Le Château d’Otrante/Préface

Traduction par Marc-Antoine Eidous.
(Partie 1p. v-xxiv).


PRÉFACE
DE LA
SECONDE ÉDITION

Le public a fait un accueil ſi favorable à cet Ouvrage, que l’Auteur ne peut ſe diſpenſer de l’inſtruire des motifs qui l’ont porté à le compoſer. Mais avant de lui en faire part, il croit devoir lui demander pardon de ce qu’il l’a donné ſous le nom emprunté d’un Traducteur. Comme ce n’eſt que la méfiance de ſes talens & la nouveauté du ſujet qui l’ont obligé d’en agir ainſi ; il eſpère qu’on lui pardonnera aiſément cette faute. Il ſoumet ſon Ouvrage au jugement impartial du Public : réſolu de le laiſſer dans l’obſcurité s’il le déſaprouve, & de ne point l’avouer à moins qu’on ne l’aſſure qu’il peut le faire ſans rougir.

Rien n’eſt ſi difficile que de concilier enſemble les deux genres de Romans, je veux dire, l’ancien & le moderne. Dans le premier, tout n’eſt qu’imagination & défaut de vraiſemblance : dans le ſecond, on ne s’attache qu’à la Nature, & on l’imite quelquefois avec aſſez de ſuccès. Il ne manque pas d’invention, mais l’imagination ſe trouve gênée, parce qu’on s’attache trop ſcrupuleuſement aux circonſtances ordinaires de la vie. Mais dans les derniers, on peut dire que l’imagination eſt éteinte par la nature toujours bannie des anciens Romans. Les actions, les ſentimens, les entretiens des Héros & des Héroïnes des temps paſſés, ſont auſſi contraires à la Nature, que les machines qu’on emploie pour les faire agir.

L’Auteur s’eſt efforcé de concilier les deux genres. L’envie qu’il a eu de donner à l’imagination la liberté de ſe promener dans les vaſtes champs de l’invention, leſquels n’ont point de bornes, & de créer des ſituations plus intéreſſantes, fait qu’il a fait agir ſes perſonnages conformément aux règles de la probabilité, les faiſant parler, penſer & agir comme le feroient des hommes & des femmes ſi elles ſe trouvoient dans des ſituations extraordinaires. Il a obſervé que chez les Écrivains ſacrés, les Acteurs en faveur deſquels les miracles s’opèrent, & qui ſont témoins des phénomènes les plus ſurprenans, conſervent toujours le caractère de l’humanité, au lieu que dans les Romans, de pareils événemens ne manquent jamais d’être ſuivis d’un dialogue abſurde. Les Acteurs paroiſſent renoncer au bon ſens, du moment que les loix de la Nature perdent leur fon. Comme cet Ouvrage a mérité l’applaudiſſement du Public, l’Auteur ne craint point d’aſſurer qu’il n’a pas été au-deſſus de ſes forces, & qu’il s’eſt acquitté aſſez heureuſement de la tâche qu’il avoit entrepriſe. Au cas que des gens plus ſpirituels que lui profitent de la nouvelle route qu’il a tracée, & aillent plus loin qu’il n’a fait, il reconnoîtra avec autant de plaiſir que de modeſtie, que le plan étoit ſuſceptible d’un plus grand nombre d’embelliſſemens que ſon imagination n’a ſçu lui en donner.

À l’égard de la conduite des domeſtiques, j’ajouterai ici quelques mots à ce que j’en ai dit dans ma première Préface. La naïveté de leur conduite dont le Lecteur ne peut preſque s’empêcher de rire, & qui paroît incompatible avec un Ouvrage auſſi ſérieux que celui-ci, m’a paru préférable à toute autre qu’on eût pu leur donner. Je n’ai jamais perdu la Nature de vue. Quelque graves & quelque importantes que puiſſent être les ſenſations des Princes & des Héros, elles ne ſauroient faire les mêmes impreſſions ſur leurs domeſtiques : ces derniers ne font pas faits pour exprimer leurs paſſions d’un ton auſſi ſublime. Je crois que le contraſte entre l’élevation des uns, & la naïveté des autres, donne infiniment plus de force à la première, & ſert à la faire paroître dans un plus grand jour. L’impatience qu’à le Lecteur, lorſqu’il eſt détourné par les plaiſanteries des Acteurs du ſecond ordre, de connoître la cataſtrophe qu’il attend, ne ſert qu’à la rendre plus intéreſſante. J’ai pris pour modèle Shakeſpeare, ce grand Peintre de la Nature, & je crois que ſon autorité vaut bien la mienne. Je demande ſi ſes Tragédies d’Hamlet & de Jule-Céſar ne perdroient pas une partie de leurs beautés, ſi l’on en retranchoit les bouffonneries des Foſſoyeurs, de Polonius, & des Citoyens Romains ; & qu’on les fît parler d’un ton héroïque ? L’éloquence d’Antoine, le diſcours de Brutus ne gagnent-ils pas par le moyen de ce contraſte. Ceci me fait ſouvenir d’un Sculpteur Grec, qui pour donner l’idée d’un géant qu’il gravoit ſur un cachet mit à côté de lui un enfant qui meſuroit ſon pouce avec un thyrſe.

