait, au moins avec autant d’ardeur que moi, à l’encombrement de mon bureau. C’est te dire qu’il était prêt à te considérer, dès que tu paraîtrais ici, comme une intruse.

J’avais protesté, bien entendu.

— Attends, coupa-t-il. Il faut dire la vérité, et on peut la dire, puisque l’arrivée de l’intruse a dompté d’un seul coup deux sauvages. Nos appréhensions communes, nos promesses d’indépendance, notre avenir rêvé, tout cela fonctionnait à vide. Jeunes, et par conséquent gonflés d’enthousiasme vert, nous étions comme sous une cloche pneumatique, nous vivions dans l’absolu. Tu comprends, petite Marthe, nous ne pouvions pas même imaginer qu’une petite Marthe, survenant à l’improviste, briserait la cloche de verre en riant et nous crierait : « Me voici, qui me veut ? »

C’est Marthe qui avait alors à son tour protesté, et très vivement. Il est en effet certain que, même sous forme de plaisanterie, Maurice n’avait pas le droit de supposer que lui et moi eussions eu à choisir.

N’importe. Marthe ne s’était point fâchée de l’injure gratuite que Maurice lui faisait par jeu. Elle avait eu seulement vers lui un regard de maîtresse et d’esclave à la fois qui aurait glacé mes illusions, si j’en avais eu. Mais ce regard était plus indécent qu’un baiser d’amour. Présent ou non, je ne comptais pas pour elle. Elle préférait cependant que je fusse présent le moins souvent possible. Elle avait d’adorables façons de dire à Maurice, lorsque je les quittais :

— Mais non, mon chéri, tu sais bien que demain nous dînons chez les Chose, et que tu dois louer des places à la Comédie-Française pour après-demain.

Amusantes excuses, qu’elle corrigeait parfois d’un :

— À moins que Georges ne veuille nous accompagner.

Mais elle savait bien que je ne vais jamais au théâtre. Maurice non plus n’y allait guère avant son mariage. Marthe lui en avait donné le goût.

Laissons ces jalousies de jeune femme qui veut tout pour elle celui qu’elle aime. Elles ne sont que preuves d’amour. Elles m’agaçaient un peu, selon les circonstances ; elles ne me blessaient pas. Je rentrais chez moi, où je ne devais trouver que mes vieilles paperasses sans rivale, et, quand il m’arrivait de me demander si j’aurais un jour la joie de rencontrer aussi une Marthe, je ne le souhaitais et ne le refusais que modérément.

Je ne l’ai pas encore rencontrée. Je n’ose pas dire trop haut que je le regrette. Je n’ose pas dire que je n’ai pas changé. Seule après tant de désordres et d’événements qui nous dépassent, ma chambre est toujours ce qu’elle était en ces temps déjà si lointains. Un peu plus encombrée de livres et de brochures, peut-être. Mais elle le sera sans doute de plus en plus, à mesure que je tâcherai de nourrir mon ignorance, dont l’anémie me semble avec l’âge de plus en plus profonde.

Est-ce parce que j’ai lu trop de livres que je veux qu’il y ait aussi de la logique dans la vie ? Et pour la même cause, que tout d’elle m’étonne et me charme et m’attire ? Ainsi de mon côté j’étonne les autres avec les découvertes qu’ils me laissent faire en eux. Ils m’objectent souvent : « Mais tous les Parisiens connaissent le Jardin des Tuileries ! » Je l’accorde par politesse. Qu’on me permette néanmoins d’y aller, pour moi, si je dois y prendre mon plaisir qui n’en est plus un pour les autres.

Le bonheur de Marthe et de Maurice, je consens qu’il n’émerveille pas tous ceux et toutes celles qui se sont aimés. Moi, j’ai tiré de leur bonheur des joies naïves. J’étais content que mon ami Maurice fût heureux et ne me cachât pas qu’il le fût. J’étais content qu’il le dût à cette petite Marthe, bien qu’elle se défiât de moi, qui lui représentais l’ennemi. Elle ne me fut jamais complètement sympathique, mais elle ne fit jamais rien pour l’être. Non, jamais, ni même depuis la mort de Maurice, alors que notre chagrin aurait dû nous rapprocher. Devant moi, elle avait toujours l’air de se tenir en garde. Je n’étais certes pas nécessaire à son bonheur, je ne pus jamais non plus en douter. Et je n’avais pas tant d’ambition. Il me suffisait qu’elle ne me fermât pas leur porte. Ils étaient heureux. Ils m’ont donné cette joie de contempler vivants deux êtres heureux, une femme et un homme heureux, l’un par l’autre, l’un pour l’autre. Je leur dois beaucoup, je leur dois beaucoup, même après tout ce que j’ai appris, même après tout ce que je sais.

Dans cette soirée de détresse que fut pour moi la soirée du 11 novembre 1923, je leur ai dû la joie amère de savourer rétrospectivement le goût de cet unique bonheur qu’ils n’eurent pas la tristesse d’épuiser parce qu’il leur fut arraché en pleine floraison. C’est beaucoup. C’est beaucoup. Tout le reste ne compte pas. Mais comme je voudrais pouvoir oublier tout le reste !


Les bons auteurs de romans évitent de parler de bonheur. Ils ont souci de ne pas blesser les lectrices, qui ont plus souvent rêvé que tenu l’éternelle chimère. Les femmes ne savent pas dissimuler qu’une amie heureuse est presque à leurs yeux une mauvaise amie. Les hommes sont plus adroits, mais ils ne sont pas meilleurs. La comédie a moins d’amateurs que la tragédie : c’est que le malheur d’autrui enchante le nôtre et nous console. Y a-t-il rien de plus édifiant qu’une messe de mariage ? L’envie couve sous les propos qu’échangent les invités ; et, même lorsque la calomnie ou la médisance font mine de se taire, on sent qu’une seule pensée domine dans tous les cœurs : « Pourvu qu’ils soient comme nous ! Pourvu qu’ils ne soient pas heureux ! » Une messe d’enterrement, au contraire, satisfait sans restriction tout le monde. Il n’y a lieu que de le constater.

