Le Cabaret de la belle femme/Chapitre 3


MON CAPITAINE, MONSIEUR LE CURÉ
ET L’HOMME À LA TÊTE DE VEAU


Le capitaine Tarasse, dit « Tracasse », qui commandait ma compagnie, détestait par-dessus tout la contradiction, l’indépendance d’esprit, la fantaisie et tout ce qui pouvait rappeler de loin ou de près la liberté, forme déguisée de l’insubordination. Un ordre, quel qu’il fût, devait s’exécuter sur-le-champ, sans chercher à comprendre et surtout sans discuter. Demi-tour et rompez…

Il se méfiait des gens trop instruits, qui sont généralement « raisonneurs », et ne faisait exception que pour les instituteurs, déjà pliés à la discipline. Lorsqu’il avait appris qu’un renfort lui avait amené des étudiants, un écrivain, un peintre et un chanteur, il avait dit à l’adjudant, avec une moue :

— Tt ! Tt ! Il faudra m’observer un peu ces hommes-là, Noisard…

Et il nous avait tout de suite regardés de travers, choqué d’en voir deux complètement rasés, sans un brin de moustache, ce qui devait les rendre impropres à jamais faire des « poilus ». Nous étions des intellectuels, donc des fortes têtes, et, dès l’abord, il nous tenait à l’œil, prêt à la réprimande. Cette façon sévère de juger les artistes n’était d’ailleurs pas personnelle à notre capitaine et tous ceux qui ont eu l’avantage de faire campagne en qualité de soldat de 2e classe ont pu observer que, dans l’armée, les artistes n’étaient généralement pas tenus en grande estime.

Ou bien ils tombaient sur des Tracasse ne comprenant que le service, qui les prenaient pour des manières d’anarchistes, ou bien ils tombaient sur de bons garçons qui les regardaient comme des gobe-mouches, des amuseurs, et souriaient indulgemment dès qu’ils les apercevaient, s’attendant toujours à entendre une bonne blague ou à les voir exécuter sous leurs yeux un tour de société. Ceux-ci, généralement, leur offraient une petite place d’agent de liaison, et le « rigolo » malgré lui pouvait espérer passer quelques mois tranquille jusqu’au jour où, son chef tué ou évacué, il en arriverait un autre qui n’aimerait pas les farceurs et relèverait le poète pour prendre un terrassier.

Aux yeux du capitaine Tarasse, le soldat idéal était celui qui se taisait : le soldat-baliveau.

Il n’était pas méchant, mais pire : il était service. Plusieurs mois de guerre ne l’avaient pas changé et il restait au front ce qu’il était au quartier : un officier rigide qui voulait être craint et non pas être aimé.

Maigre, haut sur jambes, sa longue figure cireuse encadrée de courts favoris noirs, il avait une façon de vous dévisager qui démontait les moins timides. Il semblait toujours vous voir pour la première fois. Lorsque nous étions au repos, il retirait de sa cantine sa culotte rouge, des jambières vernies, un képi de grande tenue, et il nous passait en revue, heureux de se croire encore à la caserne, sa vie civile à lui.

Tel qu’il était, nous le préférions encore à Noisard, adjudant d’active, dont la méchanceté tenace nous harcelait. On pouvait s’expliquer avec le capitaine : il suffisait de s’arrêter à trois pas, en faisant claquer les talons, et de parler peu, en se tenant au garde à vous. Malheureusement les requêtes qu’on lui présentait avaient peu de chances d’être admises. À un homme qui réclamait vainement au bureau dix-sept francs de remboursement pour une paire de chaussures, il répondait, cassant :

— Avec dix-sept francs on achète un obus : c’est peut-être celui qui tuera Guillaume… Rompez !

Il ignorait l’injustice et ne favorisait personne. Il punissait non par goût, mais par devoir, d’après un règlement révélé qu’il portait dans le cœur. Je ne l’ai jamais vu bon, il ne se croyait pas méchant, et, depuis, lorsque j’entends parler de discipline, je me la représente toujours très maigre, tout en jambes, avec une culotte rouge et des favoris noirs.

