Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre IX


IX

Le souvenir de l’homme qui est mort


Longtemps, longtemps, Florence, secouée de sanglots éperdus, resta le front appuyé sur l’épaule de sa veille et fidèle gouvernante.

Mary, tout en pleurant silencieusement elle-même, lui caressait doucement les cheveux en murmurant, avec une tendresse infinie, des paroles d’apaisement et de consolation.

La jeune fille, enfin, releva son visage. Ses larmes mouillaient encore ses joues, mais ne coulaient plus et, par un violent effort, elle semblait avoir refoulé son émotion au plus profond d’elle-même.

— Vous avez raison, Mary, dit-elle d’une voix basse, mais affermie, vous avez raison. Je n’ai pas le droit de bouleverser la vie, de désespérer la vieillesse de cette mère admirable qu’a toujours été pour moi Mme Travis et que j’aime autant qu’elle m’aime. Je ne prends rien à personne. Celui dont je tiens la place, ce malheureux garçon que Jim Barden croyait son fils, est mort, tué par cette erreur de l’homme redoutable qui l’a condamné et s’est condamné. Le terrible secret qui pèse sur moi doit rester ignoré. Vous l’avez gardé vingt ans, Mary, vous le garderez toujours. Moi, avec votre aide, avec vos encouragements, aux heures où le fardeau me semblera trop cruel, je le garderai aussi… Oui, je le garderai. À moins, cependant, que l’influence mystérieuse sous laquelle il me tient, à moins que la force étrangère qu’il suscite en moi ne le révèlent d’elles-mêmes. À moins qu’il ne soit divulgué par les actes qu’il me fera commettre dans l’avenir, sans que je puisse, sans que je veuille peut-être m’en défendre… À moins même que ce que j’ai déjà fait ne vienne à se découvrir.

— Flossie, ma chérie, c’est impossible ! cria Mary, épouvantée. Comment les soupçons se porteraient-ils sur vous ? Qui oserait vous accuser ?

Florence eut un mouvement d’épaules où il y avait comme un défi.

— Oui, sans doute, c’est impossible !… Du reste il me semble, voyez-vous, Mary, que je retrouverais, pour détourner les soupçons, s’ils s’éveillaient, pour déjouer une enquête qui me menacerait, toute l’énergie, toute l’adresse et toute l’audace que j’ai eues pour accomplir les actes que l’on pourrait me reprocher… Ces actes, du reste, ont l’apparence peut-être à cause des moyens que j’ai dû employer, d’être des actes coupables, criminels même, mais ils n’en ont que l’apparence. Je ne les regrette pas, loin de là. Ils tombent sous le coup de la loi, c’est vrai, mais je crois encore, en toute conscience, qu’en les faisant, j’ai fait le bien…

— Mon enfant, n’envisagez pas ainsi cette aventure folle et terrible, supplia la gouvernante… Songez à quoi vous vous exposiez… Ce misérable usurier eût été impitoyable… C’eût été votre vie brisée. Florence Travis, une voleuse !… Non, c’est un cauchemar d’où vous sortez et qu’il faut chasser à jamais !

— Soit ! Mais vous oubliez, Mary, que j’ai sur la main droite quelque chose qui se chargera de me rappeler trop souvent ce que je suis et quelle fatalité pèse sur moi… Le cauchemar est une réalité et le cauchemar reviendra, je le pressens ! Pourtant, oui, en effet, nous n’en parlerons plus… Bientôt…

— Que voulez-vous faire ?

— Je veux, avant d’essayer d’oublier, comme vous dites, je veux aller une fois encore à l’asile où il était enfermé. Je veux revoir la cellule où, captif, derrière une grille, seul, farouche, désespéré, il a passé tant d’heures affreuses à se battre contre les affres du mal héréditaire, à méditer sur ses crimes, ses remords et son suicide. Je veux aller là, comme j’irais sur sa tombe s’il en avait une autre qu’une fosse anonyme. Une force invincible m’attire vers cette geôle sinistre où déjà, sans le connaître, je me suis intéressée à lui ; où je lui ai parlé de sa femme… qui était ma mère… de son enfant… qui est moi-même, acheva Florence, à voix si basse que Mary l’entendit à peine.

— Florence… par pitié, ne répétez plus cela…

— Vous allez m’accompagner à cette maison lugubre, Mary, reprit avec fermeté la jeune fille. Ma visite ne semblera pas étrange, car on m’y a vue souvent porter quelques consolations à ces misérables qui y sont enfermés… Après, lorsque sera apaisé l’irrésistible sentiment qui m’entraîne là, eh bien, je tâcherai de bannir de ma mémoire, je vous le jure, ce que vous m’avez révélé… Et qui sait, peut-être serai-je délivrée aussi du stigmate de honte qui m’a été légué… Mais, maintenant, Mary, je veux aller voir cette cellule, il le faut, je le veux !

