Le Château des cœurs/Huitième Tableau

Le Château des cœurs
ThéâtreLouis Conard (p. 310-319).

HUITIÈME TABLEAU.

LA FORÊT PÉRILLEUSE.

Scène première.

DOMINIQUE, seul.
Il arrive par la droite, à petits pas, en regardant
de tous les côtés.

Perdu pour avoir quitté mon maître une minute ! Où est-il donc ?

Il crie.

Monsieur ! Monsieur !… Absent ! Eh ! c’est sa faute… Quelle diable d’idée a-t-il avec ses gnomes et son château des Cœurs ! Cherchons-le cependant ! Monsieur !… Ah bien oui ! cours après. Mais des yeux brillent dans les feuilles… Eh non ! c’est le soleil sur la mousse ! Il y a de ces effets-là dans les bois ! Continuons !… On marche ! Un oiseau qui s’envole. Suis-je bête ! Il n’en faudrait pas moins sortir d’ici ! Essayons !

Une branche le cingle.

Ah !

Il se détourne.

Personne. Dieu soit loué ! Scélérates d’épines, va ! Gueuses de branches ! Plus j’avance, plus je m’empêtre !

Les arbres le frappent avec leurs branches.

Mais… Mais… J’ai toute la forêt sur les épaules ! Aïe ! N’importe ! Je passerai… Quand je vous dis que je passerai !

Il empoigne vigoureusement un arbre de chaque main, et il les écarte d’un seul mouvement. Aussitôt toute la forêt se divise devant lui, comme une toile que l’on déchire, et forme une belle allée de verdure, avec deux rangs d’arbres symétriques.

Au fond, et détaché en noir sur le ciel rose que fait le soleil couchant se dresse le château des Cœurs, tel qu’il a été vu dans la mansarde ; ses trois tourelles sont reliées par des courtines percées de petites ouvertures d’où s’échappe une lumière rouge.

Dominique reste longtemps immobile et muet de surprise.

Un château ! Le château des Cœurs ! C’est donc vrai ! Le voilà exactement comme d’après ses paroles. Eh non ! je rêve ! Impossible.

Il se palpe.

Cependant… je ne dors pas !… Ce toit noir, ces lumières rouges, on dirait un monstre qui vous regarde. Voyons ! voyons ! calmons-nous ! Pas de raison d’avoir peur ! au contraire c’est une fière chance ! Je l’ai découvert le premier tout de même ! Quelle joie ce sera pour Monsieur !

Mais… puisque je suis le premier ici… c’est à moi que revient la gloire ! Et pourquoi pas ?

Il est pris d’un rire frénétique.

La récompense, la dame, la belle femme ! La maison paraît seigneuriale, et les terres à l’entour vous composent un domaine… la forêt en dépend sans doute ? Comme je vais la couper rasibus ! C’est par là que je commence ! Quel abatis feront mes gens ! car j’ai des gens.

Il se promène de droite et de gauche, enthousiasmé.

Je ne suis plus domestique ! Allons donc ! Ah ! mais oui ! une valetaille de Sardanapale ! une livrée rouge et or, avec des bas tirés, sapristi ! des plumets au chapeau, des boutons larges comme des assiettes, et dans le vestibule, au bas de l’escalier, toutes sortes de jeux de cartes et de dominos ; c’est grand genre !… et s’ils ne charrient pas droit…

Il fait le geste de donner des coups de pied.

Eh bien ! pas de bourgeois ? Ma foi, tant pis ! J’ai fait tout ce que j’ai pu !… Cependant, une dernière complaisance.

Il crie, mais très faiblement.

Monsieur ! Monsieur !… Il ne pourra pas dire que je ne l’ai pas appelé !… Je suis quitte !… car enfin… puisqu’il se cache… je voudrais même qu’il y eût ici des témoins pour affirmer que je l’ai bien appelé.

Tous les arbres du côté où il a crié à voix basse s’inclinent, tandis
que ceux de l’autre côté secouent leur feuillage en signe de dénégation.

Ah ! voilà qui est drôle ! Ils remuent, sans qu’il y ait du vent, d’eux-mêmes, comme des personnes ! Vous ne me comprenez pas cependant !

Tous les arbres des deux côtés s’inclinent à la fois,
en manière d’assentiment.

Horreur ! Ma moelle se glace dans mes os, je deviens fou ! Si j’allais mourir ! Il y a des choses au-dessus de notre intelligence, décidément, et j’avais bien tort de nier !…

Il s’assoit par terre, près de défaillir.

