Le Cabaret de la belle femme/Chapitre 7

Albin Michel (p. 111-128).


LE POÈTE SOUS LE POT DE FLEURS


Il est certain que si l’inaptitude au combat avait constitué un cas de réforme, on l’eût renvoyé dans ses foyers dès le premier jour de la mobilisation. Rien qu’à le voir entrer dans la cour de la caserne, son sac de voyage à la main, un numéro du Mercure de France sous le bras, puis mettre son monocle sans aucune affectation et chercher d’un regard le factionnaire pour lui demander « où se tenait monsieur l’officier chargé de la réception des hommes de troupe », le commandant du dépôt aurait dû comprendre que ce garçon-là était d’une valeur militaire absolument nulle et que mieux valait s’en débarrasser tout de suite. On pouvait lui tondre les cheveux ras, lui donner un pantalon rouge avec une cotte bleue, une cravate réglementaire, un sac orné d’une pelle-bêche, un fusil et trois cartouchières pleines, on pouvait même pousser l’expérience jusqu’à lui faire serrer sa jugulaire sous le menton et mettre baïonnette au canon, il n’en resterait pas moins rigoureusement civil, uniquement poète, et incapable de jamais mériter les galons de caporal, quand bien même la guerre durerait cent ans.

Il avait une perception si singulière du monde extérieur, il était toujours resté tellement éloigné de ce que ces messieurs du cinéma appellent « les combats de la vie », qu’en temps de paix, il n’arrivait déjà pas à penser ni à vivre comme tout le monde ; avec la guerre, ce malentendu n’avait fait que s’aggraver. Imaginez un pêcheur de lune mobilisé au 3e zouaves, Fortunio portant la soupe en première ligne, Shéhérazade promue cantinière, tout ce qu’on peut souhaiter de moins apte à faire « un poilu ».

Après deux ans de front, il ne s’était pas encore décidé à tutoyer tous ces soldats qu’il ne connaissait pas, il était toujours incapable de distinguer le sifflement d’un 77 du joyeux ronflement d’un 305 autrichien, et malgré ses trois brisques, la guerre restait un sujet de conversation qui lui était aussi rigoureusement interdit que l’accès du ciel à un mauvais riche.

Il s’était rendu rapidement célèbre dans tout le régiment ; les uns avaient pour lui cette sympathie moqueuse qu’on accorde aux bons loufoques ; d’autres le respectaient, à cause de ses manières distinguées et de son langage choisi ; mais tous les galapiats des trois bataillons avaient pour lui une haine féroce, ne pouvant supporter que ce biffin de deuxième gardât cet air de supériorité et ces façons polies qui les vexaient plus que des injures. Et puis, c’était son monocle qui les rendait malades.

Habillé sans la moindre fantaisie, il n’avait conservé de son élégance d’avant-guerre que ce grand verre nu, sans monture ni ruban, qu’il se plaisait à fixer dans son orbite creuse au moment où la chose semblait le moins s’imposer : pour manger sa gamelle, par exemple, ou pour piocher, ou encore pour écouter les instructions du sergent qui l’envoyait aux distributions. Ce monocle impassible, sur cette longue tête mélancolique de girafe, était d’un effet surprenant ; avec sa veste trop courte d’où surgissait un cou maigre, son « pot de fleurs » déteint et ses molletières mises de travers, cela formait un ensemble paradoxal et déconcertant qui soulevait naturellement l’injure.

Dès son arrivée au front, rien qu’en se montrant, le poète s’était fait vingt ennemis. Le premier, ç’avait été le caporal fourrier. Celui-ci allait de groupe en groupe, demandant à tous les nouveaux « l’adresse de la personne à prévenir en cas d’accident », sans spécifier quelle sorte d’accident on redoutait pour eux, quand il tomba sur ce singulier soldat qui lui disait « vous ». Le livret matricule du militaire n’était pas à jour.