— Je vous obéirai, je vous accompagnerai, dit avec résignation Mary.

Sans rien ajouter de plus, la gouvernante se leva et suivit Florence, jusqu’à la maison.

Quelques minutes après, elles furent prêtes à sortir. Elles traversèrent le parc et, par une porte dérobée, située au bout du mur de clôture et à demi cachée parmi un fouillis d’arbustes et de buissons, elles gagnèrent la rue.

Elles appelèrent bientôt une voiture et toutes deux, y prenant place, restèrent silencieuses jusqu’à ce qu’elles eussent atteint ce même bâtiment sombre et massif, aux fenêtres grillées, aux murs nus et farouches, où l’on a vu, au début de ce récit, Florence et sa mère apporter à Jim Barden le secours, si mal accueilli, de leur charitable pitié.

Cette fois-ci, Florence ne demanda pas à parler au directeur, le solennel M. Miller. Elle fut même satisfaite en apprenant qu’il était, la veille, parti pour un voyage d’études, accompli dans le but de se perfectionner dans l’art de tenir enfermés ses tristes clients, en visitant une maison de détention nouveau modèle.

C’est au vieux gardien qui lui avait ouvert la grille de la geôle, celui-là même qui l’avait défendue contre la fureur de Jim Barden, que la jeune fille, près de laquelle se tenait Mary, taciturne et inquiète, exposa sa demande.

— Visiter les cellules ? C’est défendu, dit le vieux gardien, un peu perplexe… Mais enfin… M. Miller n’est pas là, ça fait que c’est plus commode… Du reste, s’il était là, probable qu’il vous donnerait la permission… Vous êtes un peu de la maison, mademoiselle Travis, remarqua-t-il aimablement. Alors, vous ne savez pas, je vais vous mener à mon collègue Frogg. C’est lui qui a la garde de l’étage où était Barden, et, s’il veut bien vous montrer la cellule…

Les deux femmes, à la suite du vieux, qui ne se hâtait point, franchirent des couloirs humides et bas, où leurs pas résonnaient lugubrement, gravirent des escaliers sombres, que tant de misérables avaient gravis, furibonds, désespérés ou résignés, et arrivèrent enfin sur le palier de l’étage qui était le domaine de Frogg.

À celui-ci, vigoureux gaillard de trente-cinq à trente-six ans, trapu, carré et placide, le vieux transmit la demande de Florence.

— Alors, comme ça, vous voulez visiter la cellule de Barden ? répondit Frogg, lentement, en paraissant hésiter. C’est pas dans le règlement, vous savez, ces choses-là… C’est pas régulier… Oh ! c’est pas pour ça, c’était pas la peine, continua-t-il en empochant, avec une satisfaction visible, Les dollars que Florence venait de lui glisser dans la main. — Enfin, je prends la chose sur moi, et comme on a laissé la cellule vide depuis qu’il est parti. Dame, c’est une des plus belles, on la réserve pour des clients de choix… Venez, je vais vous montrer ça.

Frogg ouvrit une lourde porte et précéda les deux femmes, dans ce couloir que Jim Barden, conduit par lui, avait franchi quelques jours avant pour aller vers la liberté et vers la mort.

— C’est pas folâtre, hein ? crut devoir remarquer l’homme, qui prenait le ton d’un maître de maison faisant les honneurs de chez lui, Mais on y vit tout de même… Du reste, vous n’êtes pas les seules qui ayez voulu venir voir ça… D’abord, il y a toujours des curieux qui s’intéressent à n’importe quel endroit où il s’est passé quelque chose… Et puis, hier, il y a eu un bonhomme dont j’ai eu toutes les peines du monde à me débarrasser. Un ancien pensionnaire à nous, du reste… Sam Smiling… un farceur, celui-là… un gros réjoui… Il a été ici il y a deux, trois ans. On l’avait arrêté pour vol, et il a dit que c’était pas du vice, mais de la maladie, et que ça l’avait pris tout d’un coup sans qu’il puisse s’en empêcher, et patati et patata ! et il pleurait, faut voir, en parlant de sa vie d’honnêteté.… Les médecins y ont coupé, et même le docteur Lamar, qui est pourtant un malin… mais moi, voyez-vous, j’ai toujours cru que c’était de la blague… Tenez, c’est là, la cellule de Jim Barden, dit-il, en s’arrêtant brusquement.

Il ouvrit la grille. Les deux femmes entrèrent avec lui dans le sinistre réduit.