Au long de cette veillée du 11 novembre 1923, où, dans ma chambre pleine de souvenirs, j’évoquai les heures claires de la vie de Maurice et de Marthe, je ne pus pas me défendre d’évoquer avec une complaisance plus atroce les heures de la catastrophe qui les anéantit, Marthe avait survécu, je ne sais comment. Mais est-ce vivre que de vivre sans espoir ? Et quant à Maurice, si sa mort hantait mes insomnies, il faut que je précise que ce n’est point uniquement parce qu’elle m’avait amputé d’un excellent ami ; il faut que je précise que c’est parce que je l’ai vue, et de façon effroyable. De pareilles images ne s’effacent pas de la mémoire d’un homme.

On vous a dit que les soldats pendant la guerre ont vu tomber tant de leurs camarades, que la mort finissait par avoir pour eux quelque chose de familier qui ne les étonnait plus. Je ne discuterai pas si l’on n’a pas exagéré l’héroïsme de ces pauvres soldats. Et d’ailleurs, si j’ai vu Maurice mort, je ne l’ai pas vu tomber.

Nous étions tous deux au même bataillon de chasseurs, le 21e, un de ceux qu’on supprima depuis l’armistice parce qu’il est expédient sans doute que les anciens combattants n’aient pas même la récompense de saluer un jour dans la rue la fourragère jaune de leur fanion qui passe. Maurice était sergent à la 3e compagnie ; j’étais sergent au PM2, — le peloton de mitrailleuses No 2 qu’on venait de créer au début de 1916. Cela au mois de mars, car jusqu’en février j’avais fait campagne à côté de Maurice, faveur obtenue par de hautes protections.

En février, on nous avait séparés, à cause de ce second peloton de mitrailleuses dont on nous dotait. La nouvelle unité s’était organisée vaille que vaille au milieu de nos déplacements inattendus. Nous avions reçu le matériel la veille d’un jour à marquer de blanc : celui où nous arriva l’ordre d’aller garder, pendant trois semaines, le Grand Quartier du général Joffre à Chantilly. Poste d’honneur. Trois semaines de repos nous étaient assurées, ce qui équivalait à trois semaines de brèves permissions possibles pour les Parisiens, sans préjudice des escapades vers la ville si proche.

Qui ne fut pas soldat comprendra mal le plaisir que nous eûmes à débarquer, engourdis et sales, par un matin froid, en gare de Senlis, pour gagner à pied le plus exquis et le plus envié des cantonnements. Février s’achevait, de mauvais bruits circulaient sur une attaque de Verdun, la route était blanche de neige, mais nous chantions, nous qui tournions le dos au front, conscients de n’avoir pas volé ces trois semaines de répit qu’on nous accordait. Nous avions fait Notre-Dame-de-Lorette, le Fond de Buval, les assauts de septembre, Souchez. À d’autres de faire Verdun. Nous savions au surplus qu’on nous destinait à l’offensive que le général Pétain préparait pour le printemps. Nous étions bien tranquilles, et sereins, et joyeux, et nous respirions à tous poumons l’air si léger qui soufflait vers nous de Chantilly.

Imprudents ! Après trois jours de garde au G. Q. G., on nous annonça :

— Le bataillon est relevé par des territoriaux. Nous remontons en ligne.

Le lendemain, on nous embarquait pour une destination inconnue, comme toujours.

— Verdun ? nous demandions-nous.

Mon peloton de mitrailleuses n’avait pas encore reçu ses chevaux. Les hommes, qui étaient presque tous des cavaliers versés dans l’infanterie, devaient tout transporter par eux-mêmes : pièces, caisses de bandes, et jusqu’au harnachement complet des bêtes que nous attendions. Pendant notre court séjour à Saint-Firmin, où mon peloton se trouvait logé alors que la 3e compagnie occupait Saint-Maximin, obligé que j’étais de connaître et d’éprouver le matériel et les hommes de ma section, je n’avais pas eu le temps de rejoindre Maurice, ni le loisir de m’échapper à Paris.

— Bah ! me dis-je, ni lui ni Marthe n’avait besoin de moi.

J’espérais le voir à la gare de Chantilly où eut lieu l’embarquement. Mais sa compagnie était partie par le premier train.

C’est bien sur Verdun qu’on nous dirigea. Près de Revigny, des artilleurs nous distribuèrent des morceaux d’aluminium, reste d’un zeppelin qu’ils avaient abattu. Des camions, toute une longue nuit, nous cahotèrent avant de nous déposer, sous un aigre soleil et dans un gâchis de boue pâle, près du fort de Regret. Là commencèrent nos peines. Nous n’avions toujours pas de chevaux, et il nous fallait transporter notre attirail à dos d’hommes. Je présumai bientôt que nous n’arriverions jamais aux péniches d’Haudainville, terme provisoire de notre calvaire.

À un tournant du petit chemin défoncé, fangeux et glissant où nous ahanions en désordre, j’entendis une voix sèche qui criait :

— Regardez-moi ce défilé de saligauds !

J’étais prêt à répliquer de verte manière.

— Votre nom, sergent ! me cria face à face l’homme que je n’avais pas encore aperçu.

Et je me nommai, saluant réglementairement, à un général qui me répondit :

— Vous aurez de mes nouvelles.

À la vérité, je n’en eus pas.

Mais quoi ! Vais-je égrener des souvenirs de guerre, comme un insupportable vétéran ? Je m’arrête, je m’arrête. Scrupuleux, je relatais simplement ici les tours et détours que firent mes pensées au long de cette veillée du 11 novembre 1923, parce que j’avais rencontré dans l’avenue de Wagram un homme à barbe blonde qui ressemblait un peu, très peu, mais un peu néanmoins, à mon ami Maurice mort sous Verdun, tout près de moi. Et puis ces détails ne sont peut-être pas tellement inutiles. Car je n’invente rien de l’histoire que je rapporte.


Il ne m’était jamais venu à l’esprit que je pourrais avoir un jour le rôle d’annoncer à Marthe la mort de Maurice. Pendant la guerre, on avait ainsi, sans motif, des quiétudes : si l’on prévoyait que tel camarade n’en reviendrait pas, il en était dont on se disait qu’ils s’en tireraient malgré tout. Pendant la guerre, en effet, la raison et l’intelligence, réduites à leur plus simple expression, — j’entends chez la plupart des hommes et je ne m’en excepte pas, — se contentaient de peu. Qui veut juger de cette période, en jugera mal, s’il ne donne point le pas aux puissances du sentiment.

Pour Maurice, je le lui avais déclaré dès le premier jour :

— Toi, tu reviendras, et tu le mérites, et tu dois revenir à cause de Marthe.