— C’est bien Jean de Crécy-Gonzalve que tu t’appelles ? Tu parles d’un nom à la noix… Ta profession ?

— Poète, répondit l’autre de sa voix mielleuse.

— Hein, quoi ? s’emporta tout de suite le fourrier qui n’aimait pas qu’on se moquât de lui. Tu ne crois pas que je viens ici pour me faire mettre en boîte par les gars qui débarquent du dépôt ? T’as du retard pour ce truc-là… Si je te demande ça, c’est pour le service, t’entends, et je ne veux pas qu’on se paie ma gueule.

— Excusez-moi, fourrier, protesta le nouveau, plein de courtoisie, mais je vous assure que…

— Ça va bien, je me fous de tes bobards, braillait le cabot qu’on ne pouvait plus arrêter. T’as pris ma gueule pour un plat de cerises, ça n’a rien à faire. Tu dis poète, eh bien, je vais le mettre sur ton livret, tu n’auras à t’en prendre qu’à toi…

Et convaincu d’avoir trouvé la bonne vengeance, il alla porter la mention infamante sur le livret de Jean de Crécy-Gonzalve.

La réputation de poète n’est pas une excellente chose dans une compagnie d’infanterie, mieux vaudrait être instituteur, chanteur de café-concert ou coureur cycliste, mais poète, comme le lui avait franchement dit Lousteau, « ça la foutait mal ». Néanmoins il réussit à se faire des amis ; il composa des acrostiches pour le cuisinier, les sergents, les filles du pays — qui lisaient leur nom en bout de ligne avec des yeux écarquillés — et l’on commença à le regarder avec un certain épatement, comme on contemple un prestidigitateur capable de sortir des pigeons vivants d’un chapeau haut de forme ou trente petits drapeaux d’un œuf dur.

La première entrevue que Jean de Crécy-Gonzalve eut avec l’ennemi le navra. Il arriva dans la tranchée sous une pluie battante, et, au lever du jour, l’artillerie allemande se mit à marteler les lignes, arrachant la marne par larges copeaux blancs. Dans un coin bouleversé, des blessés se traînaient en geignant. Jean de Crécy-Gonzalve, accroupi le derrière dans la boue, regardait ce spectacle affligeant en hochant sa longue tête désolée.

— Que diable sommes-nous venus faire ici, mon cher monsieur ? confia-t-il à son caporal.

Lorsqu’on lui dit de prendre sa pioche pour aller remettre la tranchée en état, il répondit d’un air désabusé :

— Estimez-vous que ce soit vraiment nécessaire ? Ces gens-là vont certainement recommencer.

« Ces gens-là » c’étaient les Prussiens d’en face. Bien qu’il les méprisât un peu — à cause de leur art, d’une application sans grâce — il n’eût jamais consenti à les traiter familièrement de Boches ou de Fritz et, quand il parlait d’eux, il disait cérémonieusement « messieurs les Allemands », ce qui avait le pouvoir de mettre les copains de son escouade dans une fureur abominable.

Après ce premier séjour aux tranchées, il comprit que son éducation l’avait insuffisamment préparé aux travaux de terrassement, et il intrigua pour trouver une meilleure place.

On le rencontra avec le caporal muletier de la mitraille, qui aimait le vin bouché ; il demanda des marraines pour tous les secrétaires du colonel et il parvint à faire croire au sergent infirmier, auteur d’une romance saugrenue sur l’air du Temps des Cerises, qu’il avait un grand talent et qu’il se chargeait de faire publier ses vers dans la plus grande revue de Paris, laquelle s’appelait quelque chose comme le Thyrse enrubanné ou bien la Houlette fleurie.

