Le Cœur de pierre (Aimard)/Texte entier

Roy & Geffroy (p. 185-344).


Cinq minutes après ils reprenaient le chemin de l’habitation.

LE CŒUR-DE-PIERRE




I

SYMPATHIE


La sympathie est un sentiment qu’on ne peut ni analyser ni discuter, on le subit à son insu. Malgré soi, à première vue, telle personne vous attire ou vous repousse : pourquoi ? ou ne saurait le dire, mais cela est ainsi ; une espèce d’influence magnétique, irrésistible, vous entraîne souvent vers telle ou telle personne que votre intérêt vous commande au contraire de fuir, tandis que la même influence vous engage à vous éloigner de telle ou telle autre dont vous devriez, au contraire, au point de vue du même intérêt, rechercher l’appui.

Et, chose extraordinaire et digne de remarque, cette espèce d’intuition qui vous dirige ainsi contre votre volonté ne vous égare presque jamais ; tôt ou tard vous êtes forcé de reconnaître que ce qui, aux yeux prévenus de la société, avait semblé une erreur, était au contraire une vérité, et que votre cœur, loin de vous tromper, vous avait fait voir juste.

Les conséquences de la sympathie et de l’antipathie sont trop palpables, trop de personnes en ont subi les influences mystérieuses, pour que nous nous appesantissions davantage sur ce sujet.

Don Estevan et le Cœur-de-Pierre s’étaient connus dans des conditions qui, si elles ne devaient pas les faire ennemis, devaient au moins les rendre indifférents l’un à l’autre ; la réputation du chasseur d’abeilles, la vie singulière qu’il menait, étaient autant de raisons qui auraient dû éloigner de lui le jeune et loyal mayordomo de don Pedro de Luna ; cependant l’effet diamétralement opposé s’était produit à l’insu des deux jeunes gens, ils s’étaient tout de suite sentis amis, liés non pas par un de ces sentiments banaux si communs dans la vie civilisée de la vieille Europe, où le mot ami n’a plus même la signification de simple connaissance, et est un des titres que l’on prostitue le plus facilement, mais par un de ces sentiments vrais, forts, sans limite comme sans raisonnement, qui grandissent tellement en quelques heures, qu’ils tiennent tout de suite une immense part dans l’existence de ceux dont ils se sont emparés.

Les deux jeunes gens ne s’étaient jamais vus avant leur rencontre sur la route de San-Lucar, et pourtant il leur semblait se connaître depuis de longues années et s’être simplement retrouvés.

Chose singulière, le même effet s’était produit en même sur eux deux, sans calcul ni arrière-pensée.

Ce que nous avançons ici était tellement vrai, que presque aussitôt, sans réflexion, don Estevan, malgré la prudence innée qui le caractérisait, n’avait pas hésité à confier au Cœur-de-Pierre l’histoire de son maître, ou pour mieux dire de son bienfaiteur. Cette histoire, il l’avait racontée dans tous ses détails, sans rien déguiser ni rien omettre, poussé à agir ainsi par un pressentiment secret qui l’avertissait qu’il avait trouvé un homme digne départager avec lui le fardeau de cet important secret.

La suite de ce récit nous fournira des preuves plus fortes encore de cette singulière confiance que les deux hommes avaient instantanément éprouvée l’un pour l’autre.

Le soleil se couchait dans des flots de pourpre et d’or derrière les crêtes neigeuses des hautes montagnes dentelées de la sierra Madre, au moment où don Estevan se tut.

La campagne prenait cette teinte de douce mélancolie qu’elle revêt à l’approche du soir, les oiseaux venaient par troupes nombreuses se blottir en chantant sur les branches feuillues des grands arbres. Les vaqueros et les peones, galopant dans toutes les directions, rassemblaient le bétail et lui faisaient reprendre le chemin de l’hacienda ; on voyait au loin une halte d’arrieros dont les feux de nuit commençaient déjà à teindre le ciel, à chaque minute plus sombre, de larges reflets rougeâtres.

— Maintenant que vous savez aussi bien que moi les secrets de la famille avec laquelle le hasard vous a mis en rapport, reprit don Estevan, que comptez-vous faire ?

— Un mot, d’abord, et avant tout, répondit le Cœur-de-Pierre.

— Parlez : vous devez, en effet avoir à votre tour bien des choses à me confier.

— Pas autant que vous le supposez. Vous savez de ma vie tout ce que j’en sais moi-même, c’est-à-dire presque rien, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit en ce moment entre nous.

— De quoi donc s’agit-il ? fit don Estevan avec un mouvement de curiosité.

— Je vais vous le dire. Certes vous ne m’avez pas fait ce long et intéressant récit dans le but de satisfaire une curiosité que je ne vous ai nullement témoignée ; il doit, dans votre pensée, y avoir autre chose ; cette autre chose, je crois l’avoir devinée. Don Estevan Diaz, deux hommes de cœur, lorsqu’ils sont liés l’un à l’autre comme la liane au chène-acajou, que leurs pensées se confondent en une seule, que leur volonté est une, ces deux hommes sont bien forts, car ils se complètent l’un par l’autre, et ce que seuls ils n’auraient osé essayer, ils l’entreprennent sans hésiter, et sont presque sûrs de réussir dans l’accomplissement de tous leurs projets, quelque fous et téméraires que soient en apparence ces projets : n’êtes-vous pas de mon avis ?

— Certes, don Fernando, je partage entièrement votre sentiment.

Un éclair de joie illumina le visage du jeune homme.

— Bien, dit-il en étendant le bras, voilà ma main, don Estevan, c’est celle d’un homme qui, avec la main, vous offre un cœur dévoué et bon, quoi qu’on puisse dire : acceptez-vous ?

— Vive Dios ! s’écria chaleureusement le mayordomo en prenant vigoureusement dans les siennes la main qui lui était si loyalement tendue, j’accepte l’une et l’autre, merci ! frère ; la proposition que vous me faites, j’allais vous la faire moi-même. Maintenant c’est entre nous à la vie et à la mort ! Je suis à vous comme la lame à la poignée !

— Ah ! s’écria le jeune homme avec un soupir de joie, j’ai donc un ami, enfin ! je ne marcherai plus seul dans la vie ; joie ou tristesse, chagrin ou bonheur, j’aurai un cœur auquel je pourrai tout confier !

— Vous aurez plus que cela, frère, vous aurez une famille. Ma mère sera la vôtre ; venez, remontons à cheval, il se fait tard ; nous avons encore bien des choses à nous dire.

— Allons, répondit simplement le chasseur.

Les chevaux n’avaient pas quitté les environs du rancho où ils avaient trouvé une provende abondante ; les jeunes gens les lacèrent facilement, et cinq minutes après ils reprenaient côte à côte le chemin de l’habitation de don Estevan.

Na Manuela les attendait devant la porte ; elle souriait.

— Arrivez donc, leur cria-t-elle du plus loin qu’elle les aperçut, l’angélus est sonné depuis près d’une heure. Il est temps de souper.

— C’est-à-dire que nous mourons littéralement de faim, mère, répondit joyeusement le jeune homme en mettant pied à terre : ainsi, si vous ne nous avez pas fait un dîner copieux, vous courez grand risque de nous laisser sur notre appétit.

— Ne craignez pas cela, Estevan, je me doutais que vous m’arriveriez en cet état ; j’ai pris mes précautions en conséquence.

— Pardonnez-vous, madame, dit alors le chasseur, d’abuser ainsi de votre hospitalité ?

La ménagère sourit doucement.

— Je vous pardonne si bien, señor, dit-elle, que, convaincue que nous vous posséderons longtemps, je vous ai moi-même préparé un cuarto.

Don Fernando ne répondit pas immédiatement, une vive rougeur colora son visage, il mit pied à terre, et, s’approchant de la vieille dame :

— Señora, dit-il avec émotion, je ne sais comment vous remercier. Vous avez deviné mon plus cher désir. Votre fils m’appelle son frère, me permettez-vous de vous nommer ma mère ? vous me rendrez bien heureux.

Na Manuela lui jeta un long et clair regard, son visage se contracta sous l’effort d’une vive émotion intérieure, deux larmes coulèrent lentement sur ses joues pâlies, et tendant la main au jeune homme :

— Soit ! dit-elle, au lieu d’un, j’aurai deux enfants ; venez, mon fils, votre souper vous attend.

— Je me nomme Fernando, ma mère.

— Je m’en souviendrai, répondit-elle avec un doux sourire.

Ils entrèrent dans l’habitation pendant que des peones conduisaient les chevaux au corral.

Don Estevan n’avait pas trompé son ami, il lui avait bien réellement donné une famille.

Le repas fut ce qu’il devait être entre ces trois personnes qui, étrangères l’une à l’autre deux jours auparavant, s’étaient si vite comprises et appréciées, c’est-à-dire qu’il fut gai et cordial.

Aucune allusion ne fut risquée sur cette liaison impromptue qui avait si lestement poussé de profondes racines.

Aussitôt que les peones se furent retirés et que les maîtres de la maison furent demeurés seuls, comme la veille, ils se levèrent de table et entrèrent dans une chambre plus retirée où, à l’abri des oreilles importunes, ils ne risquaient pas que ce qu’ils diraient fût entendu, commenté et peut-être rapporté.

— Fermez la porte, dit don Estevan à don Fernando qui entrait le dernier.

— Au contraire, répondit celui-ci, laissons-la ouverte : de cette façon, si quelqu’un vient, nous le verrons et l’entendrons : règle générale lorsque vous voulez dire quelque chose de secret, ne fermez jamais les portes.

Don Estevan avança des butaccas, s’assit, alluma une cigarette, et se tournant vers le chasseur :

— Causons ! dit-il.

Il y a certaines circonstances dans la vie où le moindre mot acquiert une énorme importance : ainsi, lorsque le jeune homme eut dit : Causons, chacun comprit à part soi que la conversation qui allait avoir lieu ne serait pas une causerie, mais au contraire prendrait presque les proportions d’un congrès à huis clos, car les questions qui y seraient posées auraient une gravité extrême.

Ce fut don Fernando qui le premier entama l’entretien, nettement et clairement, selon son habitude.

— J’ai beaucoup réfléchi à ce que vous m’avez dit aujourd’hui, mon ami, fit-il ; vous ne m’auriez pas confié un secret aussi important, si de sérieuses raisons ne vous avaient pas poussé à le faire ; ces raisons, je crois les avoir pénétrées, les voici : la tranquillité dont a joui don Pedro depuis son établissement ici est menacée, vous redoutez un malheur pour doña Hermosa : voilà, en deux mots, les motifs de votre confidence. Me trompé-je ?

— Non, certes, mon ami ; j’ai en effet, depuis quelque temps, une crainte vague, une appréhension secrète que je ne puis surmonter : je sens pour ainsi dire l’approche d’un malheur, sans savoir ni d’où il viendra ni comment il viendra ; mieux que moi, sans doute, vous savez qu’il y a dans la vie des heures noires, pendant lesquelles l’homme le plus brave, sans cause apparente, tremble comme un enfant et a peur de son ombre ; tout l’effraie, tout éveille ses soupçons : eh bien ! mon ami, depuis environ deux mois je suis dans ces heures ; une invincible tristesse s’est emparée de moi, en un mot j’ai peur, sans savoir pourquoi, car autour de moi tout est comme à l’ordinaire : don Pedro est aussi calme, Hermosa aussi rieuse, aussi folle et aussi insouciante ; nous vivons dans ce coin de terre ignorés du monde entier ; les bruits de la société meurent sans écho sur le seuil de nos demeures. Qu’avons-nous donc à redouter ? Quel est l’ennemi qui nous guette et dont la fauve prunelle est nuit et jour fixée sur nous ? je ne saurais le dire, mais, je vous le répète, je le sens, je le vois en quelque sorte sans qu’il me soit possible de le découvrir.

— Cet ennemi, vous le connaissez maintenant aussi bien que moi : c’est le Chat-Tigre. La conversation que la nuit passée j’aie eue avec lui et que vous avez entendue a dû, sinon vous édifier sur ses projets, du moins sur ses intentions.

— C’est vrai, mais malgré moi mon esprit se refuse à admettre que cet homme soit bien réellement notre ennemi ; de même qu’il n’y a pas d’effets sans causes, il ne peut y avoir de haine sans raisons ; jamais, depuis l’arrivée de don Pedro en ce pays, il n’a eu, ni de près, ni de loin, aucunes relations bonnes ou mauvaises avec cet homme : pourquoi en voudrait-il à mon maître ?

— Ah ! pourquoi, pourquoi ? répéta le chasseur avec une espèce d’impatience fébrile, pourquoi le jour succède-t-il à la nuit, pourquoi y a-t-il des bons et des mauvais, des coquins et des honnêtes gens ? Ce dilemme nous mènerait trop loin, mon ami. Je sais aussi bien que vous que jamais vous n’avez eu aucun rapport avec le Chat-Tigre, cela ne fait pas le moindre doute, mais qu’importe ? Cet homme est un ténébreux scélérat dont l’existence maudite se passe à faire le mal pour le plaisir de le faire la plupart du temps. Don Pedro de Luna est honoré et aimé de tous ceux qui le connaissent ; doña Hermosa est respectée des Apaches eux-mêmes, les plus féroces Peaux-Rouges de la prairie : de là probablement la haine qu’il porte à la famille de l’haciendero. Avec un tel homme on n’a pas le droit d’être impunément bon et honnête, tous les cœurs loyaux doivent naturellement être ses ennemis, cela se comprend ; un homme, si bas qu’il soit tombé, se souvient toujours de la chute effroyable qu’il a faite et de la position que ses crimes lui ont fait perdre ; il ne pardonne pas son avilissement à la société, mais, comme il ne peut se venger sur elle en bloc, il lui déclare la guerre en détail, s’attaquant à tous ceux qu’il peut atteindre, et se vengeant sur eux des fautes qu’il a commises ; voilà la seule cause de la haine du Chat-Tigre contre don Pedro ; n’en cherchez pas d’autre, mon ami, il n’y en a pas.

— Oui, vous avez raison, répondit don Estevan d’un ton soucieux, ce doit être cela.

— Mon Dieu ! oui ; croyez-moi, je connais ce monstre de longue date, puisque c’est lui qui m’a élevé : mais brisons là ; maintenant que la position est nettement dessinée, que prétendez-vous faire ?

— Je vous avoue que je me trouve dans un grand embarras et que je ne sais comment en sortir ; comment renverser des machinations dont on ignore la portée, contrecarrer des projets dont le but est inconnu : voilà où pour moi est la difficulté.

— Je crois qu’il serait bon, surtout, de laisser la famille dans l’ignorance la plus complète sur nos soupçons, fit observer ña Manuela.

— Dites notre certitude, señora, reprit don Fernando. Du reste je partage entièrement votre avis : il nous est facile d’entourer don Pedro et sa fille d’une protection occulte, sans qu’ils puissent se douter du danger qui les menace ; puis, si la position devenait trop tendue, les prétextes ne manqueraient pas pour les obliger à veiller eux-mêmes à leur sûreté.

— Oh ! oui ! s’écria avec feu don Estevan, il est important qu’ils ne se doutent de rien, doña Hermosa surtout, si impressionnable ! Pauvre enfant ! elle ne fera que trop tôt connaissance avec l’adversité, si nos craintes se réalisent ! Voyons ! Fernando, mon ami, conseillez-nous ! vous seul pouvez nous venir en aide dans cette circonstance difficile.

— Tout ce qui sera humainement possible de faire pour sauver ceux que vous aimez, je le ferai.

— Merci ! pourquoi ne pas dire que vous aimez vous-même, car déjà vous leur avez rendu un immense service ?

— Hélas ! mon ami, fit le jeune homme avec un soupir, que suis-je, moi, misérable aventurier, pour oser lever les yeux aussi haut ? Je ne suis et je ne dois remplir auprès de doña Hermosa que l’office d’un bon chien de garde qui sauve son maître et meurt à ses pieds.

Ceci fut dit avec un tel sentiment de tristesse et d’abnégation, que don Estevan et sa mère, émus jusqu’aux larmes, lui prirent les mains d’un commun accord et les lui serrèrent affectueusement.

— Ne parlez pas ainsi, frère, s’écria le mayordomo, vous ne connaissez pas comme nous doña Hermosa, c’est le cœur le plus droit, l’âme la plus pure et la plus noble qui existe : elle vous aime.

— Oh ! fit le chasseur avec émotion, ne prononcez pas ce mot, ami ! doña Hermosa m’aimerait, moi ? c’est impossible !

— Doña Hermosa est femme, mon ami : vous lui avez sauvé la vie ; je ne sais pas positivement de quelle nature est le sentiment qu’elle éprouve pour vous, il est probable qu’elle-même l’ignore, mais je suis convaincu qu’elle vous est reconnaissante, et chez une jeune fille la reconnaissance se change vite en amour.

— Silence, mon fils ! dit la vieille dame en s’interposant, vos paroles ne sont pas ce qu’elles devraient être en parlant de la fille de votre maître.

— C’est vrai, pardonnez-moi, ma mère, j’ai tort ; mais, si vous aviez entendu doña Hermosa parler de notre ami et exiger de moi la promesse de me mettre à sa recherche et de le lui amener, ce que je ferai, vive Dios ! vous ne sauriez que penser.

— Peut-être, mais du moins je ne jetterais pas d’huile sur le feu, et pour notre ami et pour moi-même je conserverais prudemment mes observations au fond de mon cœur.

— Ne me croyez pas assez fou, señora, dit alors don Fernando, pour ajouter aux paroles de votre fils plus d’importance qu’elles ne doivent en avoir : je sais trop ce que je suis, j’ai trop le sentiment de ma position intime, pour oser lever un regard téméraire sur celle que l’honneur m’ordonne de respecter à l’égal d’un ange..

— Bien parlé, don Fernando, et comme un homme doit le faire, reprit ña Manuela avec chaleur ; laissons donc maintenant ce sujet et occupons-nous à trouver un moyen de sortir de l’embarras dans lequel nous sommes.

— Ce moyen, répondit le chasseur avec hésitation, je crois, sauf meilleur avis, pouvoir vous l’indiquer.

La mère et le fils rapprochèrent vivement leurs butaccas afin de mieux entendre.

— Parlez, frère, parlez sans plus tarder, s’écria don Estevan, ce moyen, quel est-il ?

— Vous excuserez ce que, dans le plan que je vais vous soumettre, vous trouverez peut-être d’incompatible avec les strictes lois de l’honneur ainsi que le comprennent les gens civilisés, dit le chasseur ; mais je vous prie de vous souvenir que j’ai reçu l’éducation d’un Peau-Rouge, que l’homme contre lequel nous allons entamer une lutte mortelle est plus qu’à demi Indien, que la guerre qu’il prétend vous faire est une guerre apache, toute de trahison et d’embûches ; que, pour le combattre avec avantage, quelque répugnance que nous éprouvions à le faire, nous devons employer les mêmes moyens, tourner contre lui ses propres armes, enfin répondre à la fourberie par la fourberie ; car, si par un faux point d’honneur nous nous obstinons à lutter contre lui à visage découvert, nous ferons un véritable métier de dupes et il se moquera de nous.

— Ce que vous dites là, Fernando, répondit le mayordomo, n’est malheureusement que trop vrai ; le proverbe a raison : à trompeur trompeur et demi ; je comprends parfaitement la portée et la justesse de votre raisonnement ; pourtant, convenez avec moi qu’il est pénible pour un homme au cœur franc, qui a l’habitude de regarder ses ennemis en face, d’être contraint de se couvrir d’une peau de renard et de s’abaisser à ruser quand il voudrait marcher bravement en avant.

— Que voulez-vous faire à cela ? c’est une des nécessités de notre position ; si nous ne prenons pas ce parti, mieux vaut laisser agir notre ennemi que d’essayer d’entraver ses projets, car nous échouerons.

— Qu’il soit donc fait ainsi que vous le désirez, mon ami, puisque nous ne pouvons faire autrement : voyons ce moyen.

— Le voici : malgré la discussion que j’ai eue avec le Chat-Tigre, il m’a depuis quelque temps laissé pénétrer trop avant dans sa confiance, je sais trop de ses secrets pour que, quelque colère qu’il ait contre moi, il me témoigne de la rancune. Habitué depuis nombre d’années à m’imposer sa volonté et à me gouverner à sa guise, il croit connaître assez mon caractère pour être persuadé que ce que je lui ai dit n’a été qu’une boutade échappée à un mouvement de mauvaise humeur, et que je ne demanderai bientôt pas mieux que de me remettre sous sa tutelle : du reste, de même que tous les hommes qui depuis de longues années caressent une chimère, le Chat-Tigre, qui, j’en suis convaincu, ne m’a élevé et n’a souffert ma présence que dans l’espoir de se servir de moi à un jour donné, pour l’accomplissement de l’une de ses ténébreuses machinations, se laissera, tout fin qu’il soit, tromper par moi, si je veux m’en donner la peine.

— Oui, observa don Estevan, tout cela est assez plausible.

— N’est-ce pas ? Voici donc ce que j’ai résolu : demain, au lever du soleil, vous et moi nous partirons pour le presidio, où je vous mettrai en rapport avec un drôle de ma connaissance, qui m’est dévoué autant que les gens de cette sorte peuvent l’être. Ce picaro nous servira d’intermédiaire ; par lui, nous serons au courant de tout ce que le Chat-Tigre fera à San-Lucar avec les leperos qu’il enrôle je ne sais pour quelle sinistre entreprise ; puis nous nous quitterons. Vous, vous reviendrez tranquillement ici, tandis que moi je retournerai dans la prairie et je rejoindrai le Chat-Tigre ; de cette façon, quoi qu’il fasse, nous le saurons : voilà mon projet, comment le trouvez-vous ?

— Excellent, mon ami, vous avez tout prévu.

— Seulement, souvenez-vous de ceci : premièrement, quoi que je fasse, quoi que je dise, quelque démarche que vous me voyiez tenter, n’en prenez pas ombrage ; laissez-moi complètement libre de mes actions, et ne me soupçonnez jamais d’avoir l’intention de vous tromper.

— Ne vous inquiétez pas de cela, mon ami, je n’en croirai pas plus le témoignage de mes yeux que celui de mes oreilles ; ma confiance en vous sera inaltérable ; voyons maintenant votre seconde observation.

— Vous en comprendrez immédiatement l’importance : aussitôt que nous nous serons quittés au presidio, nous deviendrons à l’instant étrangers l’un à l’autre : nous ne nous connaîtrons plus.


Cette lutte d’un seul homme contre une foule de bêtes féroces avait quelque chose de grandiose.

— Cette recommandation est en effet importante, je n’aurai garde d’y manquer, les conséquences d’une erreur seraient incalculables pour nous.

— Maintenant, soyez prêt à agir au premier signal, soit de nuit, soit de jour ; n’importe ce que vous fassiez, quittez tout à l’instant pour prendre une vigoureuse offensive aussitôt que ce signal vous parviendra.

— Bien, sans bruit, dès demain, sous prétexte de certains travaux urgents à exécuter à l’hacienda, j’enrôlerai une quinzaine de leperos, gens de sac et de corde, qui pour de l’or m’obéiront aveuglément et ne reculeront devant rien.

— C’est cela, il vous sera facile de les occuper ici à rien faire en attendant l’heure de jouer de la navaja ou du rifle.

— Je vous réponds que personne ne songera à s’informer d’eux ; mais quelle sorte de signal m’enverrez-vous ? et par qui le recevrai-je ?

— Le signal sera une plume d’aigle blanc cassée en trois morceaux et dont l’extrémité sera peinte en rouge ; celui qui vous remettra cette plume devra vous dire seulement : Mes deux piastres. Vous les lui remettrez sans observation, vous prendrez la plume et vous le congédierez.

— Mais quel sera cet homme, mon ami ?

— Un inconnu, le premier que je rencontrerai probablement ; il faut que cet émissaire ne se doute pas de la gravité du message dont je l’aurai chargé, au cas où il tomberait entre les mains de l’ennemi.

— Puissamment raisonné ! allons, allons ! je crois que nous nous en tirerons.

— Moi j’en suis sûr, s’écria don Fernando, si vous suivez ponctuellement mes instructions.

— Quant à cela, ne vous en inquiétez pas, frère, je vous réponds de mon exactitude.

Tout bien convenu et bien arrêté ainsi entre nos trois personnages, ils se séparèrent pour se livrer au repos, d’autant plus qu’il était tard déjà, et que les deux jeunes gens devaient, au lever du soleil, monter à cheval pour se rendre au présidio de San-Lucar.


II

LA FORÊT VIERGE


Don Torribio Quiroga, dont il nous faut maintenant nous occuper, était un jeune homme de vingt-huit ans, à la physionomie fine et spirituelle, à la taille élégante, et possédant au plus haut degré les manières du grand monde.

Il appartenait à l’une des familles les plus riches et les plus considérables de l’État de Chihua-hua ; la mort de ses parents l’avait, dans un pays où l’or est si commun, doté d’une fortune de plus de cinq cent mille piastres de rente, c’est-à-dire environ deux millions et demi.

Un homme dans cette position, et doué des avantages physiques et moraux que possédait don Torribio, a le droit de prétendre à tout ; car, arrivé à une certaine hauteur de fortune, les obstacles n’existent plus, ou du moins, au lieu d’être une entrave, ne sont plus qu’un excitant.

Don Torribio avait réussi dans tout ce qu’il avait essayé, sauf sur un point, sa lutte contre don Fernando, lutte dans laquelle celui-ci était toujours demeuré vainqueur.

Aussi la haine que le riche haciendero portait au chasseur d’abeilles, haine dont les motifs étaient futiles dans le principe, s’était-elle insensiblement accrue par tous les déboires subis successivement par don Torribio, et avait-elle fini par acquérir les proportions immenses d’une véritable haine mexicaine, que la mort seule de celui qui en était l’objet pourrait assouvir.

Après sa rencontre avec don Fernando Carril, rencontre qui avait eu un si fâcheux résultat pour lui, don Torribio Quiroga était en proie à une de ces colères froides et concentrées qui s’amassent lentement dans l’âme, et éclatent enfin avec une force terrible.

Dès qu’il avait eu perdu de vue son heureux adversaire, il s’était lancé à fond de train. Ses éperons ensanglantaient les flancs de son cheval, qui hennissait douloureusement et redoublait sa course furibonde.

Où allait ainsi don Torribio Quiroga, les traits décomposés et les cheveux au vent ?

Il ne le savait pas lui-même ; peu lui importait, d’ailleurs.

Il ne voyait plus, n’entendait plus ; il roulait dans son cerveau des projets sinistres et franchissait torrents et ravins sans s’inquiéter du galop de son cheval.

Seul, le sentiment de la haine grondait en lui. Rien ne rafraîchissait son front brûlant ; ses tempes battaient à se rompre, et un tremblement nerveux agitait tout son corps.

Cet état de surexcitation dura plusieurs heures ; son cheval avait dévoré l’espace. Enfin, brisé de fatigue, le noble animal s’arrêta soudain sur ses genoux fléchissants et tomba sur le sable.

Don Torribio se releva en jetant autour de lui un regard égaré.

Il lui avait fallu cette rude chute pour remettre un peu d’ordre dans ses idées et le rappeler à la réalité : une heure de plus d’une telle angoisse, il serait devenu fou furieux, ou serait mort d’apoplexie foudroyante.

La nuit était venue. D’épaisses ténèbres régnaient sur la terre : un silence funèbre pesait sur le désert où le hasard l’avait conduit.

— Où suis-je ? murmura-t-il en cherchant à s’orienter.

Mais la lune, cachée par les nuages, ne répandait aucune clarté ; le vent soufflait en foudre ; les branches des arbres s’entre-choquaient, et dans les profondeurs de ce désert les hurlements des bêtes fauves commençaient à mêler les notes graves de leurs voix aux hurlements des chats sauvages.

Les yeux de don Torribio cherchaient en vain à percer l’ombre.

Il s’approcha de son cheval étendu sur le sol et râlant sourdement ; ému de pitié pour le fidèle compagnon de ses courses aventureuses, il se pencha vers lui, passa à sa ceinture les pistolets contenus dans les arçons, et, détachant une gourde, pleine de rhum, suspendue à la selle, il se mit à laver les yeux, les oreilles, les narines et la bouche de la pauvre bête, dont les flancs haletaient, et que ce secours sembla rendre à la vie. Une demi-heure se passa ainsi. Le cheval, un peu rafraîchi, s’était relevé, et, avec l’instinct qui distingue sa race, il avait découvert une source voisine où il s’était désaltéré.

— Tout n’est pas perdu encore, murmura don Torribio, et peut-être parviendrai-je bientôt à sortir d’ici.

Mais un rugissement profond résonna à une courte distance, répété presque sur-le-champ dans quatre directions différentes : le poil du cheval s’était hérissé, et don Torribio avait senti un frisson de crainte courir dans ses veines.

— Malédiction ! s’écria-t-il, je suis à un abreuvoir de jaguars. Que faire ?

Il venait de reconnaître sur les rives boueuses de la source des empreintes qui rendaient le doute impossible.

En ce moment il aperçut, à dix pas de lui au plus, deux yeux qui brillaient comme des charbons ardents et qui le regardaient avec une fixité étrange.

Don Torribio était un homme d’un courage éprouvé, maintes fois il avait accompli aux yeux de ses compagnons des actions d’une témérité incroyable, mais seul dans les ténèbres, entouré de bêtes fauves qui formaient autour de lui un cercle fatal, il se sentit pris malgré lui d’une terreur folle, sa poitrine oppressée ne laissa qu’avec difficulté passer son souffle à travers ses dents serrées. Une sueur froide inonda son corps, et il fut sur le point de se laisser choir.

Mais ce découragement n’eut que la durée d’une seconde : par un effort de volonté suprême, il réagit sur lui-même et, appelant à son aide toute son énergie, il se prépara à une lutte désespérée dans laquelle il était certain de succomber, mais que pourtant, avec cet instinct de conservation et cet espoir qui ne s’éteignent jamais entièrement dans l’homme, il voulait prolonger jusqu’à la dernière heure.

En ce moment le cheval poussa un hennissement de frayeur et, faisant un bond énorme, il se sauva dans les sables.

— Tant mieux, murmura don Torribio, peut-être, grâce à sa vélocité incroyable, la pauvre bête échappera-t-elle !

Un effroyable concert de cris et de hurlements s’éleva de toutes parts à la fuite du cheval, et de grandes ombres passèrent en bondissant auprès de don Torribio.

— Ah çà ! dit-il avec un sourire amer, est-ce que je me laisserai dévorer ainsi sans chercher à m’échapper, vive Dios ! Ce serait trop stupide. Allons, allons ! je ne suis pas encore mort. En avant !

Un violent tourbillon de vent balaya le ciel, et la lune, pendant quelques minutes, éclaira de sa lueur blafarde et triste les lieux où se trouvait don Torribio.

À quelques pas, le rio del Norte coulait entre deux rives escarpées ; au loin s’étendaient les masses compactes d’une forêt vierge : un chaos inextricable de rochers entassés comme à plaisir les uns sur les autres, et des fissures desquels surgissaient des bouquets d’arbres garnis de lianes enchevêtrées les unes dans les autres, et formant les plus étranges paraboles, étendaient leurs ramifications jusqu’à la rivière ; le sol, composé de sable et plus loin de ces détritus qui abondent dans les forêts américaines, enfonçait à chaque pas.

Don Torribio se reconnut alors : il se trouvait à plus de quinze lieues de toute habitation, engagé dans les premiers plants d’une immense forêt, la seule de toute l’Apacheria que les plus hardis pionniers n’eussent pas encore osé explorer, tant ses sombres profondeurs semblaient receler de mystérieuses horreurs.

Comment, dans sa course effrénée, avait-il atteint ce point redouté ? c’est ce que, dans ce moment, don Torribio ne se donna pas la peine de chercher à résoudre ; un péril inouï et qui réclamait toutes les forces de son intelligence planait trop immédiatement sur sa tête pour qu’il s’occupât d’autre chose que de chercher à le conjurer.

À quelques pas de lui, ainsi que nous l’avons dit, sortait d’entre les rochers une source limpide dont les bords, foulés par un nombre considérable de griffes de bêtes fauves, indiquait clairement que ce lieu, comme il l’avait dit, leur servait d’abreuvoir, lorsqu’au soleil couché elles quittaient leurs tanières pour chercher leur nourriture et se rafraîchir.

Et, plus que tout, témoignage vivant de ce fait, deux magnifiques jaguars, mâle et femelle, étaient en ce moment arrêtés sur la rive, surveillant d’un air inquiet les jeux de leurs petits.

— Hum ! murmura don Torribio, voilà de tristes voisins ; et machinalement il porta les regards d’un autre côté.

Une magnifique panthère, allongée sur un rocher dans la position d’un chat aux aguets, fixait sur lui ses yeux brillants comme des escarboucles.

Don Torribio, d’après la coutume suivie en Amérique, ne sortait jamais sans être bien armé ; il avait une carabine de prix et d’une justesse remarquable ; par un hasard providentiel, son cheval ne l’avait pas brisée dans sa chute. Dans le premier moment il l’avait posée auprès de lui, appuyée droite sur un rocher.

Il étendit la main et s’en empara.

— Bon ! dit-il avec un sourire, la lutte sera sérieuse au moins.

Il épaula son fusil, mais au moment où il allait faire feu un miaulement plaintif lui fit lever la tête, une dizaine de pajeros et de chats-tigres de haute taille, perchés sur des branches d’arbres et le regardant en dessous, attirèrent son attention, tandis que plusieurs loups rouges arrivaient en bondissant et tombaient en arrêt à quelques pas de lui.

Arrêtés sur tous les rochers environnants, une foule de vautours, de zopilotes et d’urubus, l’œil à moitié éteint, semblaient attendre le moment de prendre leur part de la curée.

D’un bond don Torribio s’élança sur une pointe de roc, et de là, s’aidant des mains et des genoux, il gagna en deux ou trois minutes, avec des difficultés énormes, une espèce de terrasse située à vingt pieds du sol, sur laquelle il pouvait, pendant quelques instants du moins, se croire relativement en sûreté.

L’horrible concert formé par tous les habitants de la forêt, attirés les uns après les autres par la subtilité de leur odorat, croissait de plus en plus, et avait acquis une intensité telle, qu’il dominait le bruit même du vent qui soufflait avec rage dans les ravins et dans les clairières de la forêt.

La lune disparut derrière les nuages, et don Torribio se retrouva plongé dans sa première obscurité. Mais, s’il ne distinguait plus les bêtes féroces qui l’entouraient, il les devinait, il les sentait presque ; il voyait leurs paupières flamboyer dans l’ombre, et leurs cris, toujours se rapprochant, semblaient lui annoncer que sa dernière lueur d’espoir ne tarderait pas à s’éteindre.

Appuyant fortement ses pieds sur le sol et se penchant légèrement en avant, afin de bien assurer son coup, il prit un revolver et tira contre les chats-tigres six coups de pistolet, suivis presque immédiatement de six cris d’agonie et du bruit produit par la chute de branche en branche des animaux blessés ou tués.

Rien ne peut rendre l’horrible rumeur causée par cette attaque imprévue : les loups rouges se jetèrent en hurlant sur les victimes, qu’ils commencèrent à déchirer à belles dents, en disputant leur proie aux vautours et aux zopilotes, qui prétendaient en avoir leur part.