C’est le respect du règlement qui empêcha le capitaine de m’ordonner, dès mon arrivée, de porter la moustache : il n’était pas bien sûr, en effet, d’être dans son droit. Mais il faisait rechercher par le sergent-major — qui promenait ses archives, depuis Charleroi, dans une caisse à savon — la note, l’ordre du grand quartier ou le décret condamnant l’homme de troupe à garder tout son poil, sauf sur le crâne, où il est interdit.

Si je continuais à me faire raser, ce n’était ni par pose, ni pour désobéir. Le seul avantage que j’en retirais était d’être pris, par les paysans et par mes camarades, pour un curé, un comique ou un valet de chambre.

— Vous êtes en place ? me demandaient les uns.

Et les autres :

— Où c’est-y que tu chantes, à Paris ?

Mais cela me plaisait de garder mon visage d’avant-guerre, et quand je me regardais dans ma petite glace de poche, je croyais revoir le visage d’un ami — de mon meilleur ami — qui s’étonnait de me retrouver là, vêtu de mauvaises nippes, le front barré de sueur et fourbu.

Lousteau m’approuvait de rester rasé.

— Ça fait riche, disait-il.

Lui, en revanche, ne se rasait pas ; il avait une barbe étonnante, rude, le crin mêlé, qui lui donnait un air rébarbatif de chemineau mobilisé. Lorsqu’il entrait dans une ferme, son gourdin à la main, pour mendier un coin de pièce, un bout de table où nous pourrions manger, les portes se fermaient, les gosses effrayés se mettaient à brailler, et, pour un peu, le paysan aurait lâché ses chiens.

Nous offrions de tout payer, pourtant : la poêle qu’on nous prêterait, le saindoux qu’on nous céderait, le mauvais vin, le pain de civil, le morceau de fromage, et Lousteau ne lésinait pas, puisque c’était mon argent qui roulait, mais son visage et ses façons effarouchaient les gens qui auraient préféré — c’est à peine croyable — courir le risque de ne rien gagner.

Lorsqu’ils se laissaient fléchir, cela nous coûtait cher. Sans doute, nous étions les sauveurs de leurs champs, c’était grâce à nous — qui vivions nuit et jour dans la boue, tenant sous les obus, risquant sans cesse notre peau — qu’ils pouvaient biner la terre et tirer la vache, mais, comme l’avait bougonné l’un d’eux au camarade médaillé qui marchandait un litre de lait : « Les médailles, ça n’a rien à voir avec el’ prix d’la vie… »

Ils sortaient de rares victuailles en geignant, se plaignaient de ne rien pouvoir ramener de la ville « avec ces maudits gendarmes », et quand ils empochaient notre argent, ils parlaient en geignant de « leur pauvre gars qu’était soldat aussi ».

Malgré tout, nous leur étions reconnaissants — c’est si précieux une heure de bonheur, dans une vie précaire qui peut sitôt finir — mais en sortant l’argent de nos mandats, nous priions Dieu que « leur pauvre gars » fût aussi volé que nous. On rencontrait pourtant de braves gens, qui nous auraient tout donné. Ils aimaient les soldats, ceux-là, ils gâtaient pareillement tous ces inconnus de passage, tous différents et cependant tous frères ; ils avaient pour nous des soins attendrissants, et ils pleuraient quand venait le jour du départ.

Mère Culdot, du moulin de Cauroy, quelle place d’élection vous avez dans mes souvenirs de guerre !… Eh bien, chez les meilleurs, Lousteau n’aurait pas trouvé à se nicher, avec sa mine de contrebandier.

Un jour, dans le secteur de Berry-au-Bac, ayant vainement battu le village où nous venions d’arriver au repos, il nous rejoignit au bout d’une heure, l’air vexé, dans la grange infecte où l’escouade était cantonnée.

