Charlieu (p. 77-80).

CHAPITRE XIX.

La grande muraille du Caucase.

J’allais écrire notre course le long de ce problème de granit, lorsque je me souvins que le prince Tarkanoff, chez lequel nous avions logé à Nouka, m’avait donné une lettre autographe de Bestucheff contenant tous les détails de cette même course, faite par lui vingt ans avant moi.

Ce que j’ai raconté dans le chapitre précédent du poëte, romancier, conspirateur, exilé, a dû inspirer aux lecteurs une certaine curiosité pour lui. Je substituerai donc son récit au mien ; c’est celui d’un homme qui, au lieu de rester trois mois au Caucase, comme j’y suis resté, y a séjourné cinq ans.

Voici la lettre de l’aventureux officier :

« Daghestan.

 » Mon cher colonel,

» J’arrive à l’instant, et tout botté, tout éperonné, je vous écris.

» Je viens de voir les restes de cette grande muraille qui séparait l’ancien monde du monde encore invisible à cette époque, c’est-à-dire de l’Europe.

» Elle a été bâtie par les Perses ou par les Mèdes, pour les garantir des invasions des barbares.

» Les barbares, c’était nous, mon cher colonel.

» Pardon, je me trompe : vos aïeux, princes géorgiens, faisaient partie du monde civilisé.

» Quel changement d’idées ! quelle succession d’événements !

» Si vous aimez aspirer, toucher et cracher la poussière des vieux livres, ce dont toutefois vous me permettrez de douter, je vous conseille d’apprendre le tatar, — bon ! j’oublie que vous le parlez comme votre langue maternelle, — de lire Derbent namé, de vous rappeler votre plus vieux latin, — pas celui de Cicéron ; c’est inutile, d’ailleurs : c’est le latin qui vient après Cicéron qui est le vieux latin ; celui de l’accusateur de Verrès et du défenseur de Milon est toujours jeune et pur, — et vous étant rappelé votre vieux latin, de lire de Muro Caucasio, de Baer ; de feuilleter un peu Gmélius, pas Georges, — ne confondez point, — mais son neveu Samuel-Théophile, celui qui, après avoir été prisonnier du kan des Kirghis, est venu mourir au Caucase de la même maladie qu’un Prussien qui aurait mangé trop de raisin en Champagne. Je vous conseille toujours de regretter que Klaprott n’en ait rien écrit, et que le chevalier Gamba en ait écrit quelque chose comme une niaiserie, j’en ai grand’peur. Enfin, comparez encore les uns aux autres une douzaine d’auteurs dont j’ai oublié jusqu’aux noms, ou que je ne connais pas, mais qui, eux, connaissaient la muraille du Caucase et qui en parlaient ; puis alors, vous appuyant sur les preuves les plus authentiques, vous avouerez :

» 1o Que l’époque de la construction de cette muraille vous est parfaitement inconnue ;

» 2o Qu’elle est bâtie, ou par Isfendiar, ou Iskender, — les deux mots veulent dire Alexandre le Grand, — ou par Chosroès, ou par Nouchirvan.

» Et votre témoignage, ajouté à tous ceux que nous avons déjà, rendra la chose claire comme le soleil au moment extrême d’une éclipse.

» Mais ce qu’il y aura de prouvé, si cela toutefois ne reste pas douteux, c’est que cette muraille commençait à la Caspienne et finissait au Pont-Euxin.

» L’affaire en est là, mon cher colonel, et, j’en ai bien peur, en restera là, malgré vous, malgré moi et malgré tous les archéologues, tous les savants, et même tous les ignorants à venir.

» La vérité pure, la vérité vraie, la vérité incontestable, c’est qu’elle existe ; mais que ses fondateurs, ses constructeurs, ses défenseurs, autrefois célèbres, sont aujourd’hui couchés sans nom dans des tombeaux sans épitaphe, ne s’inquiétant guère de ce que l’on dit et même de ce que l’on rêve d’eux. Je ne troublerai donc ni leurs cendres, ni votre repos, en vous conduisant à travers l’aride antiquité à la recherche d’une bouteille vide. Non ; je vous invite seulement à vous promener avec moi un beau matin du mois de juin, afin de voir avec moi les vénérables restes de cette muraille du Caucase.

 » Ceignez votre sabre, jetez votre grand fusil tatar sur votre dos, poussez un hum ! qui rivalise avec ceux de Joseph en vous mettant en selle, levez votre fouet, et en avant dans les montagnes.