Florence regardait les murs écrasants, couverts d’une peinture sombre, les soupiraux montant jusqu’aux deux lointaines lucarnes par où filtrait un jour morne et douteux, le sol nu, la grille pesante, le grabat dans un coin, l’escabeau de bois… Une horreur indicible la glaçait jusqu’aux moelles, elle frissonna de pitié, de dégoût, de terreur et de honte.

— Oh ! le malheureux, le malheureux, murmura-t-elle sans même se rendre compte qu’elle parlait haut.

— Oh ! à la fin, il s’y était fait d’être ici, dit le gardien. J’ai même dans l’idée qu’il ne s’y déplaisait pas… il était devenu tranquille… enfin, quoi, il avait pas envie d’être dehors. Du reste, pour ce que ça lui a réussi qu’on le lâche… Moi qui vous parle, ça ne m’a pas étonné ce qu’il a fait une fois libre. Croiriez-vous qu’un jour, je lui ai pris une corde qu’il s’était fabriquée en défilant sa chemise… sûr et certain, c’était pour se pendre… Et puis, je l’ai vu, un autre jour, là par terre, à plat ventre, et qui sanglotait, qui sanglotait… Vrai, je ne suis pas sensible, le métier vous en empêche, mais ça m’a fait quelque chose… parce que, sangloter, un gaillard comme ça… qui était plus fort qu’un hercule et qui avait des crises de rage à tout casser… Il fallait être six hommes et des solides, pour lui passer la camisole…

— Florence, mon enfant, si nous partions, dit Mary qui avait vu la jeune fille blêmir affreusement.

— Tout à l’heure. C’est curieux, ne trouvez-vous pas, cette cellule ? dit Florence qui, prête à s’évanouir, fit un effort suprême pour prendre un ton calme.

— Oui, ça, on peut le dire que c’était un drôle de client, continua le gardien, flatté d’être écouté avec une attention qu’il attribuait à son éloquence. C’est bien rare s’il restait tranquille. Pendant des heures, il allait et venait sans s’arrêter, un tigre dans sa cage, quoi. Ou bien il se mettait à gratter les murs, à marquer je ne sais quoi, à dessiner, si on peut appeler ça dessiner ! Dame, il avait rien que ses ongles ou bien un vieux bout de crayon que je lui ai pris, comme c’est le règlement… Ah ! et puis il y a aussi autre chose que je lui ai pris, faut que je vous montre ça, ça vous amusera. Voulez-vous m’attendre un instant, je vais chercher la chose et je reviens tout de suite.

Il sortit. Mary s’était laissé tomber, brisée d’émotion, sur l’escabeau grossier. Florence, maintenant, avait, semblait-il, repris son courage. Elle était toujours très pâle, une expression de sombre amertume crispait son charmant visage, mais c’est d’un pas ferme qu’elle fit lentement, observant chaque détail, le tour de la cellule.

Elle vit tout à coup le placard, qui, dans un angle, servait à ranger la cruche et le pain des prisonniers.

Elle l’ouvrit.

Elle eut un cri sourd et recula.

Mary, se dressant, courut à elle.

La jeune fille, les yeux fixes, dilatés, tout son être tendu par une surprise pleine de terreur regardait droit devant elle dans le placard ouvert.

À l’intérieur du placard, sur le plâtre qui n’avait pas été peint, sur le plâtre resté d’un blanc cru, il y avait, dessiné minutieusement au crayon de couleur, copié avec exactitude sur une réalité que Florence connaissait trop, il y avait, anneau irrégulier qu’on eût dit teint de sang vif, il y avait un Cercle Rouge.

Et les regards de Florence, cloués sur le Cercle Rouge, ne pouvaient s’en détacher. L’héritage fatal du vieux Barden était là. Il l’avait inscrit lui-même dans ce signe insolite de folie et de mort par quoi tant d’heures, tant de jours, tant d’années, une obsession hallucinée, une réalité impitoyable, l’avaient supplicié.

— Le Cercle Rouge ! Voyez, voyez, le Cercle Rouge ! dit Florence, en saisissant la main de la gouvernante. Voyez, il l’a laissé comme une dernière pensée, comme une dernière torture, comme une dernière malédiction !

Mais Mary referma brusquement la porte du placard et entraîna Florence vers le milieu de la cellule.

Le gardien revenait.

— Regardez-moi ça, dit-il, voilà ce que Jim cachait.

Le gardien tendit à Florence un objet qu’elle prit et considéra avec étonnement.

C’était la moitié d’un bracelet de corail rouge.