Ce fut précisément une de ces grandes revues (il en recevait de surprenantes, qu’on ne devait imprimer que pour lui et dont le seul nom effarait le vaguemestre, facteur dans le civil) ce fut donc la Centurie, ou le Miroir de Diane qui lui valut le filon de cycliste. On l’avait remise par erreur au capitaine avec son courrier. Désœuvré, il la lut, goûta de petites critiques venimeuses où des jeunes gens mal intentionnés déchiraient d’autres poètes qui, paraît-il, étaient célèbres dans leur quartier, et tomba sur un sonnet signé Jean de Crécy-Gonzalve. Comme il ne pouvait pas exister deux chrétiens accablés sous ce nom-là, il pensa avec une certaine satisfaction :

— Tiens, mais, c’est mon lascar au monocle. Déjà favorablement disposé, il lut.

La chose s’intitulait « Prémices » et dès le premier quatrain, le sujet était nettement posé, comme une question de devinette :

Viens. Un palingénésique
Vin fermente en la sotie,
L’ésotérique musique
Est celle d’Erik Satie.

L’officier fronça les sourcils, ce qui, paraît-il, aide à comprendre, et déchiffra jusqu’au bout. Puis sans prendre nettement parti, il conclut :

« C’est un garçon qui sait beaucoup de choses ; » et il regretta de n’avoir pas de dictionnaire dans sa cantine pour y chercher la signification du mot « abstème », qui l’avait particulièrement intrigué. Il tint à remettre lui-même la revue à son destinataire et il observa que Jean de Crécy-Gonzalve était somme toute, d’aspect très militaire, se tenant droit comme une hampe les bras tombants et les talons en équerre, et qu’il s’exprimait avec une correction faite pour rendre jaloux les meilleurs élèves des Pères.

Le capitaine lui demanda gentiment s’il mettait beaucoup de temps pour écrire ses « petites machines » et de Crécy-Gonzalve, lancé sur l’unique sujet de conversation qui l’eût jamais passionné, se mit à parler vers et poètes, revues, écoles, symbolisme, unanimisme, ghildes, hurles aux loups, café du Dôme, simultanéistes, inclinant légèrement la tête chaque fois qu’il prononçait le nom de Guillaume Apollinaire, comme les fidèles à la messe lorsqu’ils chantent Jesu Christe.

Il en était à exprimer son sentiment sur le cubisme littéraire, quand le capitaine lui demanda à brûle-pourpoint :

— Vous savez monter à bicyclette ?

De Crécy-Gonzalve, arrêté net comme un cheval emballé, resta d’abord bouche bée, puis il comprit et il répondit précipitamment : — Oh ! oui, mon capitaine, je monte même bien, très bien.

— Eh bien, vous serez mon cycliste.

Et le lendemain, Jean de Crécy-Gonzalve, pour célébrer son entrée en fonctions, écrasait une poule, renversait un cuistot avec son bouteillon plein et voilait sa roue.

C’était néanmoins un cycliste des plus acceptables, et, pourvu qu’on ne lui demandât pas de monter à bicyclette, il était parfaitement capable de rendre des services.

Plusieurs fois, il dut porter des plis sous des barrages violents, et jamais on ne le vit flancher ni même s’étonner. Il soupirait comme la Jeune captive, disait d’un air navré :

— Souhaitons qu’il n’advienne rien de fâcheux à ce jeune monsieur si distingué qui est au poste d’écoute.

Et il, s’en revenait du même pas rapide, clouant de stupeur les hommes de soupe qui le prenaient d’abord pour un officier, à cause du monocle, et n’osaient l’injurier qu’au repassage.

Le poète savait apprécier comme il le méritait ce poste de cycliste qui lui permettait de passer ses nuits dans un gourbi et de couper aux corvées. Malheureusement, il n’arrivait pas à comprendre que c’était la guerre, que son chef direct ne s’appelait du tout Pierre de Ronsard, que la vie ne consistait plus à échanger des coups de chapeau et à parler des ballets russes, mais à s’entre-étriper et à manger avec ses doigts, si bien que ses façons de chasseurs de papillons finirent par exaspérer tout le monde.

