Charlieu (p. 150-152).

CHAPITRE XXXIX.

Citations.

Donnons au lecteur une idée du génie de l’homme dont la plume pittoresque de la pauvre comtesse Rostopchine nous a tracé le portrait physique et moral.

Les hommes peuvent être appréciés et traduits par les hommes, mais ils devraient toujours être racontés par les femmes.

Nous ne faisons pas de choix ; nous prenons au hasard dans les poésies de Lermantoff, regrettant de ne pouvoir faire connaître à nos lecteurs son poëme capital, le Démon, comme nous leur avons fait connaître son meilleur roman, Petchorine ; mais son génie est partout, et peut-être l’appréciera-t-on mieux en voyant les variations qu’il peut subir, les formes qu’il peut prendre.

Commençons par la pièce intitulée la Pensée, lamentation dans laquelle il apprécie un peu misanthropiquement peut-être la génération dont il fait partie.

Pensée.

Oh ! que des yeux je suis tristement sur sa route
Ce siècle, à l’avenir ou vide ou ténébreux ;
Sous le poids écrasant du savoir et du doute
Il vieillit inactif et cependant fiévreux.

Nous pourrions, éclairés des fautes de nos pères,
Nous faire des radeaux de leurs vaisseaux brisés ;
Mais comme un repas pris aux fêtes étrangères,
La vie est insapide à nos palais blasés.

Athlètes énervés avant d’entrer en lutte,
Le bien comme le mal nous trouve indifférents.
Nous voyons s’accomplir les grandeurs et les chutes
Sans plaindre les proscrits, sans haïr les tyrans.

C’est ainsi qu’un fruit maigre éclos dans une serre,
Pour les yeux sans attraits, pour le goût sans saveur,
Rongé secrètement d’un invisible ulcère,
Meurt de vieillesse alors qu’il devrait être en fleur.

Nous avons, par les longs frottements de l’étude,
Usé le velouté de nos illusions,
Et notre cœur a pris cette triste habitude
De se moquer de tout, même des passions.

Notre main touche à peine à la coupe remplie
Où la bonté des dieux versa la volupté,
Qu’un impuissant désir, changeant le vin en lie,
En place de l’amour boit la satiété.

La poésie est morte et l’art est un fantôme ;
Admirer est stupide, et si dans notre cœur
D’enthousiasme encor vit un dernier atome,
Vite il faut l’étouffer sous un rire moqueur.

Jusqu’au bout de nos dents ce rire monte à peine ;
Nos pleurs sont desséchés avant d’atteindre aux yeux ;
Nous ne connaissons plus ni l’amour ni la haine,
Robustes sentiments morts avec nos aïeux.

Nous craignons d’imprimer nos traces dans l’histoire,
Nous raillons ces grands noms qui laissaient un grand deuil,
Et nous hâtons nos pas vers un tombeau sans gloire
En jetant sur la vie un dédaigneux coup d’œil.

En foule taciturne et bientôt effacée
Nous traversons le monde où nous n’avons planté
Ni travail fructueux, ni fertile pensée,
Qui fasse une moisson pour la postérité.

Mais aussi dans la tombe, inutile refuge,
Nous fuirons l’avenir… Sévère historien,
Il nous condamnera comme poëte et juge ;
Il nous méprisera comme homme et citoyen.


Faites la part de la faiblesse de la traduction, et Byron et de Musset n’auront rien écrit de plus amer.

Voici maintenant une pièce d’une touche toute différente : c’est une conversation entre deux montagnes, le Chath-Abrouz et le Kasbeck, les deux plus hauts sommets du Caucase après l’Elbrouss, je crois.

Le Chath-Abrouz, situé dans la partie la plus imprenable du Daghestan, a échappé jusqu’ici à la domination de la Russie.

Le Kasbeck, au contraire, est depuis longtemps soumis. C’est la porte du Darial. Ses princes, depuis sept cents ans, ont reçu un tribut des différentes puissances qui se sont successivement emparées du Caucase, et ont ouvert et fermé leur passage selon que le tribut leur a été exactement ou inexactement payé.

De là vient le reproche que fait Chath-Abrouz au Kasbeck, reproche qui, sans l’explication que nous venons de donner, serait peut-être incompréhensible à la majorité de nos lecteurs.

Ceci posé, passons à la Dispute.