Il m’avait répondu en riant : — Je ne le mérite peut-être pas, mais je compte bien revenir quand même.

Je crois, à présent, que s’il quitta sa femme avec chagrin, il n’aurait pas accepté de ne point partir. J’avais cru, d’abord, que se déguisant un peu par fierté pour la première fois de sa vie devant moi, il cherchait à se grandir en me parlant des richesses morales qu’il attendait que les peuples dussent ramener d’une si grave épreuve.

— Nos petites complications quotidiennes vont s’évanouir, me disait-il. Les préjugés vont tomber, les politesses fondre, les âmes se révéler telles qu’elles sont.

Sa voix était émue. Il s’exaltait.

— Songe à cela, continuait-il. Nous verrons à nu des âmes humaines. Nous les verrons chacune en particulier, chacun de notre côté dans notre compagnie, dans notre section, dans notre escouade. Et après la guerre, songe au tableau nouveau qu’on pourra dresser non seulement de l’âme de notre peuple, que nous commencions à ne plus connaître, faute d’un moyen que voici, mais encore de l’âme des autres peuples, que nous ne connaissions pas du tout. Quelle merveilleuse promesse pour le philosophe qui saura voir !

J’aurais voulu me persuader que Maurice parlait alors sincèrement, qu’il ne me cachait pas des soucis moins généraux ou généreux, qu’il ne me cachait pas une émotion plus intime et plus vraie. J’aurais préféré moins de vertu, plus de faiblesse ; j’aurais mieux compris.

Par la suite, et la guerre s’allongeant, il s’était peu à peu défait de ce masque. Fort gai jadis, il était peu à peu devenu taciturne. Je comprenais mieux. Je comprenais. Je compris aussi qu’il en vînt à me prier de me taire lorsque, sur la paille de nos granges, dans les villages de l’arrière, j’essayais de l’entretenir de Marthe.

— Saleté de guerre ! grognaient nos compagnons d’infortune.

Et comme je comprenais leur faiblesse, qu’ils ne cachaient pas, de se mettre à l’écart pour lire les lettres qu’ils recevaient ! Quand les hommes de soupe nous apportaient en ligne le courrier, qu’on se disputait avant de s’inquiéter du menu du jour, Maurice, si j’étais près de lui, glissait discrètement dans sa poche l’enveloppe bleue de Marthe. Faisais-je mine de m’éloigner, il me retenait. Seul un ami parfait pouvait avoir de ces délicatesses. Et Maurice en avait tant que, presque jamais, je ne l’ai vu lire une lettre de sa femme. Là, je retrouvais mon ami d’autrefois : il avait rejeté cette exaltation héroïque des premiers jours de la guerre ; sans m’en rien abandonner, il me laissait compatir en silence à sa détresse. Et elle devait être profonde, pour qu’il n’eût pas le courage de s’en ouvrir devant moi, près de moi.

Quelle différence entre Maurice et Marthe ! Elle n’avait pas dissimulé, elle, le jour de la mobilisation. Elle n’avait pas cherché à se grandir. Amoureuse à qui la guerre enlevait son amant, elle pleura sans honte. Elle ne prononça pas de paroles qui eussent ébranlé Maurice, non, mais elle n’en prononça pas non plus pour l’affermir ; car les femmes, celles qui étaient sans enfant, n’eurent pas la pudeur tragique des mères, que la guerre prit aux entrailles. Mais quel élan n’eut-elle pas, la pauvre Marthe, pour jeter à Maurice ce dernier cri :

— Si tu meurs, j’en mourrai !

On lui enlevait plus que la vie, en effet : son amour. Et c’est un cri d’amour qu’elle poussait au moment où j’entraînai Maurice. J’en fus d’autant plus remué que, malgré tout ce que j’en avais pu pressentir, Marthe avait toujours su éviter de me laisser voir la violence de son amour. Et voilà bien pourquoi l’attitude un peu forcée de Maurice, aux mêmes heures, m’avait déconcerté. Mais que faut-il en conclure, sinon que le malheureux fut plus malheureux que je ne le soupçonnai d’abord ? Et qui oserait affirmer que Maurice souffrit moins que Marthe ?

À chacune de mes permissions, je ne manquais pas de passer chez Marthe, et plus d’une fois. Elle m’accueillait avec une cordialité qu’elle n’avait pas auparavant. Sans en être dupe d’ailleurs, je répondais à toutes les questions qu’elle me posait, et elle ne se lassait pas de m’en poser. Elle ne se lassait pas de me demander ce que faisait Maurice ; s’il s’exposait au danger sans raison impérieuse ; s’il prenait soin de sa gorge, qui était sensible ; quand il aurait sa permission ; où nous étions quand je l’avais quitté ; si l’on préparait une offensive ; si notre nouveau commandant de compagnie était bon pour Maurice ; que sais-je encore ? Il fallait lui relater par détail la vie que nous menions. Et toujours tout se ramenait à Maurice.

C’était naturel et c’était émouvant. Le silence taciturne de Maurice n’était certes pas moins émouvant, mais était-il aussi naturel ? N’importe. Chacun et chacune a sa façon d’aimer qui échappe au jugement d’autrui. Avec leurs façons différentes, Marthe et Maurice formaient un beau couple d’amants. La guerre leur imposait une souffrance de tous les jours. Une souffrance inavouable au demeurant. Parmi tant d’horreurs déchaînées, qu’était-ce que l’amour en peine d’un homme et d’une femme, qui n’avaient même pas d’enfant, qui n’étaient même pas pauvres, qui ne vivaient enfin pour personne que pour eux ? Que risquaient-ils ? Lui, de mourir ; mais combien d’autres mouraient ! Elle, de le perdre ; mais on sourit, car on sait bien que nul n’est indispensable ici-bas et qu’on ne meurt pas d’amour. Je n’ai rien à répondre à cela, que ceci : cette femme et cet homme souffraient à cause de la guerre, qui les séparait. Pour le reste du monde, ce n’est rien. Pour eux, c’était tout, et trop.

— Si tu meurs, j’en mourrai ! lui avait-elle dit.

Et elle disait vrai, même si elle n’avait pas résolu de se tuer.