— Rien à foutre dans ce patelin-là, nous dit-il… Ils se barricadent dans leurs crèches comme si c’était les Boches… J’vais aller voir du côté de la Mairie, y parait qu’il y a une poule affranchie qui fait des fois la croûte.

J’observai qu’il n’avait plus son sac, ni ma plus grosse musette, qu’il portait plus souvent pour moi.

— Je les ai laissés chez une blanchisseuse, devant le lavoir, me dit-il en s’en allant, une « vioque » qui nous fera notre linge…

N’ayant rien de mieux à faire, je me dirigeai vers le lavoir, pour prendre dans ma musette une boite de pâté qui me restait. En me voyant entrer, la vieille, qui ravaudait, se leva avec empressement, posa ses lunettes, et cria, à la cantonade :

— Marie ! C’est M. le curé qui vient chercher ses affaires.

Je ne la détrompai pas ; cela ne me vexait aucunement d’être pris pour un prêtre. Marie, sa fille, une grosse dondon au corsage dégrafé et aux joues rougies par le fer, se présenta avec des révérences.

— Ah mais, l’autre militaire qui est venu ne nous avait pas prévenues, me dit-elle… On ne savait pas qui que vous étiez…

Sans songer encore à les mystifier, je pris pourtant un air de convenance, la tête une idée penchée sur l’épaule gauche, et j’enfonçai mes mains dans les manches trop courtes de ma capote, comme j’eusse fait avec une soutane.

— Le brave garçon est parti dans le pays pour essayer de me trouver un coin où je puisse prendre mes repas en paix et me recueillir, leur dis-je avec une grande onction… Les nécessités de la guerre sont rarement compatibles avec les obligations de mon ministère, n’est-ce pas.

Et j’eus, pour conclure, un sourire indulgent. La grosse repasseuse se désolait.

— Oh ! quel dommage qu’on n’ait pas su, monsieur le curé…

Puis, avisant une dégoûtante morveuse qui se cachait craintivement dans une encoignure.

— Tenez, v’là ma fille, me dit-elle fièrement… C’est ma première… Le père est au front… Elle a commencé son catéchisme juste c’t’ année… Allons, Céline, n’aie pas peur, grosse bête… Viens voir monsieur le curé…

La gosse s’avança, le nez baissé, traînant bruyamment sur le carreau de lourdes galoches. Je pris un sourire bienveillant, un peu céleste, comme aurait eu un artiste de cinéma ayant à jouer saint François, et je tapotai les joues criblées de son de la gamine.

— N’ayez pas peur, mon enfant, regardez-moi… Vous connaissez bien votre catéchisme ? Voyons qu’est-ce que Dieu ? La gosse renifla, baissant encore son front têtu. Puis, elle ânonna honteusement :

— Dieu est un pur esprit… éternel… finiment parfait… créateur du ciel… et de la terre… et souverain Seigneur de toutes choses…

Je levai les mains au ciel, avec une satisfaction très vive, mais décente.

— C’est très bien, mais c’est très bien, mon enfant… J’irai voir le desservant du pays et lui ferai mon compliment. La mère et la grand’maman, cette fois, n’y tinrent plus.

— Mais voyons, m’sieur le curé, me dit la vieille… Vous n’allez pourtant pas aller manger la soupe chez c’te femme du menuisier où qu’est allé votre militaire… Ah ! mais non, c’est pas une fréquentation pour un prêtre… Vous allez rester ici… Il y a au premier une chambre qu’on n’a jamais donnée à personne, même pas aux officiers, une belle petite chambre avec un lit…

Avec un lit ! J’en aurais pleuré…

— Vous vous installerez là… Il reste bien une couple d’œufs, hein, Marie ? Et comme j’ai l’ temps, j’vas vous faire tremper une bonne soupe…

Jamais je n’avais approché le bonheur de si près. Oh ! je ne songeais pas à rire indignement du titre usurpé, à duper ces braves femmes, bien au contraire ; si j’avais eu à dire le Bénédicité, je l’aurais récité, je crois, avec plus de ferveur qu’un « vrai », désireux d’appeler tout le bonheur du ciel sur la maison.