Il y eut un bruissement étrange dans les feuilles et dans les branches des arbres ; une masse, impossible à distinguer clairement, traversa l’espace, et vint s’abattre en rugissant sur la plate-forme.

Don Torribio, se servant de son fusil comme d’une massue, lui en asséna un coup terrible sur le crâne, et l’animal roula en hurlant du haut en bas du rocher.

Alors le jeune homme entendit avec terreur, à quelques pieds au-dessous de lui, le bruit du combat effroyable que les jaguars et les chats-tigres livraient à la panthère qu’il venait de renverser. Fasciné par l’horrible danger auquel il était livré, don Torribio, sans réfléchir aux conséquences funestes que son action pourrait avoir pour lui, lâcha deux coups de pistolet dans la foule d’ennemis acharnés qui, au-dessous de lui, se tordaient et se ruaient avec fureur les uns contre les autres.

Il se passa alors une chose étrange : tous ces animaux ennemis les uns des autres semblèrent comprendre qu’au lieu de lutter entre eux ils devaient au contraire s’unir contre l’homme, leur ennemi commun : cessant subitement le combat terrible qu’ils se livraient, et abandonnant, comme d’un commun accord, les cadavres sanglants et à demi déchirés de ceux d’entre eux qui avaient succombé, ils tournèrent leur rage contre le rocher au sommet duquel don Torribio semblait les narguer, et commencèrent à l’attaquer tous à la fois avec une énergie terrible, bondissant sur ses anfractuosités sur lesquelles ils tâchaient de se maintenir, cherchant à l’escalader de tous les côtés à la fois.

La position devenait de plus en plus critique pour le jeune homme ; déjà plusieurs chats-tigres avaient sauté sur la plate-forme. À mesure que don Torribio les renversait, d’autres prenaient leur place. Le nombre de ses ennemis croissait à chaque instant ; il sentait ses forces et son énergie diminuer peu à peu.

Cette lutte d’un homme seul contre une foule de bêtes féroces avait quelque chose de grandiose et de poignant à la fois : don Torribio, comme dans un cauchemar horrible, se débattait en vain contre des nuées d’assaillants toujours renaissants ; il sentait près de lui l’haleine chaude et fétide des chats-tigres et des loups rouges ; les rugissements des jaguars et les miaulements railleurs des panthères formaient à ses oreilles une effroyable mélodie qui le rendait sourd et lui donnait le vertige ; il voyait scintiller dans l’ombre les milliers d’yeux de ses invisibles ennemis qui le fascinaient, et parfois les lourdes ailes des vautours et des zopilotes fouettaient son visage trempé d’une sueur froide.

Chez lui, tout sentiment intime du moi s’était évanoui ; il ne pensait plus ; sa vie, si l’on peut se servir de cette expression, était devenue toute physique ; ses mouvements et ses gestes étaient machinaux ; son bras se levait et se baissait pour frapper avec la rigide régularité d’un balancier.

Déjà plusieurs griffes s’étaient profondément enfoncées dans ses chairs ; des pajeros s’élançant sur lui, l’avaient saisi à la gorge, et il avait été forcé de lutter contre eux, corps à corps, pour leur faire lâcher prise ; son sang coulait de vingt blessures, peu dangereuses à la vérité, mais le moment approchait où, l’énergie qui seule soutenait ses forces venant à lui manquer, il tomberait du rocher et serait déchiré par les bêtes fauves, qui de plus eh plus s’acharnaient après lui.

À cette seconde solennelle où tout allait lui manquer à la fois, un cri suprême s’élança de sa poitrine, cri d’agonie, d’une expression terrifiante, et qui fut répercuté au loin par les échos ; dernière et suprême protestation de l’homme fort qui s’avoue vaincu et qui instinctivement appelle, avant de tomber, son semblable à son secours.

Chose étrange, un cri répondit au sien !

Don Torribio, étonné, n’osant croire à un miracle dans ce désert où nul autre que lui ne devait avoir pénétré, crut avoir mal entendu ; pourtant, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, et sentant au fond de son cœur renaître un espoir éteint, il poussa un second cri, plus éclatant, plus vibrant que le premier.

Lorsque les échos de la forêt eurent répété ce cri à l’infini, un mot, un seul, porté sur l’aile de la brise, arriva faible comme un soupir à ses oreilles attentives :

— Espoir !

Don Torribio se redressa ; électrisé par ce mot, il sembla reprendre des forces et renaître à la vie, et il redoubla ses coups contre ses innombrables ennemis.

Tout à coup le galop de plusieurs chevaux se fit entendre au loin, plusieurs coups de feu illuminèrent les ténèbres de leur lueur passagère, et des hommes, ou plutôt des démons, se ruant à l’improviste au plus épais des bêtes fauves, en firent un carnage horrible.

Au même instant, don Torribio, attaqué par deux chats-tigres, roula sur la plate-forme en se débattant avec eux.

En quelques minutes, les bêtes féroces furent mises en fuite par les nouveaux venus, qui se hâtèrent d’allumer plusieurs feux, afin de les tenir à distance le reste de la nuit.

Deux de ces hommes, armés de torches incandescentes de bois d’ocote, se mirent à la recherche de l’homme dont les cris de détresse les avaient fait accourir à son secours.

Ils ne tardèrent pas à le découvrir, étendu sans connaissance sur la plateforme, entouré de dix ou douze chats-tigres morts, et tenant entre ses doigts raidis le cou d’un pajero étranglé.

— Eh bien ! Carlocho, dit une voix, l’a-t-on trouvé ?

— Oui, répondit celui-ci, mais il paraît mort.

— Caraï ! ce serait dommage, reprit Pablito, car c’est un lier homme : où est-il ?

— Là, sur ce rocher, en face de vous.

— Pouvez-vous le descendre avec l’aide du Verado ?

— Rien n’est aussi facile, il ne remue pas plus qu’une souche.

— Hâtez-vous, au nom du ciel ! dit Pablito, chaque minute de retard pour lui est peut-être une année de vie qui s’envole.

Carlocho et le Verado soulevèrent don Torribio par les pieds et par la tête, et, avec des précautions infinies, le transportèrent de la forteresse improvisée où il avait si opiniâtrement combattu, auprès de l’un des feux, sur un lit de feuilles préparé par el Zapote, car la cuadrilla des vaqueros se trouvait, par un hasard étrange, réunie en cet endroit.

— Canarios ! s’écria Pablito à l’aspect misérable du jeune homme, le pauvre diable ! comme ils l’ont arrangé ! il était grandement temps de le secourir.

— Croyez-vous qu’il en réchappe ? demanda Carlocho avec intérêt.

— Il y a toujours espoir, dit sentencieusement Pablito, quand les organes de la vie ne sont pas attaqués : voyons-le donc.

Il se pencha sur le corps de don Torribio, dégaina son poignard, lui mit la lame devant les lèvres.

— Pas le moindre souffle ! fit Pablito en hochant la tête.

— Ses blessures sont-elles sérieuses ? demanda le Verado.

— Je ne le crois pas ; il a été accablé de lassitude et d’émotion.

— Mais alors, il en reviendra ? fit Carlocho.

— Peut-être oui, peut-être non ; tout dépend de la force plus ou moins grande du coup qui a frappé son système nerveux.

— Eh ! s’écria joyeusement le Verado, voyez donc, il respire, vive Dios ! il a même essayé d’ouvrir les yeux.

— Alors il est sauvé, reprit Pablito, il ne tardera pas à revenir à lui ; cet homme est doué d’une organisation de fer ; dans un quart d’heure, si bon lui semble, il pourra se remettre en selle, mais il faut le panser.

Les vaqueros, de même que tous les coureurs des bois, vivant loin des établissements, sont obligés de se soigner eux-mêmes : ils acquièrent ainsi une certaine connaissance pratique de la médecine pour cueillir et employer les simples en usage parmi les Indiens.

Pablito, aidé de Carlocho et du Verado, lava les plaies de don Torribio avec de l’eau et du rhum, mouilla ses tempes et lui introduisit de la fumée de tabac dans les narines.

Le jeune homme, après quelques minutes de cet étrange traitement, poussa un soupir presque insensible, remua légèrement les lèvres, et enfin ouvrit les yeux, qui regardèrent sans voir.


Les vaqueros accompagnés de don Torribio s’étaient enfoncés dans la forêt.

— Il est sauvé, dit Pablito ; laissons maintenant agir la nature, c’est le meilleur médecin que je connaisse.

Don Torribio se souleva sur un coude, passa la main sur son front comme pour retrouver la mémoire et la pensée.

— Qui êtes-vous ? fit-il d’une voix faible.

— Des amis ; seňor, ne craignez rien.

— Je suis rompu, j’ai les membres brisés.

— Il n’en est rien, seňor, à part la fatigue, vous vous portez aussi bien que nous.

Don Torribio se redressa, et regardant attentivement les hommes qui l’entouraient :

— Mais, je ne me trompe pas, dit-il, j’étais loin de m’attendre à vous trouver ici : par quel miracle êtes-vous arrivés à temps pour me sauver, vous à qui j’avais assigné un rendez-vous si éloigné du point où nous sommes ?

— Le miracle, c’est votre cheval qui l’a fait, seňor, reprit le Verado.

— Comment cela ? demanda don Torribio, dont la voix se raffermissait de plus en plus, et qui déjà était parvenu à se mettre debout.

— C’est on ne peut plus simple : nous longions le couvert de cette forêt pour nous rendre à l’endroit que vous nous aviez assigné, lorsque tout à coup nous vîmes passer devant nous, avec une rapidité vertigineuse, un cheval ayant à ses trousses une bande de loups rouges ; nous l’avons débarrassé de ces ennemis acharnés ; ensuite, comme il ne nous a pas paru probable qu’un cheval tout sellé se trouvât seul dans cette forêt où nul n’ose s’aventurer, nous nous sommes mis à la recherche du cavalier. Votre cri nous a guidés.

— Merci, répondit don Torribio, je saurai acquitter la dette que j’ai contractée envers vous.

— Bah ! cela n’en vaut pas la peine, allez ; voici votre cheval, maintenant nous partirons quand vous voudrez.

Le jeune homme étendit la main.

— Demeurez, dit-il, nous ne saurions trouver un endroit plus convenable que celui-ci pour ce que nous avons à nous dire.


III

DON TORRIBIO QUIROGA


Après cette parole de don Torribio il y eut un assez long silence. Les vaqueros, les yeux fixés sur le jeune homme, cherchaient, par le jeu de sa physionomie, à deviner ses pensées secrètes.

Mais le visage de don Torribio, froid et immobile comme un bloc de marbre, ne laissait rien lire sur ses traits.

Enfin, après avoir jeté un regard soupçonneux autour de lui, plutôt par habitude que dans la crainte d’être entendu, le jeune homme tordit une cigarette, l’alluma avec la plus grande nonchalance et prit la parole d’un ton dégagé :

— Mon cher Verado, dit-il, je suis réellement fâché que vous ayez dérangé ces honorables caballeros de leurs occupations et que vous vous soyez dérangé vous-même pour vous rendre au lieu que je vous avais désigné.

— Pourquoi donc cela, Seigneurie ? demanda le Verado fort intrigué par cette entrée en matière.

— Pour une raison bien simple, cher señor, c’est que les motifs qui me faisaient désirer causer avec vous n’existent plus.

— Ah bah ! firent les bandits en ouvrant de grands yeux, il serait possible ?

— Mon Dieu, oui, reprit-il nonchalamment : tout bien considéré, don Fernando Carril est un charmant cavalier auquel je serais désespéré de causer le moindre désagrément.

— Diablo ! pas déjà si charmant, observa le Verado, lui qui a ordonné à Carlocho de me tuer adroitement.

— Ce n’est pas à moi, cher ami, dit Carlocho avec aménité, mais à don Pablo ici présent, que le señor don Fernando a donné cet ordre.

— C’est vrai, j’avais confondu : recevez mes excuses, señor.

Après cet échange de courtoisie, les deux bandits devinrent silencieux de nouveau.

— Un honnête homme n’a que sa parole, observa Tonillo, et si don Torribio a changé d’avis, nous n’avons rien à dire ; cela me fait songer, ajouta-t-il avec un soupir étouffé, que je vous dois remettre, Seigneurie, deux cents piastres que vous m’aviez avancées pour…

— Gardez cette misère, cher seigneur, je vous prie, interrompit don Torribio, cette petite somme ne saurait mieux être placée qu’entre vos mains.

Le vaquero, qui avait sorti de sa poche l’argent avec une répugnance évidente, l’y réintégra avec une prestesse et une expression de plaisir manifestes.

— C’est égal, dit-il, je ne me considère pas comme quitte envers vous, Seigneurie : je suis honnête homme, vous pouvez compter sur moi.

— Sur nous, appuyèrent chaleureusement les autres.

— Je vous remercie de ce dévouement dont j’apprécie la portée, señores, reprit don Torribio, malheureusement, je vous le répète, il me devient inutile.

— C’est fâcheux ! fit le Verado, on ne trouve pas tous les jours des patrons comme vous, Seigneurie.

— Bah ! fit-il gaiement, maintenant que vous voilà libres, qui vous empêche de vous mettre aux ordres de don Fernando ? Il est fort généreux, caballero jusqu’au bout des ongles : je suis convaincu qu’il vous paiera bien.

— Il le faudra bien, Seigneurie, dit Pablito ; d’ailleurs nous pouvons maintenant vous avouer que nous y avons songé déjà, et…

— Que vous vous êtes mis à son service : je le savais, fit négligemment le jeune homme.

— Ah ! s’écrièrent les bandits avec étonnement.

— Et cela ne vous contrarie pas, Seigneurie ? demanda Pablito.

— Pourquoi donc ? j’en suis charmé, au contraire : le hasard est si singulier, que peut-être de cette façon serez-vous plus à même de m’être utiles !

— Ah ! firent-ils en dressant subitement l’oreille.

— Mon Dieu, oui ! Ainsi vous m’êtes dévoués ?

— Jusqu’à la dernière goutte de sang ! répondirent les vaqueros avec une touchante unanimité.

— Et vous ne méprisez pas l’argent ?

— L’argent ne peut jamais nuire qu’à ceux qui n’en ont pas, répondit le sentencieux Pablito.

— Quand il est honorablement gagné, appuya Tonillo avec une grimace de singe.

— C’est convenu, observa le jeune homme, surtout lorsqu’il s’agit d’une centaine d’onces[1].

Les bandits eurent un petit frisson de joie, leurs prunelles de chat-tigre étincelèrent ; ils échangèrent entre eux un regard plein d’éblouissantes promesses que don Torribio intercepta au passage.

— Caraï ! firent-ils en se pourléchant.

— Ainsi cela vous conviendrait, n’est-ce pas ?

— Rayo de Dios ! cent onces ! je le crois bien, fit Pablito.

— Peut-être plus, observa don Torribio.

— Eh ! eh ! mais ce serait sans doute difficile, hasarda le Verado.

— Dame ! vous comprenez, les affaires vont fort mal en ce moment.

— À qui le dites-vous, Seigneurie ? la misère est effrayante.

— Peut-être y aurait-il mort d’homme ? insinua Carlocho.

— Cela pourrait arriver, dit nettement don Torribio.

— Tant pis pour lui ! murmura Pablito.

— Ainsi, cela vous irait toujours, même dans ce cas-là ?

— Plus que jamais, grommela Tonillo.

— En ce cas, caballeros, écoutez-moi attentivement, dit en se redressant don Torribio.

Les bandits se rapprochèrent du jeune homme par un mouvement instinctif.

— Je me suis engagé, reprit-il, sur mon honneur, à ne rien tenter contre Fernando Carril, ni directement ni indirectement.

— Un honnête homme n’a que sa parole, observa Tonillo.

— Et j’ai l’intention de tenir scrupuleusement la mienne vis-à-vis de don Fernando.

Les vaqueros firent un geste d’assentiment.

— Mais, continua-t-il, vous savez comme moi, señores, que don Fernando est un homme tout confit en mystère, dont la vie est enveloppée d’un voile impénétrable.

— Hélas ! soupira piteusement Tonillo.

— La plupart du temps on ne sait ce qu’il fait ; il disparaît des mois entiers, pour reparaître tout à coup au moment où l’on y pense le moins.

— Ce n’est que trop vrai, dit Pablito, l’existence de ce caballero est extraordinaire.

— À combien de dangers ne doit-il pas être exposé pendant ces courses aventureuses dont personne ne connaît ni le but ni la direction ! reprit don Torribio.

— C’est effrayant rien que d’y songer ! fit observer Carlocho d’un air convaincu.

— Un malheur est si vite arrivé dans le désert ! appuya le Verado.

— Sans aller plus loin, voyez ce qui a failli vous arriver à vous-même cette nuit, caballero ! dit Tonillo avec intérêt.

— C’est épouvantable ! s’écria Pablito.

— Vous comprenez, señores, reprit don Torribio, que je ne puis, en aucune façon, être responsable, moi, des accidents sans nombre auxquels la vie de don Fernando l’expose à chaque pas.

— C’est incontestable, s’écrièrent-ils.

— Le hasard semble prendre un malin plaisir à déranger et à renverser les plans les mieux conçus, et malgré le vif intérêt que je porte à la sûreté de don Fernando, il m’est impossible de le sauver du hasard.

— Cela ne fait aucun doute, Seigneurie, et certes, personne n’aurait le droit de vous adresser le plus léger reproche, si par une fatalité quelconque ce pauvre don Fernando était tué dans une de ses courses aventureuses, dit Pablito d’un ton dogmatique.

— C’est aussi mon avis ; mais comme, maintenant, je ne suis plus l’ennemi, mais, au contraire, je suis l’ami de don Fernando, et qu’en cette qualité j’ai le plus grand intérêt à être tenu au courant de ce qui lui arrive, afin de lui venir en aide, si le besoin était…

— Ou de le venger, si le malheur voulait qu’il fût tué, interrompit Carlocho.

— Oui, reprit don Torribio, je tiens donc à être tenu au courant des événements qui pourraient survenir.

— Oh ! sainte amitié, tu n’es pas un vain mot ! s’écria Tonillo en levant les yeux au ciel d’un air béat.

— Vous êtes, caballeros, on ne peut mieux placés pour me donner ces renseignements ; comme toute peine mérite salaire, eh bien ! vous partagerez entre vous cent onces au moins ou deux cents, suivant les nouvelles que vous me donnerez ; vous me comprenez, n’est-ce pas ?

— Parfaitement, Seigneurie, répondit avec le plus imperturbable sangfroid Carlocho au nom de ses compagnons attendris ; la mission que vous daignez nous confier est des plus honorables ; ne doutez pas que nous l’accomplissions à votre entière satisfaction.

— Ainsi, voilà qui est bien convenu, señores, je compte sur l’exactitude de vos renseignements, car vous sentez dans quelle position ridicule me placerait une nouvelle fausse vis-à-vis des nombreux amis de don Fernando, que je courrais le risque d’inquiéter sans raison.

— Rapportez-vous-en à nous, Seigneurie, nous appuierons nos renseignements de preuves irrécusables.

— Bien, je vois que nous nous comprenons, il est inutile d’insister davantage sur ce sujet.

— Oh ! parfaitement inutile, Seigneurie, nous avons la compréhension facile.

— Oui, mais, comme vous pouvez avoir la mémoire courte, répondit en souriant don Torribio, faites-moi l’honneur de partager ces dix onces entre vous, non pas comme arrhes d’un marché, puisqu’il n’y en a pas entre nous, mais comme remerciement du service que vous m’avez rendu il y a une heure, et afin de bien graver notre conversation dans votre cervelle.

Les vaqueros, sans se faire prier, tendirent la main en souriant et empochèrent joyeusement les onces si libéralement données.

— Maintenant un dernier mot, caballeros : où sommes-nous ici ?

— Dans la selva Negra, Seigneurie, répondit Pablito, à quatre lieues au plus de l’hacienda del Cormillo, où se trouvent en ce moment don Pedro de Luna et sa famille.

Don Torribio fit un geste d’étonnement.

— Comment ! don Pedro a quitté las Norias de San-Pedro ?

— Oui, Seigneurie, reprit Pablito, depuis hier.

— Voilà qui est singulier ! le Cormillo est sur l’extrême limite du désert, en pleine Apacheria ; c’est à n’y rien comprendre.

— On dit que c’est doña Hermosa qui a désiré ce changement, qui est encore ignoré de presque tout le monde.

— Quel caprice extraordinaire ! après les dangers auxquels elle a été exposée il y a quelques jours à peine, venir ainsi braver les Peaux-Rouges jusque sur leur propre territoire !

— L’hacienda est forte et complètement à l’abri d’un coup de main.

— C’est vrai, cependant ce changement subit de résidence me semble incompréhensible ; au lever du soleil je serai heureux qu’il vous plaise de me servir de guides jusqu’en vue du Cormillo : il faut que je voie don Pedro sans retard.

— Nous serons à vos ordres, Seigneurie, quand il vous plaira de partir, répondit Carlocho.

La nuit s’avançait, don Torribio avait besoin de réparer ses forces épuisées pendant la lutte précédente ; il se roula dans son zarapé, s’étendit les pieds au feu, et malgré les inquiétudes dont son esprit était bourrelé, il ne tarda pas à s’endormir.

Les vaqueros suivirent son exemple après avoir tiré au sort entre eux à qui veillerait sur le salut commun.

Ce fut Carlocho qui fut désigné ; les autres fermèrent les yeux, et le silence du désert troublé pendant quelques instants reprit son empire.

La nuit s’écoula sans que rien vînt troubler le repos dont jouissaient les hôtes de la forêt.

Au lever du soleil, les vaqueros furent debout. Après avoir donné à manger et à boire à leurs chevaux et à celui de don Torribio, ils les sellèrent et éveillèrent le jeune homme en lui annonçant que l’heure du départ était arrivée.

Le jeune homme se leva aussitôt et, après une courte prière dite en commun, les cinq hommes montèrent à cheval et quittèrent la clairière qui avait failli devenir fatale à l’un d’eux.

L’hacienda del Cormillo peut être considérée comme la sentinelle avancée du presidio de San-Lucar : c’est, sans contredit, la plus riche et la plus forte position de toute la frontière indienne.

Elle s’élevait sur une espèce de presqu’île de trois lieues de tour couverte de bois et de pâturages, où paissaient en liberté un nombre incalculable de têtes de bétail ; nous ne nous étendrons pas davantage sur la description d’une maison dans laquelle seulement quelques scènes de notre récit doivent se passer ; nous nous bornerons à dire que, au centre de l’hacienda proprement dite, parfaitement abritée derrière les épaisses fortifications, crénelées et bastionnées, de la forteresse, car el Cormillo pouvait passer pour tel, s’élevait une maison blanche, petite, mais bien aménagée, gaie et riante. Le faite en apparaissait au loin à moitié caché par les branches des arbres qui la couronnaient d’un vert feuillage ; de ses fenêtres la vue planait d’un côté sur le désert, de l’autre sur le rio del Norte qui, comme un ruban d’argent, se déroulait capricieusement dans la plaine et se perdait dans les lointains bleuâtres de l’horizon.

Les vaqueros, accompagnés de don Torribio, s’étaient enfoncés dans la forêt.

Leur course dura trois heures et les conduisit sur les bords du rio Bravo del Norte, en face de l’hacienda del Cormillo, qui apparaissait vaguement dans une de ces charmantes oasis créées par le limon du fleuve et semées de bouquets de saules, de nopals, de mezquites, d’arbres du Pérou, d’orangers, de citronniers et de jasmins en fleurs, dans les branches desquels un peuple d’oiseaux variés de plumage et de voix gazouillaient à plein gosier.

Don Torribio s’arrêta, et se tournant vers ses guides, qui comme lui étaient devenus immobiles :

— C’est ici qu’il faut nous quitter, dit-il ; je vous remercie de l’escorte que vous avez consenti à me donner, maintenant votre secours me devient inutile : allez à vos affaires, señores, vous savez ce dont nous sommes convenus, je compte sur votre exactitude, adieu !

— Adieu ! caballero, répondirent-ils en s’inclinant cérémonieusement sur le cou de leurs chevaux, soyez sans inquiétude à notre égard.

Puis ils tournèrent bride, firent entrer leurs chevaux dans le fleuve comme s’ils voulaient le traverser et disparurent bientôt derrière un pli de terrain.

Don Torribio demeura seul.

La famille de don Torribio et celle de don Pedro de Luna, toutes deux originaires d’Espagne et liées l’une à l’autre par d’anciennes unions, avaient toujours vécu sur le pied de la plus grande intimité.

Le jeune homme et la jeune fille avaient presque été élevés ensemble.

Aussi, quand son beau cousin était venu lui faire ses adieux, en lui annonçant son départ pour l’Europe, où il devait voyager quelques années pour compléter son éducation et se former aux façons élégantes du monde, doña Hermosa, alors âgée de douze ans, avait-elle éprouvé un vif chagrin.

Depuis leur enfance, et comme à leur insu, ils s’aimaient avec ce doux entraînement de la jeunesse qui ne songe qu’au bonheur.

Don Torribio était parti emportant avec lui son amour, ne doutant pas que doña Hermosa n’eût gardé le sien dans son cœur.

À peine de retour à la Vera-Cruz, après avoir visité en touriste les villes les plus renommées de l’univers civilisé, le jeune homme s’était hâté de mettre ordre à ses affaires et était parti pour San-Lucar, brûlant du désir de retrouver celle qu’il aimait et qu’il n’avait pas vue depuis trois années, son Hermosita, cette jolie enfant qui, sans doute, pensait-il, était devenue une belle jeune fille et une femme accomplie.

La surprise et la joie de don Pedro et de sa fille furent extrêmes. Hermosa fut surtout heureuse, car nous devons avouer que tous les jours elle pensait à don Torribio et le voyait à travers ses souvenirs d’enfance, mais en même temps elle ressentit au cœur je ne sais quelle commotion pleine de volupté et de douleur.

Don Torribio s’en aperçut : il comprit ou crut comprendre qu’on l’aimait encore, et son bonheur fut extrême.

— Allons, allons ! mes enfants, avait dit le père en souriant, embrassez-vous, je vous le permets.

Doña Hermosa avait tendu à Torribio son front rougissant, qu’il avait respectueusement effleuré de ses lèvres.

— Qu’est-ce que c’est que ce baiser-là ! s’était écrié don Pedro ; voyons, pas d’hypocrisie, embrassez-vous franchement, que diable ! Toi, Hermosa, ne fais pas ainsi la coquette parce que tu es une belle fille et qu’il est beau garçon ! et vous Torribio, qui tombez ici comme une bombe sans crier gare, croyez-vous, s’il vous plaît, que je n’aie pas deviné pour qui vous venez de faire plusieurs centaines de lieues à franc étrier ? Est-ce pour moi que vous arrivez de la Vera-Cruz et de San-Lucar ? Vous vous aimez, embrassez-vous gentiment, comme deux amoureux et deux fiancés, et si vous êtes sages, on vous mariera bientôt.

Les jeunes gens, attendris par ces bonnes paroles et cette joyeuse humeur, s’étaient jetés dans les bras du digne homme pour y cacher l’excès de leur émotion.

En conséquence de cette réception, don Torribio avait été officiellement reconnu comme prétendant à la main de doña Hermosa, et en cette qualité admis à lui faire la cour.

La jeune fille, nous devons lui rendre cette justice, croyait sincèrement aimer son cousin ; leurs longues relations, leur amitié d’enfance rendue plus vive par une séparation de plusieurs années, tout militait dans son cœur en faveur de l’hymen que son père avait préparé pour elle.

Elle attendait sans trop d’impatience le jour fixé pour son mariage, et envisageait avec un certain plaisir l’espoir des liens indissolubles. Bien qu’une telle assertion puisse faire crier à l’hérésie bon nombre de nos lecteurs, nous dirons cependant que le premier amour d’une jeune fille est rarement le véritable, que le second seul vient du cœur, tandis que l’autre ne réside réellement que dans la tête ; cela est facile à expliquer : une jeune


Don Torribio s’approcha de doña Hermosa, lui offrit un superbe bouquet.


fille commençant à sentir les premiers mouvements de son cœur, se laisse naturellement entraîner vers celui qui, par sa position et ses relations auprès d’elle, a de longue main captivé sa confiance et son intérêt ; cet amour n’est donc qu’une amitié, rendue plus forte par l’habitude et exaltée par les secrètes influences exercées par les pensées encore vagues et indécises qui bouillonnent dans une tête de seize ans, puis, plus que tout, le manque de comparaison et la certitude acquise d’un mariage convenu d’avance et auquel par cela même il semble impossible de se soustraire.

Telle était, sans qu’elle le soupçonnât en aucune façon, la position de doña Hermosa vis-à-vis de son cousin ; diverses raisons d’âge et de convenance avaient fait retarder jusqu’au jour où nous sommes arrivés le mariage auquel cependant don Pedro attachait un grand intérêt, soit à cause de l’immense fortune de son gendre futur, soit parce qu’il était persuadé qu’il ferait le bonheur de sa fille.

Les choses allèrent ainsi entre les deux jeunes gens sans qu’aucun incident digne de remarque vînt troubler l’azur de leurs relations, jusqu’au moment où étaient arrivés à doña Hermosa, dans la prairie, les événements que nous avons rapportés plus haut : mais dès la première visite que le jeune homme fit à sa fiancée, après son retour dans l’hacienda de las Norias, il s’aperçut, avec cette clairvoyance que donne l’amour, que doña Hermosa ne le recevait pas avec ce laisser-aller et cette franchise de langage et de manières qu’il était accoutumé à trouver en elle.

La jeune fille semblait triste, rêveuse, elle répondait à peine aux questions qu’il lui adressait, et ne paraissait aucunement comprendre les allusions détournées qu’il hasardait sur leur prochaine union.

Don Torribio attribua d’abord ce changement subit à une de ces influences nerveuses auxquelles, à leur insu, sont sujettes les jeunes filles ; il la crut malade, et se retira sans soupçonner qu’un autre eût pris, dans le cœur de sa fiancée, la place qu’il croyait occuper seul.

D’ailleurs, sur qui ses soupçons, s’il en avait eu, auraient-ils pu tomber ? Don Pedro vivait extrêmement retiré, ne recevant qu’à de longs intervalles la visite de vieux amis, mariés pour la plupart, ou ayant depuis longtemps passé l’âge de l’être.

Il n’était pas supposable que pendant les deux jours que doña Hermosa avait passés dans la prairie, au milieu des Peaux-Rouges, elle eût fait la rencontre d’un homme dont la figure et les manières eussent pu produire quelque effet sur son cœur.

Cependant don Torribio fut bientôt forcé de reconnaître, malgré lui, que ce qu’il avait d’abord pris pour un caprice de jeune fille était une résolution arrêtée ; en un mot, que, si doña Hermosa conservait toujours pour lui l’amitié à laquelle avait droit le compagnon de son enfance, l’amour, si jamais il avait existé dans son cœur, avait fui sans retour.

Dès qu’il eut acquis cette certitude, le jeune homme s’inquiéta sérieusement ; l’amour qu’il éprouvait pour sa cousine était profond et sincère ; il lui avait laissé prendre dans sa vie une trop grande part pour qu’il lui fût possible d’y renoncer. Il vit avec désespoir s’écrouler tous ses plans de bonheur pour l’avenir, et, l’âme navrée, il résolut d’avoir avec la jeune fille une explication devenue indispensable, et qui lui fît connaître ce qu’il devait craindre ou espérer.

C’était dans le but de demander cette explication à doña Hermosa que, au lieu de retourner à San-Lucar, qu’il habitait, il avait prié les vaqueros de le guider vers l’hacienda del Cormillo ; mais dès que ses compagnons l’eurent quitté et qu’il se trouva seul devant l’hacienda, son courage fut sur le point de l’abandonner. Prévoyant le résultat de la démarche qu’il allait tenter, il hésita à entrer, car, de même que tous les amoureux, don Torribio, malgré la douleur que lui causait l’indifférence de la jeune fille, aimait mieux continuer à se bercer de folles chimères, que d’acquérir une certitude qui devait lui briser le cœur en lui ôtant à jamais l’espoir.

La lutte fut longue ; plusieurs fois le jeune homme fit le geste de tourner bride ; cependant la raison finit par prendre enfin le dessus sur la passion, il comprit combien était intolérable la position dans laquelle il se trouvait vis-à-vis de doña Hermosa et de lui-même ; coûte que coûte, il résolut d’en sortir, et, enfonçant par un mouvement nerveux les éperons dans les flancs de son cheval, qui hennit de douleur, il se lança à toute bride vers l’hacienda, redoutant, à bon droit, s’il tardait davantage, de n’avoir plus la force d’accomplir le projet qu’il avait formé.

À son arrivée au Cormillo, on lui apprit que don Pedro et sa fille étaient partis pour la chasse au lever du soleil et qu’ils ne rentreraient pas avant l’ovacion.

— Tant mieux ! murmura entre ses dents don Torribio avec un soupir de satisfaction, pour le répit que le hasard lui offrait si généreusement, et, sans s’arrêter pour se rafraîchir, comme on le lui offrait, il prit au galop le chemin du presidio de San-Lucar, tout en se félicitant à part soi du retard apporté si providentiellement, sans qu’il y eût de sa faute, à l’explication qu’il redoutait et désirait à la fois.


IV

LA TERTULIA


Nous introduirons maintenant le lecteur dans l’hacienda del Cormillo, deux jours après les événements que nous avons rapportés.

Vers huit heures du soir, deux personnes étaient assises auprès d’un brasero, car les nuits étaient encore froides, dans un salon de l’hacienda.

Dans ce salon élégamment meublé à la française, un étranger, en soulevant la portière, aurait pu se croire transporté au faubourg Saint-Germain : même luxe dans les tapisseries, même goût dans le choix des meubles ; rien n’y manquait, pas même un piano d’Erard, chargé des partitions d’opéras chantés à Paris, et jusqu’à un magnifique orgue-harmonium, sorti des ateliers d’Alexandre ; et comme pour prouver que la gloire va loin et que le génie a des ailes, les romanciers et les poètes à la mode française encombraient un guéridon de Boule.

Là tout rappelait la France et Paris, seul le brasero d’argent où achevaient de se consumer des noyaux d’olives indiquait l’Amérique espagnole. Des lustres garnis de bougies roses éclairaient cette magnifique retraite.

Don Pedro et sa fille étaient assis auprès du brasero.

Doña Hermosa portait un costume d’une grande simplicité qui la rendait encore plus charmante ; elle fumait un mince cigarillo de maïs tout en causant cœur à cœur avec son père.

— Oui ! disait-elle, il est arrivé au presidio les plus jolis oiseaux du monde.

— Eh bien ! querida chica ? (Chère petite).

— Il me semble que mon cher petit père n’est guère galant ce soir, fit-elle avec une moue d’enfant gâtée.

— Qu’en savez-vous, señorita ? répondit don Pedro en souriant.

— Comment ! vrai ! s’écria-t-elle en bondissant de joie sur son fauteuil et en frappant ses mains l’une contre l’autre, vous auriez pensé…

— À vous acheter des oiseaux. Vous verrez demain votre volière peuplée de perruches, d’aras, de bengalis, de cardinaux, de colibris, que sais-je encore ? enfin, plus de quatre cents, vilaine ingrate !

— Oh ! que vous êtes bon, mon père, et que je vous aime ! reprit la jeune fille en jetant ses bras autour du cou de don Pedro et en l’embrassant à plusieurs reprises.

— Assez ! assez ! follette ! vas-tu m’étouffer avec tes caresses ?

