Charlieu (p. 111-114).

CHAPITRE XXVIII.

Route de Schumaka à Noukha.

À midi précis, comme la chose avait été arrêtée la veille, nous prenions congé de notre excellent commandant et de sa famille.

Il nous avait donné une escorte de douze hommes commandée par le plus brave de ses essaouls, Nourmat-Mat.

Nourmat-Mat devait nous accompagner jusqu’à Noukha. Les Lesguiens étaient en campagne. On parlait de bestiaux volés, de gens de la plaine emmenés dans la campagne. Nourmat-Mat répondait de nous corps pour corps.

Notre sortie de Schumaka avait, grâce aux deux fauconniers qui nous précédaient, l’oiseau au poing, un petit air moyen âge qui eût fait plaisir à tout ce qui reste encore en France de l’école historique de 1830.

De Schumaka à Axous, — la nouvelle Schumaka, — il y a une apparence de chaussée : la route n’est donc pas absolument mauvaise ; en outre, aux deux côtés du chemin commencent à reparaître les djergey-derevos, c’est-à-dire ces fameux buissons épineux auxquels résistent les seuls draps lesguiens.

Depuis Bakou nous n’avions pas vu un arbre.

Sur la route de Schumaka nous revoyions non-seulement des arbres, mais encore des feuilles.

La température était tiède, le ciel pur, les horizons d’un bleu charmant. Nous fîmes en une heure et demie les vingt verstes qui nous séparaient du rendez-vous de chasse.

Ce rendez-vous, nous le reconnûmes de loin. Deux Tatars nous attendaient avec deux chevaux de main et trois chiens en laisse.

C’était pour suivre la chasse du faucon.

Nous mîmes pied à terre. Mais comme tout le long de la route j’avais vu folâtrer des lièvres, je me jetai à pied dans les djergey-derevos pour commencer ma chasse par le poil, me faisant suivre par mon Tatar et mon cheval.

Moynet en fit autant.

Nous n’avions pas fait cent pas que nous avions tué chacun notre lièvre.

En outre, j’avais fait lever un vol de faisans dont j’avais suivi la remise.

Je montai à cheval et appelai nos fauconniers.

Ils accoururent avec leurs chiens.

Je leur montrai l’endroit où les faisans s’étaient abattus. Nous lâchâmes les chiens et nous nous acheminâmes vers la remise.

Arrivés au point que j’avais indiqué, nous nous trouvâmes au beau milieu de la bande de faisans, qui partirent tout autour de nous. Nos deux fauconniers lâchèrent leur deux faucons.

Je suivis l’un, Moynet l’autre.

Au bout de deux cents pas, le faisan que je suivais était dans les serres de mon faucon.

Cette descente enragée, que nous eussions dû accomplir en deux heures, fut accomplie en cinquante minutes ; nous nous rapprochions de la plaine avec une vélocité qui n’avait d’égale que notre satisfaction. Enfin nous nous trouvâmes à peu près de plain-pied avec le fond de la vallée, ayant, au lieu du serpent dont nous venions de suivre tous les détours, une longue ligne droite qui aboutissait aux premières maisons d’Axous. Tout à coup, au moment où nous nous croyions complétement tirés d’affaire, notre hiemchick se mit à crier à Kalino, assis près de lui sur le siège :

— Prenez les rênes et conduisez, je perds la tête, je perds la tête.

Nous ne comprenions rien à ce que disait notre hiemchick ; seulement nous voyions s’accomplir une pantomime des plus inquiétantes.

Nos chevaux, au lieu d’enfiler par un angle obtus la ligne droite qui se présentait devant eux, continuaient leur course en diagonale, laquelle les conduisait droit à un fossé dans lequel on descendait par une pente inclinée comme un toit.

Kalino saisit les rênes des mains de l’hiemchick, mais il était trop tard.

Puis, de son côté, il avait quelque peu perdu la tête.

Ce qui se passa fut rapide comme l’éclair.

L’hiemchick disparut le premier ; il glissa ou plutôt s’abîma et disparut entre les chevaux.

Kalino, au contraire, fut lancé en l’air ; la tarantasse avait rencontré un rocher.

Ce rocher jeta Moynet hors de la voiture, mais douillettement, coquettement, sur une jolie couche d’herbe détrempée par un petit ruisseau.

Quant à moi, j’eus la chance de m’accrocher des deux mains à une branche d’arbre, de sorte que je fus tiré de ma tarantasse comme une lame est tirée de son fourreau.

La branche plia sous mon poids ; je me trouvai à un pied de terre.

Je me laissai tomber, et tout fut dit.

Moynet était déjà debout.

Mais il n’en était pas ainsi des deux autres.

L’hiemchick était resté sous les pieds des chevaux. Il avait la tête et la main ensanglantées.

Kalino était allé tomber dans la terre labourée et ne s’était pas fait grand mal.

Seulement, il était préoccupé d’une chose.

C’était lui qui était porteur de ma montre, bijou assez précieux confectionné par Rudolfi.

Il était, à toute réquisition, chargé de nous dire l’heure.