Malheureusement, il y avait Lousteau ! Pendant que je courais au cantonnement où j’espérais le rejoindre, il arriva chez la blanchisseuse pour reprendre son barda.

— C’est point la peine, lui dit la vieille avec un air satisfait… Je me suis arrangée avec monsieur le curé.

Mon sauvage ouvrit des yeux surpris.

— Qui ça, le curé ?…

— Bien m’sieur le curé, quoi, votre ami… On l’a bien vu tout de suite : il n’a point de barbe…

Alors, Lousteau poussa un hurlement de joie et brandit son bâton en faisant un pas de danse.

— Lui, curé, s’exclama-t-il. Ah ! laissez-moi me marrer… Il est chanteur de café-concert !…

Ce qui s’ensuivit fut indigne. Je ne fus jamais insulté, je crois, comme ce jour-là, et je le rendis bien à Lousteau, qui nous fit manger dans une écurie, assis sur une brouette, la gamelle sur les genoux.

Cependant, cette mésaventure ne suffit pas à me faire aimer la barbe et il fallut, pour que je renonce à ma lèvre rasée, un ordre formel de Joffre lui-même, qui flétrissait les hommes glabres, glorifiait la moustache — cet attribut bien français — et ordonnait à tous ses soldats de la porter.



Lousteau, lui, n’eut jamais d’ennuis pour sa barbe hirsute — jusqu’au jour où le port du masque le contraignit à se faire raser — mais ses cheveux, par exemple, lui causèrent bien du tourment. Il fallait, les porter courts, lui voulait les garder longs.

À qui faut-il reprocher l’injuste discrédit des cheveux dans la vie militaire ? Je me le suis bien souvent demandé, lorsque, à califourchon sur un bât de mulet, dans le parc du train de combat, je me livrais aux mains d’un coiffeur bénévole, qui me dévastait la tête de sa tondeuse ébréchée. Je ne pense pas que ce soit Turenne, qui portait perruque, ni Carnot, qui avait les cheveux bouclés, qu’il faille incriminer. Après de longues réflexions, c’est le Petit Tondu que j’ai fini par soupçonner. Grâce à lui j’aurai passé les meilleures années de ma vie — les meilleures quant à l’âge et non quant aux occupations — aussi parfaitement tondu qu’un œuf dur, ce qui me donnait un visage enjoué de jeune relégué.

Étant regimbeur comme personne, je comprends fort bien que les soldats tiennent à garder leurs cheveux, puisque le règlement leur ordonne d’être rasés, mais Lousteau mettait à défendre les siens une ténacité tout de même exagérée. Sans parti pris, ce n’étaient pas de jolis cheveux : ternes, épais, entortillés par mèches, on les eût dits en laine brute. Mais, tels qu’ils étaient, ils plaisaient infiniment à Lousteau et il déploya pour les conserver des ruses étonnantes qui, utilisées pour le bien du service, l’eussent certainement fait nommer « premier jus ».

L’adjudant Noisard, en revanche, n’aimait pas les cheveux — les nôtres du moins, car il portait les siens bien gras, avec une raie sur le côté — et, après nos vivres de réserve et nos deux cents cartouches, c’étaient nos crânes qu’il inspectait le plus souvent, ne les trouvant jamais assez ras. J’ai vu de tout à la compagnie : des édentés, des bègues, des tatoués, et même un cuisinier qui était un peu bossu, mais je n’ai jamais vu un soldat qui eût sur la tête ce qu’on peut appeler des cheveux. Pas un, sauf Lousteau. Il garda les siens des semaines, il les garda des mois.

