L'Action sociale (p. 1-6).

PREMIÈRE PARTIE

lettres


I

LA GALILÉE


caïus oppius à tullius


Il y a plus de dix mois que je commande la petite garnison de Magdala, en Galilée ; et sans oublier Rome, ni mon cher ami Tullius, je commence à trouver intéressant et agréable ce pays lointain qui m’avait paru tout d’abord un exil.

Nous occupons un château-fort bâti sur une colline rocheuse, au bord d’un lac très beau que les Galiléens appellent la mer de Génézareth. Au pied de la forteresse s’étend la petite ville, qui s’incline vers le lac. Sur les hauteurs voisines s’étagent des orangers et des vignes, avec quelques villas appartenant à de riches Juif, et à des commerçants grecs.

Sur la grève s’allongent les barques des pêcheurs, et rien n’est joli comme de les voir le matin prendre leur vol vers la haute mer, et revenir le soir les ailes fatiguées, comme de grands oiseaux blessés qui rentrent au nid.

La société de Magdala n’est pas nombreuse mais assez choisie, et les mœurs n’en sont pas très austères. Évidemment, les amusements de Rome nous manquent. Et c’est toujours en soupirant que nous nous rappelons le Forum, le Champ de Mars, les Thermes, les Théâtres et le Cirque. Mais les plaisirs de notre civilisation raffinée m’avaient trop absorbé et je suis heureux de reprendre ici possession de moi-même. Dans cette atmosphère d’Orient que les effluves du désert renouvellent sans cesse, je redeviens libre.

Ce pays et ce peuple m’intéressent d’ailleurs puissamment. Ils sont beaucoup plus vieux que Rome, et cependant je les trouve bien plus jeunes.

La civilisation nous a vieillis avant l’âge. Nous avons à peine sept à huit siècles d’existence, et le peuple Juif en a le double. Cependant, sa foi et ses croyances sont encore très vivaces, tandis que les nôtres s’étiolent, et vont mourir.

Ici le peuple semble doué d’une jeunesse éternelle, comme la nature qui l’environne. Pourquoi vieillirait-il quand sa jolie mer intérieure, son ciel, ses montagnes, ses bois, son fleuve sacré (le Jourdain) restent toujours les mêmes, et surtout quand il a su garder l’invincible espoir d’un grand avenir, avec les candeurs, les naïvetés et les illusions de l’enfance.

Ce qui se passe ici depuis plus d’un an le prouve bien. On n’y entend parler que de prédications, de prophéties, d’un Messie attendu depuis des siècles, et qui serait enfin venu pour délivrer son peuple, et rétablir le royaume d’Israël.

Dès mon arrivée, j’ai appris qu’un grand prophète qu’on nomme Jean enseignait des multitudes au Désert, et les baptisait dans les eaux du Jourdain. Et maintenant on vante un autre prophète, plus grand que le premier, qui prêche dans les synagogues, qui guérit les malades et les infirmes, qui fait voir les aveugles, et parler les muets.

En attendant que je puisse me renseigner sur ces événements qui agitent profondément la foule, j’admire les beautés et les attractions de ce pays ensoleillé.

Je comprends que les prophètes juifs l’aient choisi pour y établir le royaume de Dieu. Si leur antique Éden, leur paradis perdu, peut être retrouvé quelque part, c’est ici ; et si l’âge d’or chanté par Ovide peut renaître, le lac de Génézareth en devrait être le berceau.

À ce propos, te rappelles-tu que notre poète fait remonter cet âge d’or au commencement du monde, et qu’il finit au jardin des Hespérides, où il y avait un arbre merveilleux portant des fruits d’or, gardé par un serpent monstrueux ?

D’où lui venait cette légende ? Sans doute, il en avait trouvé les éléments dans les poèmes d’Hésiode ; mais où ce dernier l’avait-il prise ? Eh bien, mon cher, il l’avait trouvée dans les livres de Moïse qui remontent à quinze siècles, et qui racontent que le premier homme avait été placé dans un jardin de délices, et qu’il en fut chassé par Dieu, parce qu’il avait mangé le fruit d’un arbre merveilleux à la suggestion de l’Esprit du Mal, déguisé sous la forme d’un serpent.

N’est-il pas curieux de constater que les plus anciens poètes de la Grèce et notre Ovide semblent avoir emprunté aux Livres Saints des Juifs le thème de leurs poésies cosmogoniques ?

Tu ne saurais imaginer avec quel intérêt j’étudie l’hébreu dans ces livres extraordinaires que les Juifs appellent leur Bible. J’y consacre les loisirs que mes devoirs militaires me laissent ; et quand je suis las, je monte à cheval, et je parcours le pays.

La Galilée mesure à peine cent milles carrés ; et l’on y compte environ deux cents villages, quinze villes, et près de trois millions d’habitants.

Un grand nombre sont Grecs, et quelques villes même sont plutôt grecques que juives. Mais en dépit de ce mélange exotique, et malgré la domination romaine, ce pays est resté juif ; et l’autorité dominante est encore l’autorité théocratique.

Le sol est fertile et très pittoresque. Tantôt montagneux, tantôt simplement ondulé, il produit les céréales, la vigne, l’olivier, le figuier, et il fournit de riches pâturages aux troupeaux.

Sa jolie mer en miniature est un joyau brillant, magnifiquement enchâssé ; et ce qui double l’éclat de ses teintes chatoyantes, c’est qu’elle est toujours plongée dans un bain de lumière.

Je passe des heures à regarder les barques qui la sillonnent en tous sens. Elles me rappellent celles de Castellamare, où je suis né, et, par moments, j’oublie que je suis en Orient.

C’est bien le soleil d’Italie qui blanchit ces voiles lointaines, et qui trace des chemins de lumière et de feu sur les vagues ridées par la brise. C’est bien le même ciel de lapis-lazuli, marqué çà et là de veines grises et blanches.

Mais non ; quand mes regards s’arrêtent sur la grande route, l’Italie s’évanouit, et l’Orient reparaît. Les caravanes qui défilent au pas berceur des chameaux, sur les grandes routes qui viennent de Tyr, de Sidon et de Damas — les campements d’Arabes poursuivant leur vie nomade à travers le désert — les bergers promenant leurs troupeaux, sur les pentes des montagnes — les Juifs drapés dans leurs larges tuniques aux couleurs voyantes, les femmes voilées, portant de grandes amphores sur leurs têtes, et venant puiser l’eau à l’abreuvoir public, les ânes, amis et compagnons de l’homme, tout me fait ressouvenir, que je suis bien loin de Rome — « Vale, Nonis Novembris. »

5 Novembre, an de Rome 780. — Magdala.