Je voudrais que Monsieur fût arrivé maintenant. Attendons-le ! Ce n’était pas très délicat ce que j’allais faire ! lui dérober sa gloire, pauvre garçon ! après tant de travers ! Il est vrai que je les ai subis comme lui ! Jusqu’à présent je m’en suis tiré. Pourquoi la suite serait-elle pire ? Tout à l’heure, c’est un petit étourdissement que j’ai eu, rien de plus !

Il regarde le château.

Et ce château-là ressemble à bien d’autres châteaux, parbleu ! seulement un peu rébarbatif de loin, mais d’un chic !… Il n’est pas désert, toujours. On s’y remue. La fumée des cuisines m’arrive ; j’entends de grands bruits de vaisselle. Sans doute, on entend le maître ? Mais c’est moi le maître.

Il regarde les arbres avec indécision.

Non, immobiles. Du courage, Dominique ! en avant ! on n’a rien sans toupet !

Il s’élance, mais ses jambes se trouvent vivement prises dans l’écorce
qui monte le long de son corps.

Ah ! Ah !

Parvenue à la hauteur des bras, l’écorce se déploie en branches
chargées de feuilles, la tête reste intacte.

Mon maître ! à moi ! mon bon maître, je…

Il est complètement métamorphosé en arbre.

Scène II.

DOMINIQUE, Les Arbres.
Tous les arbres à la fois.

Il est pris !… Encore un ! encore un !…

Dominique, changé en prunier.

Au secours ! à mon secours !

Les arbres.

Impossible.

Dominique.

Qui a parlé ?

Les arbres.

Un chêne, — un orme, — un tilleul, — un sapin, — des ébéniers.

Dominique.

Quelle plaisanterie !…

Un chêne.

Tu parles bien toi-même. Nous étions tous des hommes autrefois !

Les arbres.

Tous ! Tous !

Un tilleul.

Nous avons subi ton aventure. Notre seule distraction est de causer entre nous. Mais quand arrive quelqu’un d’un ordre supérieur, nous devenons muets comme les arbres ordinaires.

Dominique.

Qu’est-ce qui me parle à présent ?

Un tilleul.

Un tilleul !

Dominique.

Et moi, que suis-je donc ?

Le tilleul.

Tu te trouves trop loin… Nous t’apercevons confusément…

Dominique.

Je me sens… stupide… Je ne serais pas surpris d’être un prunier.

Les arbres.

Oui, en effet… un prunier.

Dominique.

Et dire que me voilà tout seul, à l’écart… comme un proscrit, sans pouvoir seulement vous donner une poignée de branche…

Un orme.

Imite-nous ! Résigne-toi !

Dominique.

Mais je vais m’ennuyer à périr, moi qui venais pour épouser. Au printemps, quand j’aurai des nids, ça me mettra dans une position affreuse. Ce sera un nid de Tantale ! Vous n’auriez pas quelque plante grimpante qui pourrait venir jusqu’à moi ?

Les arbres.

Non !

Dominique.

Pas un petit liseron ? pas une vigne ? une vigne folle ? Ça ferait mon affaire. Voyons ! Je vous la rendrai.

Les arbres.

Prunier, vous êtes obscène ! Silence ! Ah ! voilà la brise, heureusement, qui va chanter dans nos feuilles !

Chœur des brises dans les arbres.

Réveillez-vous, arbres des bois ;
Tressaillez toutes à la fois,
Forêts profondes,
Et, loin des rayons embrasés,
À la fraîcheur de nos baisers
Mêlez vos ondes.

Aimez-nous,
Chantez tous,
Pins et houx,
Fougères !
Nous passons,
Nous glissons,
Nous valsons
Légères !


Oh ! comme avec un bruit joyeux
Nos ailes battent sous les cieux
Grandes ouvertes !
Oh ! le délire et la douceur
De se rouler dans l’épaisseur
Des feuilles vertes !
..............................
..............................

Quels doux sons
Les chansons
Des pinsons,
Des merles !
Bois bénis,
Tous vos nids
Sont garnis
De perles !

Quand nous aurons, quelques instants,
Joué sous les berceaux flottants
De vos ramures,
Nous reviendrons dans les cités
Mêler un peu de vos gaîtés
À leurs murmures.