Il l’avait d’abord fait uniquement pour se distinguer, pour le plaisir de désobéir, puis, comme il avait beuglé aux quatre coins du cantonnement « qu’il n’y avait rien à faire pour le passer à la pierre ponce, qu’il ne marchait pas pour se propager avec une tête de veau », il s’était entêté, ne pouvant plus se dédire, et il avait fini par considérer ses cheveux comme une sorte de symbole de sa dignité d’homme. C’était devenu bientôt une idée fixe ; il ne rêvait plus que coiffure à la Capoul, il se voyait frisé comme un premier communiant, comme un mouton primé, comme un marié de village, et, dans la tranchée, il se peignait quatre fois par jour, croyant peut-être nous épater.

L’adjudant Noisard avait bientôt remarqué cette tignasse anormale. Un matin, dans un boyau, ayant rencontré le braillard qui allait à la soupe, il lui dit en regardant sévèrement les mèches qui dépassaient :

— Il faudra me faire couper ces cheveux-là…

En effet, un chef conscient de son autorité ne doit pas dire à un homme : « Vous vous ferez couper les cheveux », il lui dit : « Vous me ferez couper… » — pour bien montrer que les cheveux sont à lui, qu’il peut en disposer à sa guise, — et : « ces cheveux-là », c’est-à-dire une toison sans propriétaire, quelque chose d’innommable, les cheveux à tout le monde.

Noisard avait donc prescrit la tonte des cheveux de Lousteau, et ç’avait été le début d’une offensive acharnée dont la tête du soldat était l’objectif. Dès qu’il se sentit « repéré », Lousteau devint invisible. En prêtant l’oreille, on pouvait encore l’entendre, car sa voix portait loin, mais, pour le voir, mieux valait y renoncer. Ce n’était plus un soldat, c’était une ombre, une illusion, un courant d’air…

À peine arrivions-nous au repos qu’il disparaissait comme par enchantement, ayant immédiatement trouvé un coin où s’embusquer. Il était de garde aux issues, guetteur pour les avions boches, surnuméraire aux corvées de clayonnage et, grâce à ces « filons » singuliers, il travaillait le jour, veillait la nuit, passait son temps jugulaire au menton pendant que les autres jouaient à la manille, mais il « coupait aux revues de tiffes ».

Malheureusement, l’adjudant Noisard était sur sa piste, aussi résolu à le faire tondre que l’autre à garder sa toison, et comme Lousteau se croyait encore une fois sauvé, s’étant fait embaucher dans une équipe de moissonneurs, il arriva une note du bureau qui enjoignait à Lousteau (Eugène) de se trouver le lendemain matin sur les rangs pour une revue de détail qui ne présageait rien de bon. Le lendemain matin. Lousteau se faisait porter malade. Sur la présentation d’une langue qu’on eût dite passée à la craie comme une queue de billard on le garda à l’infirmerie. Il y goûta quatre jours de bonheur parfait, entre un fiévreux qui empestait et un asthmatique qui lui toussait dans le nez, mais, malgré tout, épanoui à la pensée que « Noisard ne l’aurait pas ».

Le dimanche matin, voulant jouir de son succès, il revint guéri au cantonnement, exhibant orgueilleusement une chevelure de ténorino, au beau toupet cosmétiqué. Le premier admirateur qu’il rencontra fut précisément l’adjudant.

— Ah ! vous voilà, éclata le sous-officier. Eh bien ! si vous ne vous présentez pas demain matin sur les rangs avec les cheveux à l’ordonnance, je vous fiche dedans.

— Pardon, mon adjudant, répliqua Lousteau avec aplomb. Je suis obligé de garder mes cheveux à cause que c’est pour m’empêcher d’prendre froid. C’est le major qui me l’a dit. Même que c’est pour ça qu’il m’a gardé quatre jours.