— Que faire pour reconnaître tant de prévenances ?

— Pauvre chère ! fit-il avec une nuance de tristesse, je n’ai plus que toi à aimer maintenant.

— Dites donc à adorer, mon excellent père ! car c’est de l’adoration que vous avez pour moi : aussi je vous aime de toutes les forces aimantes que Dieu a mises dans mon âme.

— Et pourtant, dit don Pedro d’un doux accent de reproche, tu ne crains pas, méchante, de me causer des inquiétudes !

— Moi ? demanda Hermosa avec un tressaillement intérieur.

— Oui, vous, fit-il en la menaçant tendrement du doigt, tu me caches quelque chose.

— Mon père ! murmura-t-elle d’une voix étouffée.

— Allez ! ma fille, les yeux d’un père savent lire jusqu’au fond d’un cœur de seize ans ; depuis quelques jours il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire, ta pensée est fortement occupée.

— C’est vrai, mon père, répondit-elle avec une certaine résolution.

— Et à qui rêves-tu ainsi, petite fille ? reprit don Pedro en cachant son inquiétude sous un sourire.

— À don Torribio Quiroga, mon père.

— Ah ! ah ! fit-il, parce que tu l’aimes, sans doute ? Doña Hermosa se redressa, et, donnant à sa physionomie une expression sérieuse :

— Moi ? non, répondit-elle en posant la main sur son cœur : je m’étais trompée jusqu’à ce jour, mon père, je n’aime pas don Torribio Quiroga. Cependant il occupe ma pensée : pourquoi ? je ne saurais le dire. Depuis son retour d’Europe, il s’est fait en lui un changement dont je ne puis me rendre compte ; il me semble que ce n’est plus le même homme que celui avec lequel j’ai été élevée ; son regard me trouble et me fascine ; sa voix me cause un sentiment de douleur indéfinissable. Certes, cet homme est beau, ses manières sont élégantes et nobles, il a tout d’un gentilhomme de haute caste, et pourtant quelque chose en lui, je ne sais quoi, me glace et m’inspire une impulsion invincible.

— Tête romanesque ! fit en souriant don Pedro.

— Riez, moquez-vous de moi, mais, dit-elle avec un tremblement dans la voix, vous avouerai-je tout, mon père ?

— Parle avec confiance, mon enfant chérie.

— Eh bien ! j’ai le pressentiment que cet homme que j’ai cru aimer me sera funeste.

— Enfant ! reprit don Pedro en lui baisant le front, que peut-il te faire ?

— Je l’ignore, mon père, mais j’ai peur.

— Veux-tu que je rompe avec lui et que je ne le reçoive plus ?

— Gardez-vous-en bien ; ce serait sans doute hâter le malheur qui me menace.

— Allons ! tu es une enfant gâtée ; tu perds la tête et te plais à te créer des chimères. Toutes ces craintes et ces pressentiments supposés ne proviennent que de ton amour pour ton cousin. Le seul moyen de te rendre la tranquillité est de te marier avec lui le plus tôt possible, et, rassure-toi, ma chérie, c’est ce que je compte faire.

Doña Hermosa hocha tristement la tête à plusieurs reprises, baissa les yeux, mais ne répondit pas : elle avait senti que son père s’était complètement mépris sur la signification de ses paroles, et que toute tentative pour le ramener à son opinion serait inutile.

Au même moment, un peon annonça don Torribio Quiroga, qui entra dans le salon.

Le jeune homme était vêtu à la dernière mode de Paris, l’éclat des bougies rayonna sur son beau visage.

Le père et la fille tressaillirent, le premier de joie sans doute, la seconde certainement de crainte.

Don Torribio, après avoir salué doña Hermosa avec grâce, s’approcha d’elle et lui offrit respectueusement un superbe bouquet de fleurs exotiques ; elle le remercia d’un sourire contraint, prit le bouquet, et presque sans le regarder le jeta sur un guéridon.

On annonça successivement le gouverneur don José Kalbris, accompagné de tout son état-major et de deux ou trois autres familles, en tout une vingtaine de personnes, puis enfin don Estevan Diaz et don Fernando Carril.

Certes, il eût été impossible de reconnaître dans l’élégant cavalier annoncé par le peon, et qui accompagnait le mayordomo de l’hacienda, le hardi coureur des bois, le redoutable chasseur d’abeilles qui quelques jours auparavant avait rendu à don Pedro et à sa fille un si éminent service : sa tenue irréprochable, ses manières distinguées, tout enfin dans sa personne éloignait les soupçons ou, pour mieux dire, empêchait la comparaison.

Nous avons dit plus haut que don Fernando Carril, bien que son existence fût enveloppée d’un mystère impénétrable, était superficiellement connu de toute la société de la province et, grâce au laisser-aller des mœurs mexicaines, reçu sans difficulté dans les meilleures maisons : sa présence à l’hacienda del Cormillo n’avait donc, en fait, rien que de fort ordinaire. Cependant son apparition causa un mouvement de vive curiosité parmi les invités, car depuis assez longtemps déjà don Fernando n’avait été vu à aucune réunion.

À l’exemple de don Torribio, le jeune homme, après son entrée dans le salon, s’approcha de doña Hermosa, s’inclina profondément devant elle et lui offrit respectueusement une fleur qu’il tenait à la main.

— Señorita, dit-il d’une voix dont il chercha vainement à maîtriser l’émotion, daignez accepter cette modeste fleur de suchil ; c’est une fleur qui ne croît qu’au désert, ajouta-t-il avec une certaine intention.

La jeune fille tressaillit au son de cette voix qu’elle crut reconnaître ; une vive rougeur empourpra son visage, et baissant les yeux sous le puissant regard qui pesait sur elle, elle saisit la fleur d’une main tremblante et la plaça à son corsage en répondant d’une voix inarticulée :

— Tout ce qui viendra du désert me sera cher désormais.

Peu à peu la réunion s’était animée, on causait ; ce léger incident passa inaperçu, sauf d’une seule personne qui, avec cette espèce d’intuition que donne l’amour et la jalousie, avait, en don Fernando, deviné un rival, sinon ouvertement déclaré, du moins secrètement préféré.

Cette personne était don Torribio Quiroga.

Se penchant vers don Estevan, qui par hasard se trouvait près de lui, il lui dit d’une voix basse, mais cependant parfaitement distincte et qui fut entendue de tous :

— Quelle clef d’or possède donc cet homme, que personne, ne connaît, pour s’introduire ainsi dans toutes les familles honorables, où il n’est ni désiré, ni invité à se présenter ?

— Demandez-le-lui à lui-même, señor, répondit sèchement don Estevan, il est probable qu’il vous expliquera sa conduite d’une façon satisfaisante.

— Je vais immédiatement suivre votre conseil, señor, reprit don Torribio avec hauteur.

— C’est inutile ; caballero, je vous ai parfaitement entendu, dit alors d’une voix douce et avec une courtoise inclination don Fernando, sur les lèvres duquel se jouait en ce moment un ironique sourire.

Toutes les conversations avaient été subitement interrompues ; un profond silence régnait parmi les assistants, dont les regards étaient curieusement fixés sur les deux jeunes gens.

Doña Hermosa, pâle et tremblante, jeta un regard de prière à son père.

Don Pedro s’avança résolument au milieu du salon et, se plaçant entre les deux jeunes gens :

— Que signifie cela, caballeros ? dit-il. Don Torribio, est-ce là ce sentiment des convenances que vous avez appris pendant vos voyages en Europe ? Prétendriez-vous faire de mon salon un champ clos pour vos haines personnelles ? De quel droit la présence de don Fernando ici vous blesse-t-elle ? Vous n’êtes pas encore mon gendre, que je sache ; je suis maître de recevoir chez moi qui bon me semble.

— Même des coupe-jarrets et des salteadores, mon cousin, si tel est votre bon plaisir, répondit le jeune homme en s’inclinant avec ironie.

Don Fernando fit un geste comme pour s’élancer sur l’homme qui l’insultait ainsi, mais il se contint.

— Que don Torribio daigne s’expliquer clairement, dit-il d’une voix calme, et non pas par énigmes.

— À qui la faute, caballero, si je parle par énigmes ? le mystère ne vient-il pas de vous seul ?

— Assez ! caballeros, s’écria don Pedro, un mot de plus sur ce sujet serait me faire une nouvelle injure.

Les deux jeunes gens s’inclinèrent respectueusement devant l’haciendero, et s’éloignèrent l’un de l’autre, non pas cependant sans avoir échangé un regard d’une expression terrible.

— Eh bien ! colonel, continua don Pedro en s’adressant au gouverneur, afin de faire oublier l’impression produite par cette altercation regrettable, quelles nouvelles de la Ciudad ? Mexico est-il toujours tranquille ?

— Notre grand Santa-Anna, répondit le colonel, qui étouffait dans son uniforme, a encore battu à plate couture l’audacieux général qui avait osé faire un pronunciamiento contre lui.

— Dieu soit loué ! peut-être cet avantage nous procurera-t-il un peu de cette tranquillité dont le commerce a si grand besoin.

— Oui, repartit un riche haciendero voisin de don Pedro, les communications ont été si difficiles depuis quelque temps qu’on ne pouvait plus rien expédier.

— Est-ce que les Peaux-Rouges se remueraient ? demanda un négociant inquiet de ces paroles.

— Oh ! interrompit le commandant, il n’y a pas de danger ; la dernière leçon qu’ils ont reçue a été rude ; ils s’en souviendront ; de longtemps ils n’oseront envahir nos frontières.

Un sourire presque invisible passa sur les lèvres de don Fernando.

— Vous oubliez le Chat-Tigre et ses adhérents ? dit-il.

— Oh ! le Chat-Tigre est un bandit, répondit vivement le colonel. D’ailleurs le gouvernement prépare en ce moment une expédition contre lui, afin d’en finir une fois pour toutes avec cette troupe de brigands.

— C’est fort bien pensé, observa don Torribio avec un sourire à double tranchant. Cette frontière a grand besoin d’être débarrassée de cette foule de gens sans aveu aux mœurs plus qu’équivoques qui l’infestent.

— Je partage complètement cet avis ; il me semble des plus sensés, dit paisiblement don Fernando en répondant par un sourire non moins tranchant au sourire de son ennemi.

— En cas d’invasion, croyez-vous les Indiens capables de troubler sérieusement la province ? reprit le négociant.

— Hum ! dit don Antonio d’un air avantageux, on se fait une très fausse idée des Peaux-Rouges : en somme, ce sont de pauvres hères.

Don Fernando sourit de nouveau, mais d’une façon amère et sinistre.

— Señor gobernador, dit-il, vous avez parfaitement raison ; je crois que, d’après les nouvelles que vous avez bien voulu nous communiquer, les Indiens feront bien de rester paisiblement chez eux, s’ils ne veulent qu’il leur arrive malheur.

— Rayo de Dios ! je le crois bien, exclama le commandant.

— Mon Dieu ! señorita, dit don Torribio en se tournant gracieusement vers doña Hermosa, serait-ce trop exiger de votre complaisance que de vous prier de nous faire entendre une fois encore ce délicieux morceau du Domino noir que vous avez chanté avec une si grande perfection, il y a quelques jours ?

La jeune fille détacha sous ses longs cils de velours un regard vers don Fernando ; le jeune homme lui adressait des yeux une prière muette, mais pleine de passion : alors, sans hésiter davantage, elle se plaça devant le piano, et d’une, voix pure et sympathique, elle chanta la romance du troisième acte.

— Je me rappelle avoir entendu à Paris cette délicieuse romance par Mme Damoreau, ce rossignol trop tôt envolé, et je ne saurais trop dire qui d’elle ou de vous y apporte plus de goût et de naïveté, dit don Torribio en saluant galamment doña Hermosa.

— Mon cousin, répondit-elle, vous avez trop longtemps vécu en France.

— Pourquoi donc cela, señorita ?

— Parce que, fit-elle avec un sourire aigu comme une pointe de poignard, vous en êtes revenu un détestable flatteur.

— Bravo ! gloussa le gros gouverneur avec un rire de jubilation ; vous le voyez, don Torribio, nos créoles valent les Parisiennes pour la vivacité des reparties.

— Incontestablement, colonel, reprit le jeune homme. Mais laissez-moi faire, ajouta-t-il avec un accent indéfinissable, je prendrai bientôt ma revanche.

Et il enveloppa doña Hermosa et don Fernando, placés l’un près de l’autre, d’un regard dont la jeune fille se sentit frissonner malgré elle.

— Don Fernando et vous, caballeros, demanda le gouverneur en s’adressant ; à toutes les personnes présentes, j’espère que demain vous assisterez au Te Deum chanté en l’honneur de notre glorieux Santa-Anna ?

— J’aurai cet honneur, señor, répondit don Fernando en s’inclinant poliment.

Les autres personnes répondirent de même.

— Quant à moi, fit don Torribio, vous m’excuserez, colonel, ce soir même je pars pour un voyage forcé.

— Comment ! s’écria avec étonnement don Pedro, vous partez en voyage, mon cousin ?

— Mon Dieu ! oui, señor don Pedro, je suis obligé de partir presque en vous quittant.

— Hum ! voilà une détermination bien singulière et surtout bien imprévue. Où allez-vous ainsi ?


Pablito avait bien en ce moment l’apparence d’un porteur de mauvaises nouvelles.

— Vous m’excuserez de garder secret le but de mon voyage : certaines personnes ne doivent pas avoir seules le privilège des excursions mystérieuses.

— Hum ! reprit don Pedro avec mauvaise humeur, comptez-vous demeurer longtemps absent ?

— J’espère que non, sans oser cependant l’affirmer.

— Tant mieux ! Revenez le plus tôt possible : vous savez que votre retour comblera tout le monde de joie ici, dit-il avec intention.

Quien sabe ? — qui sait ? — murmura le jeune homme d’une voix sinistre.

Doña Hermosa, qui avait entendu ces quelques mots, ne fut pas maîtresse de son effroi.

Pendant que don Pedro et son cousin échangeaient ce peu de paroles, la jeune fille avait murmuré à l’oreille de don Estevan :

— Demain après la messe, mon frère, je veux vous parler chez ma nourrice.

— À moi, ou à mon ami ? avait répondu doucement don Estevan.

— À tous deux, reprit-elle avec une agitation fébrile.

Les deux jeunes gens s’étaient retirés la joie au cœur. Don Fernando était maintenant certain que doña Hermosa l’avait reconnu.

Les visiteurs prirent congé les uns des autres, don Torribio Quiroga demeura seul avec ses hôtes.

— Ma cousine, dit-il d’une voix basse et entrecoupée, en se penchant vers la jeune fille pour lui faire ses adieux, je pars pour un voyage où je courrai sans doute de grands dangers : puis-je espérer que vous daignerez, dans vos prières, vous souvenir du voyageur ?

Hermosa le regarda un instant en face, et, avec une rudesse qui ne lui était pas habituelle, elle répondit :

— Mon cousin, je ne puis prier pour la réussite d’une expédition dont je ne connais pas le but.

— Merci de votre franchise, señorita ! reprit-il sans s’émouvoir, je n’oublierai pas vos paroles.

— Ainsi vous partez réellement, don Torribio ? dit don Pedro en s’approchant.

— À l’instant même, mon cousin, tout est prêt pour mon départ.

— Alors, bon voyage ! j’espère que vous nous donnerez bientôt de vos nouvelles.

— Oui, oui, fit-il avec une expression singulière, vous entendrez bientôt parler de moi ; adieu !

Et après les politesses d’usage il se retira.

— Qu’a donc ton cousin, niña ? demanda don Pedro à sa fille dès qu’il, fut seul avec elle ; sa conduite ce soir a été étrange.

Avant que la jeune fille eût le temps de répondre, la porte s’ouvrit.

— Le capataz de l’hacienda de las Norias de San-Pedro, dit un domestique, demande à parler pour affaire importante au señor don Pedro de Luna.

— Faites entrer à l’instant, répondit don Pedro au domestique qui avait si longuement annoncé, le capataz

Don Torribio était extrêmement agité lorsqu’il sortit de la maison ; il se retourna et darda son œil de vipère sur les fenêtres du salon, où se dessinait la silhouette mobile de doña Hermosa.

— Orgueilleuse fille, dit-il d’une voix sourde et terrible, je te hais de tout ! l’amour que j’ai eu pour toi ! Bientôt, je l’espère, je te punirai de tes dédains.

Puis, s’enveloppant dans son manteau, il se dirigea d’un pas rapide vers le premier patio où il devait retrouver son cheval.

Effectivement, un domestique le tenait en bride. Le jeune homme rassembla les rènes, jeta une piastre au peon, se mit en selle d’un bond et partit au galop.

— Eh ! fit l’Indien en ramassant la piastre, qu’est-ce qu’il a donc, le jeune maître ? on le croirait fou ! Comme il détale !

Cependant don Torribio était sorti de l’hacienda et avait pris à toute bride le chemin du presidio de San-Lucar.

À peine courait-il ainsi depuis un quart d’heure, que tout à coup, arrivé à une courbe de chemin, le cheval fit un bond de terreur et se cabra en reculant et en couchant les oreilles.

Le jeune homme regarda ce qui pouvait ainsi effrayer son cheval.

À quatre ou cinq pas devant lui, un homme d’une haute stature, monté sur un fort cheval noir, se tenait immobile au milieu du chemin et barrait complètement le passage.

Don Torribio arma un pistolet.

— Holà ! caballero, cria-t-il d’une voix brève : à droite ou à gauche.

— Ni l’un ni l’autre, don Torribio Quiroga, répondit froidement l’inconnu, j’ai à vous parler.

— À cette heure de nuit et dans ce lieu, la prétention est singulière, reprit le jeune homme en raillant.

— Je n’ai pu choisir ni le temps ni l’heure. N’avez-vous pas reçu un billet sans signature aujourd’hui ?

— En effet, s’écria le jeune homme en se frappant le front, et dans ce billet on me proposait…

— De vous apprendre, interrompit vivement l’inconnu, des choses que dans ce moment il vous importe beaucoup de savoir.

— C’est bien cela que contenait ce billet.

— C’est moi qui vous l’ai fait remettre.

— Ah ! fit-il avec étonnement, c’est vous ?

— Oui, je suis prêt à vous satisfaire, mais pour cela il vous faut me suivre.

— À quoi bon, répondit le jeune homme, apprendre ces choses ? Peut-être vaut-il mieux que je les ignore.

— À votre aise, je ne vous force pas de m’écouter ; chacun est libre d’agir à sa guise. Si vous préférez laisser vos injures sans vengeance, je n’ai rien à objecter.

Ces paroles furent prononcées avec un tel accent de sarcasme que le jeune homme tressaillit malgré lui.

— Est-ce bien réellement la vengeance que vous m’offrez ? demanda-t-il d’une voix étranglée par la colère qui bouillonnait dans son cœur.

— Vous en jugerez, si vous voulez me suivre.

— Démon, ou qui que tu sois, s’écria le jeune homme, marche, puisqu’il le faut, je te suivrai jusqu’en enfer !

— Amen ! fit l’inconnu avec un ricanement sinistre.

Les deux cavaliers s’enfoncèrent dans l’obscurité, et le galop furieux de leurs chevaux fut vite perdu dans les profondeurs du silence.


V

LE GUET-APENS


Don Fernando et son ami avaient, ainsi que nous l’avons dit, quitté l’hacienda un peu avant don Torribio ; les deux jeunes gens s’étaient en toute hâte rendus au rancho qu’ils habitaient ; la tertulia s’était terminée à neuf heures du soir, à onze heures ils avaient atteint le rancho.

Doña Manuela les attendait : en quelques mots ils la mirent au courant de ce qui s’était passé pendant la soirée ; ils se hâtèrent de se livrer au repos, car il leur fallait partir au lever du soleil, s’ils voulaient arriver au presidio de San-Lucar de bonne heure, sans que cette longue course fatiguât doña Manuela, qui devait les accompagner.

Effectivement, ainsi que cela avait été convenu entre eux, un peu avant quatre heures du matin ils montèrent à cheval.

Au Mexique, où la chaleur est si intense pendant le jour, on ne voyage ordinairement que la nuit, c’est-à-dire de quatre heures du matin à onze heures et de six heures du soir à minuit.

Neuf heures sonnaient au moment où la petite troupe entrait dans le presidio.

Don Fernando laissa son ami et sa mère se rendre à la maison qu’il possédait à San Lucar et qu’il avait mise à leur disposition ; quant à lui, il se dirigea vers l’habitation du gouverneur, où l’appelaient de graves intérêts.

Le digne commandant reçut on ne peut mieux le jeune homme qui, en plusieurs circonstances, lui avait rendu d’assez importants services, et se confondit auprès de lui en politesses de toutes sortes.

Cependant, malgré le visage agréable que le colonel s’empressait de lui présenter, don Fernando s’aperçut à un certain froncement de sourcils dissimulé avec peine, que don José Kalbris était en proie à une contrariété qu’il faisait par politesse de vains efforts pour dissimuler devant son jeune hôte.

Don José Kalbris était un brave et digne soldat, franc et loyal comme son épée, auquel le gouvernement de Mexico avait donné le gouvernement du presidio en guise de retraite pour récompenser ses vaillants services pendant la guerre de l’Indépendance.

Depuis plus de quinze ans le colonel habitait le presidio que, grâce à une certaine sévérité tempérée par une grande justice et un courage à toute épreuve, il était parvenu à conserver continuellement dans un état de tranquillité apparente, malgré le mauvais vouloir des vaqueros, gens de sac et de corde, dont il était obligé chaque année de faire garrotter trois ou quatre des plus mauvaises têtes, afin d’inspirer aux autres une juste terreur ; et les tentatives continuelles des Indiens, qui venaient jusque sous les canons du fort chercher à enlever des bestiaux et à faire des prisonniers, et surtout des prisonnières, dont ils sont très friands.

Don José Kalbris, doué d’une intelligence relative, mais fort de sa grande expérience et chaudement appuyé par tous les honnêtes gens, qui avaient la plus entière confiance en lui, était arrivé sans encombre, jusqu’au jour où nous le mettons en scène, à maintenir la paix dans son gouvernement ; ce qui, avec le peu de moyens dont il disposait dans ce pays éloigné de tout secours, et où il se trouvait pour ainsi dire réduit à ses propres forces, et toujours obligé de prendre l’initiative et la responsabilité des actes de vigueur qu’il jugeait nécessaires, dénotait une certaine force de caractère chez ce vieux soldat sans éducation, et de qui l’on pouvait dire qu’il s’était fait lui-même.

Au physique, le gouverneur était un grand et gros homme à face rubiconde et bourgeonnée, rempli de contentement de soi-même, qui s’écoutait parler et pesait ses moindres paroles avec un soin extrême.

Don Fernando, qui connaissait à fond ce caractère et avait voué une grande estime au colonel, fut étonné de cette inquiétude qu’il remarquait en lui et qui dérangeait la placidité habituelle de ses manières. Supposant à part lui que cela cachait peut-être des embarras d’argent, il résolut de le sonder adroitement, afin de savoir à quoi s’en tenir, et de lui venir en aide, si besoin était.

— Oh ! oh ! fit le colonel, quel bon vent vous amène d’aussi bonne heure au presidio, don Fernando ?

— Le désir de vous voir, tout simplement, mon cher colonel, répondit-il en serrant la main que le gouverneur lui tendait.

— C’est bien aimable à vous ; alors vous allez déjeuner avec moi sans façon, hein ?

— J’allais m’inviter moi-même.

— C’est parfait, dit le colonel ; et il frappa sur un timbre.

Un assistente parut aussitôt.

— Ce caballero me fait l’honneur de déjeuner avec moi, reprit don José.

L’assistente, en soldat bien appris, s’inclina et sortit.

— À propos, don Fernando, j’ai là un gros paquet de papiers à votre adresse.

— Dieu soit loué ! je craignais un retard ; ces papiers que j’attendais avec impatience me sont indispensables pour une certaine affaire.

— Alors tout est pour le mieux, fit don José en remettant au jeune homme le paquet que celui-ci plaça dans la poche de côté de son habit.

— Sa Seigneurie est servie, dit en rouvrant la porte l’assistente qui était venu un instant auparavant.

Les deux hommes passèrent dans la salle à manger, où un troisième convive les attendait.

Ce personnage était le major Barnum, vieil Anglais, long, sec, maigre et formaliste, depuis vingt ans au service de la République mexicaine, brave soldat s’il en fut, dévoué de cœur à sa patrie adoptive et commandant en second du presidio de San-Lucar.

Lui et don José avaient longtemps fait la guerre ensemble et s’aimaient comme deux frères ; ils renouvelaient ; dans ce coin ignoré du monde, la fable de Castor et de Pollux, de Damon et Phidias, enfin de tous les amis bucoliques de l’antiquité.

Don Fernando Carril et le major Barnum se connaissaient un peu et furent charmés de se revoir, car l’Anglais était un excellent homme et cachait sous une apparente froideur un cœur chaud et dévoué.

Les premières salutations terminées, les trois convives prirent place autour d’une table abondamment et délicatement servie et commencèrent à faire vigoureusement honneur au repas.

Le premier appétit un peu calmé, la conversation, qui avait langui, devint plus vive et finit au dessert par être tout à fait amicale.

— Ah çà ! demanda tout à coup don Fernando, qu’avez-vous, don José ? je vous trouve aujourd’hui un air singulier que je ne vous avais jamais vu.

— C’est vrai, fit le commandant en humant un verre plein de xérès de la frontera, je suis triste.

— Triste, vous ? Diable ! vous m’inquiétez ; si je ne vous avais vu déjeuner d’aussi bon appétit, je vous croirais malade.

— Oui, dit le vieux soldat avec un soupir, l’appétit va bien.

— Qui peut alors vous chagriner ?

— C’est un pressentiment, dit le commandant d’un air sérieux.

— Certainement, un pressentiment, appuya le major : je sais qu’au premier abord cela peut paraître ridicule d’entendre de vieux soldats comme nous attacher tant d’importance à ces folies, qui ne peuvent être, à tout prendre, que les résultats d’une imagination malade. Eh bien ! moi, je suis comme le colonel, je suis inquiet sans savoir pourquoi ; je m’attends à chaque instant à recevoir une mauvaise nouvelle ; vous le dirai-je ? en un mot, je suis intimement convaincu qu’un danger terrible nous menace ; je le vois, je le sens pour ainsi dire, et pourtant je ne puis savoir d’où il viendra.

— Oui, fit le commandant, tout ce que dit le major est de la plus grande exactitude. Jamais, dans toute ma carrière militaire, je ne me suis senti inquiet et oppressé comme en ce moment ; depuis huit jours que je me trouve en cet état de surexcitation, je suis étonné que rien ne soit encore venu justifier mes craintes ; croyez-moi, don Fernando, Dieu donne des avertissements aux hommes en danger.

— J’admets parfaitement l’exactitude de ce que vous me dites ; je vous connais trop bien pour avoir seulement la pensée de le révoquer en doute, mais tout cela ne suffit pas ; vous n’êtes pas, vous et le major Barnum, des hommes à vous effrayer de votre ombre et à avoir peur pour avoir peur ; vos preuves sont faites depuis longtemps ; rien n’est-il venu corroborer ces pressentiments ?

— Rien encore, fit le commandant, mais j’attends à chaque instant la nouvelle d’un malheur.

— Allons ! allons ! don José, dit gravement don Fernando en choquant le verre du commandant, vous êtes atteint de cette maladie si commune dans le pays du major et que l’on nomme, je crois, les blue devils ou les diables bleus ; c’est une espèce de spleen produit par les brouillards de l’Angleterre. Croyez-moi, faites-vous saigner, buvez frais, et dans deux jours vous serez le premier à rire du mauvais tour qu’a voulu vous jouer votre imagination, n’est-ce pas, major ?

— Je le désire, dit l’officier eu secouant la tête.

— Bah ! fit don Fernando, la vie est déjà si courte, à quoi bon se créer des chimères pour l’attrister ? et puis, qui peut vous inquiéter ?

— Eh ! le sais-je, mon ami ? Sur la frontière, est-on jamais certain de rien ?

— Laissez donc ! les Indiens sont devenus doux comme des agneaux.

En ce moment, un assistente ouvrit la porte et salua le commandant.

— Que voulez-vous ? lui dit celui-ci.

— Seigneurie, répondit l’assistente, un vaquero arrivé à toute bride demande à être introduit ; il se dit porteur de nouvelles importantes.

Cette annonce tomba comme un manteau de plomb sur les convives et glaça leur gaîté factice.

— Qu’il entre, fit le colonel. Et, lançant au jeune homme un regard empreint d’une indicible tristesse : La fatalité se charge de vous répondre, dit-il.

— Nous allons voir, répondit don Fernando avec un sourire contraint.

Des pas résonnèrent dans les salles attenantes, et le vaquero parut.

C’était Pablito.

Cet homme avait bien en ce moment l’apparence d’un porteur de mauvaises nouvelles ; il semblait sortir d’un combat, avoir échappé à un massacre. Ses vêtements étaient en lambeaux et tachés de sang et de boue ; son visage, pâle comme celui d’un mort, avait une expression de tristesse étrange chez un tel homme, et ce n’était qu’avec difficulté qu’il se tenait droit, tant il semblait harassé de la course qu’il avait dû faire pour gagner le presidio. Ses éperons laissaient à chaque pas une trace sanglante sur le parquet, et il s’appuyait sur sa carabine.

Les trois convives le considérèrent un instant avec une expression de pitié mêlée de terreur.

— Tenez, lui dit don Fernando en lui versant un large verre de vin, buvez, cela vous remettra.

— Non, dit Pablito en repoussant le verre qu’on lui tendait, ce n’est pas de vin, c’est de sang que j’ai soif.

Ces paroles furent dites avec une telle expression de haine et de désespoir, que les trois hommes pâlirent et frissonnèrent malgré eux.

— Que se passe-t-il donc ? demanda le colonel avec anxiété.

Le vaquero essuya avec le dos de sa main son front trempé d’une sueur froide, et d’une voix brève et saccadée dont l’accent incisif porta la terreur dans l’âme de ceux qui l’écoutaient :

— Les Indiens descendent, dit-il nettement.

— Vous les avez vus ? demanda le major.

— Oui, fit-il sourdement, je les ai vus.

— Quand cela ? est-ce aujourd’hui ?

— Ce matin même, señor colonel.

— Loin, d’ici ? reprit-il avec anxiété.

— À vingt lieues à peine, ils ont franchi le del Norte.

— Déjà ! Combien étaient-ils ? le savez-vous ?

— Comptez les grains de sable de la prairie, vous aurez leur nombre.

— Oh ! fit le colonel, c’est impossible ! les Indiens ne peuvent ainsi, du jour au lendemain, se réunir en grand nombre ; la terreur vous aura troublé.

— La terreur ! fit Pablito avec un rire de mépris ; la terreur est bonne pour vous autres, habitants des villes : dans le désert, nous n’avons pas le temps de la connaître.

— Mais enfin, comment viennent-ils ?

— Comme un ouragan, brûlant et pillant tout sur leur passage.

— Leur intention serait-elle d’attaquer le presidio ?

— Ils forment un vaste demi-cercle dont les deux points extrêmes vont se rapprochant de plus en plus de ce côté.

— Sont-ils bien loin encore ?

— Oui, car ils agissent avec une certaine méthode, s’établissant solidement dans les lieux qui peuvent être défendus et ne semblant pas être gouvernés par l’instinct seul du pillage, mais paraissant obéir aux impulsions d’un chef aguerri et dont l’influence se fait sentir dans toutes leurs actions.

— Ceci est grave, dit le commandant.

Le major hocha la tête.

— Pourquoi avoir attendu si longtemps pour nous prévenir ? dit-il.

— Ce matin, au lever du soleil, mes camarades et moi avons été enveloppés par plus de deux cents de ces démons qui semblèrent sortir subitement de terre ; nous nous sommes défendus comme des lions ; un est, mort, deux sont blessés, mais nous sommes parvenus à leur échapper, et me voilà. J’attends les ordres que vous avez à me donner.

— Rejoignez votre poste le plus tôt possible : on vous donnera un cheval frais.

— Je pars à l’instant, mon colonel.

Le vaquero salua et se retira. Cinq minutes après on entendit le galop de son cheval résonner sur les cailloux du chemin.

— Eh bien ! dit le commandant en regardant ses deux interlocuteurs, que vous avais-je dit, mes pressentiments étaient-ils menteurs ?

Don Fernando se leva.

— Où allez-vous ? lui demanda le colonel.

— Je retourne à l’hacienda del Cormillo.

— Tout de suite ? sans achever de déjeuner.

— À l’instant. Je suis dévoré par une inquiétude mortelle ; les Indiens peuvent avoir attaqué l’hacienda, et Dieu sait ce qui sera arrivé !

— El Cormillo est fortifié et se trouve à l’abri d’un coup de main ; cependant, je crois que doña Hermosa serait plus en sûreté ici ; tâchez, s’il en est temps encore, de déterminer don Pedro à revenir ; nul ne peut prévoir quelle sera l’issue d’une invasion qui prend d’aussi vastes proportions et l’on ne saurait prendre trop de précautions : je serais heureux de savoir don Pedro et sa fille en sûreté au milieu de nous.


Ils prirent le corps de don Fernando, le mirent en travers sur le cou d’un de leurs chevaux.

— Je vous remercie, colonel, votre conseil est excellent ; je ferai tous mes efforts pour déterminer don Pedro à le suivre. À bientôt, j’ose encore me flatter qu’une démonstration énergique de votre part nous débarrassera de nos féroces ennemis, qui ne tentent jamais que des surprises et qui, dès qu’ils s’aperçoivent que leurs projets sont découverts, disparaissent avec autant de rapidité qu’ils sont venus.

— Dieu vous entende ! mais je n’ose l’espérer.

— Au revoir, caballeros, et bonne chance, dit le jeune homme en serrant amicalement la main aux deux vieux soldats ; et il sortit.

Dans la cour, don Estevan Diaz l’attendait ; dès qu’il parut, il accourut à lui.

— Eh bien ! lui dit le mayordomo, vous savez la nouvelle, don Fernando ? les Indiens descendent plus nombreux que les mouches, dit-on.

— Oui, je viens de l’apprendre.

— Eh bien ! que comptez-vous faire ?

— Retourner immédiatement à l’hacienda.

— Hum ! ce n’est guère prudent, cela, dit Estevan en hochant la tête : vous ne savez pas avec quelle rapidité ces démons se répandent partout ; il est probable que nous en trouverons sur notre route.

— Eh bien ! nous leur passerons sur le corps.

— Canarios ! je le sais bien, mais, si vous êtes tué !

— Bah ! doña Hermosa m’attend, et puis l’on n’est pas toujours tué.

— C’est vrai, mais on peut l’être.

— Bah ! nous le verrons bien.

— C’est probable ; du reste, comme j’avais prévu vos objections, j’avais tout préparé pour le départ ; les chevaux sont là, tout sellés, les peones vous attendent ; nous nous mettrons en route quand vous voudrez.

— Merci ! Estevan, lui dit don Fernando en lui serrant la main : vous êtes un véritable ami.

— Je le sais bien, répondit en souriant le jeune homme.

Estevan Diaz donna un coup de sifflet ; les chevaux entrèrent dans la cour, amenés par les peones qui en conduisaient chacun un en bride.

— Partons ! dit don Fernando en se mettant en selle.

— Partons ! répéta le mayordomo.

