Le Cerveau et la Pensée (1867)/Chapitre 5

Germer Baillière (p. 84-109).


CHAPITRE V

LE GÉNIE ET LA FOLIE


Quelque obscur que soit par lui-même le phénomène de la folie, quelques médecins ont cru que ce fait pouvait servir à nous faire comprendre un autre état d’esprit non moins obscur et non moins étonnant, à savoir le génie. Ils ont réduit en système cet aphorisme célèbre, qui n’est pas sans vérité, mais où il faut se garder de voir une loi : « Il n’y a point de génie sans quelque grain de folie. » Déjà, dans deux ouvrages piquants[1], le docteur Lélut avait essayé d’établir que Socrate et Pascal avaient été hallucinés, se bornant du reste à conclure que l’hallucination n’est pas incompatible avec la pleine possession du génie. Un autre médecin, plus hardi, a poussé plus loin les mêmes conclusions, et n’a pas hésité à considérer le génie comme un phénomène de la même famille que l’aliénation mentale. Il a exprimé lui-même sa doctrine en ces termes :

« Les dispositions d’esprit qui font qu’un homme se distingue des autres hommes par l’originalité de ses pensées et de ses conceptions, par son excentricité ou l’énergie de ses facultés affectives, par la transcendance de ses facultés intellectuelles, prennent leur source dans les mêmes conditions organiques que les divers troubles moraux, dont la folie et l’idiotie sont l’expression la plus complète. »

Telle est la doctrine développée par M. Moreau (de Tours), dans un livre intéressant, la Psychologie morbide, et qu’il a résumée et concentrée dans cette formule originale : « Le génie est une névrose », c’est-à-dire une maladie nerveuse.

Et enfin, pour qu’aucun nuage ne reste sur sa pensée, l’auteur ajoute quelques pages plus loin : « La constitution de beaucoup d’hommes de génie est bien réellement la même que celle des idiots. »

Or, si je me rends bien compte des vraies conditions de la méthode scientifique, que faudrait-il faire pour prouver ces propositions d’une manière absolument démonstrative ? Deux choses indispensables : 1o S’entendre avec soi-même sur le sens du mot génie, que le vulgaire emploie d’une manière confuse et indéterminée, comme tous les mots complexes ; analyser cette idée, afin de bien savoir de quoi l’on parle ; 2o ouvrir le corps d’un très-grand nombre d’hommes de génie, disséquer leur cerveau, et montrer à nos sens une certaine modification particulière, qui, se rencontrant à la fois chez les idiots et chez les hommes de génie, et ne se rencontrant que chez eux, fasse défaut à tous les hommes médiocres et doués de raison.

Est-ce là la méthode suivie par l’auteur ? Il s’en faut de beaucoup.

Nulle part d’abord il ne nous explique précisément ce qu’il entend par le génie. Il parle de transcendance, de supériorité, d’excentricité, d’originalité, etc. Mais ce ne sont là que des mots sans signification précise. En général, il emploie le mot de génie, comme on le fait dans la conversation vulgaire, où l’on n’est pas tenu à la précision et où, pour plus de commodité et de rapidité, on embrasse sous un même nom les choses les plus dissemblables. Mais il n’y a rien de plus compliqué que les faits qui paraissent les plus simples au vulgaire, et pour parler de ces faits d’une manière vraiment sérieuse, il faut commencer par les décomposer : opération très-difficile et pour laquelle la physiologie n’est absolument d’aucun secours.

Je me trompe cependant en affirmant que l’auteur n’a pas de théorie sur la nature du génie. Il en a une, mais qui n’est pas le résultat de l’analyse et de l’observation, qu’il n’a exposée nulle part avec précision, et qu’il emprunte en grande partie aux préjugés de notre temps.

Il y a une trentaine d’années, une école littéraire pleine d’imagination et de talent, mais dont on connaît les désordres et les écarts, répandit dans le public sur la nature et l’essence du génie, sur ses priviléges, ses attributs, ses conditions extérieures, une théorie qui scandalisa singulièrement les esprits paisibles et sensés. L’homme de génie dut être considéré comme une créature à part, à laquelle les lois communes n’étaient pas applicables ; il était en dehors et au-dessus des lois morales et des lois sociales : le désordre en était la condition indispensable. Je ne sais quoi d’inculte et de grossier, mêlé aux plus grands raffinements, en était le témoignage extérieur le plus certain. Qu’était-il en lui-même ? une inspiration désordonnée. En même temps, on ne trouvait pas assez d’expressions pour l’exalter, ou plutôt on ne trouvait d’images dignes de lui que dans la religion. L’art était une mission, l’artiste un révélateur. Tout se changeait en ange et en démon. Nous qui, alors enfants, avions été nourris dans ces étranges visions, nous ne pouvions pas croire que les hommes supérieurs fussent des personnes naturelles ; et nous ne pouvions nous figurer M. de Lamartine, qu’une lyre à la main et les yeux au ciel.