Non, dit Voltaire dans ſon édition de Corneille, ce mélange de gravité & de bouffonnerie eſt inſupportable… Voltaire eſt un homme d’eſprit[1], mais il s’en faut beaucoup qu’il en ait autant que Shakeſpeare. Sans vouloir diſputer là-deſſus, j’en appelle à lui-même. Je ne me prévaudrai point des éloges qu’il a autrefois donnés à notre Poëte, quoiqu’il ait traduit deux fois le même morceau d’Hamlet, la première pour le louer, & la ſeconde pour le tourner en ridicule. Je ſuis fâché que ſon jugement s’affoibliſſe, lorſqu’il devroit ſe fortifier. Voici les paroles dont il s’eſt ſervi dans ſon Diſcours ſur le Théâtre, dans un temps où il ne ſongeoit ni à louer ni à blâmer la conduite de Shakeſpeare, & où par conſéquent il étoit impartial. Voici ce qu’il dit de la Comédie dans ſa Préface de l’Enfant Prodigue. On peut également l’appliquer à la Tragédie, s’il eſt vrai, comme on n’en peut pas douter, qu’elle doive être un tableau de la vie humaine ; car je ne vois pas pourquoi on doit plutôt exclure la plaiſanterie des Pièces tragiques, que le ſérieux des comiques. On y voit un mélange de ſérieux & de plaiſanterie, de comique & de touchant ; ſouvent même une ſeule aventure produit tous ces contraſtes. Rien n’eſt ſi commun qu’une maiſon dans laquelle un père gronde, une fille occupée de ſa paſſion pleure ; le fils ſe moque des deux, & quelques parens prennent part différemment à la ſcène, &c. Nous n’inſérons de-là que toute Comédie doive avoir des ſcènes de bouffonnerie & des ſcènes attendriſſantes : il y a beaucoup de très-bonnes Pièces où il ne règne que de la gravité ; d’autres toutes ſérieuſes ; d’autres mélangées ; d’autres où l’attendriſſement va juſqu’aux larmes : il ne faut donner l’excluſion à aucun genre : & ſi l’on me demandoit quel genre eſt le meilleur, je répondrois, celui qui eſt le mieux traité. » S’il eſt vrai qu’une Comédie puiſſe être toute ſérieuſe, il s’enſuit qu’on peut mettre de temps en temps du badinage dans une Tragédie. Qui eſt-ce qui preſcrira cette règle ? Le critique, qui pour ſe juſtifier, prétend qu’on ne doit exclure aucun genre, donnera-t-il des loix à Shakeſpeare ?

Je ſai que la Préface d’où j’ai tiré ces paſſages, n’eſt pas ſous le nom de M. de Voltaire, mais ſous celui de ſon Éditeur : mais qui ne voit que l’Auteur & l’Éditeur ne ſont que la même perſonne ? Et quel eſt l’Éditeur qui eût pu poſſéder auſſi parfaitement ſon ſujet ? Ces paſſages ſont donc ſûrement de lui. Dans ſon Épitre à Maffei, qui eſt à la tête de ſa Mérope il dit à peu près la même choſe, mais d’un ton ironique. Je vais rapporter ſes propres mots, & l’on verra enſuite les raiſons qui m’obligent à le faire. Après avoir traduit un paſſage de la Mérope de Maffei, M. de Voltaire ajoute, « tous ces traits ſont naïfs : tout y eſt convenable à ceux que vous introduiſez ſur la ſcène, & aux mœurs que vous leur donnez. Ces familiarités naturelles euſſent été, à ce que je crois, bien reçues dans Athènes ; mais Paris & notre Parterre veulent une autre eſpèce de ſimplicité. » Je doute, dis-je, qu’il n’y ait un peu d’ironie dans ce paſſage & dans quelques autres de cette Épitre ; mais la vérité eſt à l’abri du ridicule. Maffei repréſentoit un ſujet tiré de l’Hiſtoire Grecque : or il eſt certain que les Athéniens étoient auſſi en état de juger des mœurs de leur Pays, que le Parterre de Paris. Au contraire, dit Voltaire, & ſon raiſonnement m’étonne, il n’y a avoit que dix mille habitans à Athènes, & il y en a près de huit cent mille à Paris, dont trente mille ſont en état de juger des Pièces dramatiques. Mais quand même ce tribunal ſeroit auſſi nombreux qu’il le dit, je ne crois pas que trente mille perſonnes, qui n’ont vécu que deux mille ans après l’époque en queſtion, ſoient plus en état que les Grecs de décider quelles doivent être les mœurs d’une Tragédie, dont le ſujet eſt tiré de leur Hiſtoire.