— Croiriez-vous, continua le gardien, Jim avait caché ça dans un trou de mur, qu’il avait recouvert de plâtre avec tant de soin qu’on n’y voyait que du feu. Et il y tenait à son morceau de bracelet !… Quand je l’ai trouvé par hasard, en cognant le mur, ce qui a fait tomber le plâtre, le vieux Jim m’a supplié de le lui laisser. C’est la seule et unique fois où il m’a parlé doucement. Ça lui venait de sa femme, qu’il m’a dit.

— Et vous le lui avez pris ? demande Florence.

— Il a bien fallu, le règlement est là. Ce qui m’étonne, c’est qu’il ne me l’ait pas redemandé avant de partir. Probable, il avait autre chose à penser qu’à un bout de bracelet…

— Vendez-le-moi, dit Florence, d’un ton indifférent. Je collectionne les curiosités de ce genre. Quel prix en voulez-vous ?

Le gardien hésita et préféra s’en remettre à la générosité de Florence.

— Oh ! ça n’a de valeur que comme curiosité… Pour le prix, je m’en rapporte à vous… Merci bien ! c’est plus que ça ne vaut, reprit-il, en glissant dans sa poche l’argent que la jeune fille lui tendait… Eh bien, vous ne croiriez pas ? hier, déjà, il y a quelqu’un qui me l’a demandée cette moitié de bracelet.

— On vous l’a demandée ? Qui donc ? interrogea Florence.

— Eh bien, Smiling, donc ! il est venu pour ça. Il a l’autre moitié du corail. Il me l’a montrée pour dire qu’il avait le droit d’avoir celle de Jim. Moi, j’ai répondu que je ne savais pas ce qu’il voulait dire… Il a insisté, faut voir, mais j’en ai pas démordu. Je ne voulais pas la lui donner. Une idée que j’avais, quoi ! Il ne me plaît pas à moi, ce bonhomme-là. Alors, maintenant, mesdames, vous avez-tout vu…

Elles partirent après que Florence eut jeté encore un dernier regard sur la lugubre cellule, dernier habitacle sur terre de l’Homme au Cercle Rouge.

La jeune fille, lorsqu’elle se retrouva à l’air libre, dans la rue claire et ensoleillée, subit la réaction de ses émotions poignantes et de la contrainte qu’elle s’était imposée pour les dissimuler. Elle tremblait, comme saisie d’une fièvre ardente, et, pour ne pas tomber, dut s’appuyer au bras de sa compagne. Le séjour d’horreur, de folie et de mort d’où elle sortait lui laissait l’âpre épouvante d’un cauchemar pour lequel le réveil n’est pas un remède et que la réalité prolonge. Une menace latente émanait pour elle des murs maudits qu’elle quittait, et, en même temps, le fragment de bracelet, qu’elle tenait serré dans sa main lui posait un nouveau problème qu’il fallait résoudre…

— Je verrai Sam Smiling aujourd’hui même, dit-elle tout à coup à Mary.

Celle-ci sursauta.

— Mon enfant, pourquoi faire ? Dans quel but ?

— Pour avoir l’autre moitié du bracelet. Je ne veux pas laisser ce vestige du passé entre les mains de cet homme.

Et elle ajouta tout bas :

— Ce bracelet a appartenu à… ma mère. Non ! cria-t-elle soudain, je ne puis croire cela encore…

— Vous allez courir les risques d’une nouvelle aventure périlleuse et folle, Je vous en prie, Florence, renoncez à cette tentative…

— Je n’y renoncerai pas, je suis décidée. Du reste je ne risquerai rien, je vous assure. Mon plan est fait, et je vous affirme qu’il ne me mettra pas une seconde en péril. C’est très simple, je vais tout bonnement acheter cette moitié de bracelet à Sam Smiling… D’ailleurs, je connais celui-ci. Je me suis intéressée à lui, quand il était à l’asile. C’est un brave cordonnier qui, par suite d’une erreur, est resté détenu quelque temps ; il est incapable de faire du mal à qui que ce soit.

— Mais il vous reconnaîtra, Florence. Comment expliquerez-vous…

— Non, non, il ne me reconnaîtra pas, soyez tranquille, Mary. Je prendrai mes précautions… C’est moins compliqué que de conclure les affaires de M. Bauman, acheva Florence avec un petit rire.

— Mon enfant, comment allez-vous agir ? Je vous en prie, confiez-moi vos projets, supplia Mary, qui voyait se fixer sur les traits de la jeune fille une expression d’audace qui marquait sa beauté d’un cachet étrange.

— Et rassurez-vous, ma bonne Mary, je resterai gantée, déclara celle-ci avec tranquillité et sans autrement s’expliquer.