Telle est la théorie romantique du génie : théorie, qui, depuis longtemps abandonnée dans la littérature et dans la critique, est allée se réfugier en province, et qui, je ne sais comment, s’égarant jusque dans la médecine, est devenue le fondement de la savante théorie que nous discutons. Comment s’étonner d’ailleurs de cette conséquence ? Une littérature malade devait conduire naturellement les esprits réfléchis à cette conclusion : « Le génie n’est qu’une maladie. »

Quels sont, suivant l’auteur, les caractères indubitables du génie ? C’est avant tout l’inspiration, c’est-à-dire « certaines combinaisons mentales, que le sens intime, le moi ne saurait avouer comme nôtres, c’est-à-dire qui se sont faites à notre insu, sans que notre volonté y fût pour rien ; » c’est l’enthousiasme, le délire, suivant la doctrine de Platon ; c’est plus de rapidité dans les conceptions, plus d’élan, de spontanéité dans l’imagination, plus d’originalité dans le tour de la pensée, dans les combinaisons de l’esprit, plus d’imprévu et de variété dans les associations d’idées, plus de vivacité dans les souvenirs, d’audace dans les élucubrations de l’imagination, et aussi plus d’énergie, d’entraînement dans les instincts, les affections, etc. Empruntant à un poëte illustre sa définition du génie, on nous apprend que c’est « la vigueur de la fibre humaine aussi forte que le cœur de l’homme peut la supporter sans se rompre. » Ajoutez à cela que, parmi les hommes de génie, dont l’auteur invoque l’exemple, ceux qu’il cite de préférence sont les illuminés, les enthousiastes, les révélateurs de toute espèce. Enfin, quand il peint la manière de travailler des hommes de génie, il ne les voit que sur le trépied tout est pour lui élan, transport, effusion, intuitions prophétiques.

Si l’on admet ces prémisses, on comprend que la thèse soit facilement prouvée ; car, lorsque l’on a commencé par décrire le génie comme une sorte de folie, il n’est pas difficile plus tard de conclure que le génie et la folie sont identiques en essence. On retrouvera dans la conséquence ce qu’on aura déjà mis dans le principe. Mais si c’est là une description fantastique, si, au lieu de décrire le génie vrai, on n’a décrit que le faux génie, le génie malade et égaré, rien n’est fait, rien n’est prouvé, et il reste toujours à établir comment l’état le plus sain de l’esprit se trouve avoir la même origine que ses maladies les plus déplorables.

Or, il me semble que, dans sa théorie du génie, M. Moreau (de Tours) a pris l’apparence pour la réalité, l’accident pour la substance, les symptômes plus ou moins variables pour le fond et pour l’essence. Ce qui constitue le génie, ce n’est pas l’enthousiasme (car l’enthousiasme peut se produire dans les esprits les plus médiocres et les plus vides) ; c’est la supériorité de la raison. L’homme de génie est celui qui voit plus clair que les autres, qui aperçoit une plus grande part de vérité, qui peut relier un plus grand nombre de faits particuliers sous une idée générale, qui enchaîne toutes les parties d’un tout sous une loi commune, qui, lors même qu’il crée, comme dans la poésie, ne fait que réaliser, par le moyen de l’imagination, l’idée que son entendement a conçue. Le propre du génie est de se posséder lui-même, et non d’être entraîné par une force aveugle et fatale, de gouverner ses idées, et non d’être subjugué par des images, d’avoir la conscience nette et distincte de ce qu’il veut et de ce qu’il voit, et non de se perdre dans une extase vide et absurde, semblable à celle des fakirs de l’Inde. Sans doute, l’homme de génie, quand il compose, ne pense plus à lui-même, c’est-à-dire à ses petits intérêts, à ses petites passions, à sa personne de tous les jours ; mais il pense à ce qu’il pense ; autrement, il ne serait qu’un écho sonore et inintelligent, et ce que saint Paul appelle admirablement symbalum sonans. En un mot, le génie est pour nous l’esprit humain dans son état le plus sain et le plus vigoureux.