Chath-Abrouz un matin s’éveilla dans la brume ;
Il était d’humeur sombre, ayant très-mal dormi ;
Il apostropha donc d’un ton plein d’amertume
Le mont Kasbeck, son vieil ami.

— Ah ! dit-il, quelle faute as-tu faite, mon frère,
De te soumettre à l’homme et d’accepter sa loi,
Quand dans ta liberté tu pouvais, au contraire,
Vivre loin de lui comme moi !

Il fera pâturer ses bœufs dans tes vallées,
Tressaillir tes échos aux accents de son cor,
Et dans tes profondeurs par la sonde ébranlées
Il descendra chercher de l’or.

Il bâtira ses tours sur ta plus haute cime,
S’ouvrira dans tes rocs un chemin inconnu ;
Et foulera ton front où, dans son vol sublime,
L’aigle seul était parvenu.

Prends garde ! tout se peut dans le siècle où nous sommes ;
Tu te trouveras pris un jour en t’éveillant.
J’ai déjà vu venir tant de chevaux et d’hommes
Par la route de l’Orient !



— L’Orient ! dit Kasbeck en secouant sa tête ;
D’un fantôme tu fais un épouvantement.
De lui je ne crains rien : sur sa couche muette
L’homme y dort trop profondément.

La Perse, dont la main jadis donnait des chaînes,
Sous des berceaux de fleurs, dans un air attiédi,
En écoutant couler l’onde de ses fontaines,
Chante les vers de Saadi.

Byzance, en qui longtemps Rome vécut encore,
Oubliant les exploits par ses princes rêvés,
Aujourd’hui sur les flots transparents du Bosphore
Berce ses sultans énervés.

Immobile, muette, au bord du Nil assise,
L’Égypte, du regard suivant son flot bénit,
Comme le sphinx qui veille au tombeau de Cambyse,
Semble être changée en granit.

L’Arabe voyageur, dans sa course inconstante,
Sans tourner vers Grenade un regard envieux,
À l’étoile du soir, en dépliant sa tente,
Dit les hauts faits de ses aïeux.

Jérusalem, pleurant sur son saint mausolée,
Voit, veuve des chrétiens vaincus par Soliman,
Décroître chaque jour sur sa plaine brûlée
L’ombre du pouvoir musulman.

Tout ce que mon œil voit, si loin qu’il puisse atteindre,
Désireux du repos, au sommeil souriant,
Se couche pour toujours. Je n’ai donc rien à craindre
Du paralytique Orient.



— D’avance, mon ami, ne chante pas victoire,
D’une moqueuse voix répondit le vieillard.
Ne vois-tu pas grandir comme une ligne noire…
Au nord, là-bas, dans le brouillard ? —

Le Kasbeck se tourna vers l’horizon polaire ;
Il y vit s’agiter, de son regard perçant,
D’hommes et de chevaux comme une fourmilière,
Avec un bruit toujours croissant.

Du Danube à l’Oural ce n’était que poussières
S’élevant sous les pas des rouges cavaliers,
Que bataillons suivant le courant des rivières,
Froissements de fers et d’aciers.

Des drapeaux précédaient la colonne géante ;
Puis venaient les tambours aux roulements confus,
Puis les canons de bronze à la gueule béante
Galopant sur leurs lourds affûts.

Puis enfin s’avançait, au milieu des fumées,
Des sabres reflétant le rayon augural,
Des fusils reluisants, des mèches allumées,
Yermoloff le vieux général.

Et tous ces forts guerriers qu’en chemin rien n’arrête,
Pareils au tourbillon orageux et bruyant
Que pousse devant lui le vent de la tempête,
Marchaient du nord à l’orient.

Kasbeck, épouvanté de la vision sombre,
Le matin, aussitôt que le soleil eut lui,
Se mit à les compter voulant savoir leur nombre ;
Mais autant eût valu pour lui

Essayer de compter les atomes de poudre
Que chasse le simoun au désert libyen,
Ou, quand ils sont battus de l’aile de la foudre,
Les flots du vieux lac Caspien.

Alors il murmura : — Que le ciel me protége !
Jeta sur le Caucase un regard attristé,
Et tirant sur ses yeux son bachelik de neige,
S’endormit pour l’éternité.


Là le poëte trouve moyen d’être à la fois railleur et grand, chose difficile, la raillerie et la grandeur étant presque toujours des qualités exclusives l’une de l’autre.