Un homme est toujours empêché à parler sans impertinence d’une jeune fille ou d’une jeune femme. Aussi n’avais-je osé porter aucun jugement sur Marthe jeune fille ni sur Marthe jeune femme. Mais je n’avais pas à en porter. Nul ne sollicitait ma sentence. Maurice m’avait dit, un soir, à la fin d’une soirée d’indécisions :

— Je vais me marier.

Je ne m’y attendais pas.

— J’épouse Marthe, ajouta-t-il. Tu seras mon témoin ?

Et depuis lors, Marthe étant, sinon entre nous, du moins à côté de nous, Maurice ne m’avait vanté son bonheur que rarement, et chaque fois brièvement, et avec une discrétion où je croyais démêler un peu de charité à mon endroit. Les amis véritables sont ainsi : ils se content leurs bonnes fortunes, leurs aventures, les riens, mais l’amour est chapitre réservé. Les femmes l’ignorent, et elles séparent sans raison deux amis. J’ai déjà dit cependant que Marthe ne me fit pas perdre l’amitié de Maurice.

Après tout ce que je sais, je pourrais me poser en prophète et affirmer que j’ai connu d’emblée le caractère de Marthe. Je mentirais. Non, je n’ai rien deviné, rien prévu. Elle se gardait bien. Et il ne me plaisait pas de fouiller dans ses sentiments. Ils me semblaient très simples, comme elle-même. Elle était charmante, enjouée avec une pointe de réserve, et sérieuse sans affectation quand elle assistait à nos causeries. Il m’apparut souvent qu’elle cherchait à s’y intéresser pour que Maurice ne la crût pas incapable de nous y suivre. C’était preuve qu’elle désirait lui plaire. Maurice l’aimait. Avais-je besoin d’examiner, de peser ? Ils s’aimaient, cela me suffisait donc. Ils étaient heureux, puisque j’avais compris, en plus d’une occasion, que je les gênais. Et n’est-ce pas assez ?

Là-dessus la guerre tomba. Avec la guerre qui libéra tous les instincts, une Marthe moins secrète se montra sans honte, ou sans défiance, si l’on préfère. J’avais pu jusqu’alors la tenir une épouse aimante à qui mon ami devait un bonheur réel et sûr. Mais elle se découvrit comme une amoureuse au bonheur de qui mon ami Maurice était indispensable. Et voilà qui me ravit pour Maurice et qui m’expliqua, mieux qu’une confession dont un homme rougit toujours, que mon pauvre Maurice fût devenu de plus en plus taciturne, à mesure que la guerre s’allongeait.

— Pourquoi m’écrit-il des lettres si courtes ? m’avait demandé Marthe à ma dernière permission, un mois avant le coup de tonnerre de Verdun. Et je devais, une fois de plus, lui détailler l’emploi que faisait de son temps, en secteur calme ou au cantonnement, un sergent d’infanterie. Je devinais qu’elle m’écoutait avec l’envie et la crainte de me prendre en flagrant délit de contradiction, de mensonge. Sans me l’avouer, elle me laissait entendre qu’elle était inquiète et jalouse.

Il me revient à présent que Maurice eut un sourire douloureux quand, rentré au bataillon, j’essayai, avec les précautions nécessaires, de lui faire part de la joie que Marthe m’avait donnée en ne me dérobant ni son inquiétude ni son impatience. Il m’arrêta de ce geste familier des deux mains qui se lèvent comme un voile, puis, pour mieux me marquer qu’il se dérobait, lui, il m’annonça :

— L’adjudant est mort.

— L’adjudant ?

— Oui, le soir même de son retour de permission. Il s’est offert pour une patrouille à peu près désespérée.

— Il cherchait la médaille ? Pour satisfaire à l’orgueil de sa femme sans doute ?

— Non, il était rentré avant la fin de sa permission. On a su depuis, par une lettre trouvée dans sa vareuse, que sa femme le trompait et qu’il préférait ne pas souffrir plus longtemps, n’ayant plus personne pour qui désormais il pût désirer sortir vivant de la guerre.

— Pauvre diable ! murmurai-je.

Mais Maurice sourit encore douloureusement, et répliqua :

— Imbécile !

Je n’insistai pas. Les affaires sentimentales sont chose trop délicate. Avec les meilleures intentions, on risque de blesser, même par ricochet. Et d’ailleurs je n’attribuai pas à cet incident l’importance que je lui attribue aujourd’hui. Je pensai que Maurice était peut-être jaloux que j’eusse vu sa femme, pendant que lui continuait de patauger dans les boues de l’Artois. Il avait tort, mais mieux valait, estimais-je, ne pas nous attarder là-dessus. Et j’ai peut-être eu tort ainsi de mon côté. Mais ce qui est fait est fait. Pouvais-je tout présager ?

Sans aucune hésitation, j’aurais garanti que Maurice, lui, était aimé. Il ne m’aurait pas permis de le lui dire. C’est ma seule excuse. C’est aussi mon regret, hélas ! Avec plus de courage ou moins de pudeur, la nuance n’importe guère, j’aurais pu tourner le destin autrement. Mais je ne veux pas me vanter. Si je découvre aujourd’hui un sens à des détails dont l’intérêt m’avait échappé, je dois reconnaître que je fus aveugle, tant il est vrai qu’on peut vivre à côté d’un homme pendant des années sans rien savoir de lui que ce qu’il consent qu’on en sache.

Au moment de la catastrophe comme avant qu’elle éclatât sur Marthe et sur moi, et parce que nous concevons d’abord toutes choses en les grossissant pour les simplifier, le sort de mes amis m’apparaissait dans une antithèse très nette : le plus grand bonheur terrestre, et le malheur le plus grand ; le plus bel amour, et la fin la plus affreuse. Ceci écrasait cela. Et maintenant encore ceci écrase cela, mais d’une autre façon. Quoique je tente et quoique j’aie tenté de ranimer les cendres d’un amour et d’un bonheur dignes d’envie, il ne reste qu’un tas de cendres devant moi.


Si les écrivains romantiques ont abusé de l’antithèse, ils avaient du moins mis le doigt sur l’un des procédés les plus courants de la pensée humaine, qui est d’avancer par bonds grâce à d’inévitables contrastes. Toute idée ne se soutient que par une idée d’opposition qui la suscite ou la suit. Au long de cette veillée du 11 novembre 1923 où je m’attardai à de chers souvenirs, chaque image qui me revenait du bonheur de Marthe et de Maurice appelait, on l’a vu, une image plus sombre, et inversement, comme si j’avais donné le branle au fléau d’une idéale balance. Mais la moindre distraction que j’accordais aux souvenirs joyeux ou clairs, s’effaçait, prompte, et cédait la place au chagrin sans remède. Tout me ramenait toujours à la mort de Maurice.