» Les portes de fer de Derbent, aujourd’hui des portes de toile, s’ouvrirent pour nous au point du jour, et nous quittâmes la ville. Mes compagnons dans ce voyage pittoresque sont, outre vous, mon cher colonel, le commandant de Derbent, major Cristnikoff. Nous avions encore avec nous un capitaine du régiment de Kourinsky, et là se bornait le nombre des Russes curieux.

» Depuis le règne de Pierre le Grand, savez-vous combien de fois les Russes ont visité cette huitième merveille du monde que l’on appelle la muraille du Caucase ?

» Trois fois ; et encore je n’aurais pas dû dire depuis Pierre le Grand, mais Pierre le Grand compris.

» La première fois, c’était Pierre le Grand, 1722.

» La seconde fois, c’était le colonel Werkowsky, qui finit si tragiquement de la main d’Ammulat-Bey, 1819.

» Et la troisième fois, nous, 1832.

» Peut-être penserez-vous que le voyage est difficile, lointain, dangereux. Rien de tout cela, mon cher colonel : ayez donc l’esprit en repos sur nous ; il s’agit seulement de prendre une dizaine de Tatars armés, de monter sur son cheval de gauche à droite, ou même de droite à gauche comme font les Kalmouks, et de partir comme nous l’avons fait.

» Le matin était très-beau, quoiqu’il étendît sur nous ses brouillards comme un voile. Mais on sentait que ce voile allait se lever et nous montrer le visage resplendissant du soleil. Le chemin capricieux grimpait tantôt sur la montagne, et tantôt s’enfonçait dans les vides du terrain, rides profondes qui sillonnent le front soucieux du Caucase. Les physionomies sombres des Tatars, avec leurs énormes papacks, leurs armes brillantes d’or et d’argent, leurs beaux chevaux de montagne, les rochers au-dessus de notre tête, la mer sous nos pieds, tout cela était si nouveau, si sauvage, si pittoresque, qu’il fallait arrêter à chaque pas, admirer ou s’étonner.

» Le commandant voulait, avec assez de raison et avant tout, visiter les curiosités des environs. Nous commençâmes donc notre investigation par la caverne des Dives ou des Géants, située à cinq verstes de Derbent, au fond d’un précipice appelé Kogne-Kafe, c’est-à-dire le précipice des Esprits.

» Non loin du village Dach-Kessène les eaux des montagnes se sont réunies et creusé un chemin à leur guise. Au fond de ce chemin coule un charmant petit ruisseau qui conduit à la caverne, où l’imagination des montagnards a placé les Dives, c’est-à dire les géants de la Bible, fils des hommes et des anges. Remarquez que je dis des anges et non des femmes, la théogonie de l’Orient ayant décidé qu’à cette époque les anges étaient des femmes, souvenir en vertu duquel les poëtes, les inventeurs de l’inversion, ont dit depuis que les femmes étaient des anges.

» Mahomet fut contre cette croyance : et cependant il inventa quelque chose de pareil : il plaça dans son paradis les houris toujours vierges, les houris vertes, bleues et roses, en vertu de ce proverbe que « des goûts et des couleurs il ne faut pas disputer. »

» Combien de palais de fées n’a point bâtis la poésie indienne avec les brouillards de la fable !

» La poésie orientale, pauvre de légendes, écrasée par la réalité, sans espoir du lendemain, se jeta dans l’abîme de l’incroyable et créa d’imagination un univers impossible mais magnifique et resplendissant : comme le Satan de Milton, qui du bout d’une de ses deux ailes touchait à l’enfer et du bout de l’autre touchait au ciel, Ali a réuni sur la terre l’enfer et le paradis, en y plaçant ces belles et étonnantes créatures qui, malgré leur céleste origine, se livrent à une occupation toute terrestre. Nous ne saurions, nous autres hommes du Nord ou de l’Occident, apprécier la beauté des poëmes arabes : la simplicité y descend jusqu’à l’enfantillage, l’amour y monte jusqu’à la fureur, la haine jusqu’à la férocité. Et tout cela, expliquez la chose, respire cependant une nature puissante, primitive, virginale. D’où vient cela ? Ah ! c’est que nous autres nous sommes frottés et arrondis par le courant des siècles, comme les cailloux du Téreck ; plus d’aspérités ni dans la forme, ni dans l’esprit ; adorateurs de la logique, sectateurs de l’arithmétique, nous ne pouvons, au point de vue de nos idées civilisées, plus rien trouver de beau dans l’univers de l’Hindoustan et du Farsistan. Nos sagas du Nord elles-mêmes, nos fées et nos géants sont devenus, aux mains des conteurs modernes, de curieuses caricatures de l’espèce humaine. Nous n’avons plus de croyance au beau ; dans un conte de fée, nous ne voyons que le cadavre de l’esprit d’une autre époque. L’analyse de ses beautés n’est pour nous qu’une leçon d’anatomie. Avec tout cela, les imaginations qui ne sont pas tout à fait mortes tentent de se tromper elles-mêmes, et à défaut de palais entiers créent des ruines.