La gouvernante insista en vain, Elles arrivaient à Blanc-Castel. Florence ne consentit pas à s’expliquer davantage et elle ne voulut pas non plus permettre à Mary de l’accompagner, lorsque, une heure plus tard, elle ressortit par la petite porte dérobée du parc.

Florence, équipée pour cette expédition nouvelle, ne se ressemblait pas à elle-même et n’était plus du tout la jeune fille élégante dont les toilettes faisaient toujours sensation.

Elle n’avait osé, par prudence, reprendre le manteau de la mystérieuse dame en noir, dont le signalement était connu partout depuis le vol de la banque Bauman. Elle avait mis un vaste cache-poussière gris, sorte de vêtement de voyage, dont l’ampleur dissimulait entièrement sa taille. Elle portait un petit chapeau très simple, comme celui d’une ouvrière qui va à son travail, et, autour de son visage, elle avait serré une voilette blanche, à ramages brodés, et si épaisse qu’il était matériellement impossible de distinguer ses traits ni la couleur de sa chevelure.

Quand elle fut dans la rue, elle se dirigea en hâte vers la place où, au premier épisode de ce récit, l’on a vu, devant l’agence affichant les résultats sportifs, Bob Barden essayer de dérober la montre d’un spectateur.

Florence traversa la place, suivit deux rues, tourna dans une autre et, enfin, se trouva devant l’allée dissimulée entre deux hautes maisons, qui avait été l’issue de la fuite de Jim et de son fils.

Florence s’y engagea et, à travers la palissade, regarda dans le terrain vague où se trouvaient le tas de bois et la trappe jadis dissimulée, maintenant condamnée par les soins de la police.

Florence cherchait Johnny.

Elle avait besoin d’un messager, d’un messager pour qui elle resterait inconnue. Elle savait tous les détails de la poursuite tragique et elle avait songé à employer l’enfant qui avait renseigné Max Lamar resté en défaut.

Johnny, qui était étendu sur son toit avec une nonchalance de sybarite, tout en épiant ce qui se passait dans la rue, dans l’allée et dans les maisons qu’il dominait de sa position élevée, se dressa d’un bond lorsqu’il vit Florence regarder à travers les fentes de la palissade.

Cette dame cherchait quelqu’un ; or, ce quelqu’un ne pouvait être que lui, Johnny. Depuis le jour, pour lui bienheureux, où Johnny s’était trouvé mêlé, indirectement, il est vrai, au drame de la chambre secrète, la terre ne le portait plus, et, aux yeux des petits voyous, ses amis, il était environné d’une auréole de gloire visible, De plus, il avait maintes et maintes fois fait à des curieux, et non sans profit, la démonstration et le récit circonstancié, toujours enjolivé, amélioré et amplifié, des événements sensationnels où il avait joué, selon lui, le rôle prépondérant.

Il dégringola de son toit et s’approcha de la palissade.

— C’est par là qu’ils sont entrés, commença-t-il, s’adressant à Florence, avec le ton d’un guide de musée, et sans attendre de questions, — le bout de la palissade est décloué. Pour voir la trappe, il faut que vous passiez par ici. « Ils » se sont amusés à la boucher ; je vous montrerai la place.

— Non, dit Florence, je ne veux pas entrer, mais je veux que tu sortes, toi. J’ai une mission à te confier.

À l’instant même, Johnny, se faufilant entre deux planches, fut dans l’allée. Il exultait, la vie devenait de plus en plus passionnante. Après la chasse à l’homme et la trappe mystérieuse voilà qu’une dame venait le chercher, tout exprès pour lui donner une mission. Cependant, tout pétillant de curiosité qu’il était, il affectait un maintien grave.

— Tu connais Sam Smiling ? demande la jeune fille, que Johnny examinait sans discrétion.

— Oui, dit le gamin avec importance. Sam, le savetier, plutôt, que je le connais.

— Bien. Tu vas courir chez lui, lui porter cette lettre. Tu la lui remettras à lui-même. Tu entends, à lui-même. Quand il l’aura lue, il te dira oui ou non, et tu viendras me le redire à l’entrée du parc, où je vais aller t’attendre. Tiens, voilà pour ta peine.

— Merci beaucoup, dit Johnny. Je file chez Sam, et soyez tranquille, madame, je ne prendrai mon grog qu’après être revenu vous trouver dans le parc, termina-t-il, car il avait conscience qu’il aurait peut-être mieux fait de ne pas s’arrêter en chemin lorsque le docteur Lamar l’avait envoyé chercher les deux policemen.

Après cette promesse, laquelle demeura énigmatique pour Florence, qui d’ailleurs n’y prit aucune attention, Johnny partit de toute la vitesse de ses jambes.