Ils firent sentir l’éperon à leurs chevaux et commencèrent à fendre avec difficulté la foule des oisifs rassemblés devant la porte du fort afin d’apprendre plus tôt les nouvelles.

La petite troupe descendit au grand trot la pente assez raide qui conduit du fort au presidio, répondant tant bien que mal aux questions dont ils étaient continuellement assaillis sur leur passage par les curieux. Puis, lorsqu’enfin ils eurent atteint l’extrémité du pueblo, ils se lancèrent à toute bride du côté de l’hacienda del Cormillo, sans remarquer les gestes répétés de plusieurs individus à tournure plus que suspecte, enveloppés avec soin dans d’épais manteaux, qui, depuis leur départ du fort, suivaient à distance en causant vivement entre eux.

Le temps était à l’orage, le ciel était gris et bas, les oiseaux tournoyaient en sifflant, et le vent soufflant par rafales, s’engouffrait en mugissant dans les cañons de la route, faisant voler au loin des flots de poussière impalpable.

Les deux peones, qui avait appris au presidio l’arrivée prochaine des Indiens, marchaient à une vingtaine de pas en avant et jetaient çà et là sur les bords de la route des regards effarés, s’attendant à chaque instant à voir paraître les Peaux-Rouges et à entendre résonner leur cri de guerre à leurs oreilles.

Don Fernando et Estevan marchaient côte à côte sans échanger une parole, chacun se livrant à ses pensées.

Cependant, plus les voyageurs se rapprochaient du bord du fleuve, plus l’orage augmentait d’intensité ; la pluie tombait à torrents, les éclairs se succédaient sans interruption, les éclats du tonnerre grondaient majestueusement, répercutés par les échos des hautes falaises dont d’énormes morceaux se détachaient à chaque instant et roulaient avec fracas dans le fleuve.

Le vent avait acquis une telle force, que les cavaliers ne pouvaient avancer qu’avec une difficulté inouïe, et risquaient à chaque seconde d’être renversés de leurs chevaux qui, effrayés par l’orage, faisaient des écarts terribles. La terre et le sable, détrempés par la pluie, n’offraient pas une seule place où les pauvres bêtes pussent poser les pieds avec sécurité ; elles trébuchaient à chaque pas, renâclaient avec force et menaçaient de s’abattre.

— Il est impossible d’avancer davantage, dit le mayordomo en ramenant son cheval d’un écart qui avait failli le désarçonner.

— Que faire ? demanda don Fernando en regardant autour de lui avec inquiétude.

— Ma foi ! je crois que le mieux sera de nous abriter pendant quelques instants sous ce bouquet d’arbres, l’orage va toujours en augmentant ; marcher plus longtemps est une folie.

— Allons donc, puisqu’il le faut ! dit avec résignation don Fernando.

Il se dirigèrent alors du côté d’un petit bois qui bordait la route et pouvait leur offrir un abri provisoire pour laisser passer la plus grande rage de la tempête.

Ils n’en étaient plus qu’à quelques pas tout au plus, lorsque quatre hommes dont le visage était couvert de masques noirs, sortirent à fond de train du bois et s’élancèrent avec furie contre les voyageurs, qu’ils attaquèrent sans prononcer une parole.

Les peones roulèrent en bas de leurs chevaux, atteints de deux coups de feu que leur avaient tirés les inconnus, et se tordirent dans les convulsions de l’agonie en poussant des cris pitoyables.

Don Fernando et don Estevan, étonnés de cette attaque subite de la part d’hommes qui ne pouvaient être des Indiens, car ils portaient le costume des vaqueros, et leurs mains étaient blanches, mirent immédiatement pied à terre et, se faisant un rempart du corps de leurs chevaux, ils attendirent, la carabine à l’épaule, le choc de leurs adversaires.

Ceux-ci, après s’être assurés que les deux peones étaient morts, avaient tourné bride et revenaient sur les deux Espagnols.

De nouvelles balles furent échangées et un combat acharné s’engagea : lutte inouïe de deux hommes contre quatre, dans laquelle aucun mot n’était prononcé, où chacun cherchait à tuer son adversaire ; qui ne devait finir que par la mort de ceux qui avaient été si traîtreusement attaqués !

Cependant le combat se soutenait avec une apparence d’égalité qui décourageait les assaillants, dont l’un était tombé, le crâne fendu jusqu’aux dents tandis qu’un second se retirait du combat la poitrine traversée de part en part par la une épée de don Fernando.

— Eh ! eh ! mes maîtres, leur criait le jeune homme, en avez-vous assez, ou bien l’un de vous veut-il encore faire connaissance avec mon épée ? Vous êtes des sots ! c’est dix qu’il fallait vous mettre pour nous assassiner.

— Eh quoi ! ajouta le mayordomo, vous renoncez déjà ? Allons ! allons ! vous n’êtes pas adroits, pour des coupe-jarrets ; celui qui vous paie aurait dû mieux choisir.

Effectivement, les deux hommes masqués qui restaient avaient fait quelques pas en arrière et se tenaient sur la défensive.

Tout à coup quatre autres hommes masqués apparurent, et tous les six se ruèrent une seconde fois sur les deux Espagnols, qui les attendirent de pied ferme.

— Diable ! je vous avais fait injure ; je vois que vous connaissez votre métier, dit don Estevan en déchargeant à bout portant un pistolet dans le groupe de ses adversaires.

Ceux-ci, toujours muets, ripostèrent, et le combat recommença avec une nouvelle furie.

Mais les deux braves jeunes gens ne pouvaient désormais faire une longue défense ; leurs forces étaient épuisées ; ils ne tardèrent pas à tomber à leur tour sur les cadavres de deux autres assaillants, qu’ils sacrifièrent à leur colère avant de succomber.

Aussitôt qu’ils virent don Fernando et don Estevan étendus sans mouvement, les inconnus poussèrent un cri de triomphe.

Sans s’occuper du mayordomo, ils prirent le corps de don Fernando, le mirent en travers sur le cou d’un de leurs chevaux, et, partant à toute bride, ils ne tardèrent pas à disparaître dans les méandres infinis de la route.

La tempête sévissait toujours avec fureur ; un silence funèbre régna à la place où s’était accomplie cette tragédie, et dans laquelle restaient couchés sept cadavres au-dessus desquels les vautours et les hideux zopilotes commençaient à former de vastes cercles en poussant des cris rauques.


VI

SAN-LUCAR


Après le départ de don Fernando, le gouverneur et le major restèrent un instant affaissés sous le poids des inquiétantes nouvelles qu’ils venaient de recevoir.

Mais cet état de prostration, si éloigné du caractère de ces deux vieux soldats, dont la vie n’avait été qu’une longue lutte, n’eut que la durée d’un éclair : bientôt ils redressèrent la tête comme deux nobles coursiers qui entendent à leurs oreilles résonner le signal de la bataille ; après s’être silencieusement serré la main, leurs traits reprirent l’expression marmoréenne qui leur était habituelle et ils quittèrent la salle à manger.

— Le coup a été rude, j’étais loin de m’y attendre, dit le colonel, mais, vive Dieu ! les païens trouveront à qui parler. Major, prévenez les officiers de se réunir tout de suite chez moi en conseil de guerre, afin de concerter nos moyens de défense.

— À la bonne heure ! répondit le major, je suis content de vous ; j’aime mieux vous voir ainsi fier, résolu et ferme, que faible et presque craintif comme vous l’étiez depuis quelques jours. Caraï ! je vous retrouve enfin, mon ami.

— Ah ! fit le gouverneur en souriant, il ne faut pas vous étonner de ce changement, mon cher Barnum ; il est, au contraire, on ne peut plus naturel. Depuis quelques jours j’étais en proie à de vagues pressentiments qui m’oppressaient et semblaient me menacer de malheurs d’autant plus grands, qu’ils m’étaient inconnus, au lieu que maintenant le coup est porté, je sais à quoi m’en tenir ; il ne me reste pas le moindre doute, mais nous en savons toutes les conséquences.

— C’est vrai, fit le major.

Et il sortit pour s’acquitter de la commission que son chef lui avait donnée.

Les officiers de la garnison se trouvèrent bientôt réunis chez le gouverneur. Ils étaient six, sans compter le major et le colonel.

Après les avoir invités à s’asseoir, don José Kalbris prit la parole :

— Caballeros, leur dit-il, vous savez sans doute pourquoi je vous ai convoqués ; les Indiens menacent encore une fois le presidio, je viens d’en recevoir la nouvelle certaine par l’un de nos éclaireurs, le plus brave, le plus fidèle et le plus intelligent de tous. Le cas est grave, señores, car il paraît qu’une ligue puissante s’est formée entre les Peaux-Rouges, et qu’ils marchent en grand nombre contre nous. Je vous ai donc réunis afin d’organiser vigoureusement la défense et de tâcher de trouver les moyens de donner aux sauvages une si rude leçon, que de longtemps l’envie ne leur reprenne pas d’envahir notre territoire. Mais d’abord voyons quels sont les moyens dont nous disposons.

— Les armes et les munitions ne nous manquent pas, dit le major, nous avons ici plus de deux cents milliers de poudre, des fusils, des sabres, des lances et des pistolets à foison, nos canons sont en bon état et abondamment fournis de boulets et de mitraille.

— Ah ! ah ! voilà qui est bon, fit le colonel en se frottant les mains.

— Malheureusement, reprit le major, si nous avons une grande quantité d’armes, nous n’avons que fort peu d’hommes capables de s’en servir.

— Combien avons-nous de soldats ?

— L’effectif devrait être de deux cent soixante-dix, mais par suite de maladie, de mort ou de désertion, il se trouve réduit à cent vingt tout au plus.

— Oh ! fit le colonel en secouant la tête, mais il me semble que ce nombre pourrait être augmenté. Nous sommes dans une de ces positions critiques où la fin justifie les moyens ; l’on doit faire flèche de tout bois : d’ailleurs, il s’agit de la défense commune ; j’espère ne pas trouver d’opposition à l’exécution d’un plan qui peut nous sauver tous.

— Quel qu’il soit, nous nous y associerons.

— Je le sais, aussi n’est-ce pas pour vous que je parle, señores, mais seulement pour les habitants de la ville qui s’y refuseront et que nous serons obligés de contraindre ; il nous faut absolument une force imposante pour garnir nos murailles. Voici ce que je vous propose : tous les peones des haciendas seront enrôlés et formés en compagnies ; les négociants composeront un autre corps ; les vaqueros, bien montés et bien armés, défendront nos approches et feront des patrouilles au dehors pour surveiller la plaine ; de cette façon, nous réunirons un effectif d’environ onze cents hommes, nombre plus que suffisant pour tenir tête aux sauvages et les obliger à regagner précipitamment leurs villages.

— Vous savez, colonel, que la plupart des vaqueros que nous avons ici sont des criminels pour lesquels toute perturbation est un prétexte de pillage.

— Voilà, pourquoi ils seront chargés de la défense extérieure ; on leur fera un camp en dehors du presidio, dans lequel ils ne pourront s’introduire sous aucun prétexte. Pour diminuer parmi eux les chances de révolte on les divisera en deux compagnies dont l’une sera constamment à parcourir les environs, tandis que l’autre se reposera. En les tenant ainsi toujours en haleine, nous n’aurons rien à en redouter.

— Quant aux créoles et aux étrangers réunis dans le présidio, dit le major, je crois que nous ferons bien de leur intimer l’ordre de venir passer toutes les nuits au fort, afin de pouvoir nous en servir en cas de besoin.

— Parfaitement ; on doublera aussi le nombre des éclaireurs, afin d’éviter une surprise, et des barrières seront immédiatement placées à toutes les entrées de la ville, afin de nous garantir des terribles charges que les Indiens exécutent quand ils attaquent une position.

— Si vous me le permettez, colonel, dit le major, un homme sûr va être expédié aux hacienderos pour les prévenir de se tenir sur leurs gardes et de se réfugier au presidio lorsqu’on les avertira, par trois coups de canon tirés du fort, de l’approche des Indiens.

— Faites, major, car ces pauvres gens seraient impitoyablement massacrés par les païens ; il faudra aussi avertir les habitants de la ville que, dès que les Indiens seront en vue, toutes les femmes devront se retirer dans le fort, afin d’éviter d’être enlevées ; les sauvages sont friands des blanches, pendant la dernière invasion ils en ont enlevé près de trois cents : il ne faut pas que ce malheur se renouvelle. Je crois, señores, que nous avons paré autant qu’il était en notre pouvoir à tous les dangers qui nous menacent ; maintenant nous n’avons plus qu’à faire notre devoir en gens de cœur : notre sort est entre les mains de Dieu, qui, certes, ne nous abandonnera pas dans un aussi grand danger.

Les officiers se levèrent et se préparèrent à prendre congé de leur chef.

Un assistente entra en ce moment et annonça qu’un nouveau vaquero demandait à faire son rapport au gouverneur.

Don José fit signe aux officiers de se rasseoir et donna l’ordre d’introduire l’éclaireur.

C’était Tonillo el Zapote, l’ami de Pablito ; parti quatre heures plus tard de l’endroit où ils étaient embusqués pour surveiller les mouvements des Indiens, il était arrivé une heure à peine après lui au presidio, preuve de la gravité des nouvelles qu’il apportait.

Il avait toujours son air railleur et narquois ; son visage pâle et taché de sang et de poudre, ses habits déchirés en plusieurs endroits, le bandeau qui enveloppait le sommet de sa tête, son bras en écharpe, et, plus que tout, trois ou quatre chevelures sanglantes qui pendaient à sa ceinture, montraient qu’il avait eu maille à partir avec les Indiens, et qu’il avait été pour ainsi dire forcé de leur passer sur le ventre pour arriver au presidio.

— Zapote, lui dit le gouverneur, votre camarade Pablito sort d’ici.

— Je le sais, colonel, répondit le vaquero.

— Auriez-vous à nous apprendre des nouvelles pires que celles qu’il nous a apportées ?

— C’est suivant comme vous voudrez les prendre, Seigneurie.

— Qu’entendez-vous par ces paroles ?

— Dame ! reprit l’autre en se dandinant légèrement, si vous aimez votre tranquillité, il est probable qu’avant peu elle sera troublée considérablement, et alors les nouvelles dont je suis porteur n’auront rien de fort agréable pour vous ; au lieu que, si vous sentez le besoin de monter à cheval et de voir de près les Peaux-Rouges, vous pourrez facilement vous passer cette fantaisie, et tout ce que j’ai à vous dire ne pourra que vous faire infiniment de plaisir.

Malgré la gravité des circonstances et l’anxiété qui les dévorait, le gouverneur et les officiers ne purent s’empêcher de sourire de la singulière argumentation du vaquero.

— Expliquez-vous, Zapote, lui dit don José, nous verrons ce que nous devons penser de vos nouvelles.

— Dix minutes à peine après le départ de mon camarade, dit-il, en furetant dans les buissons, qu’il m’avait semblé voir s’agiter d’une manière insolite, je découvris un peon, mais sa frayeur était tellement grande, qu’il avait à peine la force de parler et que ce ne fut qu’après une demi-heure qu’il parvint à me conter les dangers auxquels il s’était soustrait. Ce peon appartenait à un pauvre vieillard nommé Ignacio Rayal, l’un des deux seuls hommes échappés au massacre des habitants de la péninsule de San-José, par les Apaches, pendant la dernière invasion il y a vingt ans ; le peon et le maître sans défiance cherchaient du bois lorsque les Indiens apparurent subitement à peu de distance ; le peon avait eu le temps de se cacher dans un terrier de biscacha, mais le vieillard, trop faible pour se sauver, était tombé au pouvoir des sauvages, qui l’avaient massacré avec les raffinements d’une barbarie inouïe ; son corps était méconnaissable, tant il était criblé de blessures : il avait reçu plus de vingt coups de lance, et sa tête était littéralement broyée par les tomahawks. Après avoir tant bien que mal rassuré le peon que je laissai se remettre à notre embuscade, je m’avançai du côté qu’il m’avait désigné et je ne tardai pas à apercevoir une multitude d’Indiens traînant avec eux des bestiaux et des prisonniers. Ces hommes mettent tout à feu et à sang sur leur passage, ils marchent rapidement sur le presidio, pendant que des troupes se détachent de temps en temps pour détruire les haciendas qui se trouvent sur leur passage ; l’hacienda de Piedra-Rosa et celle de San-Blas n’existent plus, elles sont en ce moment un monceau de cendres sous lequel sont ensevelis leurs malheureux propriétaires. Voici mes nouvelles, Seigneuries, faites-en ce que vous voudrez.

— Et ces chevelures ? dit le major en désignant les trophées sanglants qui pendaient à la ceinture du vaquero.

— Oh ! cela, ce n’est rien, fit-il avec un sourire de triomphe ; comme je m’étais un peu trop rapproché des Indiens pour juger convenablement de leur force et de leurs intentions, ils m’ont aperçu et ils ont naturellement cherché à s’emparer de moi, ce qui fait que nous nous sommes un peu chamaillés.

— Ces Indiens ne sont sans doute qu’un parti de pillards des prairies qui veulent voler des bestiaux et qui se retireront dès qu’ils auront assez du butin.

— Hum ! dit Tonillo en hochant la tête, je ne le crois pas ; ils sont trop nombreux, trop bien équipés, et agissent avec trop d’ensemble pour cela. Mon colonel, ces gens ont un autre but ; je me trompe fort, ou c’est une guerre acharnée qu’ils veulent nous faire.

Le gouverneur échangea un regard avec ses officiers.

— Merci ! dit-il au Zapote, je suis content de vous, votre conduite est celle d’un loyal Mexicain. Retournez à votre poste et redoublez de vigilance.

— Vous pouvez compter sur mes camarades et sur moi, colonel. Vous savez que nous n’aimons par les Indiens, répondit Tonillo ; et, après avoir salué les personnes présentes, il se retira.

— Vous le voyez, señores, dit le gouverneur, la position se fait à chaque instant plus critique, ne perdons pas de temps en vaines délibérations, allez.

— Un instant, fit le major, avant de nous séparer j’ai un avis à émettre.

— Parlez, mon ami, nous vous écoutons.

— Dans les circonstances impérieuses dans lesquelles nous sommes, nous ne devons rien négliger ; nous nous trouvons perdus sur un coin de terre éloigné de tous secours prompts et efficaces ; nous pouvons avoir un siège à soutenir au presidio, et alors nous risquons d’être pris par famine : je demande qu’une barque soit immédiatement expédiée au gouverneur général de l’État, pour exposer notre situation critique et demander des renforts, car il est impossible qu’avec le peu de forces dont nous disposons nous puissions longtemps résister aux envahisseurs.

Après ces paroles il y eut un instant d’un silence profond et solennel.

— Que dites-vous de l’avis que vient d’émettre le major Barnum, messieurs ? demanda enfin le colonel en promenant un regard interrogateur sur les officiers.

— Nous le croyons bon, colonel, répondit l’un d’eux au nom de ses camarades ; nous pensons qu’il est urgent de le mettre à exécution.


Quatre sachems précédés d’un Indien qui portait un drapeau blanc, étaient arrêtés.

— C’est aussi mon avis, reprit don José, il sera fait ainsi ; maintenant, messieurs, vous pouvez vous retirer.

Alors, avec une activité inconcevable pour qui connaît le caractère espagnol et la profonde paresse qui en forme un des points distinctifs, on organisa la défense ; le danger terrible qui menaçait le presidio rendait en ce moment tous les habitants solidaires les uns des autres, semblait donner du courage à ceux qui en manquaient et redoubler l’ardeur des autres.

Deux heures plus tard, les bestiaux étaient rentrés et parqués dans la ville, les rues barricadées avec soin, les canons mis en état, et les femmes et les enfants renfermés dans les bâtiments du fort.

Une barque avait été expédiée au chef-lieu de l’État comme cela avait été convenu dans le conseil, et cent cinquante hommes déterminés s’étaient retranchés dans le vieux presidio, dont ils avaient crénelé les maisons, prêts à faire tête aux Indiens dès qu’ils paraîtraient.

Le gouverneur et le major Barnum semblaient se multiplier, ils étaient partout, encourageant les soldats improvisés, aidant aux travailleurs et donnant du courage à chacun.

Vers trois heures de l’après-midi, un vent assez fort qui s’éleva tout à coup amena du sud-ouest une fumée épaisse qui empêchait de distinguer au loin les objets, et causée par l’embrasement de la campagne ; comme les habitants du pueblo savaient que du lieu d’où elle venait elle ne pouvait provenir que du fait des Indiens, leur inquiétude et leur anxiété redoublèrent.

Les nations indiennes emploient toujours ce moyen lorsqu’elles veulent faire une invasion sur le territoire des blancs, moyen excellent pour leur système d’attaque par surprise, car, en couvrant tout le pays de fumée, elles empêchent les éclaireurs de les apercevoir de loin, et elles peuvent facilement dissimuler leur nombre et leurs manœuvres.

Ce jour-là, malheureusement pour les Mexicains, les Indiens réussirent d’autant mieux que le vent amenait la fumée sur les plaines et qu’à peine on pouvait voir à dix pas de distance.

Au milieu d’un sol uni comme celui des prairies, qui n’offre aucun point propre à masquer une marche, et où de loin rien n’est plus facile que d’apercevoir l’ennemi entièrement découvert, ce stratagème employé par les Indiens est, on est forcé d’en convenir, des plus simples et en même temps des plus ingénieux.

Le moment avait été on ne peut mieux choisi pour une invasion : on était dans la pleine lune, époque que les Apaches choisissent toujours à cause de la clarté des nuits.

Les éclaireurs arrivaient au galop les uns après les autres annoncer au gouverneur l’approche de l’ennemi qui, d’après leurs calculs, devait arriver pendant la nuit même devant le presidio de San-Lucar.

Le nombre des Indiens croissait à chaque instant. Leurs hordes couvraient toute la campagne ; ils venaient avec une rapidité effrayante, semblant concentrer toutes leurs forces sur le malheureux pueblo.

Le gouverneur fit tirer les trois coups de canon d’alarme ; alors on vit les pauvres rancheros de la plaine arriver en foule dans la ville, traînant avec eux leurs bestiaux, leurs meubles, et versant des larmes de désespoir et de rage à l’aspect de leurs moissons détruites en quelques instants.

Ces pauvres gens campèrent comme ils le purent dans les carrefours de la ville, et, après avoir conduit leurs femmes et leurs enfants dans le fort, tous ceux auxquels leur âge permettait de porter les armes s’élancèrent aux barrières et aux barricades, résolus à faire payer cher leur ruine à ceux qui l’avaient causée.

La terreur et la consternation régnaient dans la ville ; on n’entendait partout que des pleurs et des sanglots étouffés ; la nuit vint sur ces entrefaites ajouter encore à l’horreur de la situation en enveloppant la terre de ses épaisses ténèbres.

Des patrouilles nombreuses sillonnaient incessamment les rues, et par intervalles de hardis vaqueros, se glissant comme des serpents dans l’obscurité, allaient à cent ou deux cents pas au dehors s’assurer qu’aucun danger imminent ne menaçait le presidio.

Les choses restèrent en cet état jusque vers deux heures du matin ; à ce moment, au milieu du silence lugubre qui pesait sur la ville, on entendit un bruit léger, presque insaisissable d’abord, mais qui augmentait de minute en minute, et tout à coup, comme par enchantement, et sans que l’on pût deviner comment ils y étaient arrivés, les Apaches couronnèrent le sommet des barricades du presidio en agitant des torches embrasées et en poussant leur cri de guerre.

Un instant, les habitants crurent la ville prise ; mais le major Barnum, qui commandait ce poste, était un trop vieux soldat et depuis trop longtemps habitué à faire la guerre aux Indiens pour se laisser ainsi tromper par leurs ruses. Au moment où les Apaches se préparaient à escalader les barricades, une fusillade bien nourrie et surtout bien dirigée éclata tout à coup et les rejeta en bas des retranchements plus vite qu’ils n’y étaient montés.

Les Mexicains s’élancèrent à la baïonnette ; il y eut un intant de mêlée affreuse d’où s’échappaient des cris d’agonie, des malédictions ; et ce sourd cliquetis du fer froissant le fer, puis ce fut tout : les blancs regagnèrent leur position, les Indiens disparurent ; la ville, un instant illuminée par la lueur fulgurante des torches, retomba dans l’obscurité, et le silence troublé quelques minutes par le bruit du combat régna de nouveau.

Cette tentative fut la seule de la nuit ; les Indiens savaient à quoi s’en tenir, leur hardi coup de main avait échoué, ils allaient, selon toutes probabilités, convertir l’attaque en blocus, s’ils s’acharnaient à prendre la ville, ou se retirer définitivement si leur insuccès les avait fait désespérer de s’en emparer.

Mais au point du jour toutes les illusions des habitants se dissipèrent, les Indiens ne semblaient pas le moins du monde disposés à se retirer.

La campagne offrait un spectacle des plus affligeants : tout était désolé et dans un affreux désordre. Là, une troupe de cavaliers apaches chassaient devant eux des chevaux et des bestiaux volés ; plus près, et faisant face à la ville, une forte troupe de guerriers, la lance debout, épiaient les mouvements des habitants du presidio, afin de repousser une sortie, si on la tentait ; derrière eux des femmes et des enfants chassaient des bestiaux qui, fâchés d’abandonner leurs gras pâturages, poussaient de longs beuglements ; puis çà et là des prisonniers, hommes, femmes et enfants, conduits à coups de bois de lance, tendaient les bras en suppliant, et se traînaient à peine au milieu de leurs féroces ravisseurs ; enfin, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on voyait de longues files d’Indiens qui arrivaient en hâte de tous les côtés ; d’autres plantaient les piquets et établissaient de nombreux callis, enfin la ville était complètement investie.

Chose inouïe, jusqu’alors, et que les plus anciens soldats du fort ne se rappelaient pas avoir remarquée dans leurs guerres précédentes avec les Indiens, c’est l’ordre qui présidait à tout ce désorde, c’est-à-dire la façon dont les callis étaient groupés, la marche serrée et martiale de l’infanterie indienne, la précision de ses mouvements, et surtout, ce qui confondit toutes les prévisions du colonel et du major, ce fut de voir les Apaches tirer une parallèle autour de la place et élever presque instantanément un retranchement en terre qui les mit à l’abri du canon.

— Sangre de Dios ! s’écria le colonel en frappant du pied, avec colère, ces misérables ont un traître parmi eux ; jamais ils n’ont fait la guerre ainsi.

— Hum ! murmura le major en mordant sa moustache, nous aurons, je le crains, affaire à de rudes jouteurs.

— Oui, reprit le colonel, et, s’il ne nous arrive pas un secours de la Ciudad, je ne sais pas trop comment cela finira.

— Mal, colonel ! Caraï ! je crains bien que nous n’y laissions notre peau. Voyez, ils sont plus de trois mille.

— Sans compter, reprit don José avec tristesse, ceux qui arrivent encore et qui noircissent la plaine dans toutes les directions. Mais que signifie ce bruit ? ajouta-t-il en regardant du côté où les sons d’une trompette venaient de retentir.

Quatre sachems, précédés d’un Indien qui portait un drapeau blanc, étaient arrêtés à demi-portée de canon de la première barrière du vieux presidio.

— Que veut dire cela ? fit le colonel ; ils semblent demander à parlementer. Croient-ils que je serai assez niais pour donner dans le piège ? Major, un coup de canon à mitraille dans ce groupe de païens, pour leur apprendre à nous prendre pour des imbéciles.

— Je crois que nous aurions tort, colonel, et que nous ferions mieux de nous aboucher avec eux : de cette façon nous connaîtrions leurs intentions.

— Vous avez peut-être raison, mon ami, mais qui de nous sera assez fou pour risquer sa peau au milieu de ces bandits sans foi ni loi ?

— Moi, si vous le permettez, colonel, répondit simplement le major.

— Vous ? s’écria don José avec étonnement.

— Oui, n’est-il pas de notre devoir de ne laisser échapper aucune chance de sauver les malheureux confiés à notre garde et à notre honneur ? Je ne suis qu’un homme, ma vie importe peu à la défense du pueblo, la démarche que je vais tenter peut le sauver.

Le colonel étouffa un soupir, serra affectueusement la main de son vieil ami, et d’une voix entrecoupée par l’émotion que vainement il cherchait à contraindre :

— Allez, puisque vous le voulez absolument, dit-il.

— Merci ! répondit le major avec un mouvement de joie.

Et il se dirigea d’un pas ferme du côté de la barrière.


VII

L’ATTAQUE DU PRESIDIO


Le major Barnum était sans armes, il avait fait le sacrifice de sa vie, il n’avait pas voulu prendre son épée, pour ne pas avoir, en cas probable de conflit, de prétexte pour se défendre.

Arrivé à portée de voix, il s’arrêta, et comme dans ses guerres précédentes souvent il avait eu l’occasion de se rencontrer avec les Apaches, il avait fini par entendre assez bien leur langue pour ne pas avoir besoin d’interprète.

— Que voulez-vous, chefs ? Pourquoi avez-vous franchi le Rio-Grande del Norte et envahi nos frontières au mépris de la paix qui existe entre nous ? demanda-t-il d’une voix haute et ferme en étant cérémonieusement son chapeau, qu’après cet acte de courtoisie il replaça immédiatement sur sa tête.

— Êtes-vous l’homme que les Visages-Pâles appellent don José Kalbris, demanda un des chefs, et auquel ils donnent le titre de gouverneur ?

— Non. D’après nos lois, un gouverneur ne peut quitter son poste, mais je suis le major Barnum, celui qui commande dans la place après lui ; je suis chargé de le remplacer auprès de vous : ainsi vous pouvez me dire ce qui vous amène.

Les Indiens semblèrent se consulter un instant, puis laissant leurs longues lances plantées dans le sable à la place qu’ils occupaient, ils firent bondir leurs chevaux et se trouvèrent en un instant aux côtés du vieil officier.

Celui-ci, qui ne les perdait pas de vue, avait deviné leur intention, mais il n’en laissa rien paraître et les vit auprès de lui sans témoigner la moindre surprise.

Les Indiens, qui comptaient sans doute sur la brusquerie de leur mouvement pour étonner et peut-être effrayer le parlementaire, furent intérieurement froissés de cette impassibilité qu’ils ne purent s’empêcher d’admirer.

— Mon père est brave, dit le chef qui parlait au nom de tous.

— À mon âge on ne craint plus la mort, répondit mélancoliquement le vieillard, souvent même on la considère comme un bienfait.

— Mon père porte sur son front la neige de bien des hivers, il doit être un des plus sages chefs de sa nation ; les jeunes hommes l’écoutent avec respect autour du feu du conseil.

Le major s’inclina avec modestie.

— Ne parlons pas de moi, dit-il : un sujet plus grave nous réunit. Pourquoi avez-vous demandé cette entrevue ?

— Est-ce que mon père ne nous conduira pas au feu du conseil de sa nation ? dit le guerrier d’une voix insinuante. Est-il convenable que des grands sachems, des chefs redoutés, traitent de graves affaires ainsi à cheval entre deux armées prêtes à en venir aux mains ?

— Je comprends où vous en voulez venir, chef, mais je ne puis me rendre à vos désirs : quand une ville est investie, aucun chef ennemi ne peut y être introduit pour parlementer.

— Mon père a-t-il donc peur qu’à nous quatre nous prenions la ville ? dit l’Apache en riant, mais intérieurement vexé de voir avorter le projet qu’il avait de s’entendre avec les amis qu’il avait probablement dans la place.

— J’ai pour habitude de ne rien craindre, reprit le major, seulement je vous apprends une chose que vous ignoriez, voilà tout ; maintenant, si vous voulez vous servir de ce prétexte pour rompre l’entrevue, vous en êtes les maîtres ; je n’ai plus qu’à me retirer.

— Oh ! oh ! mon père est vif pour son âge ! Pourquoi rompre l’entrevue, puisque nous n’avons pas encore parlé de ce qui en fait le sujet ?

— Parlez donc et dites-moi ce qui vous amène.

Les sachems se consultèrent du regard, et échangèrent quelques mots à voix basse.

Enfin le chef reprit la parole :

— Mon père a vu la grande armée des Apaches et de toutes les nations alliées, dit-il.

— Oui, répondit le major avec indifférence.

— Et mon père, qui est un Visage-Pâle et a beaucoup de science, a-t-il compté les guerriers qui la composent ?

— Oui, autant que cela m’a été possible.

— Ah ! combien sont-ils, d’après le calcul de mon père ?

— Mon Dieu ! chef, répondit le major avec un laisser-aller des mieux joués, je vous avoue que leur nombre nous importe fort peu, à nous autres.

— Mais, cependant, quelle peut être l’évaluation faite par mon père ? insista l’Indien.

— Que sais-je ? huit ou neuf mille tout au plus.

Les chefs furent frappés de l’indifférence avec laquelle le major triplait du premier coup la force de leur armée.

Le guerrier apache reprit :

— Et mon père n’est pas effrayé du nombre de ces guerriers réunis sous les ordres d’un seul chef ?

L’étonnement des sachems n’avait pas échappé au major.

— Pourquoi en serais-je effrayé ? ma nation n’en a-t-elle pas vaincu de plus nombreuses ?

— C’est possible, répondit le chef en se mordant les lèvres, mais celle-ci ne sera pas vaincue.

— Qui sait ? Est-ce pour me dire cela que vous avez voulu parlementer, chef ? Alors vous pouviez parfaitement vous en dispenser.

— Non, ce n’est pas pour cela ; que mon père soit patient.

— Parlez alors, et finissons-en ; avec toutes vos circonlocutions indiennes, on ne sait jamais à quoi s’en tenir avec vous.

— L’armée des grandes nations est campée devant le presidio, afin d’obtenir la satisfaction de tous les maux que les Visages-Pâles ont fait souffrir aux Indiens depuis qu’ils ont mis le pied sur la terre rouge.

— Où voulez-vous en venir ? expliquez-vous clairement, et d’abord, quel prétexte avez-vous pour envahir ainsi nos frontières sans déclaration de guerre préalable ? Avons-nous manqué aux engagements que nous avions pris avec vous ? N’avons-nous pas toujours été bons pour les Indiens qui réclamaient notre secours et notre protection ? Répondez.

— Pourquoi mon père feint-il d’ignorer les justes motifs de guerre que, nous avons contre les Visages-Pâles ? répondit l’Apache feignant d’être mécontent des paroles du major ; mon père sait que nous sommes depuis des siècles en guerre continuelle avec les longs couteaux[2] qui habitent de l’autre côté des montagnes. Pourquoi la nation de mon père, qui dit avoir de l’amitié pour nous, a-t-elle traité avec eux ?

— Chef, vous nous cherchez là une querelle qui ne signifie rien ; j’aimerais mieux que vous nous disiez franchement que vous avez envie de piller nos bestiaux et de voler nos chevaux, que de nous donner un prétexte qui n’a pas le sens commun ; nous serions en guerre avec les Comanches que vous agiriez absolument comme vous le faites ; ainsi, chef, faites-moi le plaisir de ne pas vous moquer plus longtemps de moi et de venir au fait : que voulez-vous ?

Le chef se mit à rire.

— Mon père est malin, dit-il ; écoutez : voici ce que disent les chefs : cette terre est à nous, nous la voulons, les ancêtres blancs de mon père n’avaient pas le droit de s’y établir.

— Ceci est au moins spécieux ; car ce territoire, mes ancêtres l’ont acheté à un sachem de votre nation, fit le major.