Est-ce parce que je n’avais pas imaginé qu’il pût mourir ? Est-ce parce que je ne le vis pas mourir ? Pendant longtemps j’avais été incapable de me représenter ce que signifiaient ces deux mots : Maurice mort.

À Verdun, en effet, nous avions été séparés dès le début. Monté en ligne comme mitrailleur avec trois de nos compagnies, tandis que les trois autres demeuraient jusqu’à nouvel ordre dans le Bois des Hospices, je n’avais même pas pu savoir, après cinq jours de tranchée et de combats, si la compagnie de Maurice était engagée aussi. Cinq jours durant, nous avions été isolés du reste du monde. Des agents de liaison que nos officiers envoyaient vers l’arrière, pas un ne reparut. Les corvées de ravitaillement n’arrivaient pas jusqu’à nous. Nous servions de cible aux deux artilleries, car la nôtre, si elle existait, ignorait où nous nous épuisions. Après cinq jours de cet enfer et un nouveau combat, je me réveillai sous les coups de botte d’un infirmier allemand. J’étais prisonnier.

Maurice, lui, était mort. Une lettre de Marthe me l’apprit.

Blessé, il avait essayé de gagner le premier poste de secours. Il n’y était point parvenu.

Un mois plus tard, on avait retrouvé son cadavre déchiqueté près du fort de Souville. Quand Marthe m’écrivit ces détails, elle avait déjà reçu par la voie officielle, avec un acte de décès, le portefeuille, la montre, la bourse, le carnet, et l’une des deux plaques d’identité de Maurice, — une petite plaque en or qu’il tenait d’elle et qu’il portait en bracelet au poignet droit. C’étaient là des témoignages. Il fallait bien que je me rendisse à l’évidence. J’avais rencontré, heurté, déplacé, éloigné, voire sommairement enterré trop de cadavres de soldats, pour ne pas me représenter enfin le cadavre de Maurice, pareil à tel ou tel d’entre eux.

Déchiqueté, avait eu la force de m’écrire Marthe. Oui, je me représentais enfin le corps de mon ami foudroyé par un obus. Je savais, je savais. Mais que restait-il de lui ? Qu’avait épargné l’obus ? La tête ? Voilà que j’ai la force aussi d’écrire que j’essayai de me représenter la tête broyée de mon ami, la chère tête au front si haut, la tête… Ah ! je n’ai pas la force, je n’ai pas le courage de continuer.

Il faut pourtant que je continue. Je n’étais pas au bout de ma peine. Quand je revins d’Allemagne après l’armistice, une autre douleur m’attendait.

Marthe fut la première personne que je revis. Elle vint au-devant de moi, maigre dans sa robe noire, les yeux battus. Nous nous embrassâmes. Le visage sur mon épaule, elle pleurait. Et nous n’avions pas dit un seul mot. Rien. Elle sanglotait. Je voulais dire quelque chose. Je ne pouvais pas. Sa douleur toute neuve, comme si la catastrophe n’eût été que de la veille, renouvelait la mienne, que deux ans de méditation m’avaient aidé à porter plus virilement que sur le coup. Combien de temps dura notre morne et fraternelle étreinte ? Je ne sais. Quelles paroles nous dénouèrent ? Je ne me le rappelle pas. Ce furent des paroles sans noblesse, des mots prononcés l’un après l’autre, ce ne furent pas des phrases.

— Partez ! me dit-elle soudain. Partez, vous reviendrez, je vous écrirai.

Elle avait raison. Dans l’état où je la revoyais après trois ans, il valait mieux pour moi la laisser s’accoutumer d’abord à l’idée de mon retour. Car elle dut penser, comme je le pensai, que mon retour n’était utile à personne, et que celui-là dont le retour eût fait au moins deux heureux, celui-là ne reviendrait pas, ne reviendrait jamais, jamais.

— Pauvre Marthe ! murmurais-je à part moi en sortant de chez elle, comme je l’ai murmuré plus tard en rentrant chez moi, ce soir du 11 novembre où j’ai aperçu, parmi les badauds de l’avenue de Wagram, un homme qui ressemblait un peu à mon ami Maurice.

Me tiendra-t-on naïf si je répète ici ce que je songeai alors : que, pour être pleuré par une femme comme Maurice le fut par Marthe devant moi, je n’aurais peut-être pas été le seul qui eût accepté de mourir, sans regret, en plein amour, en plein bonheur ?


Si Marthe se montra si faible dans la courte entrevue que j’eus avec elle à mon retour d’Allemagne, elle ne répéta jamais le geste spontané qui l’avait une fois jetée dans mes bras. Ce fut tout de suite comme si elle s’était refermée. Comme avant la guerre, il me sembla qu’elle se tenait toujours sur ses gardes en face de moi. Voulait-elle m’interdire ainsi de la consoler et de glisser peut-être à quelque sentiment plus tendre, trop tendre ? Il y a tant de femmes qui s’imaginent si vite qu’un homme ne pense qu’à l’occasion dont il profiterait ! Mais Marthe ne pouvait pas oublier, et je ne pouvais oublier non plus, qu’elle avait eu moins de réserve pendant la guerre, qu’elle s’était moins dissimulée devant moi, que j’avais vu naître, croître et s’épanouir son amour impatient. Aussi la retrouvai-je tout autre.

Je trouvai une femme grièvement blessée et qui, sans parler de sa blessure, ne paraissait pas souhaiter de guérison. Toute douleur le plus souvent à la longue s’atténue, s’assourdit, s’estompe. La sienne était probablement telle qu’au premier jour, aussi vive, aussi fière. Il y avait du farouche dans sa façon de la prolonger, de la maintenir. Où puisait-elle cette volonté qui lui laissait les yeux secs quand nous causions de Maurice ? L’héroïsme, le courage, que j’aurais plutôt attendu d’elle au moment de la mobilisation, alors qu’un enthousiasme tragique soulevait presque tous les Français, elle l’éprouva, elle, par un effet de retardement, lorsqu’elle aurait pu n’être qu’écrasée par son malheur.

