Ollendorff (p. 218-224).

VII

Je vais la tuer… Elle est dans sa chambre, sans lumière, couchée… Moi, dans le cabinet de toilette, je marche, je marche… Je marche haletant, la tête en feu, les poings crispés, impatients de justice… Je vais la tuer !… De temps en temps, je m’arrête près de la porte et j’écoute… Elle pleure… Et, tout à l’heure, j’entrerai… J’entrerai et je l’arracherai du lit, je la traînerai par les cheveux, je m’acharnerai sur son ventre, je lui frapperai le crâne contre les angles de marbre de la cheminée… Je veux que la chambre soit rouge de son sang… Je veux que son corps ne soit plus qu’un paquet de chair pilée, que je jetterai aux ordures et que le tombereau, demain, ramassera… Pleure, pleure !… Dans une minute, tu hurleras, ma mie !… Ai-je été stupide ?… Penser à tout, excepté à cela !… Avoir peur de tout, excepté de cela !… Me dire à chaque instant : « Elle me quittera, » et jamais, jamais : « Elle me trompera. »… N’avoir pas deviné ce bouge, ce vieux, toute cette fange !… Non, en vérité, je n’y songeais pas, aveugle brute que j’étais… Elle devait bien rire, quand je la suppliais de ne pas me quitter !… Me quitter, ah ! oui, me quitter !… Elle ne le voulait pas… Je comprends maintenant… Je lui suis non pas une pudeur, non pas une honorabilité, mais bien une enseigne, une marque de fabrique… une plus-value !… Oui, qu’on la voie à mon bras, et elle vaut davantage, elle peut se vendre plus cher que si, goule nocturne, elle s’en allait, rôdant sur les trottoirs et fouillant l’ombre obscène des rues… Ma fortune, elle l’a dévorée d’un coup de dent… Mon intelligence, ses lèvres, d’un trait, l’ont tarie… Alors, elle spécule sur mon honneur, c’est logique… Sur mon honneur !… Comment saurait-elle qu’il ne m’en reste plus ?… Vais-je donc la tuer ? Être mort, et puis, après, c’est fini !… On se découvre devant le cercueil d’un bandit, on salue le cadavre de la prostituée… Dans les églises, les fidèles s’agenouillent et prient pour ceux-là qui ont souffert, pour ceux-là qui ont péché… Dans les cimetières, le respect veille sur les tombes, et la croix les protège… Mourir, c’est être pardonné !… Oui, la mort est belle, sainte, auguste !… La mort, c’est la grande clarté éternelle qui commence… Oh ! mourir !… s’allonger sur un matelas plus moelleux que la plus moelleuse mousse des nids… Ne plus penser… Ne plus entendre les bruits de la vie… Sentir l’infinie volupté du néant !… Être une âme !… Je ne la tuerai pas… Je ne la tuerai pas, parce qu’il faut qu’elle souffre, abominablement, toujours… qu’elle souffre dans sa beauté, dans son orgueil, dans son sexe étalé de fille vendue !… Je ne la tuerai pas, mais je la marquerai d’une telle laideur, je la rendrai si repoussante que tous, à sa vue, s’enfuiront, épouvantés… Et, le nez coupé, les yeux débordant les paupières ourlées de cicatrices, je l’obligerai, tous les jours, tous les soirs, à se montrer sans voile, dans la rue, au théâtre, partout !

Tout à coup, les sanglots m’étouffent… Je me roule sur le divan, mordant les coussins, et je pleure, je pleure !… Les minutes s’envolent, les heures passent et je pleure !… Ah ! Juliette, infâme Juliette ! Pourquoi as-tu fait cela ?… Pourquoi ? Ne pouvais-tu me dire « Tu n’es plus riche, et c’est de l’argent que je veux de toi… Va t’en ! » Cela eût été atroce ; j’en serais peut-être mort… Qu’importe ? Cela eût mieux valu… Comment est-il possible que maintenant, je te regarde en face… Que nos bouches jamais se rejoignent ?… Nous avons, entre nous, l’épaisseur de cette maison maudite !… Ah ! Juliette !… Malheureuse Juliette !…