— Les chefs réunis autour de l’arbre du Maître de la vie ont résolu de rendre au grand chef blanc, sans en conserver un seul, tous les objets donnés jadis à ce sachem en échange de la terre, et de reprendre la contrée qui leur appartient et dans laquelle ils ne veulent plus voir de Visages-Pâles.

— Est-ce tout ce que vous êtes chargé de me dire ?

— C’est tout, dit l’Indien en s’inclinant.

— Et combien de temps, répondit le major, les chefs laissent-ils au gouverneur du presidio pour discuter ces propositions ?

— Deux heures.

— Fort bien, dit ironiquement le major, et, si le gouverneur refuse, que feront mes frères ?

— Les sachems, répondit l’Apache avec emphase, ont résolu de rentrer dans la propriété de leur territoire ; si les Visages-Pâles refusent de le rendre, leur village sera incendié, leurs guerriers mis à mort, leurs femmes et leurs enfants emmenés en esclavage.

— Ah ! fit le major : avant que vous obteniez un pareil résultat, tous les blancs du presidio se seront fait tuer en le défendant, mais je ne dois pas discuter avec vous, je transmettrai vos demandes au gouverneur telles que vous les avez posées ; et demain au lever du soleil vous aurez notre réponse, seulement vous suspendrez les hostilités jusque-là.

— Non : c’est à vous de nous arrêter, nous ne pouvons rester sans agir : ainsi tenez-vous sur vos gardes.

— Merci de votre franchise, chef, dit le major, je suis heureux de rencontrer un Indien qui ne soit pas complètement un coquin. À demain.

— À demain, dirent les chefs avec courtoisie, frappés malgré eux de la noblesse du vieil officier.

Le major se retira lentement comme il était venu, sans témoigner la moindre appréhension.

Le colonel l’attendait aux barrières avec la plus grande anxiété ; cette longue entrevue l’avait rempli d’inquiétude ; il avait tout préparé afin de venger les insultes que l’on aurait faites à son envoyé.

Dès que le major arriva, il se hâta de le joindre.

— Eh bien ? lui dit-il avec une impatience fébrile.

— Ils ne cherchent qu’à gagner du temps afin de nous jouer quelqu’une de leurs diableries.

— Que demandent-ils, en somme ?

— Leurs prétentions sont absurdes, et ils le savent bien, car ils avaient l’air de se moquer de nous en me les soumettant ; ils prétendent que le sachem qui, il y a deux cents ans, a cédé ce territoire aux Espagnols, n’avait pas le droit de vendre la terre ; ils exigent que nous la leur rendions sous vingt-quatre heures ; sans cela, vous le savez, les menaces habituelles… Ah ! ajouta le major avec un sourire ironique, j’oubliais de vous dire, colonel, qu’ils prétendent être prêts à rembourser tout ce que ce sachem a reçu pour la vente de cette terre. Voilà tout ce que j’étais chargé de vous transmettre.

Le colonel haussa les épaules avec mépris.

— Ces démons sont fous, dit-il, ou bien ils essaient de nous endormir, afin de nous tromper plus facilement.

— Que comptez-vous faire ? reprit le major.

— Redoubler de vigilance, mon ami, car je crois que nous ne tarderons pas à avoir maille à partir avec eux de nouveau ; c’est surtout le vieux presidio qui m’inquiète.

— Retournez au fort, moi je demeurerai à ce poste avancé dont je prendrai le commandement ; il est surtout important qu’en cas d’échec nos communications ne soient point coupées avec la place et que nous puissions effectuer notre retraite sans trop de pertes.

— Je vous laisse liberté de manœuvre, mon cher major, certain que vous agirez pour le mieux.

Les deux vieux soldats se séparèrent après un chaleureux serrement de main.

La garnison du vieux presidio se composait en grande partie de vaqueros et de leperos, gens sur la fidélité desquels, nous devons l’avouer, le major ne comptait que médiocrement. Mais le vieil officier renferma au fond de son cœur les appréhensions qui le tourmentaient et feignit au contraire de témoigner à ces individus plus que suspects la plus entière confiance.

La journée s’écoula assez tranquillement ; les Apaches, blottis comme des taupes derrière leurs retranchements en terre, semblaient déterminés à ne


— Levez-vous ! major, levez-vous ! Nous sommes trahis.


pas en sortir ; les sentinelles veillaient activement aux barrières et aux barricades qui fermaient le faubourg. Le major, rassuré par cette apparente tranquillité, espéra que les Indiens ne prendraient pas l’offensive avant le terme qu’ils avaient proposé pour recevoir la réponse du gouverneur, et, accablé de fatigue par suite des occupations sans nombre qui l’avaient obligé à surveiller attentivement les moindres détails de la défense, il se retira dans une maison assez rapprochée des barrières afin de prendre quelques instants d’un repos indispensable.

Parmi les défenseurs du faubourg se trouvaient certaines de nos connaissances ; Pablito, el Verado, Tonillo et Carlocho. Les dignes vaqueros avaient, depuis l’apparition des Indiens, donné des preuves de fidélité tellement irrécusables, que sur leur demande et pour récompenser leur belle conduite, le major leur avait confié la garde de la barrière la plus avancée, qui était pour ainsi dire la clef du faubourg.

Quelques instants après le coucher du soleil, les quatre hommes se trouvaient réunis au pied de la barrière et se parlaient oreille à oreille ; une douzaine d’autres chenapans de leur espèce, groupés à quelques pas d’eux, attendaient évidemment le résultat de leur mystérieux conciliabule.

Enfin, ils se levèrent, l’entretien était terminé.

— Ainsi, dit Carlocho en forme de péroraison, c’est convenu, à dix heures.

— À dix heures, répondit péremptoirement el Zapote, un homme n’a que sa parole : nous avons été grassement payés, nous devons accomplir la promesse que nous avons faite, d’autant plus que nous n’avons reçu que la moitié de la somme.

— C’est juste, reprirent les autres d’un air convaincu, la perte serait trop grande.

— Je crois bien ! s’écria el Zapote ; songez donc, quéridos, vingt-cinq onces chacun !

Les bandits se pourléchèrent comme des hyènes qui éventent un cadavre et leurs yeux brillèrent de convoitise.

Le major, à demi étendu sur une butacca, dormait de ce sommeil inquiet de l’homme dont l’esprit est préoccupé par de graves intérêts, lorsque tout à coup il se sentit secouer avec force pendant qu’une voix étranglée par l’émotion criait à son oreille :

— Levez-vous ! major, levez-vous ! Nous sommes trahis : les vaqueros ont livré la barrière aux Apaches, les Indiens sont dans la place.

L’officier bondit sur pied, saisit son épée et s’élança au dehors sans répondre, suivi de près par l’homme qui l’avait si brusquement éveillé et qui n’était autre qu’un soldat mexicain.

D’un coup d’œil le major reconnut la vérité de la désastreuse nouvelle qu’il venait de recevoir ; el Zapote et ses compagnons avaient non seulement livré la barrière aux Apaehes, mais encore ils s’étaient mêlées avec eux, suivis des quelques misérables dont nous avons parlé plus haut.

La position était des plus critiques ; les Mexicains, découragés par la défection honteuse des vaqueros, combattaient mollement et sans ordre, ne sachant si d’autres trahisons n’étaient pas à redouter, et n’osant par conséquent faire bravement face à l’ennemi.

Les Apaches et les vaqueros hurlaient comme des démons et poussaient des charges à fond de train sur les défenseurs démoralisés du presidio qu’ils massacraient impitoyablement.

C’était un horrible spectacle que celui qu’offrait cette lutte homicide aux reflets blafards des flammes de l’incendie allumé par les Indiens pour éclairer leur victoire ; les hurlements des Apaches se mêlaient aux cris de douleur et de détresse des Mexicains qu’ils égorgeaient, et aux mugissements sinistres de l’incendie avivé par de violentes rafales.

Le major se jeta résolument au plus fort du combat, appelant autour de lui les défenseurs du faubourg et les excitant du geste et de la voix à une résistance désespérée.

L’apparition du commandant du presidio produisit un effet électrique sur les Mexicains : animés par son exemple, ils se groupèrent autour de lui et répondirent par une fusillade bien dirigée aux attaques de leurs féroces ennemis.

Les vaqueros, acculés sur la pointe des baïonnettes, tournèrent honteusement bride, poursuivis par une grêle de balles.

Grâce à l’énergique action du major, le combat était rétabli, mais le major Barnum était un soldat trop expérimenté pour se laisser tromper par un succès factice ; il comprit que toute tentative pour défendre plus longtemps le faubourg serait folie ; il ne songea, en conséquence, qu’à opérer sa retraite dans le meilleur ordre possible, et à sauver les femmes et les enfants.

Appelant à lui ses soldats les plus résolus et les plus dévoués, il en forma un détachement chargé de maintenir les Indiens pendant que les non combattants s’embarqueraient et traverseraient le fleuve.

Les Apaches devinèrent son projet et redoublèrent d’efforts pour en empêcher l’exécution.

La mêlée devint alors effroyable, un épouvantable combat corps à corps s’engagea entre les Blancs et les Peaux-Rouges, les uns combattant pour le salut de leurs familles, les autres dans l’espoir de gagner un riche butin.

Mais les Mexicains, électrisés par l’héroïque dévouement de leur chef, ne reculaient que pas à pas, résistant avec cette énergie du désespoir qui enfante des prodiges, et qui, dans les circonstances suprêmes, décuple les forces de l’homme.

Cette poignée de braves, à peine composée de cent cinquante hommes, tint en échec pendant plus de trois heures près de deux mille Indiens sans se laisser entamer, tombant les uns après les autres au poste qui leur était assigné, afin que leurs femmes et leurs enfants pussent être sauvés.

Enfin les dernières barques de blessés et de combattants quittèrent le faubourg ; les Mexicains poussèrent un cri de joie, s’élancèrent une fois encore contre les Apaches, et, sous l’ordre du major qui, tel qu’un vieux lion blessé, ne semblait qu’à regret abandonner le combat, ils commencèrent leur retraite, harcelés continuellement par les Apaches.

Bientôt ils atteignirent la rive du fleuve : alors les Apaches furent contraints de reculer à leur tour, écrasés par les paquets de mitraille que le fort lançait au plus épais de leurs rangs pressés.

Cette heureuse diversion permit aux survivants en petit nombre de l’héroïque phalange mexicaine de monter dans des barques et de s’éloigner sans être inquiétés, avec deux ou trois prisonniers dont ils avaient réussi à s’emparer.

Le combat était terminé ; il avait duré cinq heures.

Les Apaches n’avaient été vainqueurs que grâce à la trahison des vaqueros.

Le colonel attendait son ami sur la plage ; il le félicita de sa belle défense et le consola de sa défaite qui, à ses yeux et pour les résultats, équivalait presque à une victoire, à cause des pertes énormes que l’ennemi avait dû subir.

Puis, sans perdre un instant, les deux officiers se mirent en mesure de compléter les moyens de défense de la place en donnant l’ordre de construire de forts retranchements sur la rive du fleuve et en faisant établir deux batteries de six canons chaque dont les feux se croisaient.

La prise du vieux presidio par les Indiens, arrivée par la trahison des vaqueros, était un échec immense pour les Mexicains, dont les communications avec les nombreuses haciendas situées sur cette rive se trouvaient coupées. Heureusement que dans la prévision de ce résultat, presque inévitable avec le peu de forces dont disposait le colonel, celui-ci avait fait complètement émigrer dans le haut de San-Lucar toute la population de ce faubourg ; les maisons avaient été démeublées, les chevaux et les bestiaux enlevés, et les embarcations avaient toutes été mouiller sous les batteries du fort où elles se trouvaient en sûreté, provisoirement du moins.

Les Indiens étaient maîtres du faubourg, il est vrai, mais ce succès leur avait coûté des pertes immenses que l’avantage de sa possession était loin de racheter pour eux. Les Mexicains n’avaient, en définitive, perdu qu’un espace de terrain insignifiant et difficile à défendre, car le vieux presidio n’était aucunement la clef de la place, dont il ne dépendait que d’une manière incertaine, et qui en était séparée par toute la largeur du fleuve.

Aussi l’effet produit par ce combat dans les deux camps fut tout le contraire de ce qu’on devait le supposer.

Les Mexicains se félicitaient presque de ne plus être obligés de défendre un poste qui leur était presque inutile dans leur position et leur coûtait un sang précieux, tandis que les Apaches se demandaient tristement à quoi leur servirait ce faubourg si chèrement conquis et à la prise duquel plus de cinq cents de leurs plus braves guerriers avaient été tués sans résultats positifs.

Deux vaqueros jetés à bas de leurs chevaux pendant la retraite des Mexicains avaient été faits prisonniers par eux.

Le colonel rassembla un conseil de guerre, fit planter deux hautes potences un peu en dehors du retranchement qu’on élevait sur le bord du fleuve et les fit pendre à la vue de toute la population réunie et de leurs compagnons qui, groupés de l’autre côté dans le faubourg, poussaient des cris de rage impuissante en les voyant exécuter.

Don José Kalbris n’était pas un homme cruel, mais dans cette circonstance il pensa avec raison qu’il devait faire un exemple afin d’effrayer ceux qui dans la suite pourraient avoir la velléité de les imiter. Un bando affiché au pied de chaque potence disait qu’il en serait fait autant à tous les vaqueros révoltés qui tomberaient aux mains des troupes mexicaines.

La nuit vint sur ces entrefaites, et les Indiens, comme pour narguer les Blancs, se divertirent à incendier le faubourg qu’ils avaient conquis la nuit précédente. La lueur énorme produite par les flammes de l’incendie donnait à la malheureuse ville de San-Lucar et au camp des Indiens des reflets fantastiques qui plongeaient les habitants dans la tristesse et la stupeur ; ils comprenaient qu’ils n’avaient rien à attendre de tels ennemis.

Le colonel semblait de fer ; il ne prenait pas un instant de repos, visitant continuellement les postes et cherchant par tous les moyens à augmenter la défense de la ville.

Les deux officiers venaient de rentrer au fort après avoir fait une dernière tournée ; la nuit était presque passée, et les Indiens, qui, deux ou trois fois, avaient en vain essayé de surprendre le presidio, s’étaient enfin retirés dans leur camp.

— Eh ! major, dit le colonel, vous le voyez, entre nous nous n’avons pas d’illusions à nous faire ; pour nous, ce n’est qu’une question de temps : serons-nous pris demain ou dans huit jours, voilà ce que personne ne peut prévoir, quoique chacun soit assuré du résultat.

— Hum ! quand le dernier moment sera venu, dit le major, nous aurons toujours la ressource de nous renfermer dans le fort et de l’envoyer à tous les diables avec nous.

— Malheureusement, mon ami, cette ressource même nous est enlevée.

— Comment cela ?

— Dame ! nous autres vieux soldats, nous pouvons fort bien nous faire sauter, nous le devons même, mais nous ne pouvons condamner les femmes et les enfants renfermés avec nous à une mort aussi cruelle.

— C’est vrai, dit le major d’un air rêveur, nous ne le pouvons pas ; mais j’y songe, j’aurai toujours la ressource de me faire sauter la cervelle.

— Pas même cette dernière consolation, mon ami : ne devons-nous pas donner l’exemple aux pauvres gens qui sont ici et que notre devoir est de protéger jusqu’à la fin ? ne faut-il pas que nous restions les derniers debout sur la brèche ?

Le major ne répondit pas à ce dernier argument qu’il trouvait intérieurement sans réplique.

— Mais, dit-il au bout d’un instant, comment se fait-il que nous n’ayons pas encore reçu de nouvelles de la capitale de l’État ?

— Eh ! mon ami, ils ont probablement là-bas bien autre chose à faire qu’à penser à nous.

— Oh ! je ne puis le croire.

En ce moment un assistente entr’ouvrit la porte et annonça :

— Don Torribio Quiroga !

Les deux hommes tressaillirent sans pouvoir se rendre compte de la raison qui leur causait cette émotion subite.

Don Torribio Quiroga entra.

Il était revêtu d’un magnifique uniforme de colonel de l’armée mexicaine et portait au bras gauche l’écharpe d’aide de camp.

Il salua les deux officiers avec déférence.

— Est-ce donc vous, don Torribio ? murmura le colonel.

— Mais je le suppose, répondit don Torribio en souriant.

— Vous deviez, la dernière fois que j’eus le plaisir de vous voir, faire un long voyage ?

— J’en arrive à l’instant.

— Mais cet uniforme ?

— Mon Dieu ! caballeros, fatigué de me voir toujours traité dans la province comme un être insignifiant, une espèce de fou inutile, que sais-je ? j’ai dépouillé tout ce qui en moi pouvait attirer l’attention pour redevenir un homme comme tout le monde.

— Ainsi vous êtes ? demanda don José.

— Officier comme vous, comme vous colonel, et de plus aide de camp du gouverneur de l’État.

— C’est prodigieux ! fit le colonel.

— Pourquoi donc ? Rien de plus simple, au contraire.

Le major ne s’était en aucune façon mêlé à la conversation. À l’entrée imprévue de don Torribio, un étrange soupçon l’avait mordu au cœur.

— Je vous avoue, reprit le colonel, que j’étais à cent lieues de supposer…

— Quoi donc ? que je fusse officier ? Vous le voyez, vous auriez eu tort, et d’autant plus tort que je suis chargé par le général commandant la province d’un message qui, j’en suis certain, vous rendra en ce moment un grand service.

Et il tira de son uniforme un large pli cacheté aux armes mexicaines qu’il présenta au colonel.

Don José le prit avec empressement.

— Vous permettez ? dit-il.

— Comment donc ! faites, je vous en prie.

Le gouverneur décacheta la missive qu’il lut avec empressement.

— Oh ! oh ! fit-il avec joie, quatre cent cinquante hommes, je ne comptais pas sur un renfort aussi considérable.

— Le général tient beaucoup à ce presidio, dit don Torribio ; il n’épargnera aucun sacrifice pour le conserver.

— Vive Dieu ! don Torribio, avec ce secours je me moque des Indiens comme d’un fétu de paille.

— Il paraît qu’il n’était pas trop tôt que j’arrivasse, dit don Torribio avec un sourire narquois.

— Canarios ! il n’était temps que tout juste, mais à présent nous allons nous divertir.

— Je le crois, fit le jeune homme, sur les lèvres duquel passa un sourire indéfinissable.

— Et vos hommes ? reprit le gouverneur.

— Ils arriveront dans une heure au plus.

— À quel corps appartiennent-ils ?

— À aucun en particulier, ce sont des guérilleros.

— Hum ! dit le colonel avec une teinte de mécontentement, j’eusse préféré d’autres troupes : c’est égal, si vous le voulez, nous irons au-devant d’eux.

— Je suis à vos ordres, colonel.

— Irai-je avec vous ? demanda le major.

— Mais cela n’en vaudrait que mieux, fit vivement don Torribio.

Le colonel hésita pendant une seconde.

— Non, dit-il enfin, restez ici, on ne sait ce qui peut arriver, et pendant mon absence, il faut que quelqu’un puisse me remplacer. Venez, don Torribio.

Le major se laissa retomber avec un sourire de satisfaction sur le divan duquel il s’était levé.

Les deux hommes sortirent ; au moment où ils montèrent à cheval ils croisèrent un cavalier qui arrivait à toute bride.

— Estevan Diaz ! murmura à part lui don Torribio ; pourvu qu’il ne m’ait pas reconnu !


VIII

INFAMIE


Ainsi que nous l’avons dit, don Torribio s’était éloigné rapidement de l’hacienda del Cormillo, en compagnie du mystérieux inconnu qu’il avait rencontré d’une façon si extraordinaire.

Leur course ne fut pas longue ; au bout d’un quart d’heure au plus, l’étranger arrêta son cheval en disant d’une voix brève :

— Il est inutile que je vous conduise plus loin avant de savoir ce que je dois attendre de vous.

Don Torribio s’était arrêté en même temps que lui.

— Je crois que vous confondez, caballero, répondit-il sèchement.

— De quelle façon, s’il vous plaît, señor ? fit l’autre d’un ton de raillerie.

— Je vais établir les faits et remettre ainsi chacun de nous à sa place.

— Voyons donc cela, caballero, je vous écoute.

— D’abord, reprit don Torribio d’une voix ferme, avant d’aller plus loin, laissez-moi vous donner un avis.

— Un avis est toujours utile ; si le vôtre est bon, j’en profiterai, soyez-en certain.

— Vous aurez raison. Je ne sais pas si vous me connaissez, mais retenez bien ceci, c’est que je ne suis pas facile à épouvanter, et, comme il est possible que, dans un but que j’ignore, vous m’ayez amené dans un guet-apens, je vous préviens qu’au moindre mouvement suspect que je vous verrai faire, comme je ne sais ni qui vous êtes, ni quelles sont vos intentions, je n’hésiterai pas à vous faire sauter la cervelle !

— Bien ! vous êtes un homme comme je les aime ; je vois que nous nous entendrons.

— Peut-être. Mais, comme ce n’est pas moi qui suis allé vous chercher que je n’ai en aucune façon réclamé votre assistance, j’exige avant tout que vous vous expliquiez clairement, sans ambages ni détours.

L’inconnu haussa les épaules.

— Ne vous suffit-il pas de savoir que je suis en mesure de servir efficacement les projets de vengeance que vous méditez ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire, ni à quoi vous faites allusion, répondit le jeune homme avec hauteur.

— Ah ! ah ! fit l’autre avec un ricanement sinistre, c’est ainsi que vous me répondez !

— Pourquoi vous répondrais-je autrement ? quel titre avez-vous à ma confiance, de quel droit, en supposant que j’aie un secret, cherchez-vous à le connaître ?

— Parce que votre ennemi est le mien, qu’en vous vengeant je me venge : me comprenez-vous maintenant ?

— Pas plus que tout à l’heure ; si vous n’avez pas autre chose à me dire, mieux vaut que nous brisions là cet entretien inutile, et que nous nous séparions.

L’inconnu fit un geste d’impatience, il ne s’était pas attendu à rencontrer tant de raideur.

— Un mot encore, don Torribio Quiroga, dit-il ; l’homme que vous haïssez, dont déjà vous avez tramé la mort, se nomme don Fernando Carril ; cet homme, que depuis quelque temps vous rencontrez partout sur votre passage, contrecarrant vos projets et ruinant vos espérances, cet homme vous a battu dans toutes les rencontres ; votre vie même lui appartient ; il vous a enlevé jusqu’au cœur de celle que vous aimez. Suis-je bien informé ? Aurez-vous confiance en moi maintenant ?

Don Torribio avait écouté avec un mélange de tristesse et de colère la révélation de l’être singulier qui lui parlait :

— Oui, dit-il en serrant le poing avec rage, oui, vous êtes bien instruit ; que ces renseignements vous viennent du ciel ou de l’enfer, peu m’importe, ils sont exacts ; cet homme est mon mauvais génie, partout et toujours je l’ai rencontré sur mes pas, me barrant le passage et renversant, comme en se jouant mes plus chères espérances. Oh ! pour me venger de lui, pour le tenir haletant et désespéré en mon pouvoir, je sacrifierais ma fortune entière.

— Je savais bien que nous finirions par nous entendre.

— Ne raillez pas, señor, ma douleur est immense. J’aurais tout pardonné à cet homme, son bonheur insolent, ses succès dans le monde où il brille à mes dépens, les monceaux d’or qu’il gagne avec une si superbe indifférence, je lui aurais tout pardonné, vous dis-je, s’il n’avait détruit ma plus chère espérance en me ravissant le cœur de celle que j’aime, car, bien que rien de positif ne soit venu corroborer mes soupçons, j’ai acquis ce soir même une certitude morale que rien ne saurait détruire ; le cœur d’un amant ne se trompe pas, la jalousie rend clairvoyant ; dès l’apparition de don Fernando dans le salon de don Pedro de Luna, j’ai deviné en lui un rival, et un rival préféré.

— Si vous le voulez, je vous vengerai de don Fernando, et je livrerai doña Hermosa entre vos mains.

— Vous feriez cela ! s’écria le jeune homme avec un vif mouvement de joie.


— Je vous le jure, señor, parlez en toute confiance.

— Je le ferai, répondit nettement l’inconnu ; avant deux jours vous serez vengé de l’un et de l’autre, cela ne dépend que de votre volonté.

— Oh ! alors, fit-il avec une expression de rage inexprimable, quoi que vous exigiez, je vous le donnerai, si cela est en mon pouvoir.

— Prenez-y garde, don Torribio, c’est un pacte que nous allons faire, un pacte dont il vous faudra, coûte que coûte, accomplir les conditions.

— Quelles qu’elles soient, je les accomplirai, vous dis-je, s’écria-t-il, si vous assurez ma double vengeance,

— Bien ! jurez-moi par ce qu’il y a de plus sacré au monde que, quoi qu’il arrive, quelle que soit votre détermination ultérieure, rien de ce qui va se passer entre nous ne sera répété par vous.

— Je vous le jure à fé de caballero[3], señor, parlez en toute confiance.

— Vous m’avez demandé qui je suis il y a un instant : je suis le Chat-Tigre !

Le jeune homme tressaillit involontairement en entendant ce nom redouté ; mais se remettant aussitôt :

— Fort bien ! dit-il, ce nom que vous me révélez est pour ma vengeance une garantie de succès.

— Oui, n’est-ce pas ? répondit le bandit en ricanant ; ma réputation est faite de longue date sur la frontière. Maintenant, voici ce que j’exige de vous ; pesez bien ce que vous allez entendre, réfléchissez sérieusement à ce que je vous propose, avant de me répondre, car, je vous le répète, je vous contraindrai à exécuter toutes les conditions que vous aurez acceptées.

— Parlez ! fit-il avec impatience, ne vous ai-je pas dit que je voulais me venger ?

— Écoutez donc alors, et souvenez-vous de votre serment. Je prépare en ce moment une expédition formidable contre le presidio de San-Lucar, dont je veux m’emparer à tout prix ; pour certaines raisons qu’il est inutile que vous sachiez, j’ai réuni plusieurs tribus apaches et un grand nombre de vaqueros qui, embusqués à quelques pas d’ici, n’attendent qu’un signe de moi pour fondre comme des tigres altérés de sang et de carnage sur ce pueblo qui regorge de richesses ; un allié actif et intelligent sur le concours duquel je comptais pour exécuter ce hardi coup de main m’a abandonné au dernier moment. Cet allié, vous seul pouvez le remplacer, le voulez-vous ?

— Mais, s’écria le jeune homme en tressaillant, c’est une trahison que vous me proposez ?

— Non, répondit-il d’une voix profonde, c’est une vengeance ! une vengeance éclatante dans laquelle se confondront vos ennemis et ceux qui ont applaudi à leurs succès en riant de pitié à chacune de vos défaites.

— Comment ! moi, don Torribio Quiroga, appartenant à une des anciennes familles du pays, je m’associerais à des…

Il s’interrompit avec hésitation. Le Chat-Tigre sourit avec mépris.

— À des bandits et des Peaux-Rouges pour faire la guerre à vos compatriotes, dit-il. Pourquoi hésiter à prononcer ce mot ? Pour moi, ces qualifications n’ont aucune valeur : je vous offre de vous venger de ces compatriotes qui pour vous sont devenus des ennemis, puisqu’ils se sont rangés du côté de votre adversaire ; c’est un duel que vous allez engager : dans un duel toutes les feintes sont bonnes pour tuer son ennemi ; du reste, voilà mes conditions : je n’y changerai rien. Vous avez vingt-quatre heures pour y réfléchir.

Il y eut un assez long silence entre les deux hommes. La nuit était sombre ; le vent sifflait tristement à travers les branches des arbres ; des bruits sans nom passaient, emportés sur l’aile de la brise.

Don Torribio répondit enfin d’une voix sourde :

— Vous me donnez vingt-quatre heures, je vous en demande quarante-huit avant de prendre une détermination quelconque. Je veux faire une dernière tentative auprès de celle que je devais épouser ; vous voyez que je suis franc avec vous. Du résultat de cette démarche dépendra la ligne de conduite que j’adopterai.

— Soit ! fit le Chat-Tigre, mieux vaut qu’il en soit ainsi ; votre concours sera plus efficace et votre volonté plus ferme lorsque votre dernière illusion vous aura été ravie. Allez donc, de mon côté je ne demeurerai pas inactif.

— Merci ! Au cas où je doive vous faire connaître ma détermination, en quel endroit vous trouverai-je ?

— Je vous attendrai à la baranca del Frayle.

— C’est convenu. Dieu veuille, ajouta-t-il avec un soupir, que la fatalité ne me contraigne pas à m’y rendre !

Le Chat-Tigre ricana en haussant les épaules, et, sans répondre autrement, il éperonna son cheval et disparut dans les ténèbres.

Nous avons rendu compte plus haut de la façon dont le vieux partisan avait agi ainsi qu’il l’avait promis à don Torribio.

La défection opérée parmi les Apaches, grâce à l’influence de Tamantzin, la nuit où le Chat-Tigre avait quitté les Indiens pour aller au rendez-vous qu’il avait donné au Cœur-de-Pierre, n’avait pas obtenu le succès qu’en espérait le sorcier ; le retour imprévu du vieux chef avait suffi pour lui rendre toute son autorité sur les Apaches, accoutumés depuis de longues années à lui obéir, et dont les courses sur la frontière avaient toujours été fructueuses depuis qu’il les commandait.

Le Chat-Tigre n’avait même pas eu besoin de faire justice du sorcier, le Zopilote s’était chargé de ce soin ; cette exécution sommaire avait produit un excellent effet sur ces natures abruptes et sauvages, que la force brutale pouvait seule dompter.

Cependant le Chat-Tigre n’avait pas voulu laisser refroidir la recrudescence de dévouement que lui témoignaient les Peaux-Rouges, et, bien que ses dernières dispositions ne fussent pas prises et que la défection du Cœur-de-Pierre lui créât de sérieux embarras pour la réussite de ses projets, il avait compris la nécessité de brusquer son expédition, au risque de la voir échouer, comptant exploiter à son profit la haine de don Torribio, dont la haute position dans la province était pour lui extrêmement avantageuse. Il avait réuni tous les Indiens en état de porter les armes dont il pouvait disposer, avait traversé le Rio-Grande del Norte, et cette troupe d’oiseaux de proie s’était abattue comme un ouragan dévastateur sur la malheureuse frontière indienne, brûlant, pillant, massacrant, et passant comme un horrible fléau sur ces magnifiques campagnes qu’ils changeaient en d’effrayants déserts. Don Torribio Quiroga fut un des premiers à apprendre l’invasion indienne ; cette nouvelle lui causa une émotion indéfinissable, mélangée de douleur et de joie ; il devina que le Chat-Tigre, en agissant avec rapidité, voulait lui donner une preuve de la franchise de sa conduite à son égard, et de la façon dont il comptait tenir la promesse qu’il lui avait faite.

Le jeune homme, qui jusqu’à ce moment avait été en proie à mille sentiments contraires, résolut de fixer enfin ses doutes et de savoir positivement ce qu’il devait craindre ou espérer de doña Hermosa et de son père ; vers neuf heures du matin il monta à cheval, et, malgré les dangers qu’il aurait sans doute à courir pendant le court trajet du presidio à l’hacienda, il réussit à quitter inaperçu San-Lucar, dont les Indiens approchaient rapidement, et se dirigea à toute bride vers le Cormillo.

À moitié chemin à peu près de l’hacienda son cheval se cabra devant plusieurs cadavres étendus, criblés de blessures, en travers du chemin ; mais don Torribio était trop préoccupé par ses propres pensées pour accorder grande attention à cette rencontre de mauvaise augure ; il jeta en passant un regard indifférent sur les cadavres, et continua sa route sans se préoccuper davantage de cet incident.

Soit à dessein, soit qu’ils eussent reconnu l’inutilité d’une attaque contre l’hacienda, les Apaches l’avaient tournée dans leur course furibonde sans en approcher. Lorsque don Torribio y arriva, il la trouva en parfait état de défense : les portes étaient fermées et barricadées avec soin, les fenêtres crénelées, et au-dessus des murailles on voyait briller aux rayons du soleil les baïonnettes de ses nombreux défenseurs.

Les soldats du poste placé à l’entrée principale livrèrent passage à don Torribio ; non pas cependant avant de l’avoir, au préalable, reconnu et interrogé.

Un peon précéda le jeune homme, et après l’avoir annoncé l’introduisit dans le salon.

Trois personnes s’y trouvaient.

Don Pedro de Luna, Ña Manuela et don Estevan Diaz qui était étendu pâle et ensanglanté sur un lit de repos et semblait dormir ; sa mère, assise auprès de lui, surveillait son sommeil avec cette tendre sollicitude qui est l’apanage des mères.

Le jeune homme fit quelques pas d’un air contraint, il s’arrêta avec hésitation en voyant que personne ne paraissait s’apercevoir de sa présence. Enfin don Pedro leva les yeux et, fixant sur lui un regard froid :

— Ah ! c’est vous, mon cousin, lui dit-il ; par quel hasard êtes-vous par ici aujourd’hui ?

— Faute d’autres motifs, répondit le jeune homme troublé par cette réception à laquelle il était loin de s’attendre et prévoyant un orage, le vif intérêt que je porte à votre famille m’aurait fait un devoir d’accourir ici en ce moment.

— Je vous remercie, mon cousin, de ce témoignage de sympathie que vous avez bien voulu nous donner, reprit don Pedro de plus en plus froidement, mais vous auriez dû vous souvenir que le Cormillo est en parfait état de défense et que nous ne courons aucun danger derrière ses murailles, avant de vous exposer au risque d’être assassiné sur la route, ainsi que cela a failli arriver à ce pauvre Estevan.

— A-t-il donc été attaqué ? demanda le jeune homme.

— Oui ! répondit sèchement l’haciendero, lui et une autre personne qui, moins heureuse que lui, est morte probablement ; ne le saviez-vous pas ?

— Moi ! s’écria don Torribio avec un accent de vérité auquel il était impossible de se méprendre, comment le saurais-je ?

— Pardonnez-moi, mon cousin ; je suis tellement troublé par tout ce qui arrive, que je ne sais plus ce que je dis. Le jeune homme s’inclina, puis il reprit :

— N’aurai-je pas le bonheur de présenter mes respects à ma charmante cousine ? dit-il.

— Vous l’excuserez, elle est retirée dans ses appartements : la pauvre enfant est si bouleversée par les événements extraordinaires qui ont tout à coup fondu sur nous, qu’elle ne peut voir personne, pas même vous.

— Je suis d’autant plus peiné de ce contre-temps que j’aurais désiré avoir avec vous une conversation sur un sujet fort grave.

— Tant pis ! mon cousin, tant pis, le moment est assez mal choisi, vous en conviendrez, pour causer d’affaires, lorsque les Indiens sont à nos portes, dévastent nos campagnes et incendient nos demeures.

— C’est vrai, mon cousin, je reconnais la justesse de votre observation ; malheureusement, je me trouve placé dans des circonstances si extraordinaires par le hasard, que, s’il m’était permis d’insister…

— Ce serait inutile, mon cher don Torribio, interrompit l’haciendero avec une certaine raideur, j’ai eu l’honneur de vous dire que ma fille ne peut avoir le plaisir de vous voir.

— Excusez alors, je vous prie, mon cousin, ce que ma présence a d’intempestif, peut-être serai-je plus heureux un autre jour.