Par coquetterie, il avait, au lieu de l’assurer au bouton de son gilet, accroché le bout de la chaîne de ma montre à sa redingote.

Or, dans le saut auriolique qu’il venait d’accomplir, une branche vigoureuse et flexible en même temps avait, de son côté, accroché la chaîne, avait tiré la montre du gousset et l’avait fait sauter, le diable sait où.

Il restait au bouton la chaîne brisée, mais de la montre il n’en était plus question.

Il m’exposa son embarras.

Portons secours à notre postillon d’abord, lui dis-je, nous nous occuperons de la montre après.

Kalino ne comprenait pas qu’un hiemchick pût passer avant une montre ; — lui, tout au contraire : — la montre d’abord, — l’homme après. — Mais j’insistai. D’ailleurs, Moynet était déjà aux rênes des chevaux qu’il dételait.

Mais les chevaux, au Caucase, sont attelés d’une façon toute particulière ; ce qui est une courroie chez nous est une corde là-bas : ce qui est une boucle est un nœud. Je tirai mon kangiar et coupai les traits.

Au même moment, les Cosaques arrivèrent. Ils nous avaient vus de loin exécuter nos cabrioles, et ne sachant pas à quels exercices nous nous livrions, ils accouraient à notre secours. Ils furent les bienvenus ; nous avions grand besoin d’eux.

Enfin on parvint, ne pouvant pas tirer l’homme de dessous les chevaux, à tirer les chevaux de dessus l’homme. Il était blessé à la tête et à la main.

L’eau d’une source et nos mouchoirs de poche confectionnèrent un appareil suffisant, les blessures n’étant pas autrement dangereuses.

Pendant que je le pansais, Kalino cherchait la montre.

Quand mon homme fut pansé, il me prit l’envie de savoir de quelle mouche il avait été piqué. Je l’interrogeai, en faisant remonter l’interrogatoire au moment où il avait mis ses chevaux au galop et avait cessé de nous répondre.

Alors il nous avoua qu’à partir de ce moment-là la tête lui avait tourné ; instinctivement il avait maintenu ses chevaux au milieu de la route, ou, mieux encore, ses chevaux s’y étaient maintenus eux-mêmes. Le bon Dieu avait voulu que tout allât bien jusqu’au bas de la montagne ; mais arrivé là, il avait senti que la force et la volonté lui échappaient tout à la fois ; c’était alors qu’il avait crié à Kalino : — Prenez les rênes, je perds la tête.

L’explication était nette, il ne nous restait plus qu’à remercier Dieu du miracle qu’il avait fait en notre faveur.

Dieu se contenta d’un seul, ce qui au reste était bien assez, et ne nous fit pas, au grand désespoir de Kalino, retrouver notre montre.

Une fois nos douze Cosaques réunis autour de la tarantasse, elle ne fut pas longtemps à être remise sur pied ; elle avait admirablement supporté le choc, et était prête à faire un second saut du double de hauteur.

On y rattela les chevaux ; ils la traînèrent sur le milieu de la route. Nous remontâmes à l’intérieur ; l’hiemchick et Kalino reprirent leur place sur le siége, mais en changeant de place l’un avec l’autre, de manière que Kalino pût conduire. On abandonna la montre où la branche l’avait envoyée, et l’on se remit en route.

Un quart d’heure après nous étions à Axous, la nouvelle Schumaka.

Axous, qui a eu autrefois trente-cinq ou quarante mille âmes, en a aujourd’hui trois ou quatre mille à peine, et ne vaut pas la peine que l’on s’y arrête ; aussi ne fîmes-nous que relayer et continuâmes-nous notre chemin.

À huit heures du soir nous arrivions à la station de Tourmanchaïa, où ce que nous vîmes de plus remarquable dans la chambre de l’officier du poste, fut une tapisserie faisant le fond de son lit, et représentant la Rebecca de Coignet enlevée par le templier Bois-Guilbert.

À sept heures du matin nous étions en route.

À mesure que nous avancions, la végétation reparaissait. Un soleil doux et charmant nous enveloppait de ses caresses ; nous faisions enfin une route des plus pittoresques par une belle journée d’été.

Et cela au mois de novembre.

À onze heures nous arrivions à la station de poste.

Maintenant, qu’allions-nous faire ? Allions-nous coucher là et traverser le lendemain Noukha sans nous arrêter ?

Allions-nous aller coucher à Noukha et stationner un jour chez le prince Tarkanoff ?

J’obtins que l’on coucherait à Noukha, quitte à en partir le lendemain sans voir le prince Tarkanoff, ou après l’avoir vu.

Je donnai donc l’ordre aux hiemchicks de continuer leur chemin, malgré l’heure avancée, et de nous conduire à la maison de la couronne de Noukha.

La tarantasse repartit au galop, et un quart d’heure après, après avoir traversé des rivières, coupé des ruisseaux, vu fuir à notre droite et à notre gauche des arbres, des maisons, des moulins, des fabriques, nous nous engageâmes entre une double haie et nous arrêtâmes en face d’une bâtisse aux fenêtres mornes et éteintes, à la porte fermée.

Cela ne nous promettait pas une bien succulente hospitalité.