Ouvrez-vous
Devant nous,
Pins et houx,
Fougères !
Nous passons,
Nous glissons,
Nous valsons,
Légères !

À la fin, les arbres baissent de plus en plus la voix et, se penchant
les uns vers les autres, s’avertissent.

Un homme ! Un homme ! Un homme !

Dominique.

C’est mon maître, mes amis, c’est mon…

Paul paraît par la gauche.

Scène III.

Les Arbres, DOMINIQUE, PAUL.
Paul, accablé.

Je ne le trouverai donc jamais, cet infernal château des Gnomes ! et Dominique disparu ! On n’est pas idiot comme ce garçon ! J’ai beau lui prescrire de ne pas me quitter d’une semelle, depuis plus de deux heures il faut que je perde mon temps…

Il est arrivé au milieu de l’allée, et s’arrête stupéfait.

Ah ! Enfin !…

Dominique secoue ses branches, pour attirer l’attention
de son maître.

Me voilà donc au terme de toutes mes recherches et de toutes mes fatigues ! Merci, bonne fée, d’avoir soutenu mon cœur à travers des périls où tant d’autres avant moi se sont perdus !

Un éclat de rire part de l’intérieur du château.

On dirait un éclat de rire venant du château. Cependant toutes ses fenêtres sont fermées… Qu’est-ce encore ? Allons ! c’est bien la peine d’être arrivé jusqu’ici pour m’effrayer, comme une femme, du cri de quelque oiseau ou d’une bête fauve ?… Mais où est donc Dominique ?

Dominique s’agite.

J’ai fait plus que mon devoir en le cherchant derrière tous les arbres de cette forêt… M’a-t-il assez ennuyé, du reste, pendant le voyage ! et je suis bon de tant l’aimer, vraiment ! Il sera tombé sans doute dans quelque embûche, où, malgré mes recommandations, sa curiosité ou sa sottise l’aura conduit.

Dominique s’agite de plus en plus.

En avant ! Dans une entreprise pareille, l’existence d’un seul homme n’est rien, puisqu’il s’agit de tous les autres.

Alors retentit un immense éclat de rire, un bruit de foule. Toutes les fenêtres et toutes les portes du château s’ouvrent avec violence. Il y a douze fenêtres ; à chacune d’elles paraît un Gnome. Sur le balcon du milieu se tient le Roi avec une couronne en tête et le sceptre à la main. De chaque porte s’élance un Gnome (garde du corps ou laquais), riant, criant, sautant autour de Paul, à quelque distance. Tous les arbres s’inclinent avec un grand frémissement. Paul, ébloui, reste debout en face du château.


Scène IV.

Les Précédents, LE ROI DES GNOMES.
Le Roi des gnomes, à son balcon, d’une voix haute et ironique.

Ah ! maître sensible ! Ah ! cœur exempt de souillures ! Toi qui abandonnes ton serviteur et qui te crois appelé à sauver le genre humain, tu as failli deux fois en deux minutes, par égoïsme et par orgueil ! Tu es à nous, maintenant.

Paul, dédaigneusement.

Moi ?

Le Roi des gnomes.

Contemple cet arbre, c’est ton domestique lui-même.

Paul.

Grands dieux !

Le Roi des gnomes.

Sous l’écorce où le voilà caché, il conserve le sentiment et la mémoire. Tu vas être comme lui.

Paul, d’un ton terrible, aux Gnomes qui se sont resserrés
autour de lui.

Pas encore, tant que cette épée…

Le Roi des gnomes.

Tire-la donc !

Paul, déjà la main sur la garde de son épée, est paralysé tout à coup. Ses bras et ses jambes conservent l’attitude qu’il avait prise dans ce mouvement. Il devient rigide et blanc comme une statue, pendant que le Roi, du haut de son balcon, prend son sceptre d’or. La bague reluit à sa main de marbre.

Le Roi des gnomes.

Nous t’avons fait des épaules assez solides pour porter les destinées du monde. Qu’en dis-tu ? Garde comme un remords le souvenir du passé. Demeure perpétuellement dans l’impuissance de ta menace. Tes yeux sans prunelles auront le don de nous voir et tes oreilles celui de nous entendre, quand tu seras transporté dans la salle de nos festins ; car sous ton apparence insensible tu vivras, pour souffrir ton supplice éternel.

Tous les Gnomes, se prenant par la main avec des éclats de rire et aux sons d’une musique infernale, font une grande ronde autour de la statue immobile.