En second lieu, il est à remarquer que le mot de génie exprime des faits d’une nature très-différente, et tout à fait hétérogènes. Autre chose est le génie religieux et le génie militaire, le génie de spéculation et le génie d’action, le génie scientifique et le génie poétique. Confondre tant de faits différents, les expliquer tous de la même manière et pour des analogies superficielles qui peuvent se trouver incidemment entre l’un de ces états et la folie, conclure que le génie pris en soi est essentiellement de même nature que la folie, c’est méconnaître toutes les lois de l’observation scientifique.

Supposons cependant que l’on soit arrivé à une idée exacte et précise du génie, pris psychologiquement, et qu’on ait ramené toutes ces formes à une seule, que faudrait-il pour établir l’identité physiologique de la folie et du génie ? La seule démonstration rigoureuse, je l’ai dit, serait la comparaison anatomique du système nerveux chez les hommes de génie et chez les aliénés.

Mais une telle comparaison est impossible. Et d’abord, pour ce qui est de la folie, nous avons vu combien les médecins sont bien loin d’être arrivés à signaler la lésion certaine qui en est la cause ou le signe, et nous avons exposé plus haut toutes leurs divergences.

Si de pareilles divergences se produisent sur la cause organique de la folie, là où il est évident qu’il y a maladie, et où l’anatomie pathologique a tant de sujets à sa disposition, comment pourrait-on arriver à quelques résultats, je ne dis pas certains ni vraisemblables, mais même hypothétiques, lorsqu’il s’agit du génie, fait infiniment plus rare que la folie, et qui ne se prête pas aussi facilement à l’analyse anatomique ? Où est le cerveau de César et de Cicéron, de Socrate et d’Aristide ? Ce sont des cendres dispersées dans l’ample sein de la nature et qui ont servi sans doute déjà à mille combinaisons différentes. Tous les génies des siècles passés échappent donc au scalpel. Ceux du siècle présent ne se prêteraient pas volontiers peut-être à des expériences de ce genre. Que prouveraient d’ailleurs quelques faits particuliers dans une question si délicate et si complexe ? Enfin, M. Moreau (de Tours) lui-même déclare qu’il est impossible de découvrir par les sens la propriété physique dont l’intelligence peut dépendre. Car il dit expressément : « L’état organique en question n’est pas de la nature de ceux que nos sens peuvent atteindre. »

Il est donc parfaitement établi que l’anatomie pathologique ne peut rien pour éclaircir la question, c’est-à-dire pour démontrer l’identité physiologique du génie et de la folie.

Privé de cette preuve, à quelle sorte d’arguments peut-on avoir recours ? Il y en a de deux espèces : 1o l’analogie ; 2o la biographie. Exposons ces deux genres de preuves, et montrons leur insuffisance.

1. La preuve par analogie consiste à montrer que dans l’état de fièvre, de délire même, d’exaltation cérébrale, dans toutes sortes d’états nerveux irréguliers et morbides, et enfin à l’agonie, on voit très-souvent l’intelligence se déployer d’une manière extraordinaire et inattendue : d’où l’on peut conclure que la maladie amène, dans le cours de son évolution, précisément cette sorte d’état organique d’où dépend le génie. Par conséquent, le génie tient à un certain état pathologique du système nerveux analogue à celui qui se découvre dans les cas que nous citons.

À cet argument, qui a d’abord tous les inconvénients des preuves analogiques, je me contente d’opposer deux observations :

1o La plus grande partie des faits cités sont des faits de mémoire, d’imagination ou de sensation. Tantôt ce sont les sens qui prennent, dans de certaines conditions maladives, un degré de finesse et de pénétration qu’ils n’avaient pas antérieurement. Tantôt c’est une mémoire extraordinaire qui se développe tout à coup ; le fait le plus fréquent, c’est de parler et d’écrire dans les langues que l’on est censé tout à fait ignorer : fait qui s’est souvent reproduit dans les grandes épidémies convulsives. Tantôt c’est l’imagination qui s’exalte, qui a besoin de chants et de musique, et croit entendre des concerts divins : elle va même quelquefois jusqu’à produire des vers avec facilité et avec verve, ce dont elle était incapable dans l’état sain. Mais en supposant que tous ces faits soient parfaitement exacts, je me contente de faire remarquer que, dans tous ces cas, c’est la moindre partie de l’intelligence qui est excitée : les sens, la mémoire et l’imagination représentative. Ces facultés fournissent des matériaux à l’intelligence, mais ne sont point l’intelligence ; c’est l’intelligence animale et mécanique ce n’est pas l’intelligence de l’homme. Rien de tout cela n’est le génie. Un homme peut avoir une mémoire prodigieuse, et même une imagination très-vive, et être destitué complétement d’intelligence.