J’avoue qu’elle m’étonnait un peu ; ma douleur avait moins d’éclat ; et pourtant qui affirmerait que j’eusse perdu moins qu’elle en perdant mon ami, le compagnon de mes travaux et le témoin de mes jeunes rêves ? Mais ne comparons pas. Je ne veux imputer cette ardeur de Marthe qu’à la révolte d’un amour insatisfait, d’un amour rompu à l’instant même qu’il prenait peut-être conscience de sa splendeur, ou, si l’on préfère, d’un amour suspendu au milieu de son élan.

Le fait est que, chez elle, Marthe vivait comme si Maurice n’était pas mort, comme s’il allait revenir d’un jour à l’autre. Le cabinet de Maurice, où pas un objet n’avait été dérangé, où les papiers qui encombraient la table demeuraient exactement tels que Maurice les avait laissés, c’est là qu’elle me recevait. Plus d’une fois, il m’est arrivé là, comme elle, d’oublier, et, si Maurice avait tout à coup ouvert la porte, je ne sais pas si j’en aurais été surpris. Malgré moi, peu à peu, je suivais Marthe dans son illusion.

Elle m’avait certes montré les reliques précieuses que les bureaux militaires lui avaient renvoyées : la montre, qui s’était arrêtée à 8 heures 10, le carnet maculé de boue, la petite plaque d’identité en or qu’il portait au poignet droit, la bourse avec quelques pièces d’argent et de nickel, et le portefeuille qui ne contenait qu’un billet de vingt francs, détail que Marthe acceptait avec un sourire sans méchanceté.

— Pourvu seulement que son indélicatesse ne porte pas malheur à ce malheureux ! disait-elle.

Car nous supposions que le portefeuille de Maurice aurait dû lui revenir avec deux billets de cent francs, ou trois même.

Comment pourra-t-on admettre qu’à manier des preuves pareilles que tout était bien fini, nous ayons pu, Marthe et moi, — elle tout ardente d’amour obstiné, moi gagné par son ardeur, — nourrir encore quelque illusion ? Mais je ne dis que la vérité, qui n’est pas toujours, comme on le sait, vraisemblable.

Il y eut mieux, qui ne suffit point à nous convaincre. Marthe, en effet, lorsque je lui fis part de mon désir de m’y rendre, décida de m’accompagner au cimetière du front où Maurice avait été officiellement inhumé. Rien n’était plus propre à fixer notre deuil. Comment Marthe en fut-elle émue ? Je l’ignore. Pour moi, dans ce vaste champ où s’alignaient innombrables de petites croix de bois peintes en blanc et ornées d’une grossière cocarde de zinc aux couleurs de la France, au milieu de tous ces tertres légers qui sentaient la terre remuée de frais, devant le tertre où nous avait conduits le gardien du cimetière, un jeune mutilé dont le pilon s’engluait dans la glaise des allées étroites, devant la petite croix blanche qui portait en noir le nom de Maurice, son grade, et le numéro de notre bataillon, je dus faire effort pour me représenter que mon ami gisait là-dessous, à mes pieds. Et Marthe ne dit rien pendant tout le retour, ni par la suite. Et je n’osai rien lui dire. Et nous nous rencontrâmes plusieurs fois sans qu’il fût jamais question entre nous de notre voyage. Elle continuait de me recevoir dans le cabinet de Maurice, où tout semblait toujours disposé pour le recevoir, comme jadis.

Un soir cependant, je crus bien que cette attente déprimante que Marthe nous créait, allait subir la plus dure épreuve, celle à quoi l’ardeur la plus vive ne peut résister.

Marthe me dit :

— Voilà que les familles sont autorisées à retirer leurs morts des cimetières du front. Je veux ramener Maurice dans le caveau des siens. Je n’ai plus que vous, vous viendrez avec moi ?

— Naturellement, répondis-je.

Mais j’aperçus aussitôt d’un trait toutes les conséquences de sa décision. Ce que nous ne pouvions pas admettre parce que nous ne l’avions pas vu, nous le verrions enfin. Nous verrions Maurice mort, et de quelle horrible façon ! Et quels moments nous préparait la pauvre Marthe !

Je voyais tout d’avance : notre départ en fourgon automobile avec le double cercueil obligatoire derrière nous, l’arrivée au petit tertre qu’on éventrerait, l’ouverture du cercueil fourni par l’État, le corps à reconnaître, et dans quel état serait-il ? Puis le transfert du cadavre au cercueil que nous aurions apporté, puis le départ pour le cimetière familial, le long voyage dans le fourgon avec le cadavre de Maurice derrière nous, son cadavre que nous aurions vu, le long voyage où tous les cahots de la route nous rappelleraient que Maurice était mort, que notre illusion avait été vaine, que notre certitude serait désormais inéluctable, le long voyage et l’arrivée au cimetière familial, la présence des prêtres en surplis, les prières, la descente du cercueil au fond du caveau, et notre départ, et la fin de toute espérance et le commencement d’une douleur trop certaine.

En vérité j’étais prêt à affronter l’épreuve, eût-elle menacé d’être cent fois plus cruelle. Mais pour Marthe, n’était-il pas sans nécessité qu’elle assistât à toutes les phases de l’atroce cérémonie ? Et ne suffisait-il pas qu’elle allât m’attendre au terme de ma mission, pour l’enterrement ?

— Non, répliqua-t-elle, je veux assister à tout.

— Marthe, je vous en prie. Vous ne savez pas ce que c’est. Moi qui sais…

— Je veux savoir, fit-elle. Ne suis-je pas assez forte ?

— Marthe, je vous en prie. Rappelez-vous qu’on l’a trouvé…

— Déchiqueté ? Je veux le voir.

— Marthe !

— C’est mon droit, je suppose ? Et vous ne prétendrez pas encore à le garder toujours tout pour vous ?

Je ne lui avais jamais entendu cette voix de colère.

— Marthe, vous êtes méchante, je ne mérite pas…

— Moi non plus, coupa-t-elle, je ne mérite pas. J’irai avec vous.

Je m’inclinai.

Hélas ! ce que je prévoyais était au-dessous de ce qui fut.

L’amitié que j’avais pour Maurice ne craint pas de se rappeler toutes les offenses qu’elle eut à subir au cours de cette inoubliable journée. Mais une pudeur me bride, si j’ai besoin d’en écrire le décompte. Pour le reste, je suis prêt à dire tout ce que je sais, tout ce qui peut éclairer, si faiblement que ce soit, le drame que je rapporte ; mais pour ceci je demande la permission de choisir.