» C’est l’histoire de ce qui m’arriva que je vous raconte. Lorsque, resté en arrière de mes compagnons, je descendais ou plutôt je laissais mon cheval descendre un précipice escarpé, je n’avais pas assez d’imagination pour voir autour de moi les créations des poëtes orientaux ; mais je me les rappelais comme ces danseurs habillés de soie, de gaze et de paillettes que j’avais vus dans les ballets de Pétersbourg.

» Et cependant l’aigle traçait de grands cercles au-dessus de ma tête, le torrent de la montagne hurlait sous mes pieds, et par une grande crevasse à l’Orient, je distinguais la Caspienne couverte de vapeurs ; enfin, autour de moi, les flancs du Caucase couverts de verdure, couronnés de neige, émaillés de fleurs couleur de feu.

» Quel plus magnifique cadre pour la fantaisie !

» Notre conducteur s’égara. Que les Tatars sont négligents à l’endroit des respectables vestiges du passé !

» Enfin, lassés d’aller à cheval à travers les buissons, en laissant aux épines des lambeaux de nos habits, — le drap lesguien seul résiste aux ronces lesguiennes, — nous abandonnâmes nos chevaux et descendîmes à pied.

» Bientôt, grâce à cette résolution, nous nous trouvâmes au fond du précipice, dans le lit même du ruisseau.

» C’est le seul chemin qui conduise à la grotte des Dives, ou autrement dit à la tombe du vizir, — un vizir ayant, à ce qu’il paraît, été tué ici dans une des invasions persanes.

» Nous marchions sur des pierres moussues sous un berceau de branches.

» Tout à coup nous nous trouvâmes en face de la caverne.

» Devant la caverne, le ruisseau s’élargit, et un énorme bloc de rocher, tombé du sommet de la montagne, en garde l’entrée comme une sentinelle.

» Cette entrée, qui peut avoir quinze ou dix-huit pieds d’ouverture sur six pieds de haut, est toute noircie par la fumée.

À l’intérieur, la caverne s’élargit.

» En dehors est creusé un abri pour les chevaux.

» Le sol de la caverne est couvert d’ossements, ce lieu étant un refuge de brigands et de bêtes féroces, races qui, presque toujours, laissent un certain nombre d’os aux endroits qu’elles fréquentent. Un de nos Tatars nous raconta y avoir tué l’an passé une hyène.

» Du reste, la caverne des Esprits trompa complétement notre attente ; les faibles mortels ne peuvent y respirer, tant l’atmosphère en est étouffante. La seule entrée, ornée d’arbres auxquels s’enlacent des ceps de vigne, est digne d’attirer une attention déjà distraite par toutes les beautés de la nature qui seront offertes aux voyageurs avant d’en arriver là.

» Nous continuâmes donc notre course.

» Non loin de la caverne des Dives, et près du village Dgaglani, est la grotte d’Emdjekler-Pir ou des Saintes-Mamelles.

» Mais pour arriver là, il nous fallut de nouveau quitter nos montures et descendre en nous accrochant aux buissons jusqu’au fond d’une profonde vallée où l’on nous montra une petite voûte de cinq ou six pieds de diamètre, du plafond de laquelle pendaient des stalactites ressemblant en effet à des mamelles, et de l’extrémité de chacune de ces mamelles tombaient des gouttes d’eau. Les femmes des villages voisins estiment fort la vertu de cette eau. Lorsqu’une nourrice perd son lait, elle vient dans cette caverne, égorge un mouton, délaye un peu de terre avec l’eau des saintes mamelles, et la boit en grande confiance. La foi est si grande, que si elle n’est pas guérie tout à fait elle sera du moins soulagée. Nous bûmes de cette eau, mais pure ; puis ayant remonté jusqu’à la cime du rocher, nous nous dirigeâmes vers l’occident pour voir l’opposé de ce que nous venions de voir, c’est-à-dire une source sortant de terre au lieu de tomber du plafond.