— C’est cela, un autre jour, quand nous serons délivrés de ces païens maudits et que nous n’aurons plus une mort horrible en perspective.

— Et maintenant, continua le jeune homme avec une colère mal contenue, comme je remarque que par distraction sans doute vous n’avez pas songé à m’offrir un siège, mon cousin, il ne me reste plus qu’à former des vœux pour votre sûreté et à prendre congé de vous.

L’haciendero n’eut pas l’air de remarquer le ton de mauvaise humeur avec lequel le jeune homme avait prononcé ces paroles.

— Alors adieu, don Torribio, dit-il ; bon voyage ; surtout soyez prudent, et ne marchez que la barbe sur l’épaule ; les routes sont infestées de brigands ; je serais désespéré qu’il vous arrivât malheur.

— Je suivrai votre conseil dont je vous remercie sincèrement, répondit le jeune homme, qui se détourna pour sortir.

En ce moment, don Estevan, qui, ainsi que nous l’avons dit, semblait dormir, ouvrit les yeux. En apercevant don Torribio, un éclair passa dans son regard.

— Ma mère, dit-il d’une voix faible, et vous, don Pedro, soyez assez bons pour me laisser un instant seul avec ce caballero auquel j’ai quelques mots à dire en particulier.

— À moi, señor ? demanda don Torribio d’un ton de hauteur approchant du dédain.

— À vous-même, señor don Torribio Quiroga, reprit le blessé, dont la voix, sous l’influence des sentiments qui l’agitaient, s’affermissait de plus en en plus.

— Vous êtes bien faible, mon fils, dit Manuela, pour avoir un entretien avec quelqu’un.

— Peut-être serait-il plus prudent d’attendre quelques jours, mon ami, appuya don Pedro.

— Non, reprit-il, c’est aujourd’hui, à l’instant même que je dois lui parler.

— Fais donc comme tu voudras, entêté, répondit don Pedro, nous nous retirons dans la chambre à côté, de façon à pouvoir accourir à ton premier appel ; venez, Manuela.

Ils sortirent.

Don Estevan demeura les yeux fixés sur la porte jusqu’à ce qu’elle se fût refermée sur eux, puis, se tournant vers don Torribio, toujours immobile au milieu du salon :

— Approchez, señor caballero, fit-il, afin que vous puissiez bien entendre ce que j’ai à vous dire.

— Je vous écoute, señor, tout en vous priant de ne pas tarder davantage à vous expliquer.

— M’y voilà : caballero, je vous avertis que j’ai enlevé le masque de l’un des bandits qui nous ont attaqués et que je l’ai reconnu.

— Je ne vous comprends pas, señor, répondit don Torribio.

— Ah ! ah ! vous ne me comprenez pas, señor ! je m’attendais à ce que vous me répondriez ainsi ; sans doute vous ignorez de même le nom de la personne qui m’accompagnait et sur laquelle les vaqueros s’acharnaient avec une rage indicible ?

— Je l’ignore, en effet, caballero, reprit don Torribio toujours impassible.

— De mieux en mieux ! apprenez alors que c’était don Fernando Carril, dit-il en lui lançant un regard empreint d’une ironie poignante.

— Don Fernando Carril, tué ! s’écria le jeune homme avec un double étonnement.

Don Estevan sourit avec mépris.

— Écoutez encore ceci, ajouta-t-il d’un ton de menace : si don Fernando n’est pas amené dans cette hacienda sous vingt-quatre heures, je révélerai à don Pedro et à sa fille le nom de son assassin : vous m’avez compris cette fois, n’est-ce pas ?

Et, vaincu par la douleur, il se laissa aller à demi évanoui sur sa couche.

Don Torribio demeura un instant anéanti par ce qu’il venait d’entendre ; mais, recouvrant presque aussitôt sa présence d’esprit, il sortit rapidement de l’hacienda, et se mit en selle, et s’élança à toute bride dans la campagne en murmurant avec rage :

— Le Chat-Tigre avait raison : je n’ai plus qu’à me rendre à la baranca del Frayle.


IX

LE PRISONNIER


Nous devons maintenant expliquer au lecteur ce qui s’était passé après la chute de don Fernando Carril, lors du guet-apens dont il avait été victime.

Aussitôt que son épée eut échappé à sa main mourante, et qu’il fut tombé aux côtés de son compagnon, les hommes masqués, qui jusqu’alors ne s’étaient risqués qu’avec une certaine défiance à s’approcher de lui, tant sa fine épée leur imposait de respect, comme le témoignaient les corps des quatre bandits dont elle avait percé la poitrine et qui gisaient sur le sable, se précipitèrent tous à la fois sur lui.

Don Fernando Carril était étendu sur le dos ; il ne donnait plus signe de vie : une pâleur mortelle couvrait son noble et beau visage ; ses lèvres entr’ouvertes laissaient voir des dents serrées ; le sang coulait à flots de plusieurs blessures qu’il avait reçues, et sa main crispée serrait encore l’arme avec laquelle il avait si longtemps lutté contre les assassins.

— Caspita ! dit l’un d’eux en le regardant attentivement, voilà un jeune seigneur qui est bien malade ; que dira le maître !

— Que voulez-vous qu’il dise, señor Carlocho ? répondit un autre ; il se défendait comme un lion : c’est sa faute ! il aurait dû se laisser prendre gentiment, et rien de tout cela ne serait arrivé. Voyez, nous avons perdu quatre hommes.

— Belle perte, sur ma foi, que ces quatre gaillards-là ! J’aurais préféré qu’il en eût tué six, et qu’il ne se trouvât pas dans cet état-là.

— Diable ! murmura le bandit, ce n’est pas aimable pour nous, ce que vous dites là, savez-vous ?

— C’est bon ! c’est bon ! aidez-moi à panser ses blessures tant bien que mal et filons au plus vite, il ne fait pas bon pour nous ici ! D’ailleurs on nous attend autre part ; ainsi faites vite.

Sans plus discuter les bandits se hâtèrent d’obéir aux ordres de Carlocho ; les blessures du jeune homme ayant été pansées tant bien que mal, son corps fut jeté en travers sur le cheval du gaucho qui semblait diriger l’expédition et toute la troupe partit au galop, sans s’occuper davantage de ceux qui avaient succombé dans la lutte, et dont les corps restaient abandonnés aux bêtes fauves.

Après une course d’une rapidité extrême et qui dura près de deux heures, ils arrivèrent enfin à un rancho abandonné. Deux hommes s’y trouvaient, attendant leur venue avec impatience.

Ces deux hommes étaient don Torribio et le Chat-Tigre.

— Eh bien ? leur cria celui-ci du plus loin qu’il les aperçut.

— C’est fait, répondit laconiquement Carlocho en mettant pied à terre, et prenant dans ses bras don Fernando qu’il porta sur un lit de feuilles.

Le jeune homme ne donnait plus signe de vie.

— Serait-il mort ? demanda le Chat-Tigre en grommelant.

Carlocho secoua la tête.

— Il n’en vaut guère mieux ! dit-il.

— Misérable ! s’écria le chef indien avec colère, est-ce ainsi que vous exécutez mes ordres ? Ne vous avais-je pas recommandé de le prendre vivant ?

— Hum ! fit Carlocho, j’aurais voulu vous y voir ! un démon incarné qui, armé seulement d’une fine épée de parade, nous a résisté pendant plus de vingt minutes, et n’a succombé qu’après avoir tué quatre de nos plus braves compagnons.

Le Chat-Tigre sourit avec mépris.

— Vous êtes des lâches ! dit-il.

Et tournant le dos au vaquero en haussant les épaules, il s’approcha du jeune homme.

Don Torribio était déjà près de lui.

— Est-il mort ? lui demanda-t-il.

— Non, répondit le Mexicain au bout d’un instant, mais peu s’en faut.

— Tant pis ! murmura le vieux chef, je donnerais beaucoup pour qu’il en réchappât.

Don Torribio le regarda avec étonnement.

— Que nous importe la vie de cet homme, lui dit-il, n’était-il pas votre ennemi ?

— Voilà justement pourquoi je ne voudrais pas qu’il mourût.

— Je ne vous comprends pas.

— J’ai voué ma vie à l’accomplissement d’une idée, je ne m’appartiens donc plus, je dois faire à cette idée le sacrifice de mes haines et de mes amitiés.

— J’admets cela jusqu’à un certain point, mais alors pourquoi avez-vous tendu un piège à cet homme qui, d’après ce que vous m’avez dit vous-même, est un traître ?

— Les hommes seront-ils donc toujours mal jugés, même par ceux qui les voient de plus près ? dit le vieux partisan avec un sourire amer. Que m’importe que cet homme soit un traître ? En le supprimant sans attenter à sa vie, j’atteignais le but que je me proposais en m’assurant votre alliance, puis après l’avoir pendant quelques jours retenu prisonnier pour l’empêcher d’agir contre vous et de s’opposer à votre mariage avec doña Hermosa, je l’aurais rendu à la liberté.

— Malheureusement, il est trop tard maintenant ; ce qui est fait est fait ; la mort de cet homme, tué obscurément dans une embuscade, nuira plus que vous ne le supposez à vos projets.

— Que son sang retombe sur votre tête, car c’est vous qui avez ordonné ce meurtre.


Il y eut une seconde d’attente suprême ; tous les regards étaient fixés sur le blessé.

— Moi ! allons donc, vous êtes fou ! répondit le jeune homme.

Le Chat-Tigre regarda son nouvel allié avec des yeux agrandis par la surprise et haussa les épaules en sifflotant une seguedilla mexicaine. Il était évident que cet homme qui ne se plaisait que dans le meurtre n’avait pas compris un mot de ce que lui avait dit don Torribio.

— Bah ! fit celui-ci, qu’importe un de plus ou de moins !

Le chef indien se pencha à son tour sur le corps du jeune homme et l’examina avec soin.

Les yeux étaient fermés, les traits du visage avaient la pâleur et la rigidité de la mort.

Deux ou trois vaqueros, aidés par Carlocho, lui frottaient sans relâche les tempes et la poitrine avec du rhum.

Après avoir attentivement considéré le jeune homme, le chef indien tira un couteau de sa ceinture et en approcha la lame de la bouche du blessé, puis, après l’avoir tenue ainsi deux ou trois minutes, il la regarda.

Il lui sembla qu’elle était légèrement ternie ; alors il s’agenouilla auprès de don Fernando, saisit son bras gauche, dont il releva la manche, et, après avoir cherché la veine, il la piqua avec la pointe effilée du couteau

Il y eut une seconde d’attente suprême : tous les regards étaient fixés sur le blessé. Cette tentative était la dernière ; si elle ne réussissait pas, tout était dit : il ne savait plus d’autres moyens de le rappeler à la vie.

Les vaqueros continuaient toujours leurs frictions.

À la lèvre de la blessure faite par le couteau du chef indien, on vit peu à peu paraître et grandir un point noir qui finit par former une espèce de perle de jais qui hésita un instant et finit par tomber et couler sur le bras, poussée par une seconde qui la remplaça immédiatement pour céder la place à une troisième, puis le sang devint moins noir, moins épais, et sortit enfin en un long jet vermeil.

Le Chat-Tigre ne put réprimer un cri de triomphe : don Fernando était sauvé !

En effet, au bout de quelques minutes, le jeune homme fit un mouvement imperceptible et poussa un profond soupir.

Le chef indien se releva après avoir bandé le bras de don Fernando, et d’un signe il commanda à Pablito de le suivre dans un autre compartiment du rancho, après avoir prié don Torribio de demeurer un instant à l’endroit où il se trouvait.

Sans attendre la question que le vaquero se préparait à lui faire et qu’il voyait déjà errer sur ses lèvres fines et railleuses, le chef prit la parole avec une certaine vivacité fébrile qui montrait l’agitation intérieure de son âme.

— Vous voyez ce qui arrive, dit-il.

— Eh ! mais c’est vous qui l’avez voulu, il me semble, interrompit Pablito surpris au dernier point.

— Oui, je l’ai voulu, reprit le chef, et je remercie Dieu qui a exaucé ma prière et m’a épargné un crime odieux,

— Si vous êtes satisfait, tout va bien.

— Mais maintenant il y a autre chose ; seulement souvenez-vous que don Torribio ne doit rien savoir : pour tout le monde, pour cet homme surtout, don Fernando doit mourir.

— Parlez, je crois vous comprendre.

— Les blessures de don Fernando, quoique nombreuses, ne sont pas graves ; la perte seule du sang et la rapidité avec laquelle on l’a transporté ici ont causé l’espèce de léthargie dans laquelle il est tombé et dont il ne tardera pas à sortir.

— Bon, bon ! alors que ferai-je ?

— Il ne faut pas qu’il me voie.

— Très bien ! ceci est la moindre des choses.

— Il ne faut pas non plus qu’il vous reconnaisse.

— Hum ! c’est plus difficile, cela : il me connaît beaucoup.

— C’est important !

— On tâchera.

— Voici ce que vous allez faire.

— J’écoute.

— Je vais vous quitter à l’instant ; ma présence est nécessaire ailleurs ; pour vous, vous allez, sans qu’il sache par qui, faire transporter don Fernando au présidio.

— Au présidio ! s’écria Pablito avec surprise.

— Oui, c’est l’endroit le plus sûr, dit le chef en tirant un papier taillé d’une certaine façon ; vous le conduirez chez moi ; sous aucun prétexte il ne doit en sortir ; surtout il faut qu’il ignore qu’il est au présidio.

— Voilà tout ?

— Oui, seulement souvenez-vous que vous me répondez de lui.

— Fort bien ! À votre commandement je vous le représenterai mort ou vif.

— Vif, sa vie m’est précieuse.

— Enfin je tâcherai.

— Voyons, Pablito, soyez franc avec moi. Puis-je, oui ou non, compter sur vous ?

— Enfin, dit Pablito, puisque vous tenez tant à cette misère ! soyez tranquille, je vous réponds de votre prisonnier.

— Alors adieu et merci, dit le Chat-Tigre, surtout souvenez-vous bien de m’annoncer ce soir devant don Torribio la mort de son ennemi.

— Rapportez-vous-en à moi pour cela.

— Ah ! murmura le vieux partisan, non, non, je ne veux pas qu’il meure, sa vie m’est trop nécessaire pour l’accomplissement de ma vengeance.

Il rejoignit don Torribio qui l’attendait avec impatience.

Tous deux montèrent sans échanger une parole sur de magnifiques mustangs qui les attendaient et disparurent bientôt dans les détours de la route. Pablito revint auprès du blessé d’un air de mauvaise humeur en se tordant la moustache ; évidemment la mission qui lui était confiée ne lui convenait que médiocrement, cependant comme le vaquero était honnête à sa façon, et que parmi les nombreuses qualités qu’il se flattait de posséder, la fidélité de sa parole était de celles dont il se piquait le plus, la pensée ne lui vint pas un seul instant d’y manquer.

— Comment va-t-il ? demanda-t-il à voix basse à Carlocho.

— Mais beaucoup mieux, répondit celui-ci ; c’est étonnant comme la saignée lui a fait du bien : il a déjà ouvert les yeux deux fois ; il a même essayé de parler.

— Hum ! nous n’avons pas de temps à perdre alors, vous allez bander les yeux à ce gaillard-là, puis, comme il pourrait chercher à enlever son bandeau avec ses mains, vous aurez soin de les lui attacher le long du corps. Seulement, comme c’est simplement une mesure de prudence que je vous recommande, vous y mettrez toute la douceur et la délicatesse dont vous êtes susceptible : vous m’avez bien compris ?

— Oui, canarios ! il ne faut pas être sorcier pour cela.

— Eh bien ! dépêchons ! il faut que mes ordres soient exécutés dans cinq minutes, et que dans dix nous soyons partis.

Le blessé avait en effet repris des forces, car, ainsi que l’avait dit le chef, ses blessures, quoique nombreuses, étaient loin d’être graves ; la perte de sang avait seule causé la prostration dans laquelle il était tombé.

Peu à peu il avait recouvré assez de connaissance pour savoir en quelles mains il se trouvait et, quoique trop faible encore pour faire le moindre geste ou opposer une résistance quelconque aux bandits qui l’entouraient, la présence d’esprit lui était assez revenue pour qu’il comprît qu’il devait agir avec la plus grande prudence et éviter d’éveiller sur son état les soupçons de gens qui n’auraient pas un instant hésité à le sacrifier à leur sûreté.

Aussi, lorsque Carlocho, d’après les injonctions de Pablito, lui mit une cravate roulée sur les yeux et lui attacha les mains, il feignit la plus grande insensibilité et se prêta à tout ce qu’on voulut de lui, intérieurement rassuré par ces précautions qui lui indiquaient que sa vie était provisoirement en sûreté.

— Maintenant que faut-il faire ? demanda Carlocho.

— Prenez le blessé entre deux ou trois et portez-le avec précaution dans la barque qui m’attend à quelques pas d’ici ; surtout faites attention, drôles, répondit Pablito, qu’au moindre cahot un peu dur je vous fais sauter la cervelle.

— Caraï ! ne put s’empêcher d’observer le vaquero en le regardant avec surprise.

— Dame ! fit Pablito en haussant les épaules, puisque vous avez été assez bêtes pour ne pas le tuer quand vous le pouviez, tant pis pour vous ! maintenant vous le soignerez : cela vous apprendra une autre fois à mettre de la courtoisie, ou, si vous l’aimez mieux, de la maladresse dans un guet-apens.

Carlocho ouvrit de grands yeux à cette boutade, qu’il lui fut impossible de comprendre, mais il se hâta d’obéir.

Don Fernando fut conduit ainsi dans un canot par Pablito, Carlocho et un troisième vaquero, tandis que les autres s’éloignaient par terre, en emmenant avec eux les chevaux de leurs compagnons.

Trois heures plus tard le prisonnier, auquel ses conducteurs n’avaient pas adressé une parole pendant la route, était rendu au présidio, et enfermé dans une maison louée depuis quelques jours, sous un faux nom, par le Chat-Tigre, circonstance qu’ignorait le jeune homme.

Le bandeau lui avait été enlevé, la liberté de ses membres, rendue. Mais un homme masqué, placé dans sa chambre et muet comme un catafalque, ne le quittait pas des yeux.

Le blessé, fatigué des émotions sans nombre de la journée, plus encore affaibli par le sang qu’il avait perdu, s’en rapporta provisoirement au hasard du soin de le tirer de la position fâcheuse et incompréhensible dans laquelle il se trouvait, et, fermant les yeux après avoir jeté autour de lui ce regard en apparence distrait, mais auquel rien n’échappe, propre aux prisonniers, il s’endormit d’un sommeil profond qui dura plusieurs heures et qui rendit à son esprit tout son calme et toute sa lucidité primitive.

Les gens attachés à son service, quoique muets et masqués, avaient pour lui les plus grands soins et semblaient prendre à tâche de satisfaire tous ses désirs et de contenter ses moindres caprices.

Dans le fait, la position était tolérable : au fond, elle ne manquait pas d’une certaine originalité ; don Fernando, convaincu au bout de deux jours que, loin d’en vouloir à sa vie, on cherchait au contraire à guérir ses blessures le plus tôt possible, finit par prendre bravement son parti en attendant des temps meilleurs.

Le troisième jour de sa captivité, don Fernando, dont les blessures, qui n’étaient que des estafilades, se trouvaient presque cicatrisées, s’était levé, un peu pour essayer ses forces et un peu afin de tâcher, en jetant des regards au dehors, de reconnaître où il était en cas d’une tentative d’évasion qu’il mûrissait tout doucement dans son esprit.

Le temps était magnifique, un chaud rayon de soleil entrait joyeusement par les fenêtres et venait tracer de larges raies sur le plancher de la chambre à coucher qui servait de prison au jeune homme.

Il se sentit tout ragaillardi et essaya quelques pas sous le regard de son inévitable gardien, dont les yeux flamboyants ne le quittaient pas d’une seconde.

Tout à coup une clameur formidable se fit entendre et une volée de canon fit vibrer les vitres.

— Qu’est cela ? demanda le jeune homme.

Le gardien haussa les épaules sans répondre.

Le pétillement sec de la fusillade se mêla en ce moment au bruit du canon ; il était évident qu’un combat acharné se livrait à peu de distance.

Le gardien, toujours impassible, ferma les fenêtres.

Don Fernando s’approcha de lui. Les deux hommes se considérèrent un instant ; maintes fois le jeune homme avait adressé la parole à cette sentinelle de granit sans parvenir à en tirer une réponse ; il hésita une seconde avant de tenter un nouvel effort.

— Ami, dit-il enfin d’une voix douce, que se passe-t-il au dehors ?

L’homme resta muet.

— Répondez-moi, au nom du ciel ! reprit-il en insistant ; ce que je vous demande est peu de chose, vous ne manquerez pas aux instructions qui vous ont été données, en m’instruisant.

En ce moment le bruit sembla se rapprocher ; des pas pressés mêlés à des cris résonnèrent à peu de distance.

Le gardien se leva avec inquiétude, tira son machette du fourreau, sortit un pistolet de sa ceinture et se dirigea vers la porte, mais elle s’ouvrit subitement avec force et un homme s’élança dans la salle, le visage bouleversé et en proie à la plus grande frayeur.

— Alerte ! alerte ! cria-t-il, nous sommes perdus !

Le gardien fit reculer d’un geste don Fernando et se plaça résolument devant la porte, sur le seuil de laquelle parurent au même instant quatre hommes masqués et armés jusqu’aux dents.

— Arrière ! dit le gardien. Nul n’entre ici, s’il n’a le mot d’ordre.

— Le voici, dit un des arrivants. Et d’un coup de pistolet, il lui fit sauter le crâne.

Celui-ci tomba lourdement sur la face en poussant un hurlement de rage.

Les quatre hommes lui passèrent sur le corps, attachèrent solidement son compagnon, qui, réfugié dans un coin, tremblait de terreur, et, s’avançant vers don Fernando, qui ne comprenait rien à cette scène étrange, l’un d’eux lui dit :

— Vous êtes libre, caballero ; venez, il vous faut quitter à l’instant cette maison.

— Qui êtes-vous d’abord, répondit le jeune homme, vous qui prétendez être mes libérateurs ?

— Nous ne pouvons vous l’expliquer ici, venez, hâtez-vous de nous suivre, répondit l’homme masqué.

— Non, pas avant de savoir qui vous êtes.

L’autre fit un geste d’impatience et, se penchant à son oreille :

— Insensé ! lui dit-il, vous ne voulez donc pas revoir doña Hermosa ?

Don Fernando rougit d’espoir.

— Je vous suis, dit-il avec émotion.

— Tenez, reprit l’homme masqué, prenez ces pistolets et cette épée, tout n’est pas fini encore, peut-être aurons-nous besoin de combattre.

— Oh ! fit le jeune homme avec joie, je vois à présent que vous êtes envoyé réellement pour me sauver : je vous suivrai où vous voudrez.

Et il s’empara des armes qu’il passa dans sa ceinture.

Ils sortirent à pas précipités des appartements.

— Eh quoi ! dit don Fernando en mettant le pied dans la cour, suis-je donc dans le présidio de San-Lucar ?

— Vous l’ignoriez ? lui demanda son guide.

— Comment l’aurai-je appris ? on m’a conduit ici les yeux bandés.

Plusieurs chevaux étaient attachés tout sellés à des anneaux.

— Pourrez-vous vous tenir à cheval ? reprit l’inconnu.

— Je l’espère, répondit le jeune homme.

— Il le faut, dit péremptoirement l’inconnu.

— Alors je m’y tiendrai, quand je devrais en mourir.

— C’est bien ! en selle et partons.

Au moment où ils débouchaient dans la rue, une troupe de dix ou douze cavaliers arrivait à toute bride sur eux ; elle n’était éloignée que de vingt pas au plus.

— Voici l’ennemi ! dit l’inconnu d’une voix basse et ferme ; bride aux dents et chargeons ! il faut leur passer sur le ventre ou mourir !

Les cinq hommes se rangèrent sur une seule ligne et s’élancèrent à fond de train sur les arrivants, contre lesquels ils déchargèrent leurs pistolets à bout portant et qu’ils sabrèrent au passage.

— Caraï ! s’écria Pablito avec rage, — car c’était lui qui commandait les arrivants, — mon prisonnier s’échappe !

Et, faisant faire un écart à son cheval, il s’élança sur don Fernando.

Celui-ci, sans ralentir sa course, déchargea son pistolet, et le cheval du vaquero, frappé d’une balle à la tête, roula sur le sol en entraînant son cavalier.

Pablito se releva tout meurtri de sa chute ; ceux qui l’avaient si brusquement assailli avaient disparu.

— Oh ! je les retrouverai ! s’écria-t-il avec rage.

Cependant les fugitifs avaient gagné le bord du fleuve et étaient arrivés à un endroit où une barque les attendait.

— C’est ici que nous nous séparons, dit l’inconnu à don Fernando en se démasquant.

— Estevan ? s’écria le jeune homme.

— Moi-même, ami, répondit le mayordomo. Cette barque va vous conduire à l’hacienda del Cormillo ; partez sans retard, et, ajouta-t-il en se penchant à son oreille et en lui remettant un papier plié en quatre, lisez ceci avec attention, peut-être pourrez-vous nous venir en aide à votre tour.

— Oh ! soyez tranquille, il me faut une vengeance.

— Adieu, ou plutôt ; au revoir, mon ami !

— Merci ! Doña Hermosa, la reverrai-je ?

— Il m’est défendu de vous rien dire à ce sujet.

— Autre chose alors : quel est l’homme qui me retenait prisonnier, le savez-vous ?

— Oui, seulement ils étaient deux : le Chat-Tigre et don Torribio Quiroga.

— Ah ! fit-il en fronçant les sourcils, je m’en souviendrai, merci encore une fois, Estevan !

Et faisant un signe aux rameurs, il s’assit dans la barque, qui partit avec rapidité et se confondit bientôt dans les premières ombres de la nuit qui envahissaient la terre.

Trois personnes restaient sur la plage, suivant d’un regard inquiet les mouvements de la frêle embarcation.

Ces trois personnes étaient don Estevan Diaz, doña Hermosa et Na Manuela.


X

LE CAMP DES PEAUX-ROUGES


Grâce aux soins empressés de don Pedro et de sa fille, don Estevan n’avait pas tardé à revenir à la santé.

Son premier soin avait été de révéler à l’haciendero, ainsi qu’il en avait fait la menace à don Torribio, le nom de l’homme qui l’avait si lâchement attaqué et entre les mains duquel don Fernando était tombé.

De ce moment, don Torribio avait été perdu dans l’esprit de don Pedro et de sa fille.

Après ce commencement de vengeance, le mayordomo s’était mis en campagne afin d’apprendre des nouvelles de son ami ; le hasard lui avait été favorable en lui faisant rencontrer el Zapote. Le digne et consciencieux vaquero était alors dans les meilleures dispositions pour donner tous les renseignements qu’on lui demanderait, ayant été le matin même, par suite d’une veine funeste qui s’était acharnée sur lui, complètement décavé au monte et laissé sans un ochavo. Au moyen de quelques onces adroitement données, le mayordomo parvint à apprendre dans les plus grands détails tout ce qui s’était passé et le lieu dans lequel était caché don Fernando.

Aussitôt qu’il eut appris ce qu’il désirait savoir, don Estevan se hâta de laisser là le vaquero et de retourner à l’hacienda.

Doña Hermosa n’était pas une femme ordinaire : elle était douée d’une grande énergie ; de plus, elle aimait don Fernando : elle résolut de le délivrer, mais elle garda le silence, craignant d’inquiéter son père ; seulement elle manifesta le désir d’aller passer un jour ou deux à l’hacienda de las Norias, ce à quoi consentit facilement don Pedro, à la condition qu’elle prendrait avec elle une escorte nombreuse de peones résolus et bien armés.

Au lieu de se rendre à l’hacienda, la jeune fille était venue au présidio, dans lequel elle était parvenue à s’introduire sans être aperçue par les Indiens.

Une fois dans le pueblo, elle avait révélé son projet à don Estevan.

Celui-ci fut effrayé du sang-froid avec lequel la jeune fille lui détailla le plan qu’elle avait conçu, plan dans lequel non seulement elle, mais encore la mère du mayordomo, devait jouer un rôle.

Tous les efforts que tenta le jeune homme pour la faire renoncer à son projet furent inutiles ; bon gré mal gré il fallut qu’il lui obéit.

Lorsque la barque qui emportait don Fernando eut disparu, don Estevan se tourna vers doña Hermosa.

— Et maintenant, lui dit-il, señorita, que voulez-vous faire ?

— Maintenant, répondit-elle d’une voix brève, je veux m’introduire dans le camp des Apaches et voir don Torribio.

Le mayordomo ne put s’empêcher de tressaillir.

— C’est le déshonneur et la mort qui vous y attendent ! dit-il d’une voix sourde.

— Non, reprit-elle résolument, c’est la vengeance !

— Vous le voulez ?

— Je l’exige.

— Très bien, dit-il, je vous obéirai. Allez vous habiller, je vous conduirai moi-même au camp des Indiens.

Les trois personnes retournèrent à la maison de don Pedro, où elles logeaient, sans échanger une parole.

La nuit était complètement venue. Les rues étaient désertes. Un silence de mort pesait sur la ville, illuminée par les sinistres lueurs du vieux présidio, que depuis deux jours les Indiens brûlaient, après l’avoir livré au pillage, et dont on voyait les diaboliques silhouettes se dessiner au milieu des ruines et des décombres.


Les trois personnages marchaient d’un pas ferme au milieu des décombres.

Arrivé à la maison, Estevan s’arrêta dans la cour.

— Réfléchissez à ce que vous allez faire, señorita, dit-il : à quoi bon vous venger ? celui que vous préférez n’est-il pas en sûreté à présent ?

— Oui, mais il a failli être tué ; ce qui a manqué une première fois peut réussir une seconde. Don Torribio m’a frappé dans mes plus chères affections, ma résolution est prise, il saura ce qu’est la vengeance d’une femme.

— Rien ne pourra vous faire changer de résolution ?

— Rien, dit-elle d’une voix ferme.

— Allez donc vous préparer, señorita, je vous attends ici.

Les deux femmes entrèrent dans la maison tandis qu’Estevan s’asseyait pensif sur une des marches du perron.

Son attente ne fut pas longue. Au bout de dix minutes les deux femmes sortirent.

Elles avaient revenu le costume complet des Apaches ; les peintures dont elles avaient recouvert leur visage complétaient l’illusion et les rendaient méconnaissables.

Estevan ne put retenir un cri d’admiration, tant la transformation était entière.

— Oh ! dit-il, vous êtes bien réellement des Indiennes ainsi.

— Croyez-vous donc, reprit doña Hermosa avec un sourire ironique, que don Torribio seul ait le privilège de changer à volonté et de se transformer à sa guise ?

— Qui peut lutter avec une femme ? fit Estevan en secouant la tête. Et maintenant que voulez-vous de moi ? continua-t-il.

— Peu de chose, répondit doña Hermosa, votre protection jusqu’aux premières lignes indiennes.

— Et ensuite ?

— Ensuite, le reste nous regarde.

— Mais vous ne comptez pas rester ainsi seules au milieu des païens ?

— Au contraire, il faut que nous y restions.

— Ma mère ! dit tristement le jeune homme, voulez-vous donc tomber aux mains de ces barbares païens ?

— Rassurez-vous, mon fils, dit la vieille dame avec un doux regard, je ne cours aucun danger.

— Mais cependant…

— Estevan ! interrompit doña Hermosa d’une voix brève, je vous réponds de votre mère.

Le mayordomo baissa la tête avec découragement.

— Enfin, dit-il d’un air peu convaincu, à la grâce de Dieu !

— Partons, dit doña Hermosa en s’enveloppant avec soin dans les plis d’un manteau.

Le jeune homme marchait en avant.

La nuit était épaisse, çà et là des feux mourants, autour desquels dormaient étendus les défenseurs du présidio, ne jetaient qu’une lueur pâle et incertaine, insuffisante pour se guider dans les ténèbres qu’ils augmentaient au lieu de les dissiper.

Une lugubre tristesse pesait sur la ville, au-dessus de laquelle planait un silence de plomb, qui n’était interrompu par intervalles que par les cris rauques des vautours, des urubus et des caracaras, qui se disputaient les cadavres de ceux qui avaient succombé dans le dernier combat, et dont ils tramaient çà et là de larges lambeaux de chair saignante.

Les trois personnages marchaient d’un pas ferme au milieu des décombres, trébuchant contre les pans de murs qui jonchaient la terre, enjambant les cadavres, et troublant l’horrible festin des oiseaux de proie qui s’envolaient avec de sourds glapissements de colère.

Ils traversèrent ainsi la ville presque dans toute sa longueur et arrivèrent enfin, après des détours sans nombre et avec des difficultés inouïes, à l’une des barrières placées en face du camp des Indiens, dont on voyait scintiller à peu de distance les nombreuses lumières, et dont on entendait les cris et les chants. Les sentinelles, après avoir échangé quelques mots avec le guide, laissèrent passer les trois personnages ; à quelques pas en dehors, Estevan s’arrêta, ses compagnes l’imitèrent.

— Doña Hermosa, dit-il d’une voix basse et entrecoupée, voici le camp des Indiens devant vous ; si je vous accompagnais plus loin, mon escorte pourrait vous être fatale, je dois donc m' arrêter ici ; du reste, quelques pas à peine vous séparent du but que vous voulez atteindre.

— Merci, et au revoir, Estevan, dit la jeune fille en lui tendant la main.

Le jeune homme retint cette main dans la sienne.

— Señorita, dit-il d’une voix profonde, un mot encore.

— Parlez, mon ami.

— Au nom de ce que vous avez de plus cher au monde, renoncez à votre funeste projet ; croyez-en mon expérience, il en est temps encore, et retournez à l’hacienda del Cormillo ; vous ne savez pas quels dangers vous menacent.

— Estevan, répondit résolument la jeune fille, quels que soient ces dangers, je les brave ; rien ne pourra me faire changer de résolution. Ainsi donc, au revoir !

— Au revoir ! murmura tristement le digne jeune homme.

Doña Hermosa se retourna et s’avança d’un pas ferme du côté du camp des Indiens, Na Manuela hésita une seconde avant de la suivre, et tout à coup elle se jeta dans les bras de son fils.

— Ah ! s’écria celui-ci avec une émotion terrible, surtout chez un pareil homme, reste avec moi, ma mère, je t’en supplie !

— Oh ! répondit la digne femme avec noblesse en désignant la jeune fille, la laisserai-je donc se sacrifier seule ?

Estevan ne répondit pas :

Manuela l’embrassa une dernière fois, puis faisant un effort suprême, elle s’échappa des bras de son fils, qui cherchait en vain de la retenir, et d’un bond elle rejoignit doña Hermosa.

Le mayordomo les suivit avec anxiété des yeux autant qu’il lui fut possible de les distinguer dans les ténèbres, avec lesquelles elles ne tardèrent pas à se confondre.

Alors il poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement, et il reprit à grands pas la route qu’il venait de parcourir en murmurant à voix basse :

— Pourvu que j’arrive à temps, et qu’il ne se soit pas encore présenté à don José Kalbris.

Au moment où Estevan arrivait au fort, le gouverneur en sortait en compagnie de don Torribio Quiroga : mais le Mexicain, absorbé par les idées qui bourrelaient son cerveau, ne remarqua pas les deux cavaliers qui passèrent à le toucher sans attirer son attention.