Dans les trois ou quatre pièces que nous allons citer, il sera seulement mélancolique. Toutes ces pièces ont précédé sa mort de bien peu de temps. La comtesse Rostopchine nous a raconté qu’il en avait le pressentiment ; ce pressentiment, nous allons le retrouver presque à chaque vers.

Le rocher qui pleure.

Un nuage dormait sur le sein d’un rocher,
Le soir il avait pris sa poitrine pour gîte,
Le vent en fut jaloux et vint l’en arracher.
— Adieu, dit le nuage, il faut que je te quitte.

J’aurais voulu pourtant demeurer près de toi,
Mais nul de son destin ici-bas n’est le maître ;
Adieu, mon bon rocher, pense souvent à moi,
Qui ne repasserai jamais ici peut-être.

Sans sourire et sans pleurs jusque-là dans les cieux
L’égoïste géant levait son crâne aride ;
Mais de ce jour on vit sous son front soucieux
Une larme briller dans le creux d’une ride.

Les nuages.

Nuages qui voguant sur le ciel solitaire,
Dans les steppes d’azur passez silencieux ;
Ainsi que moi, qui suis un proscrit de la terre,
Êtes-vous les proscrits des cieux ?

Qui vous chassa du nord ? Vers le sud qui vous mène ?
Est-ce l’orgueil d’un Dieu, la colère d’un roi ?
Coupable d’un forfait subissez-vous la peine ?
Êtes-vous martyrs comme moi ?

Non, vous êtes partis un jour de la prairie,
Ouvrant votre aile blanche à l’élément subtil,
Et libres dans les cieux, n’ayant pas de patrie,
Vous n’avez pas non plus d’exil.


Nous avons copié sur un album la pièce suivante, qui ne se retrouve pas dans les œuvres de Lermantoff. Peut-être faisait-elle partie de ce dernier envoi qui fut perdu par le courrier.

Le blessé.

Voyez-vous ce blessé qui se tord sur la terre ?
Il va mourir ici près du bois solitaire,
Sans que de sa souffrance un seul cœur ait pitié ;
Mais ce qui doublement fait saigner sa blessure,
Ce qui lui fait au cœur la plus âpre morsure,
C’est qu’en se souvenant il se sente oublié.


Sur le même album était inscrit ce quatrain, que nous ne citons que pour mémoire.

Boutade

Dieu nous garde dans sa pitié
Des moustiques et des vestales
D’une trop fidèle amitié,
Et des vieilles sentimentales.


Les vers suivants sont tellement populaires en Russie qu’on les trouve sur tous les pianos, et qu’il n’y a peut-être pas une jeune fille ou un jeune homme en Russie qui ne les sache par cœur.

Ils sont, je crois, un souvenir de Gœthe ou de Heine.

Gornaïa-Verchina.

La montagne s’endort dans le ciel obscurci,
Les vallons sont muets et trempés de rosée,
La poussière s’éteint sur la route ombragée,
La feuille est immobile et le vent adouci,
— Attends encore un peu, tu dormiras aussi.

En effet, le poëte dormit bientôt ; mais comme si cette mort souhaitée ne venait pas assez vite, parfois il la provoquait, comme faisaient ces anciens chevaliers qui, las de leur inaction, sonnaient du cor pour faire apparaître un adversaire.

Voici une de ces provocations. Elle a pour titre les Mercis. Elle pourrait s’appeler les Blasphèmes.

Les Mercis.

Eh bien, soit, je te rends grâce pour toute chose,
Ô Dieu ! qu’en mon erreur je tremble d’accuser
Pour l’impur limaçon qui rampe sur la rose,
Pour le poison amer qui coule du baiser ;
Je te rends grâce aussi pour la trempe de l’arme
Dont l’assassin dans l’ombre atteint son ennemi ;
Je te rends grâce encor pour la sanglante larme,
Que tire de nos yeux l’abandon d’un ami ;
Grâce, enfin, pour la vie, énigmatique aurore
Que le monde maudit de Werther à Didon ;
Mais tâche que ma voix n’ait pas longtemps encore
À te remercier de ce terrible don.


Le vœu du blasphémateur fut exaucé : huit jours après il était tué, et l’on retrouva cette pièce parmi d’autres papiers sur sa table, après sa mort.