Le Canapé couleur de feu : Histoire galante (1741)
Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux (p. 39-42).


CHAPITRE IX

Des joueurs de convulsions achètent le canapé.


Le sort me fit tomber dans une maison de convulsionnaires ; mais j’avais été si maltraité dans ma première condition qu’on me réduisit presque en canelle à la troisième ou quatrième séance, de façon que mes nouveaux hôtes songèrent encore à me réformer… — Oh ! parbleu, interrompit le procureur, puisque vous avez été chez des convulsionnaires, vous voudrez bien nous apprendre ce que sont au juste ces gens-là ; on en dit des choses si merveilleuses ! — Merveilleuses pour les sots, répondit Commode, car les personnes éclairées et impartiales ne seront jamais dupes de leurs friponneries. C’est une espèce d’enthousiastes ou de fous, comme il vous plaira, détachée d’une secte à laquelle il était difficile autrefois de refuser son estime, mais qui s’est dégradée par de mauvaises parades qu’elle fit représenter, il y a quelques années, dans un lieu saint, et s’est rendue chez les honnêtes gens aussi méprisables que son antagoniste.

Comme la sagesse du gouvernement ne se prêta point aux trivelinades de ces farceurs, ils firent, depuis, plusieurs bandes, et s’assemblèrent dans des maisons particulières, ou ils continuèrent à jouer leurs fanatiques scènes. — Mais, demanda la procureuse, quels avantages prétendent-ils tirer de ces folies ? — Ceux d’en imposer au peuple crédule, de gagner sa confiance et de se rendre dans la suite, s’il est possible, un parti considérable. L’honneur d’être à la tête d’une secte, pour ces sortes de gens affublés de noir, n’est pas moins flatteur et délicieux que celui d’avoir le commandement général d’une armée. La vaine gloire et l’ostentation sont les mêmes dans le cœur de tous les hommes, elles ne font que changer d’objets, selon les diverses professions qu’ils embrassent. — Vous n’avez donc rien trouvé, poursuivit la procureuse, de fort extraordinaire dans ce que font ces sortes de bateleurs ? — Non, en vérité, répliqua Commode, leurs plus beaux tours de force, d’adresse et d’équilibre, ne valent pas, à beaucoup près, ceux de la troupe des sieurs Colin et de Restier ; et je puis vous assurer que le premier convulsionnaire du monde n’est pas digne d’être mis en parallèle avec le dernier sauteur de la foire. — Songez-vous, dit le procureur, que vous offensez une infinité d’honnêtes gens par un parallèle aussi inégal ? — Il ne l’est pas tant que vous le croyez, repartit le chevalier ; s’il y a des personnes d’un rang distingué qui se mêlent de convulsionner, on peut vous en citer qui, dansant sur la corde, voltigent, marchent sur les mains et hasardent le saut périlleux sur des matelas : jamais les seigneurs n’ont eu tant d’émulation qu’aujourd’hui pour tous les exercices, excepté pour ceux qui conviennent à leur état. — Cela est bien louable, reprit le procureur. — Au moins, continua Commode, tout le mal qui peut arriver d’un goût si extravagant, c’est de se casser le cou ; et, dans la société, quelques cous de plus ou de moins ne sont pas une affaire. Mais, morbleu ! s’étudier à gâter la cervelle du pauvre monde par de sacrilèges histrionades, c’est ce que je ne puis digérer ; et, si j’en étais cru… — Vous n’êtes point l’apôtre des convulsionnaires, interrompit la procureuse. — Ce serait l’être d’une bande de scélérats, répliqua le chevalier. Combien de jolies filles ne m’ont-ils pas fait passer sur le corps, pour n’y faire autre chose que des grimaces et des contorsions horribles ! — Vraiment, dit le procureur, ce n’était point là votre compte ; je ne suis pas surpris que vous soyez si mécontent ; avec des personnages de cette espèce, vous auriez pu mieux employer votre temps. — Il est vrai, répondit Commode, mais c’était ma destinée de n’être plus employé au déduit que chez vous, comme vous allez voir.



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