Éditions Édouard Garand (p. 40-42).

X


La pièce où avait été conduite Thérèse était un petit salon meublé dans l’art français et décoré de tapisseries persanes. Mrs Loredane fit apporter des vins doux par une servante, mais l’orpheline s’obstina à n’en pas boire, pour la bonne raison qu’elle se rappelait trop encore l’effet dangereux que le vin avait produit sur son cerveau chez Mrs Whittle. Alors Mrs Loredane essaya, par tous les moyens et avec toute l’expérience qu’elle pensait avoir, de persuader la jeune fille qu’elle devait se mêler au monde en lequel on l’emmenait s’amuser. Thérèse demeurait froide et ne cessait de répéter :

— Madame faites-moi conduire chez moi !

Mrs Loredane s’impatienta. Puis elle eut l’idée de confier l’éducation de la jeune fille à l’une de ses servantes, une certaine Maggy, irlandaise d’origine, fille délurée, hardie, et sur le chemin de l’égout. Et peut-être allait-elle avoir recours aux suggestions de cette fille, lorsque Hampton entra.

Le lieutenant avait à ses lèvres un sourire mauvais, ses yeux étaient pleins d’éclairs malsains, et ses jambes n’avaient pas l’air très solides. Mrs Loredane comprit que le jeune homme, pour se donner du nerf et du cœur, avait bu.

Mais Thérèse ne vit rien de tout cela, la vue d’Hampton lui rappela la promesse qu’il avait faite, et elle s’avança vers le jeune homme, disant d’une voix suppliante :

— Monsieur, allez-vous enfin me reconduire chez moi ?

— Oui, mademoiselle, dans un instant. Nous n’avons plus qu’à attendre pour partir que Mrs Whittle nous rejoigne.

— Puisque c’est ainsi, dit Mrs Loredane, très dépitée de n’avoir pas réussi à séduire Thérèse, je vous laisse.

Et au moment où elle sortait elle lança un regard au lieutenant qui pouvait signifier :

« Tâchez de vous débrouiller tout seul, tant qu’à moi je dois avouer que j’y renonce ! »

Une fois seul avec la jeune fille, pâle et agitée, Hampton indiqua un divan et dit :

— Venez vous asseoir en attendant Mrs Whittle.

— M’avez-vous dit la vérité, monsieur ? demanda la jeune fille sur un ton sceptique. Et en même temps ses yeux perçants se fixaient sur Hampton, qui vit ces yeux remplis d’une telle énergie qu’il frémit malgré lui.

— Certes, répondit-il, quel intérêt aurais-je à vous tromper ? Tiens ! ajouta-t-il, buvez de ce vin, cela vous aidera à patienter.

— Non, dit Thérèse résolument.

— Asseyez-vous !

— Non… je veux m’en aller, et je m’en irai toute seule s’il faut !

— Mais il faut attendre Mrs Whittle !

Mrs Whittle est une ennemie, je ne crois plus en elle, elle m’a trompée !

Thérèse, à la fin, découvrait la vérité, et elle comprenait qu’elle avait été entraînée dans un piège mais sans pouvoir en trouver le motif. Car elle n’avait fait de mal à personne, et elle ne pouvait s’imaginer qu’on lui voulût du mal. Peu à peu elle perdait sa timidité et elle retrouvait toute l’énergie dont elle était douée. L’âme de la Canadienne se réveillait devant la lutte qu’elle entrevoyait. Puisqu’elle ne pouvait compter sur personne pour se défendre, elle était résolue à se défendre seule et par ses propres moyens.

Déjà elle avait marché vers la porte qui donnait sur la salle commune. Mais Hampton, de crainte de voir sa proie lui échapper, s’était placé devant elle et s’était appuyé du dos à la porte.

Thérèse lui dit avec un accent impérieux :

— Laissez-moi m’en aller, je me passerai de vous !