Un matin, sans un obus tiré, dans la grisaille humide du petit matin, les Boches attaquèrent. Ce fut une rude attaque, menée à la grenade ; les Allemands, profitant de la surprise parvinrent à sauter dans la tranchée et un combat féroce s’engagea dans les boyaux. Éveillé par le bruit, le 75 s’était mis à tirer, fauchant au jugé le champ brumeux, et, à son poste de commandement, le colonel s’inquiétait, le téléphone coupé ne lui répondant plus.

Comme il se tenait, fiévreux, à l’entrée de son gourbi, passant sa colère à coups de canne sur les sacs d’un pare-éclats, et grommelant « Saligauds de Boches. Ah ! je vais leur foutre une de ces contre-attaques… » il vit arriver, léger comme une autruche et galant comme un épouseux, le jeune Jean de Crécy-Gonzalve dont la seule vue, en temps ordinaire, l’agaçait déjà prodigieusement. Le poète jugeant l’instant propice, avait mis son monocle.

Il s’arrêta à quatre pas, fit claquer les talons, main droite à la bourguignotte et il dit d’une voix exquise :

— Mon colonel, messieurs les Allemands ont attaqué nos lignes à la pointe du jour.

— Messieurs les Allemands, ah, messieurs les Allemands ! éclata le colonel cramoisi. Eh bien, vous allez retourner les voir, messieurs les Allemands.

Décontenancé, vaguement inquiet, Jean de Crécy-Gonzalve rejoignit sa compagnie.

Le soir, au cantonnement, il apprit qu’il était relevé, le colonel n’ayant aucun goût pour les politesses à la Fontenoy et ne tenant pas à posséder un comte d’Auteroche parmi ses agents de liaison. Et passant à son successeur son vélo rouillé aux pneus à plat, Jean de Crécy-Gonzalve reprit tristement le Lebel, le sac orné d’une gamelle, sa pelle-bêche, sa couverture en fer à cheval et tout ce qui faisait l’attrait du soldat de la grande guerre, tel qu’on l’aimait dans les illustrés.



Jamais on ne ricana tant à la 5e compagnie que le jour où Jean de Crécy-Gonzalve, relevé de son emploi, revint sans aucun enthousiasme reprendre sa place sur la paille commune du gourbi. Ceux qui, la veille encore, lui faisaient des sourires larges comme une pièce à une culotte, pour lui demander de rapporter du tabac, les journaux, du chocolat, des sardines, de la moutarde, tout un chargement de baudet qui le faisait suer sur son guidon et déraper dans les virages, ceux-là mêmes se livrèrent à de fines plaisanteries lui demandant « pourquoi que t’as démissionné », lui proposant leur assiette d’aluminium pour s’en faire un monocle, se livrant à des considérations générales sur « les gars qui jouent tellement bien aux c… qu’ils finissent par gagner »et se mettant tous d’accord pour conclure que « c’était bien le tour du poète à en roter ».

Ceci ne pouvait d’ailleurs se prendre que dans un sens figuré, car, même dans la tranchée, tout cuirassé de boue et rasé de l’autre semaine, Jean de Crécy-Gonzalve restait parfaitement homme du monde, mettant une sorte de singulier point d’honneur à être d’autant plus distingué que la situation se prêtait peu aux belles manières.

À la soupe, pendant que le caporal distribuait le vin avec une précision de droguiste, le poète minaudait, faisait des politesses, susurrait des « après vous, cher ami » en éloignant son quart, si bien que, de mémoire de cuistot, jamais on ne l’avait vu toucher une goutte de rabiot.