2o On nous cite bien un certain nombre de cas où la maladie aurait amené un développement extraordinaire d’intelligence, et où l’imagination serait devenue créatrice. Mais il resterait à savoir si les idées qui se produisent dans ces circonstances sont vraiment des idées originales et profondes ou si ce ne sont pas de simples lieux communs, des réminiscences qui se réveillent avec une certaine vivacité sous l’empire de la fièvre, et qui étonnent les assistants par leur contraste avec les accidents antérieurs beaucoup plus que par leur valeur propre. Il n’y a rien de si facile que de se faire illusion sur l’importance de certaines idées, lorsqu’elles sont exprimées avec une certaine émotion et dans des conditions extraordinaires. En outre, quand on s’attend à une extinction totale de l’intelligence, on est d’autant plus frappé de son réveil. C’est ce qui fait, par exemple, que chez les fous, pour peu qu’on entrevoie une lueur de bon sens, on en est tellement frappé, qu’on croit y reconnaître une raison très-surprenante. Or, s’il y a quelque chose de certain, c’est l’impuissance des fous à produire rien qui vaille par imagination. Que l’on nous cite la moindre œuvre remarquable sortie de l’imagination et de la pensée d’un fou. Ce devait être pourtant très-commun dans la théorie de l’auteur. Car, s’il n’y a qu’une différence du plus au moins entre le génie et la folie, comment n’arrive-t-il pas souvent que la folie, dans ses moments de rémittence, dans ses intervalles de lucidité, rencontre précisément le degré de vibration nécessaire pour produire de grandes choses ? Or, c’est ce qui n’arrive jamais.

Je crois donc que si l’on peut conclure quelque chose de l’argument par analogie, c’est que l’excitation cérébrale, qui constitue la folie ou qui y conduit, peut bien produire accidentellement un réveil de la mémoire et de l’imagination mécanique, qui simulera l’inspiration spontanée, mais que cet état en lui-même exclut absolument ce qui constitue le génie, la faculté d’invention. En d’autres termes, le génie et la folie sont les deux pôles extrêmes de l’intelligence. Il est donc très-vraisemblable, autant qu’on peut raisonner en ces matières, qu’ils correspondent à des états organiques essentiellement différents.

II. Le second argument de l’auteur, celui qu’il développe le plus et avec le plus de soin, c’est l’argument historique et biographique. Il essaie d’établir par des faits, des anecdotes, des traditions, qu’il y a de très-grandes analogies physiques et morales entre les hommes de génie, les fous et les idiots. On peut ramener sa démonstration aux quatre propositions suivantes :

1o Les hommes de génie sont sujets à des bizarreries, des excentricités, des distractions, qui ressemblent beaucoup à la folie et qui peuvent y conduire.

2o Les hommes de génie sont généralement de constitution maladive ; ils sont petits, rachitiques, bossus, boiteux, sourds, bègues ; ils meurent d’apoplexie, etc. Enfin, rien n’est plus faux que cet aphorisme Mens sana in corpore sano.

3o Il est prouvé qu’un grand nombre d’hommes supérieurs ont été hallucinés. Beaucoup sont devenus fous.

4o Lorsque les faits précédents ne se rencontrent pas dans la vie des hommes supérieurs, on les trouve ou on en retrouve de semblables dans la vie de leurs ascendants ou descendants. La parenté du génie et de l’idiotisme se prouve par la loi de l’hérédité qui les enchaîne presque toujours l’un à l’autre dans une même famille.