» — Ah ! celle-là, nous dit notre conducteur en se dressant sur ses étriers et en soulevant son papack, elle a rafraîchi un des plus puissants rois et un des plus grands hommes, double qualité rarement réunie qui ait jamais existé : le padishah russe Pierre le Grand y a bu lorsqu’il a pris Derbent.

» Nous sautâmes à bas de nos chevaux, et nous bûmes respectueusement un large coup à ce ruisseau sacré.

» Il coule toujours par la même ouverture ; mais depuis cent ans nul buveur ne s’est incliné sur sa rive qui ait fait oublier le premier.

» Nous nous étions rapprochés de la muraille du Caucase, qui s’accroche au rocher même duquel sort cette source. Il est curieux de comparer l’œuvre de la nature avec celle de l’art, le travail du temps et celui de l’homme.

» La lutte de la destruction contre la matière était visible, et parfois avait l’air d’être intelligente : une graine de hêtre était tombée dans une gerçure de la pierre où elle avait rencontré un peu de terre végétale, et alors la graine avait poussé et était devenue un grand arbre, dont la racine avait fini par disjoindre et faire éclater la muraille. Le vent, en s’engouffrant dans les ouvertures commencées, avait fait le reste. Seul le lierre, compatissant comme les chantres et les troubadours qui recueillaient et réunissaient les débris du Tasse, seul le lierre rattachait les pierres déjà tombées aux ruines prêtes à tomber de la muraille.

» Cette muraille se dirigeait en droite ligne de la forteresse Narine-Kale à l’occident, sans s’interrompre ni aux montagnes, ni aux précipices ; elle était flanquée de petites tours placées à des distances inégales les unes des autres et de grandeurs inégales elles-mêmes. Elles servaient probablement de postes principaux ; on y renfermait des armes et des vivres ; les commandants y habitaient, et l’on y rassemblait, en cas de guerre, les troupes qui, par le sommet de la muraille, communiquaient d’une tour à l’autre.

» Cette muraille, quoique s’éloignant de Derbent, conserve le même caractère qu’à Derbent : sa hauteur change selon la situation du terrain, et dans les descentes rapides, elle s’abaisse en forme d’escalier. L’intérieur, c’est-à-dire la moelle de la muraille, si l’on peut s’exprimer ainsi, est composé de petites pierres réunies avec de la glaise et du ciment. Les tours dépassent les murailles, mais d’une archine à peine. C’est, au reste, le caractère des forteresses asiatiques, en opposition avec celui des forteresses gothiques de l’Occident, où les tours s’élevaient de beaucoup au-dessus des remparts. Elles sont vides et presque toutes coupées longitudinalement par des meurtrières ; mais ce qu’il y a de plus curieux, ce qui constate la haute antiquité de cette muraille, c’est que la même chose que Denon remarque dans les pyramides des pharaons, je le remarquerai ici : absence complète d’arches.

» Je suis descendu dans tous les passages souterrains de ces tours conduisant à des sources ou à des réservoirs ; nulle part je n’ai retrouvé l’arche. Ma conviction est que les constructeurs de ce gigantesque ouvrage ne la connaissaient pas.

» Il est vrai que l’on trouve des arches dans les portes de Derbent ; mais, selon toute probabilité, les portes de Derbent sont de Chosroès, tandis que la muraille me semble bien antérieure au sixième siècle.

» Contre les règles de l’architecture arabe, qui connaissait l’ogive dès l’antiquité, les portes de Derbent sont en outre en plein cintre.

» Les corridors sont couverts de dalles de pierre, tout à fait à plat ou disposées comme des tuiles sur un toit. On tirait cette pierre, selon toute probabilité, de carrières voisines oubliées et perdues aujourd’hui.

» On a dit qu’on l’apportait du bord de la mer. Je nie le fait, attendu qu’on n’y trouve aucune de ces coquilles marines comme on en rencontre dans les pierres qui avoisinent les rivages.

» Ensuite, il eût été bien difficile, pour ne pas dire impossible, d’opérer un pareil transport à travers les montagnes, transport inutile, du reste, puisque là on avait la pierre sous la main.

» Après avoir visité Kedgale-Kale, petite forteresse située à vingt verstes de Derbent, nous passâmes de l’autre côté de la muraille. Kasi-Moullah, prophète actuel des montagnards, chassé l’année dernière de Derbent, avait voulu se réfugier à Kedgale-Kale ; mais la forteresse tint bon, et force lui fut de continuer sa retraite.