Qu’on servît des patates ou du riz, du macaroni ou des lentilles, il mangeait sans se plaindre, estimant peut-être qu’il eût été inconvenant, pour un invité, de toujours critiquer la cuisine. Après le café, il regardait les camarades jouer à la manille et si, par malheur, il pouvait en pincer un le nez en l’air, il commençait sournoisement à lui parler de cartes, du tarot, puis, de fil en aiguille, des horoscopes, d’astrologie, des mages chaldéens, de théurgie, d’influx, de l’au-delà et il terminait par une stupéfiante improvisation sur l’idée de mort chez Baudelaire ou la hantise de l’Inconnu dans l’œuvre de Mœterlinck, qui donnait à l’autre de quoi réfléchir pour ses deux heures de veille. Ce qui émerveillait surtout ses camarades, c’était qu’il pût parler de tant de choses qu’ils ignoraient et qu’il connût tant de gens célèbres dont ils n’avaient jamais lu le nom nulle part.

— Comment, s’étonnait-il, vous ne connaissez pas M. Sébastien Voirol ?

Et il levait ses longs bras au ciel, si stupéfait que le moins fier se sentait tout honteux. Mais comme il ne savait pas jeter une pelletée de terre sans en faire retomber la moitié sur lui, ni coudre un bouton sans se mettre les dix doigts en sang, comme il n’était même pas capable de porter la soupe sans en renverser la moitié en route, il perdait d’un coup la moitié de son prestige, et il enrichissait subitement son vocabulaire d’un tas d’expressions inconnues qu’il eût mis des semaines à imaginer, comme : « crâne d’alouette, bon à lappe, du chnoc et entortillé d’peau d’nouille ».

Il n’était pourtant pas si sot, avec son air de toujours tomber de la lune et il trouvait le moyen de ne rien faire là où les autres se tuaient de fatigue.

Sa maladresse proverbiale le mettait à l’abri de toutes les corvées, personne n’aurait consenti à former équipe avec lui pour porter un rondin, jamais un sergent n’aurait songé à le désigner pour creuser une tranchée, et comme il lui était arrivé, en patrouille, de rester droit comme un héron au beau mitan de la plaine, tandis qu’une fusée boche balançait son gros œil fulgurant, il avait été convenu que, par prudence, on l’utiliserait à autre chose. Mais comme il n’était capable de rien, on le gardait comme cela, comme figurant.

Ses camarades savaient qu’au repos il payait à boire sans se faire prier, qu’on pouvait toujours le taper de quarante sous « pour aller rechercher son linge » et qu’il partageait généreusement le contenu de ses colis, alors, on supportait sans trop grogner ce combattant bénévole.

Assis à l’écart sur son sac, ses longues cuisses pour pupitre, il écrivait des vers toute la journée, ou plutôt des lettres, car la revue la plus confidentielle ne pouvait publier quatre vers du poète le plus insoupçonné sans qu’il adressât à l’auteur, au directeur, et peut-être même à l’imprimeur, de longues épîtres dithyrambiques où il entassait sans mesure des louanges si disproportionnées que le moins modeste en était incommodé.

La littérature était son unique préoccupation, il ne vivait que pour elle, c’était à la fois sa maladie et son amour ; il lui restait toujours des bouts de poème dans la tête, comme des brins de tabac dans une poche de fumeur et, un matin d’attaque, comme le chef de section faisait passer : « les grenadiers en tête, attention, c’est l’heure », petite phrase d’un sens précis qui excluait toute idée de rigolade, on l’avait entendu murmurer d’une voix chevrotante :

« Tiens ! un alexandrin… »

Pourvu qu’il eût quelqu’un à qui parler du dernier livre de M. Max Jacob ou des jeudis de Mme Aurel, il supportait toutes les infortunes, et quand il avait rejoint, dans un débit du cantonnement, un des secrétaires du colonel, le sergent infirmier et trois soldats du bataillon qui s’intéressaient au mouvement littéraire, il se trouvait aussi heureux, discutant avec eux, le Bulletin des Écrivains à la main, que naguère, à la terrasse de la Closerie des Lilas, quand devisait pour sa jeune cour le séduisant Paul Fort, dont la voix s’accordait aux flons-flons de Bullier.