Avant de discuter ces quatre propositions, je ferai d’abord une observation préliminaire sur l’emploi de l’histoire et de la biographie en médecine. J’ose dire que c’est là une méthode tout à fait incertaine et qui ne peut donner que des résultats très-peu satisfaisants. On peut, sans doute, confirmer par des faits historiques bien attestés certaines lois démontrées déjà par l’observation et par l’expérience, mais établir des lois médicales sur de simples anecdotes historiques me paraît un procédé des moins rigoureux. Eh quoi ! il est déjà bien difficile de diagnostiquer une maladie, lorsque le sujet est présent et qu’on a toutes les indications possibles à sa disposition, et vous voulez déterminer avec précision le caractère d’une maladie, mentale ou autre, à deux mille ans de distance sur des indications données longtemps après l’événement, et par des témoins peu spéciaux ! Ajoutez à cela que tous ceux qui connaissent la critique historique savent à quel point il faut se défier des anecdotes, surtout dans l’antiquité, combien de traditions n’ont qu’une valeur conventionnelle et légendaire. Ainsi, les Vies de Plutarque, par exemple, admirable poëme de la vertu antique, sont d’une autorité assez médiocre comme documents historiques. Écrites fort longtemps après les faits, elles n’ont de véritable authenticité que pour les grands événements. Que croire de toutes ces anecdotes apocryphes mentionnées par l’auteur sur la foi d’un Diogène de Laërce, d’un Elias Spartien, compilateurs sans critique, ramassant au hasard les traditions courantes, même les moins vraisemblables ? Aristote, dit-on, s’est précipité dans les eaux de l’Euripe, faute de pouvoir en comprendre le flux et le reflux. Suivant un autre auteur, il se serait empoisonné. M. Moreau cite ces deux traditions contradictoires, et il en conclut la folie d’Aristote. Mais le prétendu suicide d’Aristote est démenti par le témoignage précis d’Apollodore et de Denys d’Halicarnasse « Il paraît démontré, dit M. Barthélemy Saint-Hilaire qui fait autorité en cette question, qu’il succomba, après plusieurs années de souffrances, à une maladie d’estomac, qui était héréditaire dans sa famille et qui le tourmenta toute sa vie. » Même dans les temps modernes, il faut se défier des anecdotes un peu extraordinaires. Je n’en citerai qu’un exemple : M. Moreau (de Tours) produit, comme un fait acquis à l’histoire, la singulière fantaisie qu’eut, dit-on, Charles-Quint d’assister à ses propres funérailles avant sa mort, cérémonie qui lui aurait fait une telle impression qu’il en mourut pour de bon. Or, M. Mignet, dans son excellent livre sur Charles-Quint à Saint-Just, a démontré péremptoirement que c’est là une fable qui n’a aucun caractère d’authenticité, et bien plus qui est en contradiction avec les renseignements certains que nous avons jour par jour et heure par heure de la dernière maladie de Charles-Quint. Je citerai encore l’histoire de Salomon de Caux, invoquée aussi par M. Moreau (de Tours), et qui, on le sait aujourd’hui, est une pure fiction. Si l’on faisait subir la même critique à tous les faits cités par M. Moreau (de Tours), combien en resterait-il ?


Mais, sans insister sur ce travail critique, reprenons maintenant les assertions de l’auteur.

1o Les hommes de génie sont sujets à des bizarreries, des excentricités, des distractions qui ressemblent beaucoup à un commencement de folie.

