Juven (p. 193-199).

CHAPITRE XXX

Le renard bleu à la portée des plus petites bourses.


— Encore un petit whisky-cocktail, Cap.

— Volontiers, mais sur le pouce, car je suis pressé.

— Où donc courez-vous ?

— C’est aujourd’hui que se réunit sous ma présidence, le conseil d’administration de la Société générale des Pelleteries de Paris.

Et, sur mon ahurissement, Cap m’expliqua en peu de mots l’objet de la nouvelle compagnie. Un véritable placement de père de famille :

Tout le monde sait le haut prix qu’atteignent les peaux et les fourrures, pour peu que ces marchandises ne proviennent pas du simple lapin de nos contrées.

Le renard bleu, pour ne citer que cette bestiole, affecte des tarifs qui en interdisent l’usage aux femmes, par exemple, de nos modestes cantonniers.

À quoi attribuer cette décourageante cherté ?

Tout simplement aux parages lointains autant que polaires où les intrépides chasseurs doivent aller traquer ces bêtes de luxe, aux mille difficultés et dépenses accompagnant cette opération, et enfin aux frais de douane relativement élevés que MM. les importateurs se voient contraints de verser au fisc, pour avoir le droit d’entrer sous le ciel de France leurs précieuses marchandises.

La « Société générale des Pelleteries de Paris » a pour but de remédier à cet état de choses en mettant à la portée des plus petites bourses certaines fourrures dont l’abord fut permis, jusqu’alors, seulement à nos sympathiques princes de la finance, à leurs dames et à leurs demoiselles.

Mais, vous récriez-vous, la « Société générale des Pelleteries de Paris » perdra des sommes folles en de tels trafics !

Non, vous répliqué-je froidement, la « Société générale des Pelleteries de Paris » réalisera des bénéfices énormes, car, après d’assez gros frais d’installation, ses frais journaliers seront des plus insignifiants.

La « Société générale des Pelleteries de Paris » se propose d’installer à Paris même — ou, pour parler plus exactement, sous Paris — de vastes installations au sein desquelles tous les riches animaux à fourrure, habitant d’habitude dans l’Amérique du Nord, le Canada, le Labrador, l’Alaska, etc., etc., vivront et se multiplieront, tels les lapins en leurs garennes.

Grâce, reconnaissons-le, à un fort pot-de-vin, versé aux mains de M. Paul Escudier et de plusieurs indélicats édiles ejusdem farinæ, la « Société générale des Pelleteries de Paris » s’est assuré l’entière possession, pour une période de quatre-vingt-dix-neuf ans, des catacombes de Paris.

Transformer ces catacombes en une immense glacière à température septentrionale et à éclairage polaire, peupler ces vastes sous-sols avec les susdits animaux, n’est-ce point jeu d’enfant ?

Vous avez compris à demi-mot, n’est-ce pas !

Et ne voyez-vous point là, vaillante petite épargne française, le placement de père de famille dont je vous parlais plus haut ?

Seulement, je le répète, ne point perdre une minute.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

P.-S. Comme bien je m’y attendais, le simple et résumé programme de cette magnifique affaire, la « Société générale des Pelleteries de Paris », a suscité dans le monde si intéressant de la petite épargne française une émotion bien légitime.

Cette idée, en effet, d’utiliser les catacombes en les transformant en vastes locaux frigides et simili-polaires où l’on pourra cultiver à foison les animaux riches en luxueuses fourrures, ne pouvait manquer de rencontrer un accueil sympathique, encourageant et flatteur. De mille départements à la fois, sans exagération, pleuvent les souscriptions, les demandes de renseignements, les conseils, les sollicitations à quelque emploi dans l’entreprise (si modeste soit-il, ajoute un pauvre bougre).

De ce volumineux courrier citons les deux lettres suivantes, curieuses l’une et l’autre, bien qu’à des titres différents :


« Cher et glorieux Captain,

« Comme vous, je crois la « Société générale des Pelleteries de Paris » appelée au plus brillant avenir : quand on obtient une peau de renard bleu, par exemple, à un prix de revient pas sensiblement supérieur à celui d’une peau de lapin, tenez pour certain qu’une telle entreprise est susceptible de réaliser des bénéfices inconnus jusqu’alors chez l’excellent M. Révillon ou tel autre de ses confrères en fourrures.

« Eh bien, cher monsieur, ces bénéfices, je viens vous proposer de les accroître encore dans de sensibles proportions.

« Écoutez-moi, je vous prie.

« En dehors des aménagements que vous commanderont les nécessités de votre exploitation, qui vous empêcherait d’en soigner le côté « pittoresque » tels que rochers, cavernes, cours d’eau, petits lacs, huttes de trappeurs et même — pourquoi pas ? et que ne réalise-t-on aujourd’hui, grâce à l’électricité ? — aurores boréales, soleil de minuit et autres phénomènes météorologiques si fertiles en ces parages ?

« Vous pourriez ainsi, en faisant payer un prix d’entrée, introduire chez vous un grand nombre de curieux qui ne se lasseraient jamais d’un spectacle aussi mirifique.

« Mais, m’objectez-vous. ces curieux, venant du dehors et pénétrant brusquement dans un endroit aussi frais (15 ou 20° au-dessous de zéro), ne risqueraient-ils pas de se voir immédiatement décerner une de ces braves petites fluxions de poitrine, apanage coutumier de ce qu’on appelle un « chaud et froid » ?

« Non, car j’ai prévu le cas :

« Un vestiaire ad hoc fournirait à nos curieux un petit complet semblable à celui que revêtent les hardis Canadiens chasseurs de fourrures.

« Mais, continuez-vous à m’objecter, nos ours blancs seraient-ils assez raisonnables pour contempler tous ces badauds d’un œil calme et d’une griffe indolente ?

« Certainement, car j’ai prévu le cas :

« Par-dessus le chaud vêtement désigné plus haut, les badauds, comme vous dites, revêtiraient une armure ne différant des armures de nos vaillants preux que par ce détail que, pour être plus légère, elle serait d’aluminium.

« Vous voyez donc que j’ai tout prévu.

« Dans l’espoir, etc., etc.

« Veuillez, etc., etc.

« Eugène. »

L’autre lettre émane, j’en ai grand’peur, de quelqu’un de pas bien sérieux, quoique assez familier :

« Mon vieux Captain,

« Très chic, ton truc d’installer le Septentrion et ses bêtes à poil de luxe dans les catacombes !

« Mais ne crains-tu pas que tous ces opulents bestiaux ne soient pas bientôt pris du mal du pays ?

« À cet inconvénient, je ne vois qu’un remède : les distraire en faisant chanter, matin et soir, les plus jolis airs de leurs patelins nataux.

« Et, pour accroître l’illusion, qui, s’il te plaît, chargeras-tu d’exécuter ce brillant répertoire ?

« Hé, parbleu ! Polaire en personne, l’étoile Polaire elle-même !

« À toi,

« Victor. »

L’innocente plaisanterie de M. Victor n’empêchera pas la « Société des Pelleteries de Paris » de gravir d’une main sûre les marches du succès.