Lorsque le régiment était en ligne, il lui arrivait de traverser tout le secteur, ses rues de boue et ses boyaux repérés, simplement pour retrouver, dans son gourbi, un de ses trois amis et s’entretenir un instant avec lui des plus récentes mutations de Montparnasse ou lui communiquer le dernier numéro de Sic.

Grâce à cette obsession, à cette paire d’œillères, il remarquait à peine les événements auxquels il était mêlé, et cela valait mieux pour lui, car les occupations de son régiment ne prêtaient pas précisément à la rêverie.

Il était de ces myopes qui ne voient pas le danger, de ces bons sourds qui soupirent sous un bombardement de 210 : « Encore leur saloperie de fusillade qui recommence », et s’il paraissait préoccupé c’était toujours pour une raison déconcertante de futilité dont il était certainement le seul à s’affecter de toute l’armée française.

Il fit l’Argonne en composant des petits quatrains dédiés aux officiers du bataillon ; aux attaques de Souchez, il sacrifia un peu aux mœurs du temps en prenant une cuite incomparable qui dura trois jours, mais, de sang-froid ou saoul perdu, il pensait toujours à autre chose.

À Verdun, cependant, il reprit un instant conscience de son état de biffin. Tassé dans un trou d’obus, un quart d’eau-de-vie dans le ventre, sans rien à manger qu’une demi-boule de pain gelé, si dur qu’on ne pouvait y mordre, il attendait comme les camarades la nouvelle ruée boche, paralysé sous une capote de neige et tiraillant dans le brouillard sur un ennemi qu’on croyait toujours voir surgir.

Ils tinrent ainsi cinq jours, — cinq nuits d’hiver, tranchantes comme un couteau — brisèrent trois contre-attaques et redescendirent au faubourg Pavé en longue file vacillante, les compagnies réduites de moitié. Exténués, farouches, les hommes se jetèrent sur la soupe chaude, comme des bêtes affamées, et, empilés dans les maisons désertes, ils tombèrent dans un sommeil de mort.

Par les rues défoncées, des lambeaux de sections arrivaient encore, soldats hâves aux yeux luisants.

Jean de Crécy-Gonzalve qui, à peine déséquipé, était allé chercher ses lettres, achevait la lecture de son courrier, accroupi devant la roulante, quand il reconnut un de ses fidèles parmi ces revenants.

— Ah ! mon cher ami, lui cria-t-il d’une voix gémissante… Vous connaissez l’affreuse nouvelle ?

L’autre, encore hagard, le regarda avec une figure retournée, blême, la lèvre retroussée sur les dents comme un chien qui va mordre.

— Quoi ? répondit-il, prêt aux pires catastrophes… Le 3e bataillon s’est fait poirer ? Il n’en est pas redescendu un du bois de la Caillette ?

Le poète, accablé, hochait tristement la tête.

— Non, dit-il enfin, soupirant comme un accordéon. Ah ! c’est une bien triste chose : M. Jules-Timoléon Crabe ne fait plus la critique des livres à l’Octaèdre.

L’ami en fut tellement hébété qu’il regarda de Crécy-Gonzalve un bon moment, sans paraître avoir compris. Puis, éclatant d’une colère rouge, il se mit à l’injurier comme peuvent s’injurier deux hommes de corvée butés dans un boyau ; il lui cracha au nez les pires choses, jurant en s’étranglant qu’il se foutait de Crabe, de l’Octaèdre, de tous les rimeurs du monde et de Crécy-Gonzalve en particulier, et quand il fut à bout d’insultes il le planta là, devant sa roulante, sans que le poète candide eût compris la cause de cette fureur soudaine.

Après Verdun, la division décimée partit au grand repos et Jean de Crécy-Gonzalve acheva dans un village lorrain une plaquette de vers qu’il dédia fort adroitement au nouveau colonel, dans l’espoir que cet officier serait heureux de s’attacher un poète comme secrétaire, ou tout au moins de lui procurer une place tranquille à la compagnie hors rang.