Ce funeste hasard fut la cause d’un malheur irréparable.

Après avoir quitté le jeune homme, les deux femmes marchèrent pendant quelques instants au hasard, se dirigeant vers les lumières qui se trouvaient devant elles.

Arrivées à une certaine distance, elles s’arrêtèrent pour reprendre haleine et afin de calmer les mouvements de leur cœur qui battait à se rompre dans leur poitrine.

A présent que quelques pas à peine les séparaient des toldos des Indiens, leur projet leur apparaissait avec tout ce qu’il avait de hasardeux et de téméraire, et, quelque résolution qui les animât, les pauvres femmes sentaient malgré elles leur courage les abandonner, et leur cœur se glacer d’effroi à la pensée de l’horrible drame dans lequel elles allaient jouer le principal rôle.

Chose étrange ! ce fut Manuela qui rendit à sa compagne la fermeté qui l’abandonnait.

— Señorita, lui dit-elle, à mon tour de vous servir de guide ; à présent, si vous consentez à suivre mes conseils, j’espère que nous parviendrons à conjurer les nombreux dangers qui nous menacent.

— Parle, répondit doña Hermosa, je t’écoute, nourrice.

— Il nous faut d’abord laisser ici ces manteaux qui cachent nos vêtements et nous feraient immédiatement reconnaître pour des blanches.

En disant ces mots, elle se dépouilla de son manteau qu’elle jeta loin d’elle, doña Hermosa l’imita sans hésiter.

— Maintenant, reprit-elle, marchez près de moi ; quoi qu’il arrive, ne témoignez aucune crainte et surtout ne prononcez pas un seul mot, sans quoi nous serions perdues sans rémission.

— Bien, fit la jeune fille.

— Nous sommes, continua Manuela, deux Indiennes qui ont fait au Wacondah un vœu pour la guérison de leur père blessé. Vous m’avez bien comprise. Surtout pas un mot !

— Allons ! et que Dieu nous protège.

— Ainsi soit-il, répondit Manuela en faisant dévotement le signe de la croix.

Elles se remirent en marche.

Cinq minutes plus tard elles entraient dans le camp.

Les Indiens, enivrés des faciles succès qu’ils avaient obtenus sur les Mexicains, se livraient à la joie la plus vive.

Ce n’était que chants et danses de toutes parts.

Quelques barils d’aguardiente, découverts dans le vieux présidio et dans les haciendas pillés aux environs, avaient été traînés dans le camp et défoncés.

Aussi un désordre inouï, un tohu-bohu étrange et sans nom régnait parmi les Indiens, que l’ivresse rend fous furieux et capables des plus grands excès.

Le pouvoir des sachems était méconnu ; du reste, la plupart d’entre eux étaient dans le même état que les guerriers, et nul doute que, si les habitants de San-Lucar avaient eu des forces suffisantes pour tenter une surprise, ils eussent fait un massacre épouvantable de ces créatures abruties par les liqueurs fortes et incapables de se défendre en ce moment.

Grâce au désordre, les deux femmes purent escalader la ligne du camp sans être remarquées : alors, le cœur palpitant, les membres frissonnants de terreur, mais le visage calme et impassible, elles glissèrent comme des couleuvres parmi les groupes, passant inaperçues au milieu des buveurs, qui les heurtaient à chaque pas, cherchant au hasard, s’en rapportant à la Providence ou à leur bonne étoile du soin de leur faire trouver parmi tous ces toldos construits pêle-mêle celui qui servait d’habitation au grand visage pâle.

Depuis assez longtemps déjà elles erraient ainsi, au hasard, sans avoir fait aucune mauvaise rencontre ; enhardies par le succès, leur terreur s’était presque entièrement dissipée, et elles échangeaient parfois entre elles un regard d’encouragement, lorsque tout à coup un Indien d’une taille athlétique saisit doña Hermosa par la ceinture, et, l’enlevant de terre, lui appliqua un vigoureux baiser sur le cou.

À cette insulte inattendue, la jeune fille poussa un cri de frayeur et, faisant un effort surhumain, elle se dégagea des bras de l’Indien, qu’elle repoussa loin d’elle avec force.

Le sauvage recula en trébuchant sur ses jambes avinées et roula sur le sol avec un cri de rage, mais se relevant presque aussitôt il bondit comme un jaguar sur la jeune fille.

Na Manuela se jeta vivement devant elle.

— Arrière ! dit-elle en posant résolument sa main sur la poitrine de l’Indien, cette femme est ma sœur.

— El Zopilote est un guerrier qui ne supporte pas une insulte, répondit le sauvage en fronçant les sourcils et en dégainant son couteau.

— Veux-tu donc la tuer ! fit la vieille dame avec effroi.

— Oui, je veux la tuer, reprit-il, si elle ne consent pas à me suivre dans mon toldo ; elle sera la femme d’un chef.

— Tu es fou, reprit Manuela, ton toldo est plein, il n’y a pas place pour un autre feu dedans.

— Il y a place pour deux encore, répondit l’Indien en ricanant. Et, puisque cette femme est ta sœur, tu la suivras.

Au bruit de cette discussion, un groupe d’Indiens s’était formé autour des deux femmes, qui se trouvaient être le centre d’un cercle qu’il leur était impossible de franchir.

Manuela mesura d’un coup d’œil la gravité de la position dans laquelle elle se trouvait ; elle se vit perdue.

— Eh bien ! reprit el Zopilote en saisissant de la main gauche la chevelure de doña Hermosa, qu’il enroula autour de son poignet, et en brandissant son couteau, ta sœur et toi, me suivrez-vous dans mon toldo ?

Doña Hermosa s’était affaissée sur elle-même ; à demi renversée sur le sol, les yeux fermés, elle attendait le coup mortel.

Manuela se redressa, ses yeux lancèrent un éclair, et, arrêtant résolument le bras du Zopilote :

— Puisque tu le veux, chien ! dit-elle d’une voix forte, que ton destin s’accomplisse ! Regarde-moi, le Wacondah ne laisse pas impunément insulter ses esclaves.

Jusqu’à ce moment la vieille dame avait tâché, autant que possible, de se tenir de façon à ce que son visage restât dans l’ombre et que nul ne pût distinguer ses traits ; mais alors elle se plaça tout à coup en pleine lumière.

En apercevant les bizarres peintures de son visage, les Indiens poussèrent un cri de surprise et se reculèrent avec effroi.

Manuela sourit de son triomphe, elle voulut le compléter.

— Le pouvoir du Wacondah est immense, dit-elle : malheur à qui voudrait s’opposer à ses desseins ! C’est lui qui m’envoie. Arrière tous !

Et, saisissant le bras de doña Hermosa, à peine remise de l’émotion terrible qu’elle venait d’éprouver, elle s’avança vers un des côtés du cercle.

Les Indiens hésitèrent un instant. Manuela étendit le bras avec un geste de suprême commandement : les sauvages, vaincus, s’écartèrent à droite et à gauche et lui livrèrent passage,

— Je me sens mourir ! murmura doña Hermosa.

— Courage ! lui dit Manuela à voix basse, nous sommes sauvées !

— Oh ! oh ! dit une voix goguenarde, que se passe-t-il donc ici ? et un homme se plaça devant les deux femmes en leur lançant un regard moqueur.

— L’amantzin ! murmurèrent les Indiens, et, rassurés par la présence de leur sorcier, ils se pressèrent de nouveau contre les prisonnières.

Manuela tressaillit intérieurement et sentit le désespoir s’emparer d’elle en voyant perdu le résultat de sa ruse ; cependant la courageuse femme voulut tenter un dernier effort.

— Le Wacondah aime les Indiens, dit-elle, c’est lui qui m’envoie vers l’amantzin des guerriers apaches.

— Ah ! répondit le sorcier d’un accent railleur, et que me veut-il ?

— Nul autre que toi ne doit l’entendre.

— Ooah ! dit l’amantzin en s’approchant de la vieille dame, sur l’épaule de laquelle il posa la main en la regardant fixement ; quelle preuve me donnes-tu de la mission dont t’a chargé l’esprit tout-puissant ?

— Veux-tu me sauver ? lui dit rapidement et à voix basse Na Manuela.

— C’est selon, répondit l’autre, dont les yeux étincelèrent, en se fixant sur la jeune fille, cela dépend d’elle.

Doña Hermosa réprima un geste de dégoût.

— Tiens, reprit Na Manuela en lui présentant les riches bracelets en or incrustés de perles fines qui ornaient ses bras.

— Och ! fit le sorcier en les cachant dans sa poitrine, c’est beau, que veut ma mère ?

— Être débarrassée de ces hommes d’abord.

— Et ensuite ?

— Délivre-nous premièrement.

— Il sera fait ainsi que tu le veux.

Les Indiens étaient restés immobiles, spectateurs impassibles de cette courte conversation, qu’ils n’avaient pu entendre ; le sorcier se tourna vers eux, et, leur montrant un visage bouleversé par la frayeur :

— Fuyez ! dit-il avec un accent terrible : cette femme porte un mauvais sort ; le Wacondah est irrité ; fuyez ! fuyez !

Les Indiens, que la présence seule de leur sorcier rassurait, le voyant en proie à cette terreur pour eux indéfinissable, se jetèrent les uns sur les autres et se dispersèrent de tous les côtés, sans en demander davantage.

Dès qu’ils eurent disparu derrière les toldos :

— Eh bien ! dit l’amantzin aux deux femmes, croyez-vous que je puisse vous protéger ?

— Oui, répondit Manuela, et je remercie mon père, il est aussi puissant qu’il est sage.

Un sourire d’orgueil satisfait se dessina sur les lèvres minces du cauteleux Indien.

— Je puis me venger de ceux qui me trompent, dit-il.

— Aussi n’essaierai-je pas de tromper mon père, répondit la Mexicaine.

— D’où vient ma fille blanche ? demanda-t-il.

— De l’arche du premier homme, répondit-elle avec assurance en le regardant bien en face.

Le sorcier rougit.

— Ma fille a la langue fourchue du cougonar, dit-il, me prend-elle pour un iguane que l’on trompe comme une vieille femme ?

— Voici un collier, dit-elle en présentant un riche collier de perles à l’Indien, que le Wacondah m’a remis pour l’homme inspiré des Apaches.

— Och ! fit le sorcier, ma mère ne peut pas mentir, elle est sage ; quel service puis-je encore lui rendre ? ajouta-t-il en envoyant, après y avoir jeté les yeux, le collier rejoindre les bracelets.

— Je veux que mon père me conduise au toldo du grand chef blanc qui combat dans les rangs des guerriers apaches.

— Ma fille désire parler au visage pâle ?

— Je le désire.

— Ce guerrier est un chef sage, recevra-t-il des femmes ?

— Que cela n’embarrasse pas mon père, il faut que cette nuit je parle au grand chef.

— Bon ! ma mère lui parlera, mais cette femme ? ajouta-t-il en désignant doña Hermosa.

— Cette femme, répondit Manuela, est une amie du Chat-Tigre, elle aussi est chargée d’une mission auprès du sachem.

Le sorcier secoua la tête.

— Les guerriers fileront la laine des vigognes, dit-il, puisque les femmes font la guerre et s’assoient au feu du conseil.

— Mon père se trompe, reprit la vieille dame, le sachem aime ma sœur.

— Non, répondit l’Indien.

— Voyons, dit la Mexicaine impatientée des tergiversations du sorcier, et craignant le retour de ses persécuteurs, mon père refuse-t-il de me conduire au toldo du grand chef ? Qu’il y prenne garde, il nous attend.

Le sorcier lui lança un regard perçant, la vieille dame le supporta sans baisser les yeux.

— Bon ! dit-il, ma mère n’a pas menti, qu’elle me suive.

Et, se plaçant entre les deux femmes, qu’il saisit chacune par un poignet, il les guida à travers le dédale inextricable du camp.

Les Indiens qu’ils rencontraient sur leur passage s’éloignaient avec des signes non équivoques d’une grande frayeur,

L’Amantzin n’était pas fâché de ce qui était arrivé, car, à part le profit qu’il avait relire de cette rencontre, l’incident qui en avait été la suite avait servi à raffermir son pouvoir aux yeux des crédules et superstitieux Indiens, qui le supposaient réellement inspiré par le Wacondah : aussi son visage rayonnait de joie.

Après un quart d’heure à peu près de marches et de contre-marches, ils arrivèrent à un toldo devant lequel était planté le totem des tribus réunies entouré de lances frangées d’écarlate et gardé par quatre guerriers.

— C’est ici, dit le sorcier à Manuela.

— Bon ! répondit la Mexicaine ; que mon père nous fasse entrer seules.

— Dois-je vous quitter ?

— Oui, mais mon père peut nous attendre au dehors.

— J’attendrai, répondit brièvement le sorcier en jetant un regard soupçonneux sur les deux femmes.

À un geste de l’Amantzin, les sentinelles placées devant le toldo livrèrent passage à celles qu’il conduisait.

Elles entrèrent le cœur palpitant ; le toldo était vide.

Elles ne purent réprimer un soupir de satisfaction ; l’absence de don Torribio leur donnait le temps de se préparer à l’entrevue que doña Hermosa désirait avoir avec lui.

L’Amantzin était demeuré debout à l’entrée du toldo ; cet homme, élevé depuis peu à cette dignité par l’influence du Chat-Tigre, était son âme damnée et lui servait d’espion.


XI

LE RENÉGAT


Don Torribio Quiroga et don José Kalbris pressaient leurs chevaux afin de sortir le plus promptement possible de l’enceinte du présidio.

Le gouverneur était heureux du secours que le commandant de la province lui envoyait.

Il ne doutait pas qu’avec les vaqueros qui lui arrivaient, il lui fût facile d’obliger les Indiens à lever le siège du présidio ; il comptait même profiter de l’occasion pour donner aux Apaches, ces éternels ravageurs des frontières mexicaines, une si rude leçon, que de longtemps ils ne tenteraient d’envahir le territoire de la Confédération.


Le gouverneur gisait le crâne horriblement fracassé.

Ils arrivèrent à une barrière gardée par un poste considérable composé en partie de vaqueros et d’habitants bien armés.

— C’est par ici qu’il nous faut sortir, dit don Torribio au gouverneur.

— À vos ordres.

— La nuit est noire, continua le jeune homme, des bandes de vagabonds indiens se sont répandues dans tout le pays : nous allons probablement faire une ou deux lieues au-devant de nos hommes ; je crois qu’il n’est pas prudent que nous nous aventurions seuls.

— Ce que vous dites est on ne peut plus juste, répondit don José.

— Vous comprenez, vous êtes le gouverneur du présidio, reprit don Torribio avec un sourire indéfinissable ; si les Peaux-Rouges nous attaquaient et qu’ils vous fissent prisonnier, cela pourrait avoir pour la ville des conséquences on ne peut plus graves ; je ne parle pas de moi, dont la prise serait d’un mince avantage pour les Indiens, mais vous, c’est autre chose ; je vous engage à y réfléchir sérieusement avant que nous nous aventurions plus loin. Qu’en dites-vous ?

— Ma foi ! je dis que vous avez raison, colonel, et que ce serait une imprudence impardonnable.

— Ainsi…

— Ainsi, je crois que le mieux que nous ayons à faire est de prendre une escorte.

— Oui, appuya don Torribio, de cette façon nous serons tranquilles, n’est ce pas ? Combien prenons-nous d’hommes ?

— Oh ! une dizaine tout au plus.

— Bah ! prenons-en vingt, on ne sait pas qui on peut rencontrer sur la route à cette heure de nuit ; qui sait si nous ne tomberons pas au milieu d’une centaine d’Indiens ? Il faut pouvoir leur tenir tête.

— Va pour vingt, puisque vous le désirez, répondit don José d’un ton de bonne humeur, et soyez assez complaisant, puisque c’est ainsi, pour les choisir vous-même.

— Soyez tranquille, répondit don Torribio avec un sourire sardonique.

Alors il s’avança vers les défenseurs du poste, qui à l’arrivée du gouverneur s’étaient mis sous les armes, et sépara vingt cavaliers qui sur son ordre il vinrent immédiatement se ranger derrière lui.

— Maintenant, lorsque vous le voudrez, gouverneur, nous partirons.

— En route, alors, répondit celui-ci en piquant son cheval.

L’escorte s’ébranla en même temps. Don José Kalbris et don Torribio Quiroga marchaient à quelques pas en avant de ceux qui les accompagnaient.

Tout alla bien pendant trois quarts d’heure environ. Au bout de ce temps, le gouverneur, malgré l’attrayante causerie de don Torribio, dont la conversation était un feu roulant de reparties spirituelles et qui jamais ne s’était autant mis en frais pour plaire à don José, celui-ci commença à ressentir une vague inquiétude.

— Pardon ! colonel, dit-il a son compagnon en l’arrêtant subitement, mais ne trouvez-vous pas comme moi qu’il soit étrange que ceux au-devant desquels nous allons ne se présentent pas encore ?

— Pas le moins du monde, señor, répondit don Torribio, peut-être le capitaine qui les commande n’a-t-il pas osé s’engager avant mon retour dans des routes qu’il ne connaît pas.

— Cela est possible, dit au bout d’un instant le gouverneur.

— Je le crois probable, reprit Torribio, et en ce cas nous avons encore une lieue à peu près à faire avant de les rencontrer.

— Marchons donc alors.

Ils reprirent leur marche, mais cette fois elle était silencieuse ; nos deux personnages semblaient absorbés dans de profondes méditations.

Parfois, don Torribio relevait la tête et jetait autour de lui un regard investigateur.

Tout à coup le hennissement lointain d’un cheval traversa l’espace.

— Qu’est cela ? demanda don Torribio.

— Eh ! mais, répondit le gouverneur, ce sont probablement ceux que nous cherchons.

— Qui sait ? reprit l’autre : dans tous les cas, soyons prudents.

Et après avoir fait signe au gouverneur de l’attendre à l’endroit où il se trouvait, il piqua des deux et ne tarda pas à disparaître dans l’ombre.

Dès qu’il fut loin et seul, don Torribio descendit de cheval et appliquant son oreille sur le sol, il écouta :

— Demonios ! murmura-t-il en se relevant en toute hâte et en se remettant en selle. On nous poursuit, il n’y a pas un instant à perdre ; ce bandit de don Estevan m’aurait-il reconnu ?

— Eh bien ! lui demanda le gouverneur dès que don Torribio fut de retour, que se passe-t-il ?

— Rien, répondit don Torribio d’une voix brève, rien qui doive vous intéresser.

— Alors ?…

— Alors, repartit le jeune homme en lui posant la main gauche sur le bras et avec un accent terrible : Don José Kalbris, rendez-vous, vous êtes mon prisonnier !

— Que voulez-vous dire ? répondit le vieux soldat en tressaillant ; êtes-vous fou, don Torribio ?

— Ne m’appelez plus don Torribio, señor, dit le jeune homme d’une voix sombre. Je suis maintenant un misérable sans nom et sans patrie que la soif de la vengeance a poussé parmi les Apaches.

— Trahison ! s’écria le gouverneur. A moi, soldats ! défendez votre colonel !

— Ces hommes ne vous défendront pas, don José, ils me sont dévoués ; rendez-vous, vous dis-je !

— Non, je ne me rendrai pas ! reprit résolument le gouverneur ; don Torribio ou qui que vous soyez, vous êtes un lâche !

Et, faisant faire un écart à son cheval, il se débarrassa de l’étreinte du jeune homme et mit le sabre à la main.

Le galop rapide de plusieurs chevaux se fit entendre au loin.

— Ah ! ah ! dit le gouverneur en armant un pistolet, serait-ce un secours qui m’arrive ?

— Oui, répondit don Torribio froidement, mais il viendra trop tard.

Sur son ordre les vaqueros entourèrent le gouverneur, sur lequel il se précipitèrent tous à la fois.

De deux coups de pistolets don José en renversa deux.

Alors il y eut une mêlée terrible dans les ténèbres.

Don José, sachant que tout moyen de salut lui manquait, résolu à vendre chèrement sa vie, accomplissait des prodiges ; faisant cabrer son cheval à droite et à gauche, il parait les coups qui lui étaient portés et ripostait en frappant dans la masse confuse qui s’agitait autour de lui avec des hurlements sauvages.

Cependant le bruit des cavaliers qui arrivaient augmentait à chaque instant, le galop des chevaux résonnait avec un bruit semblable à celui du tonnerre.

Don Torribio vit qu’il fallait en finir, s’il ne voulait pas que sa proie lui échappât : d’un coup de pistolet il cassa la tête du cheval du gouverneur.

Don José roula sur le sol, mais se relevant vivement, il porta au renégat un coup de sabre que celui-ci para en faisant un bond de côté, et, appuyant le canon d’un pistolet sur sa tempe :

— Un homme comme moi ne se rend pas à des chiens comme vous, dit don José ; tenez, bêtes fauves, disputez-vous mon cadavre.

Et il se fit sauter la cervelle.

Au même instant plusieurs coups de feu retentirent et une troupe de cavaliers bondit comme un tourbillon sur les vaqueros.

Le major Barnum et Estevan guidaient les arrivants.

La lutte ne dura que quelques secondes. A un coup de sifflet de don Torribio, les vaqueros tournèrent bride et se mirent à fuir dans toutes les directions.

Ils eurent bientôt disparu dans les ténèbres.

Sept ou huit cadavres restèrent étendus sur le terrain.

— Que faire ? demanda le major Barnum.

— Nous sommes arrivés trop tard, répondit tristement Estevan, don José se sera fait tuer plutôt que de se laisser enlever.

— Oui, dit le major, c’était un brave soldat : mais comment rejoindre ces démons à présent, afin de savoir à quoi nous en tenir ?

— Ne nous occupons pas d’eux, major, ils sont déjà dans leur camp ; je me trompe fort, ou nous aurons bientôt le mot de l’énigme, laissez-moi faire.

Le mayordomo mit pied à terre et coupa avec son machete une branche de ces pins résineux qui croissent si abondamment dans ce pays ; il alluma du feu, et au bout de quelques minutes il eut une torche.

Alors à la lueur de la flamme rougeâtre et incertaine, il commença, suivi du major, à examiner les corps étendus sans vie sur la terre.

Leur recherche ne fut pas longue. Le gouverneur gisait, le crâne horriblement fracassé ; il tenait encore à la main l’arme fatale ; son visage avait conservé une expression de défi hautain et de courage indomptable.

— Le voilà ! dit don Estevan.

Le major ne put retenir une larme qui coula silencieusement sur son visage hâlé.

— Oui, murmura-t-il, il est mort en soldat, en faisant face à l’ennemi, mais, hélas ! il est tombé dans une embuscade, victime d’une trahison, tué par un homme de sa couleur. Mon vieil ami devait-il donc finir ainsi !

— Dieu l’a voulu, répondit philosophiquement le jeune homme.

— Oui, dit le major, à nous d’accomplir notre devoir comme il a accompli le sien.

Ils relevèrent le cadavre, le placèrent en travers sur un cheval, et la petite troupe regagna tristement le présidio.

Cependant don Torribio était en proie à un violent dépit ; son projet n’avait pas réussi. Ce n’était pas la mort du gouverneur de la colonie qu’il voulait, car cette mort, loin de lui être utile, lui était, au contraire, préjudiciable, en inspirant aux Mexicains le désir de la vengeance et en les engageant à résister jusqu’au dernier soupir, et à s’ensevelir sous les ruines du présidio plutôt que de se rendre à leurs féroces ennemis. Ce qu’il avait voulu, c’était s’emparer de don José, de le tenir prisonnier entre ses mains, et par ce moyen arriver à traiter avec les habitants.

Mais la résistance énergique du vieux soldat et le parti qu’il avait cris de se brûler la cervelle plutôt que de se rendre avaient dérangé tous ses plans. Aussi, pendant que ses compagnons se réjouissaient entre eux de ce qu’ils regardaient comme un succès, mais qui pour lui était une défaite, rentrait-il sombre et mécontent.

Manuela et doña Hermosa avaient profité de l’absence du chef pour quitter leur déguisement indien et reprendre leur costume.

Lorsque don Torribio arriva à son toldo, le sorcier, qui ne s’était pas éloigné depuis qu’il y avait introduit les deux femmes, s’avança vers lui.

— Que veux-tu ? lui demanda-t-il.

— Que mon père me pardonne, répondit respectueusement le sorcier ; deux femmes se sont cette nuit introduites dans le camp.

— Que m’importe cela ? interrompit le chef avec impatience.

— Ces femmes, quoique revêtues du costume indien, sont blanches, dit l’amantzin en appuyant sur ses paroles.

— Que me fait cela ? ce sont probablement des femmes de vaqueros.

— Non, répondit le sorcier en secouant la tête, leurs mains sont trop blanches et leurs pieds trop petits pour cela.

— Ah ! fit le chef que ces mots commençaient à intéresser, et qui les a faites prisonnières ?

— Personne, elles sont venues seules.

— Seules ?

— Oui, elles ont, disent-elles, d’importantes communications à faire à mon père.

— Ah ! fit le chef en lançant un regard profond au sorcier, et comment mon père sait-il cela ?

— C’est moi qui les ai protégées et les ai introduites dans le toldo de mon père.

— Elles sont donc là ?

— Oui, depuis près d’une heure.

Don Torribio prit quelques onces qu’il remit au sorcier.

— Je remercie mon frère de ce qu’il a fait, dit-il avec agitation, il a bien agi.

L’amantzin s’inclina avec une grimace de singe.

Le jeune homme s’élança vers le toldo, dont il souleva vivement le rideau ; il ne put retenir un cri de joie et d’étonnement en reconnaissant doña Hermosa.

Celle-ci sourit.

— Que signifie cela ? dit-il à part lui.

Et il s’inclina gracieusement devant la jeune fille.

Doña Hermosa ne put s’empêcher d’admirer le jeune homme : son riche costume militaire lui allait à ravir ; en faisant ressortir tous les mâles avantages de son visage et de sa taille, il lui donnait quelque chose de majestueux dont l’attrait était indéfinissable.

— Quel nom dois-je vous donner, caballero ? lui dit-elle en lui faisant signe de prendre place à ses côtés.

— Donnez-moi le nom qui vous conviendra le plus, señorita, répondit-il respectueusement : si vous vous adressez à l’Espagnol, nommez-moi don Torribio ; au contraire, si c’est à l’Indien que vous voulez parler, les Apaches ne me connaissent que sous le nom de Maudit ajouta-t-il avec tristesse.

— Pourquoi cette redoutable qualification ? dit-elle.

Il y eut un moment de silence.

Les deux interlocuteurs s’examinaient avec soin.

Doña Hermosa cherchait une transition pour arriver à parler du but de sa visite. Lui, il se demandait intérieurement quelle raison avait pu déterminer la jeune fille à se rendre auprès de lui.

Ce fut don Torribio qui, le premier, reprit la parole.

— Est-ce bien moi que vous cherchiez en venant ici, señorita ? dit-il.

— Et qui donc ? répondit-elle.

— Vous excuserez cette insistance de mauvais goût, reprit-il, mais ce qui m’arrive en ce moment me semble tellement extraordinaire, que j’ai peine encore, quoique je vous voie, quoique je vous entende, à ajouter foi à un si grand bonheur : tout cela me semble un rêve, je crains de me réveiller.

Cette espèce de madrigal fut prononcé avec l’accent qu’aurait employé don Torribio Quiroga en visite chez don Pedro de Luna, accent qui ajoutait encore à l’étrangeté de cette scène, tant il était en désaccord avec les objets intérieurs et le lieu dans lequel se trouvaient les deux interlocuteurs.

— Mon Dieu ! dit doña Hermosa du même ton léger que le jeune homme employait avec elle, je veux faire cesser votre peine, et me dépouiller à vos yeux de cette apparence de sorcière dont vous n’êtes pas loin de me croire douée.

— Vous n’en resterez pas moins une enchanteresse pour moi, interrompit-il avec un sourire.

— Vous êtes un flatteur ; dans toute cette affaire, s’il existe un sorcier, c’est le pauvre Estevan, qui, sachant que je voulais absolument vous voir, m’a dit en quel lieu je vous rencontrerais : ainsi, si vous avez un brevet de sorcier à accorder, donnez-le à Estevan, car lui seul y a droit.

— Je ne l’oublierai pas dans l’occasion, dit le jeune homme, sur le front duquel passa un nuage : mais revenons à vous, je vous prie, car vous seule m’intéressez ; après le bonheur de vous voir, bonheur dont je vous serai éternellement reconnaissant, m’est-il permis de vous demander à quelle circonstance extraordinaire je dois cette faveur dont je jouis et que je ne puis m’expliquer ?

— Oh ! à une cause bien simple, fit la jeune fille en lui lançant un regard acéré.

Le jeune homme s’inclina sans répondre, doña Hermosa continua :

— Une jeune fille de mon âge et surtout de mon rang, dit-elle d’une voix profondément accentuée, ne tente pas une démarche aussi… tranchons le mot, aussi singulière que celle que je fais en ce moment, sans y être poussée par des motifs graves.

— J’en suis convaincu.

— Quels motifs peuvent être assez graves pour déterminer une femme à mettre de côté la modestie instinctive de son sexe et à faire bon marché de sa réputation ? Il n’en est qu’un. Lorsque les intérêts de son cœur sont enjeu, lorsque son amour est intéressé à la question… Trouvez-vous que je parle clairement, don Torribio ? commencez-vous à me comprendre ?

— Oui, señorita, répondit-il avec émotion.

— La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, mon père vous reçut un peu brusquement peut-être, vous mon fiancé ; fou de jalousie, croyant notre mariage rompu, furieux contre mon père et contre moi, quelques minutes plus tard vous preniez congé et vous vous retiriez la rage et la haine dans le cœur.

— Ma cousine, je vous jure…

— Je suis femme, don Torribio ; nous autres femmes, nous possédons un instinct qui ne nous trompe jamais : croyez-vous donc que moi, qui allais vous épouser, je n’avais pas deviné l’amour que vous aviez pour moi ?

Le jeune homme la regarda avec une expression indéfinissable.

— Quelques jours plus tard, continua-t-elle, don Fernando Carril tombait dans un guet-apens et était laissé pour mort sur la place. Pourquoi avez-vous fait cela, don Torribio ?

— Je ne nierai pas, señorita, que j’ai cherché à me venger de celui que je considérais comme un rival : mais, je vous le jure, je n’avais pas ordonné sa mort.

— Je le savais, dit-elle avec une expression adorable ; il est inutile de vous disculper.

Don Torribio la regardait sans comprendre,

Elle continua en souriant :

— Celui que vous croyiez votre rival ne l’était pas ; à peine aviez-vous quitté l’hacienda que j’avouais à mon père que je n’aimais que vous, et que jamais je ne consentirais à en épouser un autre.

— Il serait possible ! s’écria le jeune homme en se levant avec impétuosité : oh ! si je l’avais su !

— Rassurez-vous, le mal que vous avez fait est en partie réparé : don Fernando, enlevé par mes ordres des mains de Pablito, est en ce moment à l’hacienda de las Norias, d’où il ne tardera pas à partir pour Mexico ; mon père, qui n’a jamais rien su me refuser, m’a permis d’aller rejoindre celui que je préfère.

Et elle lança au jeune homme un regard chargé d’une indicible expression d’amour.

Don Torribio était confondu ; une foule de sentiments opposés se combattaient dans son cœur ; il n’osait croire aux paroles de la jeune fille ; un doute lui restait, doute cruel : si elle se jouait de lui ?

— Eh quoi ! dit-il, vous m’aimeriez encore ?

— Ma présence n’est-elle pas assez significative ? répondit-elle. Pourquoi serais-je venue ici ? quelle raison pouvait m’y obliger ?

— C’est vrai, s’écria-t-il en tombant à ses genoux ; pardonnez-moi, señorita, je suis fou, je ne sais ce que je dis, oh ! c’est trop de bonheur !

Un sourire de triomphe éclaira Je visage de la jeune fille.

— Si je ne vous aimais pas, dit-elle, ne pouvais-je pas épouser don Fernando, puisque maintenant il est près de nous à l’hacienda ?

— Oui, oui, vous avez raison, cent fois, mille fois raison ! O femmes ! créatures adorables, qui peut jamais sonder vos cœurs ?

Doña Hermosa réprima un sourire sardonique : elle avait abattu le lion à ses pieds ; cet homme si fort était vaincu ; elle était sûre désormais de sa vengeance.

— Que répondrai-je à mon père ? dit-elle.

Le jeune homme se releva, ses yeux lancèrent des éclairs, son front s’éclaira, et, d’une voix profonde :

— Señorita, répondit-il avec une expression de bonheur inexprimable, dites à votre père que ma vie entière ne suffira pas pour payer le doux instant que je viens de passer près de vous. Dès que le présidio de San-Lucar sera pris, j’aurai l’honneur de me présenter à l’hacienda de don Pedro de Luna.


XII

VOLONTÉ FÉMININE


Toute situation extrême, lorsqu’elle est arrivée à son point culminant, doit immédiatement avoir une réaction en sens opposé : ce fut ce qui arriva aussitôt après la scène que nous avons rapportée dans le précédent chapitre.

Don Torribio, ivre de bonheur, ne se livrait qu’avec une instinctive défiance aux assurances d’amour que lui donnait doña Hermosa.

Cependant l’invraisemblance même de la démarche tentée auprès de lui par la jeune fille épaississait encore sur ses yeux le bandeau qu’elle y avait tendu avec tant d’adresse.


À peine Manuela avait-elle fait quelques pas qu’une main vigoureuse saisit la bride de son cheval.

— Les hommes d’une haute intelligence sont tous malgré eux atteints d’une faiblesse qui souvent cause leur perte, ils ne peuvent croire que les personnes qui les environnent ou qui flattent leurs penchants soient assez fortes pour les tromper.

Ce fut ce qui arriva dans cette circonstance. Comment se méfier d’une jeune fille, d’une enfant de vingt ans à peine, dont les manières paraissaient si naïves, dont le regard était chargé de tant de langueur et qui avouait si franchement son amour ?

Quel intérêt pouvait-elle avoir à le tromper, puisque don Fernando Carril était sauvé ? Dans quel but serait-elle venue se livrer entre ses mains, sans possibilité de lui échapper ?

Cela lui paraissait absurde et l’était en effet jusqu’à un certain point.

Cela prouvait seulement que don Torribio, un homme d’État avant tout, doué de qualités éminentes et qui toute sa vie n’avait eu qu’un but, l’accomplissement des rêves de son ambition, s’était constamment absorbé dans ses hautes combinaisons politiques et n’avait pas étudié cet être pétri de malice, de grâce et de perfidie, que l’on appelle la femme, et qu’il ne la connaissait pas.

La femme, — la femme américaine surtout, — ne pardonne jamais une insulte faite à celui qu’elle aime : c’est l’arche sainte à laquelle nul ne doit toucher.

Et puis, disons-le, doña Hermosa avait été le seul, l’unique amour de don Torribio ; c’était une croyance, une religion pour lui, et toute considération disparaissait à ses yeux devant cette preuve que la jeune fille venait de lui donner.

— Maintenant, lui dit-elle, puis-je rester dans votre camp jusqu’à ce que mon père vienne, sans craindre d’être insultée ?

— Commandez, seîiorita, vous n’avez ici que des esclaves, répondit-il en s’inclinant.

— Cette femme, grâce à la protection de laquelle j’ai pu parvenir jusqu’à vous, va se rendre à l’hacienda de las Norias.