» Nous dînâmes dans un village situé au haut d’une montagne et nommé Mstaguy ; après quoi nous reprîmes la route de Derbent, ne nous arrêtant que pour jeter un regard sur les tours de la ville historique de Kamack, située sur un des rochers les plus élevés des environs de Derbent.

» La ville a disparu ; les siècles, en passant et en la foulant aux pieds, en ont fait de la poussière. Son ancienne gloire est remplacée par une renommée toute différente. Kamackly, — dans le langage du pays, veut dire un habitant de Kamack, — Kamackly est aujourd’hui synonyme de fou ; et en effet on assure que parmi les Kamacklys modernes, comme parmi les Abdéritains antiques, on n’a jamais pu trouver un seul homme d’esprit.

» Maintenant, comment se prolongeait la muraille ? de quel côté se dirigeait-elle ? jusqu’où allait-elle ? s’étendait-elle bien au delà des restes que l’on trouve encore aujourd’hui ? Voilà une question qui, selon toute probabilité, restera éternellement obscure. Les nouvelles que l’on envoyait d’une mer à l’autre ne mettaient que six heures à faire le trajet, me disait un Tatar de notre escorte.

» Existait-il autrefois des moyens de communication que nous ne connaissons plus aujourd’hui [1] ?

» En tout cas elle existait, cette preuve de l’énorme puissance des anciens peuples ou plutôt des anciens souverains, et sa grandeur nous étonne aujourd’hui, nous autres pygmées modernes et par la pensée et par l’exécution.

» Quelle devait être, je vous le demande, la population du vieux Caucase ? Si les pauvres granits de la Scandinavie ont été appelés la fabrique des nations, le Caucase mérite certes le titre de berceau du genre humain.

» Sur ses montagnes ont vu le jour les premiers-nés de l’univers ; ses cavernes étaient peuplées d’habitants qui descendaient des montagnes dans les vallées au fur et à mesure que les eaux de la mer universelle se retiraient, et qui, enfin, lorsque ses dernières vagues eurent disparu, se répandirent de là sur la surface virginale de la terre.

» Jusqu’à ce moment la chaîne caucasique était un groupe d’îles dont les sommets s’élevaient au-dessus de l’océan primitif, c’est pourquoi les Kabardiens, la plus vieille famille des montagnards du Caucase, s’appellent encore aujourd’hui Adigués, ce qui veut dire dans leur langue, habitants des îles [2].

» Maintenant, un dernier mot sur cette muraille qui vous vaut cette longue lettre, mon cher colonel.

» Elle a été bâtie, nous n’en disconvenons pas, par les rois de Perse et de Médie ; mais à côté du pouvoir qui ordonnait, il fallait l’agent qui exécutât.

» Cet agent ne pouvait être qu’un peuple ou une armée.

» Si c’était une armée, il fallait la nourrir, et il n’est point probable qu’une armée ait exécuté ce long travail en recevant ses vivres de la Perse.

» N’est-il pas plus simple de penser que le Caucase était énormément peuplé à cette époque, et que cette bâtisse gigantesque est l’œuvre des indigènes dirigés par une volonté étrangère, soit, soutenus par l’argent étranger ?

» Cette opinion, que je hasarde, a donc, à mon avis, un semblant de vérité.

» Mais qu’est-ce que le semblant de la vérité, quand nous ne savons pas ce qu’est la vérité elle-même ?

» Dixi.

» Bestucheff Marlinsky. »

Vingt-six ans après l’illustre proscrit, nous avons fait la même course qu’il avait faite. Seulement, nous l’avons étendue sept verstes plus loin.

Nous avons visité comme lui la caverne des Dives, comme lui la grotte des Saintes-Mamelles ; comme lui nous avons reconnu les réservoirs souterrains auxquels les garnisons des tours puisaient leur eau.

Enfin, en relisant sa description, nous l’avons trouvée d’une telle exactitude, que nous l’avons substituée à la nôtre, sûr que le lecteur n’y perdrait rien.

Et maintenant que sa poussière est allée rejoindre celle des Iskender, des Chosroès et des Nouchirvan, en sait-il plus sur la grande muraille qu’il n’en savait de son vivant ?

Ou son âme n’a-t-elle eu d’autre préoccupation que de répondre à cette interrogation du Seigneur :

— Qu’as-tu fait de ta sœur Oline Nesterzoff ?

Espérons que là-haut, comme ici-bas, la douce créature avait prié pour lui.

  1. Cette lettre, qui porte la date de 1832, est antérieure à l’invention du télégraphe électrique.
  2. On se rappelle que nous avons dit la même chose dans les premières pages de ce livre.