Je n’examinerai point ici cette eſpèce de ſimplicité que demande le Parterre de Paris, non plus que les fers ſous leſquels les trente mille juges ont aſſujetti leur Poëſie, dont le principal mérite, ainſi que je le recueille du Commentaire ſur Corneille, conſiſte à s’élever malgré ces fers, ce qui réduit la Poëſie à un travail auſſi puérile que mépriſable, difficiles nugæ. Je ne puis cependant m’empêcher de citer une couple de Vers que Voltaire a choiſis pour défendre Racine, après avoir fait main-baſſe ſur les neuf neuvièmes des Piéces de Corneille, leſquels m’ont toujours paru extrêmement plats, & tels qu’on doit les attendre, lorſqu’on entre dans des détails trop circonſtanciés.


De ſon appartement cette porte eſt prochaine,
Et cette autre conduit dans celui de la Reine.


Malheureux Shakeſpeare ! Si au lieu du dialogue moral entre le Prince de Danemarck & le Foſſoyeur, tu eus introduit ſur la ſcène Roſencraus décrivant le Palais de Copenhague à ſon compère Guildenſtern, le Parterre de Paris auroit ſûrement admiré une ſeconde fois tes talens.

Le réſultat de ce que je viens de dire eſt, que je n’avance rien que d’après l’autorité du plus beau génie que l’Angleterre ait produit. Je pourrais ajouter, qu’ayant créé une nouvelle eſpèce de Roman, j’étois le maître de ſuivre les règles qu’il me plaiſoit. Mais j’aime mieux avoir imité ce modèle, quelque faiblement que je l’aye fait, que de jouir du mérite de l’invention, à moins que mon Ouvrage n’eût été marqué au coin du génie. Quel qu’il puiſſe être, content des applaudiſſemens que le Public lui a donnés, il m’importe peu dans quel rang on le mette.




  1. La remarque ſuivante eſt étrangère à mon ſujet, mais on doit la pardonner à un Anglois, lequel eſt persuadé que la critique ſévère que Voltaire a fait de Shakeſpeare, part plutôt de précipitation que de jugement & d’attention. Qui nous a aſſuré que le Critique eſt plus ſavant dans la Langue Angloiſe que dans l’Hiſtoire, & qu’il eſt en état de juger de ſa force & de la beauté de ſes expreſſions. Voici un exemple de ſon ſavoir dans l’Hiſtoire. M. de Voltaire avoue dans ſa Préface ſur le Comte d’Eſſex de Thomas Corneille, qu’on eſt étrangement écarté de l’Hiſtoire dans cette Pièce. L’excuſe qu’il en donne eſt, que lorſque Corneille la compoſa, la Nobleſſe Françoiſe étoit très-peu verſée dans l’Hiſtoire d’Angleterre, mais qu’aujourd’hui qu’elle l’a fait, on ne pardonneroit point une pareille faute. Cependant, oubliant que ce ſiècle d’ignorance eſt paſſé & qu’il eſt inutile d’inſtruire les personnes verſées dans l’Hiſtoire, il s’aviſe pour faire parade de ſon érudition, d’apprendre à la Nobleſſe Françoiſe, les noms des Favoris de la Reine Éliſabeth, qui étoient, ſuivant lui, Robert Dudley & le Comte de Leiceſter. Croiroit-on qu’il fût beſoin d’apprendre à M. de Voltaire lui-même que Robert Dudley & le Comte de Leiceſter étoient une ſeule & même perſonne ?