La jeune fille, en hâte, se dirigea vers le parc, et, à l’entrée d’une allée ombreuse et déserte, fit halte. Son attente ne fut pas longue. Johnny parut bientôt, accourant au triple galop.

— Ça y est. Il était sur sa porte. Je lui ai donné le papier. Il est rentré pour le lire et puis il est ressorti et il a dit : « On va y aller. On y sera dans un quart d’heure. » Alors, moi, j’ai couru pour vous prévenir.

— Très bien, dit Florence.

— Vous n’avez plus besoin de moi ? C’est tout ? interrogea après un instant Johnny.

Sa figure s’était rembrunie. Il semblait considérablement déçu. Il avait compté sur une seconde histoire aussi passionnante que la première, sur des incidents mouvementés, des mystères et des drames. Et voilà que cette nouvelle affaire, qui s’annonçait si bien, se terminait, pour lui du moins, avec la simplicité la plus désolante. Sa déception était amère.

— Au revoir, lui dit Florence.

— Au revoir, madame. Alors, je m’en vais…, Enfin, vous savez où me trouver quand vous aurez besoin de quelqu’un de capable.

Florence, amusée, regarda le gamin qui s’éloignait à regret.

Restée seule, elle fit quelques pas dans l’allée sombre, puis s’assit sur une chaise du jardin et attendit. Elle était résolue et entièrement maîtresse d’elle-même. Du reste elle n’éprouvait pas le moindre sentiment, de crainte, estimant que l’homme à qui elle allait avoir affaire était parfaitement inoffensif.

Vingt minutes après, elle entendit une démarche traînante, mais la jeune fille, qui avait fait un pas en avant, s’arrêta. Ce n’était pas Sam Smiling qui survenait, c’était une vieille mendiante.

La vieille s’avançait lentement, courbée en deux sur un bâton. Énorme, poussive, vêtue de haillons disparates, un fichu noir enveloppant sa tête grise, un garde-vue vert rabattu sur les yeux, elle cheminait avec un souffle asthmatique.

Arrivée, auprès de Florence, elle s’arrêta. La jeune fille chercha une aumône, mais la vieille, accotée devant elle, sur son bâton, secoua la tête.

— C’est pas ça, ma belle, dit-elle d’une voix sourde, éraillée et rauque. J’ai besoin de rien… Mes souliers sont réparés… J’ai vu le cordonnier.

La vieille appuya sur les derniers mots. Florence, qui comprit l’allusion, tressaillit, stupéfaite et déconcertée.

À l’examen, la mendiante ne semblait pas si décrépite qu’on l’eût dit tout d’abord, et, sous le garde-vue, ses yeux, qu’elle fixait sur Florence, brillaient d’une vie sournoise.

— Je viens pour la moitié de ce qui est rond, continua l’étrange mendiante. Vous comprenez ?

— Oui, dit Florence d’une voix brève, qui ne lui était pas habituelle. Le bracelet…

— C’est ça, dit la vieille. Je vois que c’est bien vous qui avez envoyé la lettre qu’a portée le gamin.

Florence fit un signe de tête affirmatif.

— Cette lettre-là ? insista la vieille, en montrant la lettre que Florence, quelque temps avant, avait remise à Johnny.

— Oui, dit seulement Florence.

— Je vois que vous n’êtes pas bavarde, ma belle. C’est pas commode pour causer… Enfin, dans la lettre, il est dit que vous savez que le cordonnier a la moitié d’un bracelet de corail, dont l’autre moitié appartenait à l’homme qui est mort, Jim-Cercle-Rouge, qui était son ami. Et, dans la lettre, il est dit que vous offrez cent dollars de cette moitié de bracelet, et, si c’est oui, qu’on le dise au gamin et qu’on vienne vous rejoindre ici. C’est ça ?

— Oui.

— Alors, continua la vieille, faut vous dire que moi qui vous parle, — je suis revendeuse quand ça se rencontre, la mère Sally, c’est bien connu, — alors donc, moi et Sam on est deux amis. On fait des affaires et des fois je mets son ménage en ordre, — dame, un homme tout seul, ça ne sait pas. Alors un jour j’ai trouvé, en rangeant, cette moitié de bracelet. Sam m’a dit que c’était un souvenir et qu’il y tenait. Et puis j’étais là tout à l’heure quand il a reçu la lettre, qu’il m’a montrée. Lui, Sam, il ne voulait pas venir. Cet homme-là c’est une bête à bon Dieu… Il se laisse dindonner par tout le monde… Quand quelque chose est louche il ne marche plus. Dame, l’honnêteté on a ça dans le sang. Bref je suis venue à sa place sans rien lui dire, et moi je pense que cent dollars c’est pas assez pour une chose comme ça…

Florence ne répondit rien.