Sur ce premier point, je fais observer d’abord que, parmi les faits cités, il en est qui n’ont absolument rien de particulier : « Montesquieu, dit-on, jetait les bases de l’Esprit des lois au fond d’une chaise de poste. » Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? Que faire dans une chaise de poste, si l’on ne pense à ce qui nous intéresse ? Le marchand pense à ses affaires, le jeune homme à ses amours, le philosophe à ses livres. Pourquoi ne composerait-il pas aussi bien dans une chaise de poste que dans la rue, que dans son cabinet, que dans son lit ? Celui qui est habitué à penser, pense partout. « Bossuet se mettait dans une chambre froide la tête chaudement enveloppée. » J’en conclus qu’il n’était pas frileux, mais qu’il craignait de s’enrhumer du cerveau. Ce sont là des enfantillages. Quant aux bizarreries réelles des hommes supérieurs, il faut d’abord s’assurer si elles sont spontanées et naturelles, ou si elles ne sont pas l’effet d’une sorte de charlatanisme très-ordinaire chez les grands hommes : « Girodet, dit-on, se levait au milieu de la nuit, faisait allumer des lustres dans son atelier, plaçait sur sa tête un énorme chapeau couvert de bougies, et dans ce costume il peignait des heures entières. » J’ai peine à croire que ce soit là autre chose qu’une plaisanterie : en tout cas, c’est une bizarrerie tellement arrangée et si peu naturelle que je n’y puis voir qu’une mystification du bourgeois. Peut-être aussi Girodet avait-il trouvé plus commode cette manière de s’éclairer. En outre, il ne suffit pas d’établir qu’un certain nombre d’hommes supérieurs ont eu des bizarreries. Il faudrait établir que les hommes ordinaires n’en ont pas ; autrement, il n’y a rien là qui soit particulier aux hommes supérieurs. Or, combien d’hommes médiocres ont leurs bizarreries, leurs excentricités, leurs petites monomanies ; on n’y fait aucune attention parce qu’ils sont médiocres. On les remarquerait, et eux-mêmes s’appliqueraient à les faire remarquer s’ils étaient supérieurs aux autres hommes. Quant aux distractions, il est vrai qu’elles sont habituelles chez les hommes d’étude. Mais je ne puis deviner quelles conséquences on peut tirer de ce fait. La distraction est un fait parfaitement normal, qui ne suppose en aucune façon un état maladif du cerveau. Si je regarde attentivement dans la rue, je n’entends pas quelqu’un qui m’appelle à côté de moi ; si je suis occupé à quelque travail, je n’entends pas la pendule sonner. Tout le monde a des distractions. L’un oublie les choses visibles, l’autre les choses invisibles ; l’un ne pense qu’à son devoir et oublie son intérêt ; l’autre pense à son intérêt et oublie son devoir. Ce sont là autant de distractions. Quant à l’homme supérieur, il est distrait parce qu’il pense ; il est distrait parce que les choses quotidiennes ne l’intéressent pas. D’ailleurs, M. Moreau (de Tours), fidèle à sa peinture fantastique du génie, exagère tout, la distraction comme l’enthousiasme : De même qu’en s’exaltant outre mesure, dit-il, l’imagination touche au délire ; l’attention, par sa tension exagérée, touche au fait le plus grave de l’aliénation mentale, à la perte de la conscience, à l’extase. » Ce sont là de grandes exagérations. M. Ampère, lorsqu’il s’abandonnait à ses distractions si célèbres, n’était pas du tout dans l’extase. Seulement il pensait à des choses qui l’intéressaient vivement, et il en oubliait d’autres qui ne l’intéressaient pas du tout. M. Moreau (de Tours) dit avec raison, après Esquirol, que ce qui constitue la folie, c’est la lésion de l’attention. Or, ce qui constitue précisément le génie, c’est la puissance d’attention. Il n’y a donc rien de plus différent que ces deux états. Le fou est absolument incapable d’attention, il est subjugué par les idées qui l’occupent et par son imagination ; il ne peut changer les rapports de ces idées entre elles ; il ne peut suivre la trace d’une vérité qui apparaît ; il ne peut lier les faits et les causes, les conséquences et les principes. C’est le contraire chez l’homme de génie. La méditation intellectuelle est donc l’opposé de l’aliénation. La distraction n’est qu’un accident qui peut se rencontrer incidemment dans l’un et dans l’autre état. Il y a enfin cette différence profonde et caractéristique, que vous pouvez faire remarquer à l’un sa distraction, et qu’il en sourit le premier ; mais que vous ne pouvez pas faire sortir l’aliéné du cercle d’idées où il est enchaîné.

2o Les hommes de génie sont en général d’une constitution maladive ; ils sont affligés de toutes les infirmités.

Je ne sais sur quoi l’auteur peut fonder une pareille thèse. Sans doute il nous dira que Byron était pied bot, Pope contrefait, Gibbon bossu, etc. Mais que de démentis à une telle thèse ! Que l’on jette les yeux sur les hommes les plus célèbres de notre époque. Combien d’entre eux sont remarquables par la vigueur de leur constitution ! Ajoutez qu’ils sont loin d’être difformes, et que nos dandys pourraient envier à tel poëte illustre, à tel historien, à tel savant, et même à tel philosophe, la beauté de la stature et des traits. Il est vrai que pour M. Moreau (de Tours) tout est difformité, comme tout est délire. Les uns sont trop petits, les autres sont trop grands. Washington avait six pieds deux pouces, et un grand menton[2]. Sans ce menton, Washington n’eût pas été peut-être un homme de génie. Voilà un menton qui a sauvé l’Amérique. Si les hommes de génie sont nécessairement maladifs, que l’on explique comment l’on trouve tant d’exemples de longévité dans les hommes supérieurs, et en particulier chez les savants et les hommes de lettres. Sans doute, il y a eu des hommes supérieurs maladifs, malingres, rachitiques. C’est une preuve que la difformité physique n’exclut pas le génie, mais non pas qu’elle l’accompagne nécessairement. Combien de boiteux, de bancals et de bossus sont des êtres parfaitement insignifiants ! Il faut conclure qu’on n’a trouvé aucun rapport précis entre la constitution et la supériorité intellectuelle, et que, jusqu’à nouvel ordre, il est permis de penser que le génie n’est pas une maladie.