Comme il fallait s’y attendre, Noisard courut d’une traite à l’infirmerie pour se renseigner et quand Lousteau se présenta de nouveau à la visite, avec un visage de circonstance, pour raconter d’une voix geignarde son histoire de rhume et de cheveux, le major averti le jeta dehors sans égard, en portant sur le cahier : « Consultation non motivée », ce qui valait deux jours de prison, au tarif de la compagnie.

Après cela, Lousteau n’avait plus qu’à céder ; mais il y avait son honneur d’homme, son diable d’honneur qui était en jeu, et au lieu de se faire tout bonnement raser, il voulut encore tergiverser et demanda au coiffeur de lui « rafraîchir » les cheveux.

Le lendemain, à la revue, quand il retira son képi et montra sa raie faite à neuf, il eut son petit succès d’estime, mais cela lui coûta quatre jours de plus, avec l’ordre formel du capitaine Tarasse de se faire tondre avant le rapport. Lousteau retourna donc chez le perruquier, toujours pris entre son intention d’obéir et le désir de nous épater, et s’étant livré aux ciseaux du tondeur, il lui demanda d’en laisser « juste de quoi se peigner ». C’était encore trop : Tarasse porta une troisième punition avec un de ces motifs qui vous brisent à jamais une carrière de caporal.

Alors, la rage au ventre, Lousteau prit un rasoir et, s’étant savonné, il se rasa la tête comme on se fait la barbe. Toute la compagnie défila pour admirer ce crâne insolite, aussi lisse qu’une boule de billard.

— Vous n’avez rien vu, les gars, hurlait Lousteau par-dessus la haie de la cambuse qui servait de prison. Ceux qu’ont cru que je débarquais par le dernier train de pommes, je vais leur montrer qu’ils se sont gourrés. Attendez ce tantôt, on va rire !

L’après-midi, le général visitait le cantonnement. Comme il traversait la place à cheval, suivi de quelques officiers, il aperçut dans l’enclos de la prison, tout près de la porte, une chose étonnante, qui avait germé là : c’était le crâne indécent de Lousteau, frais et rose comme un derrière d’enfant. Le général s’arrêta émerveillé. L’autre, le nez baissé, faisait semblant de lire. Le général observa d’abord ce crâne avec intérêt, en connaisseur, comme un savant regarderait un obélisque ; puis, s’étant fait une opinion, il fronça les sourcils.

— Hep ! là-bas… le militaire

Lousteau leva brusquement la tête, feignant la surprise.

Puis il bondit et s’arrêta. à quatre pas, en faisant claquer les talons.

— Qu’est-ce que c’est que cette tête-là ? Vous êtes fou, mon garçon.

— Non, mon général, répliqua Lousteau la tête haute. C’est pour pas être puni.

Et, pas du tout intimidé, il se lança impudemment dans un récit remanié de ses démêlés avec l’adjudant, le coiffeur et le major, se faisant jouer le rôle infiniment sympathique du bon soldat persécuté.

Quand il eut terminé, le général tourna vers le capitaine Tarasse un visage fâché.

— Il est de chez vous cet homme-là, capitaine ? Je regrette, je regrette beaucoup… Ce n’est pas un homme, c’est un guignol. Arrangez-vous comme vous l’entendrez, mais si je reviens ces jours-ci, je veux que cet homme-là ait des cheveux comme tout le monde.

Lousteau en resta éberlué, se demandant comment on allait s’y prendre pour faire repousser ses cheveux en si peu de temps. Le capitaine trouva pour lui : il décida que le soldat Lousteau (Eugène) ne sortirait pas de prison tant que ses cheveux n’auraient pas repris une longueur convenable.

Et c’est ainsi que j’ai appris qu’il fallait treize jours à la nature pour faire renaître des cheveux sur un crâne dénudé, car c’est exactement le temps que Lousteau passa « en boîte » avant de s’embarquer pour Neuville-Saint-Vaast, où le régiment avait à travailler pour le communiqué.