Je me souviens, quand elle est partie… Je me souviens de tout !… Je la revois, avec sa toilette, sa robe grise, l’ombre de sa main, qui dansait, bizarre, sur la nappe… Je la revois aussi nettement, plus nettement même, que si elle était devant moi, en cette minute… Elle était triste, elle pleurait… Je n’ai pas rêvé… elle pleurait… puisque ses larmes ont mouillé ma joue !… Pleurait-elle sur moi, sur elle ?… Ah ! qui sait ?… Je me souviens… Je lui disais : « Ne sors pas, ma Juliette ! »… Elle me répondait : « Embrasse-moi fort, bien fort, plus fort ! »… Et ses baisers avaient une étreinte plus douloureuse, une crispation, une peur, comme si elle eût voulu s’accrocher à moi ; chercher, tremblante, une protection dans mes bras… Je revois ses yeux, ses yeux suppliants… Ils m’imploraient : « Quelque chose d’infernal me pousse… Retiens-moi… Je suis sur ton cœur… Ne me laisse pas partir ? »… Et, au lieu de la prendre, de l’emporter, de la cacher, de la tant aimer qu’elle en fût étourdie de bonheur, j’ai ouvert les bras et elle est partie !… Elle se réfugiait en mon amour, et mon amour l’a rejetée… Elle m’a crié : « Je t’adore, je t’adore ! »… Et je suis resté là, bête, aussi étonné que l’enfant à qui l’oiseau captif vient d’échapper, dans un bruit d’ailes imprévu… À cette tristesse, à ces larmes, à ces baisers, à ces paroles plus tendres, à ces frissonnements, je n’ai rien compris… Et c’est maintenant, seulement, que je l’entends, ce langage muet et si mélancolique : « Mon cher Jean, je suis une pauvre petite femme, un peu folle, et si faible !… Je n’ai pas la notion de grand-chose… Qui donc m’eût appris ce que c’est que la pudeur, le devoir, la vertu !… Tout enfant, le spectacle du vice m’a salie, et le mal m’a été révélé par ceux-là mêmes qui avaient charge de veiller sur moi… Je ne suis pas méchante, pourtant, et je t’aime… Je t’aime plus encore que je ne t’ai jamais aimé !… Mon Jean adoré, tu es fort, toi ; tu sais de belles choses que j’ignore… Eh bien, défends-moi !… Un désir plus impérieux que ma volonté m’attire là-bas… C’est que j’ai vu des bijoux, des robes, des riens charmants et très chers que tu ne peux plus me donner, et qu’on m’a promis tout cela !… J’ai l’instinct que c’est mal et que tu en auras de la peine… Eh bien, dompte-moi !… Je ne demande pas mieux que d’être bonne et vertueuse… Apprends-moi… Si je te résiste… bats-moi. » Pauvre Juliette !… Il me semble qu’elle est près de moi, agenouillée, les mains jointes… Les larmes coulent de ses yeux, de ses grands yeux humiliés et doux, les larmes coulent sans cesse, comme, autrefois, elles coulaient des yeux de ma mère… Et, à la pensée que j’ai voulu la tuer, que j’ai voulu, par des mutilations horribles, défigurer ce visage délicieux et repentant, des remords m’assaillent, la colère s’évanouit dans la pitié… Elle continue : « Pardonne-moi !… Oh ! mon Jean, tu dois me pardonner… Ce n’est pas de ma faute, je t’assure… Réfléchis… M’as-tu avertie, une seule fois ?… Une seule fois, m’as-tu montré le chemin que je devais suivre… Par mollesse, par crainte de me perdre, par une complaisance exagérée et criminelle, tu t’es courbé à tous mes caprices, même les plus mauvais… Comment était-il possible que je comprisse que cela était mal, puisque tu ne me disais rien… Au lieu de m’arrêter sur les bords de l’abîme où je courais, c’est toi-même qui m’as précipitée… Quels exemples m’as-tu mis sous les yeux ?… Où donc m’as-tu conduite ?… M’as-tu, un jour, arrachée à ce milieu inquiétant de la débauche ?… Pourquoi n’as-tu pas chassé de chez nous Jesselin, Gabrielle, tous ces êtres dépravés, dont la présence était un encouragement à mes folies ?… Me souffler un peu de ton âme, faire pénétrer un peu de lumière dans la nuit de mon cerveau, voilà ce qu’il fallait !… Oui, il fallait me redonner la vie, me créer une seconde fois !… Je suis coupable, mon Jean !… Et j’ai tant de honte que je n’espère pas, par toute une existence de sacrifice et de repentir, racheter l’infamie de cette heure maudite… Mais toi !… As-tu bien la conscience d’avoir rempli ton devoir ? Je ne redoute pas l’expiation… Je l’appelle au contraire, je la veux… Mais toi ?… Peux-tu t’ériger en justicier d’un crime qui est mien, oui, et qui est tien aussi, puisque tu n’as pas su l’empêcher !… Mon cher amour, écoute-moi… Ce corps que j’ai tenté de souiller, il te fait horreur ; tu ne pourrais le voir, désormais, sans colère et sans déchirement… Eh bien, qu’il disparaisse !… Qu’il s’en aille pourrir dans l’oubli d’un cimetière !… Mon âme te restera, elle t’appartient, car elle ne t’a pas quitté, car elle t’aime… Vois, elle est toute blanche… » Un couteau brille dans les mains de Juliette… Elle va se frapper… Alors, je tends les bras, je crie : « Non, non, Juliette, non je ne veux pas… Je t’aime !… Non, non, je ne veux pas ! »… Mes bras se referment et je n’étreins que l’espace… Je regarde, épouvanté… autour de moi, la pièce est vide !… Je regarde encore… Le gaz brûle, plus jaune, aux appliques de la toilette… sur le tapis, des jupons gisent affaissés, des bottines sont éparses. Et le jour, très pâle, glisse entre les lamelles des volets…
Puvis de Chavannes, Marie-Madeleine
J’ai peur que Juliette, vraiment, ne se soit tuée, car pourquoi cette vision se serait-elle dressée devant moi ?… Sur la pointe des pieds, doucement, je me dirige vers la porte, et j’écoute… Un soupir faible m’arrive, puis une plainte, puis un sanglot… Et, comme un fou, je me précipite dans la chambre… Une voix me parle dans l’ombre, la voix de Juliette :

— Ah ! mon Jean ! mon pauvre petit Jean !

Et, sur son front, chastement, ainsi que le Christ baisa Magdeleine, je l’embrassai.