Ne voit-on pas déjà cette femme, la veuve, et cet homme, l’ami, un jour de décembre, sous un ciel pâle, au milieu de cette forêt de croix blanches toutes pareilles ? La campagne est couverte d’une mince gelée ; il souffle une bise sèche ; le gardien du cimetière, le jeune mutilé dont le pilon s’enfonce dans la terre molle, attendait les visiteurs. Deux soldats de corvée, deux enfants presque, se tiennent derrière lui. Le chauffeur et l’employé des pompes funèbres tirent du fourgon le lourd cercueil de chêne clair et l’amènent près de la tombe qu’on va ouvrir.

— Où est l’officier ? dit le chauffeur.

— Oh ! répond le gardien, vous pouvez commencer. Je suis averti, vos autorisations sont en règle. L’officier viendra tout à l’heure.

Les deux soldats de corvée ont ôté leur veste. À coups de pioche, ils attaquent le tertre. Par précaution je me suis placé derrière Marthe, qui regarde fixement le travail des pioches. Le chauffeur et l’employé des pompes funèbres dévissent le couvercle du cercueil dont la doublure de zinc capitonné soudain apparaît.

Le travail des pioches se ralentit. Doucement les deux soldats achèvent de déblayer : la tombe n’est pas profonde, ils touchent au bois.

Marthe a fait un pas en avant. Comme elle, j’ai vu que le cercueil n’est pas fermé : une planche, qui ne la recouvre pas en entier, est simplement posée sur la caisse oblongue.

J’ai pris le bras de Marthe, Elle s’est dégagée. Les deux soldats, ces deux enfants, enfilent des gants de toile imperméable. Avec un tact dont le souvenir me crève encore le cœur, ces deux gosses qui n’en sont pas à leur première corvée de ce genre, ces deux gosses qui apprennent là que la guerre est répugnante, ils se sont mis entre nous et la tombe, pour nous la masquer avant de soulever le dérisoire couvercle.

Marthe s’est penchée. Qu’ai-je vu ? De la terre et du drap bleu. Les deux enfants se baissent.

— D’abord la tête ! dit le gardien.

Un hoquet a répondu. Marthe chancelle. L’employé des pompes funèbres se précipite à mon secours. Elle est évanouie. Elle pèse dans mes bras. Mais j’ai vu l’un des deux enfants porter comme un trésor, entre ses mains gantées de toile et de terre, un crâne décharné vers le cercueil ouaté de satin.

Ensuite, je ne sais plus, je ne veux plus savoir. Je sentais que je fléchissais des genoux et que Marthe pesait démesurément dans mes bras. L’employé des pompes funèbres lui essuyait le front avec mon mouchoir. Je me raidissais pour ne m’occuper que d’elle. Mais j’entendais, derrière moi, les allées et venues des deux courageux enfants qui transportaient de la tombe au cercueil, où ils les disposaient avec soin, les morceaux du squelette de mon ami.

— Je te dis que c’est la jambe, affirmait à voix basse l’un des deux.

Cependant, Marthe ne se ranimait pas. L’employé des pompes funèbres me contait à mi-voix :

— La semaine dernière, en Champagne, j’ai mené une veuve qui avait un sacré cran. Ça, oui, pour du cran, elle en avait. Figurez-vous qu’on ouvre le cercueil, et elle annonce : « Ce n’est pas mon mari ». Vous parlez d’une surprise. Il y avait pourtant bien le nom de son mari sur la croix. Mais elle, elle avait envoyé une inscription en cuivre pour reconnaître le cercueil. Et le cercueil qu’on avait ouvert n’avait pas d’inscription. L’officier était embarrassé. « On s’est peut-être trompé en plantant la croix ? » dit la femme. Et elle demande qu’on ouvre la tombe à droite de celle-là. Eh bien ! on a ouvert quatre tombes avant de trouver la bonne.

J’abrège.

Marthe ne reprit ses sens qu’au moment où l’on vissait la dernière vis du cercueil de chêne. Elle regarda vers le fond du trou : il n’y restait que de la terre et un lambeau de drap bleu foncé. Je l’entraînai vers la route. Elle ne résista pas.

Nous étions prêts à repartir, le cercueil hissé dans le fourgon, quand une carriole survint au trot. Un sergent en descendit, qui arrivait trop tard pour représenter à la levée du corps l’officier responsable. Ce fut lui néanmoins qui me remit gauchement ce que j’aurais pu croire d’abord une pièce de monnaie souillée ramassée dans la boue, s’il ne m’avait dit :

— La plaque d’identité.

L’ayant à peine nettoyée, je reconnus la plaque réglementaire de Maurice.

Il n’est pas utile que j’aille plus loin. Marthe, prostrée à côté de moi dans le fourgon qui nous ramenait vers Paris, ne desserra pas les dents. Elle était pâle et frissonnante. Elle ne pleurait pas. Elle regardait droit devant elle. Et moi je me mordais les lèvres pour ne pas pleurer de tout mon cœur.


Je ne voudrais pas souligner l’horreur de cette journée de décembre 1920 qui me revient toute vive devant les yeux chaque fois que je pense à mon ami ; mais il faut que je dise que cette journée fut pour moi celle qui compta plus qu’aucune autre dans l’histoire de mon amitié. C’est de là que je date la mort de Maurice.

On s’étonnera peut-être que mon émotion ait pu être si profonde. Pendant la guerre, en effet, soldat combattant, j’ai vécu au milieu de tant de cadavres et tous plus ou moins hideux, que j’aurais dû supporter la vue du cadavre de mon ami ; certes, mais la mort prend en temps de paix une importance d’exception qu’elle n’a pas en temps de guerre pour ceux qui sont sous sa constante menace. Rien ne s’oublie si vite qu’un danger auquel on échappa. Deux ans après l’armistice du 11 Novembre 1918, je fus bouleversé de voir ce qui restait misérablement d’un être que j’avais connu plein de jeunesse, plein de force, plein d’intelligence, plein de bonheur. Et trois ans plus tard, le 11 Novembre 1923, dans la soirée de ce jour officiel où fut allumée pour la première fois sous l’Arc de Triomphe la flamme du Souvenir, j’étais encore bouleversé de revoir, comme si ç’eût été de la veille, le cimetière aux croix innombrables, le cercueil que nous avions apporté, la bière ouverte, et mon ami, mon grand ami, mon pauvre ami massacré.