Le colonel lut l’ouvrage — ou du moins, il remercia l’auteur — et comme Jean de Crécy-Gonzalve s’était en somme très bien conduit aux dernières attaques, il le nomma, à titre d’encouragement, soldat de 1re classe.

Ce fut pour le poète une déception terrible, une sanglante mortification. Tous ses beaux projets s’écroulaient d’un coup, — adieu filon ! nuits sans veille ! soupe chaude ! — et ce demi-grade qu’on semblait lui jeter par dérision l’humiliait comme une aumône. Néanmoins, il fit coudre sur sa manche le mince galon de laine bleue auquel il avait droit, et une petite note rédigée de sa main apprit aux journaux de quelle nomination flatteuse l’auteur des Symposies avait été l’objet. Ce n’était là qu’une apparence : Jean de Crécy-Gonzalve était profondément blessé. Pour la première fois on le méconnaissait. Il affecta dès lors de se désintéresser totalement de la suite des hostilités et, détaché de tout souci d’ordre militaire, il rentra simplement dans son rêve comme l’escargot craintif dont on chatouille les cornes se retire dans sa coquille. Pour lui, la guerre était finie.

Il promenait dans la tranchée une indifférence si majestueuse, il participait aux opérations de son régiment avec un air si poliment excédé, que cela inspirait un découragement général. On eût dit, vraiment, qu’il se trouvait là par erreur et quand le caporal lui demandait de prendre la veille, il avait une telle façon de sursauter et de répondre : « Comment dites-vous ? » en ouvrant des yeux étonnés, que l’autre en écumait, comme pris du haut mal.

Son bataillon était en première vague le matin de Craonne. À peine avaient-ils parcouru cinq cents mètres d’une course haletante, courbés, fusil au poing, qu’ils durent se terrer, pris en écharpe par des mitrailleuses soudainement démasquées.

Par grappes, ils s’entassèrent dans les entonnoirs, abasourdis par les 105 et les 130 qui grêlaient. Tout à coup, dans la fumée déchirée, ils aperçurent les chasseurs à pied qui fonçaient pour les dégager et dépassaient leur ligne, au pas de charge, maintenant d’une main la musette à grenades.

Jean de Crécy-Gonzalve, tendant son cou d’autruche, assura son monocle pour les regarder passer et le plus poliment du monde, il s’inquiéta :

— Où vont ces messieurs ?

Les copains ahuris ne trouvèrent rien à lui répondre. Après une seconde préparation d’artillerie, ils tentèrent un nouveau bond, et ce fut une lutte atroce qui dura deux jours, un combat insensé sans ennemis devant soi, les vagues successives crucifiées sur place à coups d’obus, comme les chouettes aux portes des granges.

Jean de Crécy-Gonzalve en revint courbatu, harassé et par-dessus tout profondément froissé.

— Non, ma place n’est pas là, déclara-t-il d’un ton résolu.

Cette fois, sa décision était bien prise de ne plus monter aux tranchées. À peine au cantonnement, il alla voir le sergent infirmier, auquel il dut promettre de faire éditer ses vers chez François Bernouard, sur papier luxe, avec des bois de Dufy ; et le lendemain, au rapport on apprenait que Jean de Crécy-Gonzalve passait à la musique, en remplacement du flûtiste qu’on venait d’évacuer.

Le poète savait-il jouer de la flûte ? Personne au régiment n’en a jamais rien su, car le jour même de sa nomination, il était tué d’une balle de shrapnell en pleine poitrine, comme il lisait André Chénier, adossé à une meule. Et lui qui disait, prophétique, « ma place n’est pas là », en trouva une qu’il eût aimée, au petit cimetière de Roucy, toute bordée de muguet vert, avec un églantier pour masquer sa croix nue.