Juven (p. 217-220).

CHAPITRE XXXIV

Franchissons les rivières sur des ponts formés par des dos de crocodiles.


Des lettres semblables à celle que voici honorent autant le citoyen qui les écrit que l’homme à qui elles sont destinées.

Aussi n’hésité-je point à publier cette missive avant même de l’avoir lue :


« Monsieur et honoré Captain !

« Avant de commencer, permettez-moi de retirer mon képi bien bas devant l’ardent patriote dont l’esprit toujours en éveil n’a jamais perdu de vue le salut national, quitte à l’assurer moyennant l’aide des animaux les plus inattendus.

« L’idée de dresser des chiens militaires anti-cyclistes et des puces, non moins militaires, anti-chiens, est de celles que l’Europe vous envie.

« Votre invention, en outre, monsieur, des obus chargés de poil à gratter indique bien que chez vous l’humanitarisme le plus large s’unit à un nationalisme irréductible.

« Et plus récemment, vos faucons dressés à crever les ballons ennemis ne firent-ils pas ouvrir l’œil à un grand pays voisin que ma situation dans l’armée m’empêche de désigner plus clairement ?

« Je ne vous ai pas parlé de vos géniaux crocodiles porte-torpilles, parce que c’est précisément le sujet qui m’amène à vous entretenir aujourd’hui.

« Oui, Captain, vous avez parfaitement raison quand vous assurez que le crocodile est le plus éducable des animaux.

« Beaucoup de mes camarades, officiers au Soudan, m’ont raconté que, pris dès l’œuf et traité avec égards, le crocodile s’attache à l’homme et s’ingénie à lui rendre les mille petits services que lui permet sa complexion naturelle.

« Il serait donc coupable, comme vous l’avez fort bien démontré, de ne pas mettre à profit d’aussi favorables dispositions.

« … Lors des dernières manœuvres, mon rôle consista spécialement à étudier les nouveaux systèmes employés pour traverser les cours d’eau, lorsqu’on n’a sous la main ni pont, ni gués.

« Vous allez peut-être sourire, mais le procédé qui me sembla réussir le mieux fut l’improvisation de radeaux composés de gamelles vides qu’on enferme avec de la paille dans des sacs vaguement imperméables.

« Souvent, au cours de ces expériences, mes camarades et moi, nous pensions à vous et remettions l’absence du si fertile en ressources que vous êtes.

« Et voilà que, sans vous en douter, vous nous mettez sur la voie avec vos histoires de crocodile !

« En quelque sorte proverbiale, l’insubmersibilité de ce saurien prouve que le vieux Archimède était encore au-dessous de la vérité quand, tout nu, dans la rue, il proclamait son fameux principe, à la grande joie des galopins de Syracuse qui hurlaient à son unisson : « Eurêka ! Eurêka ! » sur l’air des Lampions.

« Le pont de crocodiles !

« Oui, c’est là le nœud de la question.

« Donc, que messieurs de l’artillerie, puisque c’est eux que cela regarde, n’hésitent point ! Qu’une section spéciale de dresseurs de crocodiles-pontonniers soit organisée sans retard !

« Qui sait ? Le salut est peut-être là.

« Veuillez, etc., etc.

« Guy d’Agoch,
simple lieutenant d’infanterie. »


Certes, l’idée de l’honorable correspondant est des plus séduisantes, mais comme dit Cap, vous verrez une fois de plus à l’œuvre l’inertie des bureaux.