Ce jour-là, j’avais enfin compris que Maurice était mort, qu’une autre vie commençait devant moi, une vie sans espoir, et que désormais j’étais seul au monde.

Seul, oui, j’en avais eu le pressentiment. Comme, la cérémonie achevée, je quittais Marthe chez elle, — une Marthe silencieuse, pâle, toute froide, — et lui demandais si je pourrais prendre de ses nouvelles le lendemain, elle m’annonça qu’elle partait sans délai pour le Midi. Je m’apprêtais à l’en dissuader. Elle ajouta d’un trait :

— J’ai besoin d’être seule, comprenez, mon ami, comprenez.

Et elle éclata en sanglots.

Mais toujours raidie et toujours sur la défensive, elle s’enfuyait dans sa chambre et s’y enfermait d’un tour de clef.

Comment pouvait-elle refuser de se laisser consoler par moi, et refuser de me consoler du même coup ? N’avais-je pas été le meilleur ami de celui qu’elle pleurait et le témoin de leurs belles années ? Comment pouvait-elle me cacher si mal sa haine ou ce que je tenais alors pour de la haine ? Étais-je vraiment si coupable de vivre, de survivre, moi inutile, quand Maurice était mort ?

En trois ans, je ne l’ai pas rencontrée plus de cinq ou six fois. Ou bien elle voyageait, me disait-elle ou me disait sa concierge, ou bien elle se trouvait à Paris lorsque j’étais obligé de m’en éloigner moi-même. J’avais essayé d’abord de lui écrire. Elle ne m’avait répondu que par des lettres trop correctes, et sans empressement. Je n’osais pas insister. Je respectais sa douleur, tout en la déplorant.

Combien de fois ne fus-je pas tenté de lui écrire ou de lui dire : « Marthe, Marthe, nous ne sommes plus que vous et moi. Parlez-moi de lui, laissez-moi vous parler de lui, parlez-moi de vous, soyez faible, pleurons ensemble. De pleurer soulage. Aidez-moi, je vous aiderai. Ayez pitié de nous ! » Mais en face d’elle je perdais mon assurance, et j’estimais lâche de lui écrire ce que je n’avais pas le courage de lui dire.

Au juste, il semblait qu’il y eût de la honte entre nous, ou tout au moins de la gêne, comme si je lui avais dérobé sans le vouloir un secret. Mais il me prenait envie aussi de lui dire : « Et qu’importe, Marthe, que je sache mieux que quiconque, et peut-être autant que vous-même, comme vous vous aimiez ? Est-ce un crime d’aimer et d’être aimée ? Est-ce un crime d’être tout pour un homme et qu’un homme soit tout pour vous ? J’admirais tant que vous fussiez heureux ! Je n’étais pas jaloux. » Cependant j’hésitais et je continuais à manquer d’audace. Je me promettais néanmoins de m’enhardir un jour ou l’autre, quand je sentirais qu’un peu d’apaisement aurait fait son œuvre sur le cœur meurtri de la malheureuse Marthe.

Après trois ans de remises successives que je me reprochais, j’étais au même point.


Voilà sans doute de bien longs commentaires autour d’un homme qui est rentré dans son petit appartement de célibataire avec l’esprit troublé parce qu’il a voulu assister à une cérémonie qui l’attrista, parce qu’il a cru reconnaître en un passant l’un de ses amis mort en 1916 à Verdun, et parce qu’une jolie femme lui sourit, qui paraissait heureuse. Je n’ai pourtant relaté ici que les plus frappantes des pensées qui m’occupèrent pendant cette grise veillée du 11 Novembre 1923.

La veillée fut plus longue que les commentaires que je viens d’en noter. Tout en effet chez moi me rappelle quelque chose de l’amitié que j’eus pour Maurice et que Maurice eut pour moi, et tout y sollicite ma mémoire docile. Cette lampe de mosquée turque qui pend au plafond, il me l’avait offerte en 1910 ; nous avions découvert ensemble ce dictionnaire hébreu-latin de Froben, qui s’enrichit de la signature du poète Philippe Desportes ; mais presque tous mes livres, et presque tous les siens, nous les avions découverts ensemble, au cours de nos promenades sur les quais ou de nos visites chez les bouquinistes. Sur ma table, je laisse religieusement un Ingénu de Jouaust, qu’il y avait posé la dernière fois qu’il vint dans la chambre qui me sert de cabinet de travail. Nos chers livres ! Maintenant j’en laisse un autre sur ma table, un autre qu’il n’a pas vu paraître, un autre que je laisse là, à côté de l’Ingénu, parce que je l’ouvris tout à coup sans raison, ce soir du 11 Novembre 1923, à une page de vers que je me mis à relire comme si je ne les avais pas lus encore. C’était à la page 62. Quelle coïncidence en cette nuit de souvenirs ! Ayant ouvert le livre au hasard, je lisais :

… Il dit que Tristan est venu,
Qu’il a bien longtemps attendu
Pour épier et pour savoir
Comment il la pourrait revoir ;

Qu’il ne saurait vivre sans elle ;
Qu’il en sera de lui et d’elle
Tout ainsi que du chèvrefeuille
Qui noue au coudrier sa feuille.
Lorsqu’autour du bois il s’est mis
Et qu’il s’y est lacé et pris,
Ensemble ils peuvent bien durer ;
Mais, si l’on veut les séparer,
Le coudrier meurt promptement,
Le chèvrefeuille mêmement.
« Belle amie, ainsi est de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous ! »


Le hasard a de ces dérisions qui ne signifient rien, qui ne prennent souvent un sens que plus tard, et qui déconcertent, du moins sur le moment. La vieille chanson d’amour qui me jetait au nez son parfum tout frais, comment ne m’eût-elle pas arrêté ?

Je m’étais déjà promis d’aller prendre des nouvelles de Marthe le lendemain. Je n’en avais pas depuis trois mois. Je décidai d’y aller sans faute et avec plus de courage que jusque-là. Je me flattais de réussir, car peu à peu, quant à moi, tant nous sommes entraînés malgré nous dans le courant de la vie, je m’habituais vaille que vaille à cette vie qu’était devenue la mienne sans Maurice.