3o La folie et la raison ont coïncidé chez un très-grand nombre d’hommes de génie.

Il y aurait ici, si l’on voulait discuter cette question à fond, tant de points à examiner, que je ne puis que me borner à quelques indications. Je dis d’abord qu’il faut distinguer l’hallucination simple. de la folie. Ce sont deux états très-différents. En outre, pour ce qui est de l’hallucination, il faut éviter de prendre trop au sérieux toutes les anecdotes qui sont rapportées sur les grands hommes, ou qu’ils rapportent sur eux-mêmes. Dans beaucoup de cas le doute est permis. Lorsque Napoléon montre au général Rapp la prétendue étoile qui le guidait, en lui disant : « Voyez là-haut… Elle est là, devant vous, brillante ! » je ne suis pas parfaitement persuadé que cet homme illustre n’a pas voulu mystifier l’honnête général : c’était une croyance assez utile à répandre parmi les soldats. J’avoue qu’il me faut d’autres preuves que cela pour croire à des hallucinations. D’ailleurs, la seule conclusion que l’on puisse tirer des faits que l’on cite, en assez petit nombre d’ailleurs, c’est que l’hallucination a pu coexister, en certains cas, avec le génie ; en un mot, que le génie n’exclut pas l’hallucination. Mais conclure de cela que le génie soit lié à l’hallucination, et que l’un de ces faits soit la cause de l’autre, c’est raisonner d’une manière très-peu rigoureuse. Quant à la folie proprement dite, outre qu’on n’en cite qu’un assez petit nombre d’exemples, on peut admettre que le génie soit une cause favorable de folie, sans reconnaître que la folie et le génie sont analogues physiologiquement. En effet, le génie peut certainement placer l’homme dans des conditions sociales très-douloureuses la supériorité d’un homme sur son temps peut lui rendre l’existence très-difficile, et ainsi devenir pour lui cause occasionnelle de certaines douleurs, qui amèneraient la folie tout aussi bien chez un autre que chez lui, si elles s’y produisaient. En outre, j’admets que l’abus du travail intellectuel puisse amener la folie (quoique cela soit très-rare quand il n’y a pas de cause concomitante). Mais cela ne prouverait pas que le génie, c’est-à-dire l’usage normal des fonctions cérébrales, soit une maladie du cerveau. Si je marche trop longtemps, je me donne une courbature. Mais l’exercice sain et réglé n’est pas identique avec la courbature. Si je mange trop, je me donne une indigestion ! Dira-t-on que la digestion régulière est une maladie ? De même, si je travaille trop, je me donne un mal de tête ! Est-ce à dire que le travail intellectuel soit une névralgie ? Ainsi le génie pourrait conduire à la folie ceux qui en abusent, sans qu’on puisse conclure de là qu’ils sont de la même famille.

4o Mais le fait sur lequel M. Moreau (de Tours) insiste le plus et auquel il consacre la moitié de son livre, c’est le fait de l’hérédité. Il y a, suivant l’auteur, une liaison héréditaire entre le génie et les différents états nerveux qui touchent de près ou de loin à la folie et à l’idiotisme.

Je suis bien loin de vouloir contester la loi mystérieuse, mais irrécusable de l’hérédité organique. Qu’il y ait des maladies héréditaires, c’est un fait flagrant contre lequel il est impossible de s’élever. Que la folie soit une de ces maladies, c’est ce qui est malheureusement trop prouvé par les faits. Il paraît même démontré qu’une maladie peut se transformer héréditairement, et se manifester sous d’autres formes[3]. D’un autre côté, il est également certain que les conditions normales et saines de l’organisme, que la structure des organes, les linéaments du corps, les traits de la figure peuvent aussi se transmettre par l’hérédité. Enfin, comme il y a un rapport intime et profond entre le physique et le moral, on ne nie pas qu’il ne puisse y avoir une transmission héréditaire du moral par le moyen du physique. J’accorde toutes ces propositions à M. Moreau (de Tours). Mais il m’est impossible d’aller plus loin.