— Parce que ça peut valoir peut-être beaucoup plus au bout du compte ce bout de corail… Et puis c’est le souvenir, hein ? Enfin ce qu’il y a de sûr, c’est que cent dollars, c’est une somme, je ne dis pas. Et puis, j’aime à obliger. Bref, je ne marchande jamais, mettez deux cents dollars et c’est fait…

À peine la vieille eut-elle prononcé le chiffre qu’elle le regretta, le trouvant trop faible, et ce sentiment s’accrut considérablement lorsqu’elle vit la personne mystérieuse compter sans hésitation des billets de banque jusqu’à concurrence de la somme fixée.

— Je vois que j’ai été trop raisonnable, comme toujours, marmotta la vieille, dont les yeux, à la vue de l’argent, avaient étincelé.

Fouillant dans sa jupe en loques, elle sortit une petite boîte, l’ouvrit et y prit la moitié d’un bracelet de corail brisé.

Mais, se ravisant, elle eut un mouvement de décision brusque :

— Et puis, non, quoi ! c’est trop bête ! articula-t-elle. Voyons, ma petite dame, vous savez bien ce que ça vaut ce bout de corail, ou plutôt ce que ça peut valoir si on sait s’en servir… des mille et des cents…

— Je ne comprends pas, murmura Florence étonnée…

— Vous ne comprenez pas ? En voilà une blague ! Pourquoi donc que vous voudriez l’avoir, si vous ne saviez pas l’histoire… Oui, oui, l’histoire du banquier de San Francisco. Je la connais bien, moi qui vous parle, et si j’étais à même de m’en servir… je vous jure que ça ne traînerait pas… Seulement Sam, lui, il ne veut pas marcher… Comme je vous l’ai dit, quand l’honnêteté est en jeu, avec lui rien à faire. Il en est bête, ma parole !… Mais ! vous et moi, on sait à quoi s’en tenir, pas ? On n’a pas besoin de s’en conter… Qu’en dites-vous ? Parlons franc : chaque moitié de corail, oui, ça vaut peut-être deux cents dollars… Mais le bracelet complet… Dame, ça vaut… Alors l’autre moitié, hein ? c’est vous qui l’avez ? Donc, c’est convenu ? On monte l’affaire à nous deux. Je trouverai les gens qu’il faudra… Et on partagera les bénéfices ?…

Florence ne répondit pas. Elle s’efforçait de dissimuler la frayeur qui commençait à la saisir. Qu’était-ce donc que cette vieille femme ?

Elle eut envie de s’enfuir et de renoncer au bracelet de corail et au souvenir qu’il représentait pour elle, mais quelque chose de plus fort que la peur l’arrêta.

Au bracelet s’attachait tout à coup une valeur nouvelle, que Florence ne comprenait pas bien encore, mais dont elle avait l’intuition profonde. Avec ce bracelet quelqu’un pouvait faire le mal, — les paroles de la vieille étaient claires, — quelqu’un pouvait préparer un complot et l’exécuter.

Cela Florence voulait l’empêcher, et pour l’empêcher il fallait qu’elle eût elle-même les deux moitiés de corail pour que personne ne pût jamais les réunir, jamais s’en servir…

— Eh bien ! ma petite, on se décide ? on accepte ?

— Non, fit Florence résolument.

Elle se sentait indomptable. Aucun péril n’eût été capable de l’effrayer à cette minute-là.

— Tu ne veux pas ? C’est bien entendu ? Tu ne veux pas ?

— Non !

Avec une agilité que sa corpulence et son apparente décrépitude n’eussent pas permis de soupçonner, la vieille eut un mouvement rapide et tenta de saisir la femme en gris, d’arracher son voile. Mais elle se rejeta en arrière brusquement. Florence s’attendait à quelque assaut de ce genre, et un petit revolver brillait dans sa main gantée.

— C’est malheureux si on ne peut pas plaisanter un brin, grogna la vieille, subitement matée. Alors quoi ! tu veux l’affaire à toi seule ? Tu es gourmande ma belle… Et tu joues gros, vois-tu ; c’est dangereux, je te préviens… Enfin tu te débrouilleras… Et puisqu’il n’y a pas moyen de s’arranger autrement… donne l’argent.

D’une main elle tendit l’objet et de l’autre saisit les billets de banque, pendant que la dame en gris accomplissait la manœuvre inverse.

— Maintenant que vous l’avez, reprit la mendiante d’un ton doucereux, dites-moi le vrai, soyez gentille… C’est-il seulement que vous voulez essayer le coup de San Francisco, ou bien, si c’est une autre idée que vous avez en tête ?…

Elle n’obtint pas de réponse. La jeune femme mettait le morceau du bracelet dans son corsage.