Hampton était ivre, et par conséquent peu maître de ses actes. La haine qu’il ressentait pour la race canadienne, et la passion des sens surexcités pouvaient le porter aux pires actions contre la jeune fille.

Il se mit à rire et dit :

— Et moi je ne veux pas me passer de toi, belle !

Thérèse, insultée par les paroles et le ton, leva sa petite main pour frapper l’impertinent au visage.

Hampton saisit cette petite main et la porta à ses lèvres en disant avec un rire moqueur :

— Je baise la main qui me châtie !

Thérèse poussa un cri, retira sa main comme si elle eût été brûlée au contact d’une flamme ardente, et recula dans un coin du salon comme pour échapper à cet homme qu’elle trouvait maintenant odieux.

Hampton, riant de plus en plus, s’approcha de la jeune fille.

Elle lui dit sur un ton grave et menaçant :

— Monsieur, il vaut mieux pour vous de me laisser sortir, sinon vous paierez cher votre conduite à mon égard !

— Vraiment ? ricana Hampton. Et qui me fera payer, vous ?…

— Un homme, monsieur, répliqua Thérèse, un homme qui vous fouettera comme ou fouette un vil laquais !

— Le capitaine Aramèle, je gage ? se mit à rire aux éclats le lieutenant.

— Justement.

Hampton cessa de rire, fronça les sourcils, prit un air menaçant et gronda en marchant sur Thérèse :

— Sotte fille ! je tuerai ton capitaine Aramèle, et toi, je te ferai souffrir mille tourments pour m’avoir défié et outragé.

Et, bien que le lieutenant continuât de s’approcher de plus en plus en menaçant, Thérèse le regarda venir avec un regard toujours défiant.

À cet instant la porte du salon s’ouvrit doucement et l’inconnu qui avait remarqué Thérèse au réfectoire parut.

Hampton se retourna et fit un geste de surprise.

Thérèse sourit et dans ses yeux passa une prière ardente à l’inconnu.

Lui referma tranquillement la porte, sourit à la jeune fille et regardant le lieutenant, il dit sur un ton grave et bas :

— Je vois, monsieur, que vous êtes un officier de l’armée du roi, et vous n’avez pas honte de vous conduire ainsi ?

Hampton, rudement souffleté par ces paroles d’un inconnu, poussa tout à coup un cri de rage et bondit sur le jeune étranger. Il se passa alors une scène si rapide que Thérèse n’en put saisir les détails. Le jeune inconnu se jeta sur Hampton, il le saisit par les épaules, le souleva, le renversa sur le parquet, puis le releva. Une seconde, il le tint d’une seule main, tandis que de l’autre il ouvrait la porte de la salle : puis, reprenant le lieutenant par les épaules, il le souleva une seconde fois et l’envoya rouler sur les dalles de la salle commune déserte à cet instant.

Le lieutenant poussa un rugissement de haine et de fureur. Il se releva, tira son épée et se jeta contre l’inconnu.

Celui-ci saisit un fauteuil et le lança à la tête du lieutenant. Lui, voulut parer ce projectile nouveau genre de son épée, mais l’épée se brisa et le fauteuil, atteignant Hampton à la tête, le renversa de nouveau sur les dalles. Le lieutenant, cette fois, demeura inanimé.

L’inconnu se tourna alors vers la jeune fille et dit avec un sourire doux :

— Mademoiselle, je devine que vous avez été emmenée par contrainte dans ce bouge. Si vous voulez m’indiquer votre demeure, je vous y conduirai.

Il s’était exprimé dans un français correct, sauf un léger accent britannique.

Émue de douce joie et pleine de confiance en ce beau et brave jeune homme, la jeune fille lui dit l’endroit qu’elle habitait en la basse-ville.

— C’est bien, répliqua le jeune homme, je vais commander une voiture aux serviteurs de la maison.

Et Hampton n’était pas encore revenu à la connaissance, et personne encore, hormis quelques domestiques, n’avait eu vent de l’incident qui s’était passé, que le jeune étranger et Thérèse partaient pour la cité.