Lorsqu’il se présente un homme d’une intelligence supérieure, il faut, pour expliquer cette supériorité, faire la part 1o de la spontanéité de l’âme ; car, comment prouver qu’elle soit nulle ? 2o De l’organisation individuelle, et de ce que l’on appelle, en médecine, les idiosyncrasies. Ces deux parts faites, il se peut qu’une troisième part soit due à l’hérédité, c’est-à-dire aux conditions organiques transmises par la génération. Mais quelles sont ces conditions ? C’est ce qu’il me paraît absolument impossible de découvrir, c’est du moins ce qui demanderait des observations si longues et si délicates, que je ne crois pas que la science puisse encore rien avancer de sérieux sur un pareil sujet. Ici l’auteur me paraît dépasser toutes les limites permises de la témérité scientifique. Pourvu qu’il rencontre un mal nerveux quelconque dans la famille d’un homme de génie, aussitôt il y voit une prédisposition héréditaire ; et remarquez à quel point il élargit le cercle des phénomènes dont il s’agit. Pour lui, folie, hallucination, idiotisme, scrofules, rachitisme, surdité, mutisme, cécité, morts subites, apoplexies, paralysies, tics nerveux, ivrognerie, etc., tous ces phénomènes sont des prédispositions héréditaires qui peuvent donner naissance, par la transmission, à la supériorité intellectuelle. Or, il est facile de comprendre que parmi ces états si nombreux il s’en trouve vraisemblablement un certain nombre dans les parents d’un homme de génie. Ajoutez que l’auteur ne se borne pas aux ascendants, ni même aux descendants : il va jusqu’aux frères, aux sœurs et aux cousins. Maintenant, même dans des conditions si larges, arrive-t-il cependant à des résultats un peu précis ? Nullement. Dans la table biographique qui termine son livre, il y a 179 cas cités. Sur ce nombre, combien croit-on qu’il cite de faits héréditaires ? 23, c’est-à-dire 1 sur 7. Je demande maintenant si, en prenant au hasard 7 personnes d’un esprit ordinaire, on n’en trouverait pas parmi elles au moins une dont le père ou la mère, ou le grand-père, ou la grand’mère, ou les enfants, ou les frères, ou les cousins germains, auraient été affectés de l’une des innombrables affections que l’auteur prétend liées au génie par une racine commune. Que reste-t-il donc de l’argument de l’auteur ? Il reste ceci, ni plus ni moins : « Dans les conditions organiques, qui contribuent pour une part indéterminée à la formation du génie, il y a une part, également indéterminée, qui provient de l’hérédité d’une façon indéterminable. » En d’autres termes, nous ne savons rien, absolument rien sur les conditions physiques du génie.

Il est juste de reconnaître que le savant champion de la thèse paradoxale que nous venons de discuter a su la défendre avec beaucoup de verve et de talent. Au reste, il ne doit pas désirer qu’on loue son livre. Plus on vanterait l’originalité de ses idées et la force de ses conceptions, plus on paraîtrait vouloir le ranger au nombre de ces malades que l’histoire admire. Je ne dis pas que le cas soit si grave ; mais, à coup sûr, celui qui a fait cela n’est pas un esprit du commun : il a le droit de se ranger lui-même au nombre des esprits distingués qui ont eu des pensées bizarres ; et son ouvrage ne serait pas un faible argument en faveur de son opinion. J’ajoute que, sans être de son avis, sur le fond de la question, je crois qu’il a rencontré, chemin faisant, beaucoup de vérités particulières, qui sont plus instructives et plus intéressantes que la thèse chimérique qu’il prétend établir. Ainsi les alchimistes du moyen âge ne découvraient pas la pierre philosophale qu’ils cherchaient ; mais dans les combinaisons fortuites de leur art se rencontraient des substances utiles qui entraient dans le commerce, et rendaient plus de services utiles à la société que n’eût fait le succès de leur téméraire espérance.

  1. Le Démon de Socrate et l’Amulette de Pascal.
  2. Voyez le Dictionnaire biographique à la fin de l’ouvrage.
  3. Il y a, par exemple, une hérédité alternante bien curieuse entre le rhumatisme articulaire et la chorée. Qui expliquera ces étranges phénomènes ?