— C’est parce que, voyez-vous, je suis curieuse de ma nature, continua la vieille. J’aime à me rendre compte… dame, c’est permis… alors…

Mais, à ce moment, les pas d’un promeneur s’entendaient et se rapprochaient. La vieille n’insista pas. La partie était perdue. Courbée sur son bâton, elle s’éloigna en marmottant :

— Au revoir, ma belle, et sans rancune, hein ? Mais, bon Dieu ! ce que vous êtes vive !

La dame en gris, de son côté, se jeta dans un petit chemin perdu dans les buissons. Elle y fit quelques pas, puis, s’arrêtant, écarta légèrement les branches touffues, afin d’apercevoir le promeneur qui survenait et auquel la vieille demanda l’aumône.

— Le docteur Lamar ! murmura Florence, en reconnaissant le médecin légiste. Il cherche la trace de la femme en noir… de la femme en noir que j’étais hier. Qu’il ne voie pas la femme en gris que je suis aujourd’hui.

Elle eut un petit rire silencieux et, légère comme une ombre, s’en alla, sans bruit, le long du chemin couvert.

À l’extrémité du parc se trouvait, elle le savait, un puits profond, qui servait à alimenter l’arrosage. Au bord du puits, Florence fit halte. Elle tira de son corsage les deux moitiés du bracelet de corail, les rejoignit, les contempla un moment et murmura :

— Oui, oui, c’est cela. Je comprends bien. Cela également, c’est le Cercle Rouge… Pour… Jim Barden, c’était, ce bracelet, le symbole du mal qui l’opprimait… Souvenir de sa femme, souvenir de celle qui fut ma mère… Oui, mais aussi, mais surtout, forme tangible, image matérielle de l’insolite, de l’inexorable fatalité de sa race… de ma race… un bracelet rouge… un Cercle Rouge…

Elle ôta le gant de sa main droite. Sur la peau blanche de cette main, une ombre circulaire, rouge encore, mais déjà pâlissante s’effaçait.

Pendant quelques instants la jeune fille resta pensive.

Puis elle se pencha sur la margelle et fixa les yeux sur l’eau noire où se reflétait, vingt-cinq pieds plus bas, un coin du ciel.

Soudain, étendant la main, elle laissa, dans le puits, tomber les deux moitiés du bracelet de corail.

— Il n’en reste plus trace, dit-elle en regardant l’eau dormante qui, ridée un moment de cercles concentriques, reprenait sa tranquillité. Il n’en reste plus trace, répéta-t-elle en reportant les yeux sur sa main redevenue d’une blancheur parfaite. Tout est effacé maintenant de ce passé fatal… Hélas ! je crains bien qu’en moi ce ne soit pas pour toujours.

Elle quitta le parc et regagna Blanc-Castel.

À cette même heure, dans un quartier populeux du centre de la ville, une vieille mendiante, courbée sur un bâton et portant un garde vue vert, s’arrêta non loin d’une boutique de savetier. La vieille eut autour d’elle un regard circulaire afin de s’assurer qu’elle n’était pas observée, puis, tout lui paraissant normal, elle traversa la rue et, à deux pas de la boutique, elle ouvrit une petite porte et s’y engouffra.

En cinq minutes, dans un réduit obscur, s’étant débarrassée de ses haillons, de sa perruque et de son garde-vue, la mendiante redevint un gros homme de quarante-cinq à quarante-six ans.

— Deux cents dollars, murmura celui-ci en finissant d’opérer sa transformation… C’est une somme, après tout. Et puis, quoi, c’est un profit sûr et sans risques, tandis que le coup de San Francisco, c’était bien dangereux à essayer… et je ne tiens pas à faire parler de moi depuis l’affaire de la bijouterie. Ils ont eu des soupçons… c’est sûr… Et puis… et puis, quoi cette damnée créature en gris ne l’aurait jamais lâché son bout de corail ! Ah ! la coquine… elle tenait son revolver comme quelqu’un du métier. Mais que diable veut-elle faire du bracelet ? Peut-être bien qu’elle a connu Jim Barden ? Dommage que je n’aie pas pu voir sa figure, acheva-t-il en nouant son tablier de cuir.

Quelques instants plus tard, il entrait dans sa boutique et demandait :

— Il n’est venu personne pendant que j’étais sorti ?

— Personne, m’sieu Sam Smiling, répondit un garnement d’une quinzaine d’années, qui avait été chargé de garder l’établissement, en l’absence du cordonnier.

Celui-ci s’assit et reprit tranquillement ses outils et un vieux soulier, dont la semelle réclamait avec urgence les secours de son art.