Don Torribio s’avança vers le rideau du toldo et frappa deux fois dans sa main.

Un guerrier indien parut.

— Qu’un toldo soit préparé pour moi : je cède celui-ci à ces deux femmes des visages pâles, dit le jeune homme en langue apache ; une troupe de guerriers choisis que mon frère commandera veillera incessamment à leur sûreté ; malheur à celui qui n’aura pas pour elles le plus profond respect ! Ces femmes sont sacrées, libres d’aller, de venir et de recevoir qui bon leur semblera.

Mon frère m’a compris ?

Le guerrier s’inclina sans répondre.

— Que mon frère fasse préparer deux chevaux.

L’Indien sortit.

— Vous le voyez, señorita, continua-t-il en s’inclinant devant la jeune fille, vous êtes reine ici.

— Je vous remercie, répondit doña Hermosa. Tirant alors de sa poitrine une lettre préparée d’avance et qui n’était pas cachetée : J’étais, continua-t-elle, certaine du résultat de l’entretien que je voulais avoir avec vous ; aussi, vous le voyez, je l’annonçais à mon père avant même de vous voir. Tenez, ajouta-t-elle avec un charmant sourire sur les lèvres, mais avec un tremblement intérieur, lisez, don Torribio, ce que j’écris à mon père.

— Oh ! señorita, dit-il en repoussant la lettre du geste, ce qu’une fille écrit à son père est sacré ; nul autre que lui ne doit le lire.

Doña Hermosa referma lentement la lettre sans témoigner la moindre émotion du péril immense qu’elle venait de courir, et la remettant à Manuela :

— Ma mère, lui dit-elle, vous ne donnerez ce billet qu’à mon père seul, et vous lui expliquerez ce que je ne puis lui marquer sur ce papier.

— Permettez-moi de me retirer, señorita, interrompit don Torribio ; je ne veux rien savoir des instructions que vous avez à donner à votre suivante.

— Je m’y oppose, fit-elle d’une voix mutine, je ne dois plus avoir rien de caché pour vous ; désormais vous connaîtrez mes plus secrètes pensées.

Le jeune homme sourit avec bonheur ; en ce moment on amena les chevaux.

Doña Hermosa profita des quelques paroles que don Torribio échangea avec l’Apache pour dire rapidement à Manuela :

— Il faut que ton fils soit ici dans une heure, s’il est possible.

La vieille femme lui fit un signe d’intelligence.

Le jeune Mexicain rentra dans le toldo.

— Je vais accompagner moi-même Na Manuela jusqu’auprès des retranchements du présidio, dit-il : de cette façon vous serez sûre que votre émissaire n’aura couru aucun danger.

— Je vous remercie, répondit doña Hermosa.

Les deux femmes se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, et s’embrassèrent comme si elles ne devaient plus se revoir.

— N’oublie pas ! murmura doña Hermosa.

— Soyez tranquille, répondit Manuela.

— Vous êtes ici chez vous, señorita, dit don Torribio, personne n’y pénétrera sans votre assentiment.

Doña Hermosa le remercia d’un sourire et l’accompagna jusqu’à la sortie du toldo ; Manuela et le jeune homme montèrent à cheval et partirent.

La jeune Américaine les suivit des yeux dans la nuit, et lorsque le pas de leurs chevaux se fut confondu aux autres bruits du camp elle rentra dans le toldo en murmurant :

— La partie est engagée, maintenant il faut qu’il me dévoile ses projets.

Un quart d’heure plus tard, Manuela et son guide arrivèrent à cinquante pas au plus du pueblo.

Les deux voyageurs n’avaient pas échangé une parole.

— Ici vous n’avez plus besoin de moi, dit don Torribio ; gardez ce cheval, il pourra vous servir ; que Dieu vous conduise !

Sans ajouter une parole, il tourna bride et regagna le camp, laissant la vieille dame seule.

Celle-ci ne s’effraya pas, elle jeta un regard autour d’elle afin de s’orienter, puis elle s’avança résolument du côté de la ville dont la masse sombre s’élevait devant elle à une légère distance.

À peine Manuela avait-elle fait quelques pas dans cette direction qu’une main vigoureuse saisit la bride de son cheval, tandis qu’un pistolet était appuyé sur sa poitrine, et qu’une rude voix lui disait à voix basse en espagnol :

— Qui vive ?

— Ami ! répondit-elle en réprimant un cri d’effroi.

— Ma mère ! reprit la voix avec la joie la plus vive.

— Estevan, mon fils chéri ! s’écria-t-elle avec bonheur, et elle se laissa aller dans les bras de son fils, qui la tint un instant serrée contre sa vigoureuse poitrine.

— D’où viens-tu donc ainsi ? reprit-il au bout d’un instant.

— Du camp des Peaux-Rouges.

— Déjà ? fit-il avec étonnement.

— Oui, ma maîtresse m’envoie vers toi.

— Et qui était l’homme qui t’accompagnait, petite mère ?

— Don Torribio lui-même.

— Malédiction ! murmura le mayordomo. Je l’ai laissé échapper, et depuis cinq minutes je le tenais au bout de mon fusil… Enfin ! Mais ne restons pas ici. Viens avec moi ; lorsque tu seras en sûreté, tu me rapporteras ce que ta maîtresse t’a chargé de me dire.

Lorsqu’ils furent au présidio, Estevan se fit raconter par sa mère ce qui leur était arrivé pendant leur expédition.

— Oh ! dit-il plusieurs fois, les femmes sont des démons, les hommes ne sont que des niais à côté d’elles.

Lorsque Manuela eut terminé son récit :

— Il n’y a pas un instant à perdre, lui dit-il, ma mère ; il faut absolument que don Pedro reçoive sa lettre cette nuit. Le pauvre père doit être dans, une inquiétude mortelle.

— Je vais partir, dit Manuela.

— Non, reprit-il, tu as besoin de repos. J’ai avec moi un homme qui s’acquittera parfaitement de cette commission.

— Comme tu voudras, fit-elle en lui remettant la lettre.

— Oui, cela vaudra mieux ainsi ; entre dans cette maison, la digne femme à qui elle appartient me connaît et elle aura soin de toi.

— Iras-tu trouver doña Hermosa ?

— Pardieu ! pauvre demoiselle, penses-tu que je veuille la laisser ainsi sans protection au milieu des païens, et puis, qui sait ! peut-être ce qu’elle a à me dire est-il important pour nous.

— Merci, Estevan ! toujours dévoué ! Je te reconnais bien là.

— Que veux-tu, mère ? dit le mayordomo en riant, il paraît que c’est ma vocation.

Il embrassa sa mère, la fit entrer dans la maison, et, après l’avoir chaudement recommandée à la propriétaire, il ressortit et se mit à la recherche de l’émissaire qu’il voulait expédier à don Pedro de Luna.

Autour d’un feu brillant allumé au milieu d’une rue, plusieurs hommes reposaient enveloppés dans leurs manteaux.

Estevan secoua rudement du pied l’un des dormeurs.

— Allons, allons, Tonillo ! lui dit-il, debout, mon garçon, il faut partir pour l’hacienda de las Norias.

— Mais j’en arrive il y a à peine une demi-heure, murmura le lepero encore à moitié endormi en se frottant les yeux.

— Je le sais bien, répondit le jeune homme, c’est pour cela que je t’y renvoie, tu dois en bien connaître la route ; d’ailleurs, c’est de la part de doña Hermosa.

— De la part de doña Hermosa ! s’écria le lepero, que ce nom réveilla subitement ; et se levant avec vivacité : parlez, que faut-il faire ?

— Bien, mon ami, voilà comme je vous aime ; vous allez monter à cheval sans délai et porter cette lettre à don Pedro ; elle est de sa fille, c’est vous dire combien elle est importante.

— Très bien, je pars à la minute.

— Je n’ai pas besoin de vous avertir que vous ne devez pas vous laisser enlever ce griffonnage.

— Je le vois bien, canarios !

— Vous vous ferez tuer plutôt que de le livrer.

— Oui, soyez tranquille, mayordomo.

— Et, même après votre mort, on ne le trouvera pas ?

— Je le mangerai plutôt, rayo de Dios !

Le Zapote, un quart d’heure après, s’élançait au galop sur la route de l’hacienda.

— A mon tour, maintenant, murmura le jeune homme dès qu’il fut seul. Comment parvenir jusqu’à doña Hermosa ?

Il parait qu’il trouva facilement le moyen qu’il cherchait, car ses sourcils, qui s’étaient froncés, s’écartèrent, et il se dirigea gaîment vers le fort.

Après une conférence avec le major Barnum, qui, depuis la mort du gouverneur, avait pris le commandement de la ville, Estevan quitta son costume ; il se déguisa en Indien et se dirigea vers le camp des Apaches.

Quelques minutes avant le lever du soleil, il était de retour à la ville.

— Eh bien ? lui demanda sa mère.

— Tout est pour le mieux, répondit-il. Vive Dios ! je crois que doña Hermosa fera payer cher à ce démon maudit l’enlèvement de don Fernando Garril.

— Dois-je aller la rejoindre ?

— Non, ce n’est pas nécessaire.

Et, sans entrer dans de plus grands détails, le jeune homme, qui tombait de fatigue, alla prendre quelques heures de repos.

Quelques jours se passèrent sans que les Indiens attaquassent de nouveau la ville, ils se contentèrent de la resserrer de plus en plus, sans chercher à s’en emparer ; leur projet semblait être de ne pas tenter un nouvel assaut, mais d’affamer ses habitants et de les obliger ainsi à se rendre.

La ville était si étroitement bloquée qu’il était impossible aux assiégés de faire un pas au dehors ; toutes leurs communications étaient coupées, et les vivres commençaient à leur manquer ; tous les bestiaux rentrés dans la ville au commencement du siège avaient été tués les uns après les autres ; les Mexicains en étaient réduits à en manger les cuirs.

Le projet des Indiens aurait sans doute réussi, et les Mexicains, réduits à la dernière extrémité, n’auraient pas tardé à se rendre sans coup férir, mais une idée d’Estevan, communiquée au major Barnum et mise immédiatement à exécution, vint tout à coup renverser les plans du Chat-Tigre, et l’obliger à donner l’assaut, pour empêcher la révolte des tribus qui l’accompagnaient.

L’assaut était ce que désiraient le plus les Mexicains, que les angoisses de la faim réduisaient au désespoir.

Estevan fit confectionner deux cent cinquante pains de froment qu’il satura d’arsenic ; il fit charger ces pains sur quelques mules qui restaient dans la ville, en les accompagnant de quatre-vingts barils d’eau-de-vie mélangée de vitriol ; puis, avec dix hommes sûrs qui le suivirent, il sortit en escortant cet effroyable chargement, et alla passer à quelques pas des retranchements des Peaux-Rouges.

Ce qu’il avait prévu arriva : les Indiens, qui adorent l’eau-de-vie, alléchés à la vue des barils, se précipitèrent au-devant de la caravane dans l’intention de s’en emparer.

Don Estevan ne perdit pas de temps ; il jeta pains et barils sur le sable, et, piquant des deux, il rentra dans la ville avec ses mules, que ses compagnons l’aidèrent à rassembler.

Les Indiens transportèrent les barils dans leur camp, les défoncèrent, et commencèrent une orgie qui ne se termina que lorsque tous les pains et toute l’eau-de-vie eurent disparu.

Plus de deux mille Indiens moururent des suites de cette ingénieuse idée du mayordomo, dans des tortures inouïes[4] ; les autres, frappés de terreur, commencèrent à se débander dans toutes les directions. Les Indiens, exaspérés dans le premier moment d’effervescence, et malgré les efforts de leur grand chef, massacrèrent sans pitié, avec des raffinements horribles, les hommes, les femmes et les enfants tombés en leur pouvoir au commencement de la guerre, et que, depuis cette époque, ils gardaient prisonniers dans le camp.

Doña Hermosa elle-même, malgré le respect qui l’entourait et le soin extrême qu’elle mettait à sortir le moins possible de son toldo, fut sur le point de tomber victime de la fureur des Indiens ; le hasard seul la sauva.

Le grand chef résolut d’en finir.

Il donna par le Zopilote l’ordre à tous les sachems de se réunir en conseil dans son toldo.

Lorsque tous furent arrivés, il annonça que le lendemain à l’endit’ha (point du jour), l’assaut serait donné au présidio de tous les côtés à la fois.

Don Torribio, lui aussi, avait, en qualité de chef, assisté au conseil ; aussitôt qu’il fut libre, il se rendit au toldo de doña Hermosa, à laquelle il fit demander un entretien.

Depuis l’arrivée de la jeune fille au camp, bien que le Chat-Tigre fût parfaitement au courant de tout ce qui s’était passé entre elle et don Torribio, il avait évité avec le plus grand soin de se rencontrer avec elle, tout en félicitant don Torribio de l’amour que la jeune fille paraissait avoir pour lui.

Cependant un observateur se serait facilement aperçu que le Chat-Tigre cachait au fond de son cœur une arrière-pensée fatale, mais don Torribio était trop aveuglé par son amour, pour chercher à lire sur le visage impénétrable du vieux partisan.

La force de sa passion et la fureur avec laquelle il s’y abandonnait, l’étourdissaient sur la honte et le remords qui le brûlaient, lorsqu’il réfléchissait à l’infamie dont il s’était rendu coupable en trahissant lâchement les siens, pour se mêler aux hordes féroces et sanguinaires des Apaches.

La jeune fille, en apprenant que don Torribio désirait lui parler, donna ordre qu’il fût immédiatement introduit.

Doña Hermosa causait en ce moment avec son père ; don Pedro de Luna, aussitôt qu’il avait reçu la lettre de sa fille, s’était hâté de se rendre auprès d’elle ; depuis plusieurs jours déjà il se trouvait au camp.

L’intérieur du toldo n’était plus reconnaissable ; don Torribio l’avait fait garnir de meubles précieux enlevés par les Indiens dans diverses haciendas. Des séparations avaient été construites, des cloisons placées, enfin la métamorphose était complète, et, quoique l’extérieur fût resté le même, l’intérieur était devenu, grâce aux changements qu’on lui avait fait subir, une véritable habitation européenne.

Avec don Pedro était aussi revenue Manuela, la nourrice de doña Hermosa, ce qui avait été fort agréable à la jeune fille, d’abord à cause de la confiance qu’elle avait en elle, ensuite parce que Manuela lui était indispensable pour ces mille petits services et ces soins qu’une femme du monde est habituée à se faire rendre, et qui lui sont devenus un besoin impérieux. En outre, la présence de la vieille femme, toujours en tiers lorsque don Torribio venait visiter doña Hermosa, mettait celle-ci à l’abri de toute tentative audacieuse que la violence de sa passion aurait poussé le jeune homme à commettre, et le contraignait peut-être malgré lui à ne jamais sortir des bornes d’un profond respect.

Quel que fût l’étonnement des Peaux-Rouges à la vue des changements opérés par don Torribio, la vénération et le dévouement qu’ils professaient pour le Chat-Tigre étaient si grands, qu’avec cette délicatesse innée chez les hommes de leur race ils avaient feint de ne rien voir, puisque leur chef ne jugeait pas à propos de se formaliser de la conduite du chef pâle ; du reste, comme en toutes circonstances celui-ci leur prêtait un concours énergique, qu’il était toujours le premier au combat et le dernier à la retraite, ils trouvaient juste qu’il arrangeât son bonheur comme bon lui semblait, sans que personne y trouvât à redire.

— Eh bien ! lui demanda doña Hermosa dès qu’elle l’aperçut, le Chat-Tigre est-il parvenu à calmer l’effervescence qui s’était emparée des tribus ?

— Oui, grâce au ciel ! señorita, répondit-il, mais l’action commise par le major Barnum est indigne, et plutôt le fait d’une bête fauve que d’un être civilisé !

— Peut-être le major n’est-il pas coupable, dit la jeune fille.

— Oh ! les blancs sont habitués à traiter ainsi les Indiens ! N’ai-je pas entendu mille fois répéter que les Peaux-Rouges ne sont pas des hommes ? Toute arme qui les tue est bonne, le poison est une des plus sûres ; ce crime affreux suffirait seul pour me justifier d’avoir abandonné les rangs de tels monstres.

— Ne parlons plus de cela, je vous prie ; vous me faites frissonner ; malgré moi je suis contrainte de vous donner raison ; en voyant de telles horreurs on est près de regretter d’appartenir à la race des hommes capables de les inventer.

— Qu’a-t-on résolu dans le conseil ? demanda don Pedro pour détourner la conversation

— Demain, au lever du soleil, répondit don Torribio, un assaut général sera donné au présidio de San Lucar.

— Demain ! s’écria la jeune fille avec effroi.

— Oui, reprit-il, demain, je l’espère, je me serai vengé de ceux qui furent mes frères et qui’m’ont forcé à les renier ! demain je serai vainqueur ou mort.

— Dieu protégera la bonne cause, don Torribio, dit doña Hermosa avec un accent indéfinissable.

— Merci ! ma cousine, répondit le jeune homme, qui se méprit sur le sens de ses paroles.

Don Pedro réprima avec peine un geste de douleur.

— Pendant la bataille, qui sera rude, reprit don Torribio, je vous en conjure, señorita, ne sortez pas de ce toldo : je ne serai pas là pour vous protéger ; nul ne sait, en cas de revers, jusqu’où la rage des Apaches pourrait les entraîner ; je laisserai vingt hommes résolus, des vaqueros sur lesquels je puis compter, pour vous défendre ; du reste, aussitôt que l’action sera terminée je vous enverrai prévenir.

— Nous quittez-vous donc déjà, don Torribio ? demanda la jeune fille, à un mouvement qu’elle lui vit faire.

— Il le faut, señorita, je suis un des chefs de l’armée indienne, en cette qualité j’ai des devoirs à remplir, je dois tout préparer pour demain : je vous supplie donc de m’excuser.

— Adieu ! puisqu’il le faut, don Torribio, reprit la jeune fille. Après s’être respectueusement incliné devant doña Hermosa et son père, don Torribio se retira.

— Tout est perdu ! murmura don Pedro ; il est impossible que les Mexicains résistent à un assaut.

La jeune fille regarda un instant son père avec une expression étrange, et, se penchant à son oreille :

— Père, lui demanda-t-elle doucement, avez-vous lu la Bible ?

— Pourquoi cette question, petite folle ? répondit don Pedro.

— Parce que, reprit-elle en souriant d’un air câlin, vous avez oublié l’histoire de Dalila.

— Eh ! mais, fit-il de plus en plus étonné, voudrais-tu donc lui couper les cheveux ?


Un autre homme, penché en avant, semblait écouter avec anxiété les bruits de la nuit.

Quien sabe ? — qui sait ? — dit-elle en hochant sa tête mutine, avec une délicieuse expression de bravade, et en posant un de ses doigts mignons sur ses lèvres rosées.

Don Pedro fit le geste d’un homme qui ne comprend plus du tout, et qui renonce à chercher le mot d’une énigme indéchiffrable.


XIII

BLANCS CONTRE ROUGES


Les Peaux-Rouges en général, et surtout les Apaches, lorsqu’ils sont sur le sentier de la guerre, ou quand ils se préparent à une expédition hasardeuse, deviennent d’une prudence extrême ; les meilleures armées de nos peuples civilisés ne sauraient alors lutter avec eux de finesses et de précautions, tant ils mettent de soins à se garder et à dissimuler leurs mouvements.

Vers trois heures après minuit, au moment où le mawkawis blotti sous la feuillée lançait dans l’air les notes perlées de son premier chant, le Chat-Tigre et don Torribio quittèrent leurs couches et, complètement armés en guerre, sortirent de leurs toldo suivis de plusieurs guerriers apaches, et se dirigèrent, silencieux et rapides, vers le centre du camp où, autour d’un immense brasier, les principaux sachems de l’armée, accroupis sur leurs talons, fumaient leurs calumets de guerre en attendant leur grand chef.

À l’arrivée du Chat-Tigre tous les Indiens se levèrent respectueusement pour lui faire honneur.

Le Chat-Tigre, après leur avoir rendu leur salut, leur ordonna d’un signe de se rasseoir, et se tournant vers l’amantzin ou sorcier, qui était venu avec lui et marchait à ses côtés :

— Le Maître de la vie sera-t-il neutre ? lui demanda-t-il ; le Wacondah sera-t-il favorable aux guerriers apaches, ou bien sera-t-il contraire à la querelle que ses fils indiens réunis devant l’atepelt en pierre des Visages-Pâles, vont aujourd’hui vider avec leurs oppresseurs ?

— Puisque les chefs le désirent, répondit le sorcier, j’interrogerai le maître de la vie.

Alors il redressa sa haute taille, se drapa dans sa robe de bison et s’avança vers le feu, dont il fit trois fois le tour en marchant de gauche à droite, tout en murmurant des paroles que personne ne pouvait comprendre, mais qui semblaient avoir un sens mystérieux ; au troisième tour il emplit un couï d’eau, sucré de smilax, contenue dans un récipient en roseaux tressés, si serrés, qu’ils n’en laissaient pas échapper une goutte, puis, après avoir trempé une touffe d’absinthe dans le couï, il aspergea l’assemblée et vida trois fois l’eau dans la direction du soleil levant. Penchant ensuite le corps en avant, il avança la tête et écarta les bras, paraissant écouter attentivement des bruits perceptibles pour lui seul.

Au bout de quelques secondes le mowkawis se fit de nouveau entendre à deux reprises différentes, à la droite du sorcier.

Alors son visage se décomposa et devint horrible, ses yeux injectés de sang parurent sur le point de sortir de leur orbite, une écume blanchâtre suinta aux coins de ses lèvres minces, une pâleur livide envahit ses traits, ses membres, se raidirent, et son corps fut agité de mouvements convulsifs.

— L’esprit vient !… l’esprit vient ! murmurèrent les Indiens avec une terreur superstitieuse.

— Silence ! dit le Chat-Tigre, le sage va parler ! En effet, de la bouche contractée du sorcier sortait un sifflement pénible qui, peu à peu, se changea en paroles indistinctes d’abord, mais qui bientôt furent assez clairement prononcées pour que chacun pût les comprendre.

— L’esprit marche ! dit-il, il a dénoué ses longs cheveux qui flottent au vent ! son souffle donne la mort… le ciel est rouge de sang… les victimes ne manqueront pas au Wacondah, le génie du mal… Qui peut lui résister ?… Seul il est maître !… la poitrine des blancs sert de gaine aux couteaux des Apaches !… Les vautours et les urubus se réjouissent… quelle ample pâture ! Poussez le cri de guerre ! courage, guerriers ! c’est le Wacondah qui vous guide… la mort n’est rien ; la gloire est tout !

L’amantzin, après avoir prononcé quelques autres paroles, dont il fut impossible de saisir le sens, roula sur le sol en proie à une violente attaque de nerfs et à des convulsions atroces.

Chose étrange ! ces hommes qui, jusqu’à ce moment, avaient été pour ainsi dire suspendus à ses lèvres, écoutant avec anxiété ce qu’il disait, n’eurent pas un regard de pitié ou d’intérêt pour lui dès qu’il fut étendu sur le sol, et ils le laissèrent sans s’en occuper davantage.

C’est que l’homme assez téméraire pour toucher au sorcier lorsque l’esprit le possède, serait immédiatement frappé de mort ; telle est la croyance indienne.

Quoi qu’il en soit, aussitôt que l’amantzin eut cessé de parler, le Chat-Tigre prit la parole à son tour.

— Chefs des grandes tribus apaches, dit-il d’une voix profonde, vous le voyez, le Dieu de vos pères sourit à nos efforts qu’il encourage : n’hésitons pas, guerriers ; confondons par un dernier coup l’orgueil de nos tyrans ; notre terre est libre à présent ; un seul point est encore au pouvoir de nos oppresseurs ; conquérons-le aujourd’hui, et qu’au coucher du soleil, qui, dans quelques heures, va nous éclairer, le drapeau espagnol, dont l’ombre fatale nous a si longtemps donné la misère et la mort, soit abattu pour jamais sur nos frontières ! Courage ! frères ; les Indiens, vos ancêtres, qui chassent dans les prairies bienheureuses, recevront avec joie parmi eux ceux qui tomberont dans la bataille ! Que chacun se rende au poste que je lui ai désigné ; le cri rauque de l’urubus, répété trois fois à intervalles égaux, donnera le signal de l’attaque.

Les chefs s’inclinèrent devant le sachem et se retirèrent dans différentes directions. Le Chat-Tigre demeura seul, plongé dans de profondes réflexions.

Un calme imposant régnait dans la nature ; il n’y avait plus un souffle dans l’air, pas un nuage au ciel ; l’atmosphère était d’une transparence et d’une limpidité qui permettaient de distinguer les objets les plus éloignés. Le ciel, d’un bleu sombre, laissait voir une multitude d’étoiles étincelantes, la lune répandait a profusion ses rayons argentés, nul bruit ne troublait le majestueux silence de cette nuit splendide, si ce n’est, par intervalles, ce grondement sourd et sans cause connue, qui semble être la respiration puissante de la nature endormie.

Le chef blanc, sur le point de tenter l’effort suprême qui devait affranchir la race indienne, et préparer le succès de ses mystérieuses machinations, se laissait aller avec délices au monde de pensées qui bouillonnaient dans son cerveau ; seul vis-à-vis de lui-même, il jugeait ses actes et demandait avec ferveur à Celui qui peut tout et qui, d’un regard, sonde les cœurs, de ne pas l’abandonner, si la cause pour laquelle il combattait était juste.

Une main se posa lourdement sur son épaule.

Ramené brutalement au sentiment de sa position, le Chat-Tigre tressaillit ; il passa sa main sur son front moite de sueur et il se retourna. Le sorcier était près de lui, le regardant avec ses yeux de tigre et grimaçant un sinistre sourire.

— Que veux-tu, lui dit-il sèchement,

— Mon père est-il content de moi ? répondit le sorcier ; le Wacondah a-t-il bien parlé aux sachems ?

— Oui, dit le chef en réprimant un geste de dégoût, tu peux te retirer.

— Mon père est grand et généreux, reprit le sorcier, l’esprit me fait horriblement souffrir lorsqu’il me possède.

Le Chat-Tigre prit un collier de perles dans sa poitrine, il le jeta au misérable, qui le reçut avec un cri de joie.

— Va-t’en ! lui dit-il avec un geste de mépris.

L’amantzin, qui sans doute avait obtenu tout ce qu’il désirait, se retira sans ajouter un mot.

Don Torribio s’était éloigné avec les autres chefs pour se rendre à son poste, mais, arrivé à quelque distance, il leva les yeux vers le ciel et sembla calculer mentalement l’heure qu’il était par la position des étoiles.

— J’ai le temps, murmura-t-il à voix basse. Et il se dirigea en toute hâte vers le toldo qui servait d’abri à doña Hermosa ; de nombreuses et vigilantes sentinelles l’entouraient.

— Elle repose, dit-il en se parlant à demi-voix, elle repose bercée par des rêves d’enfant. Mon Dieu ! vous qui savez la grandeur de mon amour et ce que je lui ai sacrifié, faites qu’elle soit heureuse !

Il s’approcha alors d’un vaquero qui, appuyé contre un arbre, fumait silencieusement sa mince cigarette, les yeux fixés sur le toldo.

— Verado, lui dit-il avec une certaine émotion qu’il ne put entièrement réprimer, je t’ai deux fois sauvé la vie au risque de la mienne. T’en souviens-tu ?

— Je m’en souviens, répondit laconiquement le vaquero.

— Aujourd’hui, je viens à mon tour te demander un service : puis-je compter sur toi ?

— Parlez, don Torribio : tout ce qu’un homme peut faire, je le ferai pour vous servir.

— Merci, mon bon compagnon. Ma vie, mon âme, tout ce que j’ai de plus cher au monde, enfin, est renfermé dans ce toldo ; je te le confie. Me jures-tu de le défendre, quoi qu’il arrive ?

— Je vous le jure, don Torribio ; ce qui est dans ce toldo est sacré ; nul, ennemi ou ami n’en approchera. Moi et les quelques hommes que vous avez mis sous mes ordres, nous nous ferons tuer à cette place, sans reculer d’une ligne, plutôt qu’une insulte soit faite à ceux ou à celles que vous aimez.

— Merci ! dit don Torribio en serrant affectueusement la main du vaquero.

Celui-ci saisit le bas du manteau de son chef et le baisa respectueusement.

Après avoir jeté un dernier regard d’amour sur le toldo qui renfermait, comme il venait de le dire, tout ce qu’il aimait au monde, le jeune homme s’éloigna à grands pas.

— Maintenant, dit-il, soyons homme, c’est contre des hommes que nous avons à combattre.

Aussitôt que le sachem les eut renvoyés à leurs postes, les chefs, dont tous les guerriers n’attendaient qu’un mot pour commencer leur mouvement, s’étaient rendus aux divers endroits où leurs tribus étaient échelonnées.

Alors les hommes, se couchant à plat ventre sur le sol, avaient commencé une de ces marches impossibles, comme les Indiens seuls sont capables d’en faire ; glissant et rampant comme des serpents dans les hautes herbes, ils étaient parvenus, au bout d’une heure, à se poster, sans avoir été aperçus, au pied même des retranchements occupés par les Mexicains.

Ce mouvement avait été exécuté avec tant d’ensemble et de bonheur, que le silence de la prairie n’avait été troublé en aucune façon, et que rien ne semblait avoir bougé dans le camp, qui paraissait plongé dans le sommeil.

Cependant, quelques minutes à peine avant que les sachems reçussent les derniers ordres du Chat-Tigre, un homme revêtu du costume des Apaches avait, avant tous les autres, quitté le camp, et s’était dirigé vers la ville en s’aidant des mains et des genoux.

Arrivé à la première barricade, un autre homme qui, penché en avant, semblait écouter avec anxiété les bruits de la nuit, lui avait tendu la main pour entrer dans la ville en lui disant ;

— Eh bien ! Estevan ?

— Avant une heure nous serons attaqués, major, répondit le mayordomo.

— Est-ce une attaque sérieuse ?

— Un assaut : les Indiens veulent en finir, ils ont peur d’être empoisonnés comme des rats, s’ils attendent davantage.

— Que faire ? murmura l’officier avec inquiétude.

— Nous faire tuer, répondit résolument don Estevan.

— Pardieu ! le beau conseil que tu me donnes là ! ce sera toujours notre dernière ressource.

— On peut tenter encore une autre chose.

— Laquelle ? parle, au nom du ciel !

— Tout est-il préparé comme nous en sommes convenus ?

— Oui, mais qu’avais-tu à me proposer ?

— Donnez-moi vingt-cinq vaqueros dont vous soyez sûr.

— Prends-les, et puis, où les conduiras-tu ?

— Laissez-moi faire, major, je ne vous réponds pas du succès, car les diables rouges sont aussi nombreux que les mouches, mais je puis vous assurer que j’éclaircirai leurs rangs.

— Cela ne peut pas nuire, mais les femmes et les enfants ?

— Les femmes et les enfants, major, j’ai réussi à les faire tous entrer dans l’hacienda de las Norias.

— Dieu soit loué ! nous pourrons nous battre comme des hommes ; les êtres qui nous sont chers sont en sûreté.

— Provisoirement, oui, murmura-t-il sourdement.

— Que veux-tu dire ? que crains-tu encore ?

— Dame ! quand les Indiens auront pris le présidio, il est probable qu’ils attaqueront l’hacienda.

— Tu es un niais, Estevan, dit le major en souriant, et doña Hermosa…

— C’est vrai, fit gaîment le mayordomo, je n’y pensais plus, moi, à doña Hermosa.

— Tu n’as pas autre chose à me dire ?

— Si, major, un mot encore, reprit-il vivement.

— Parle, et sois bref, le temps presse.

— Le signal de l’attaque sera trois cris d’urubus à intervalles égaux.

— Bon ! je vais me préparer alors, car ils nous attaqueront avant le jour.

Le major d’un côté et le mayordomo de l’autre allèrent de poste en poste réveiller les défenseurs de la ville et les avertir de se tenir sur leurs gardes.

La veille même de ce jour, le major Barnum avait réuni tous les habitants, et dans une harangue aussi brève qu’énergique, il leur avait appris avec la plus grande franchise la situation précaire dans laquelle se trouvait la ville, le projet qu’il avait formé pour sa défense, et il avait terminé en disant que les embarcations mouillées sous les canons du fort étaient prêtes à recueillir les femmes, les enfants, les vieillards et tous ceux des colons qui ne voudraient pas se joindre à lui dans l’état désespéré où il se trouvait, ajoutant que tous ceux qui s’embarqueraient seraient, aussitôt la nuit venue, conduits à l’hacienda de las Norias où on leur donnerait l’hospitalité.

Quelques habitants, en petit nombre, nous devons le constater, effrayés des mesures énergiques prises par le major, avaient reculé devant l’idée d’y prendre part et avaient été conduits à l’hacienda ; il ne restait donc dans la ville que des hommes résolus à vendre chèrement leur vie et sur lesquels on pouvait absolument compter.

Aussi, lorsqu’on les réveilla, en leur annonçant l’attaque prochaine des Apaches, se placèrent-ils fièrement derrière leurs barricades, l’œil et l’oreille au guet, prêts à faire feu au premier signal.

Une heure se passa sans que rien vînt troubler la tranquillité de la nuit ; déjà les Mexicains croyaient que, de même que cela leur était arrivé plusieurs fois déjà, ils en seraient quittes pour une fausse alerte, et que les Peaux-Rouges ne les attaqueraient pas.

Tout à coup le cri de l’urubus s’éleva rauque et sinistre dans le silence.

Une seconde fois il se fit entendre, et un frémissement indicible courut dans les veines de tous ces hommes pour lesquels c’était le signal de la mort, et qui savaient que pour eux il n’existait pas de salut.

Une troisième fois le cri de l’urubus s’éleva dans l’air, plus rauque et plus sinistre. À peine la dernière note avait-elle fini de vibrer qu’une clameur effroyable éclata de tous les côtés à la fois, et les Indiens se précipitèrent en tumulte sur les retranchements extérieurs qu’ils cherchèrent à escalader.

Les Mexicains, qui les attendaient, les reçurent vigoureusement et en hommes qui, certains de succomber, veulent au moins, avant de mourir, sacrifier le plus possible de victimes.

Les Indiens, étonnés de cette résistance, à laquelle ils étaient loin de s’attendre, car leurs mesures avaient été prises si secrètement qu’ils se croyaient certains de surprendre ceux qu’ils attaquaient, reculèrent malgré eux : alors les canons chargés à mitraille les balayèrent et semèrent parmi eux le désordre et la mort.

Estevan, profitant habilement de la panique qui s’était emparée des Peaux-Rouges, s’élança à la tête de ses vaqueros au milieu d’eux et commença à les sabrer vigoureusement.

Deux fois il revint à la charge avec un courage de lion, et deux fois les Indiens reculèrent devant lui.

Tant que dura la nuit, le combat se soutint avec assez d’avantage du côté des blancs, dont le petit nombre échappait à l’œil des Apaches, et qui, abrités derrière les barricades, tiraient à coup sûr dans la masse compacte de leurs ennemis.

Au bout de deux heures à peu près de cette bataille de géants, le soleil se leva majestueusement à l’horizon et répandit sur le champ de carnage la magnifique splendeur de ses rayons.

Les Indiens saluèrent son apparition par des cris de joie, et se précipitèrent avec une frénésie nouvelle sur les retranchements dont ils n’avaient pu s’emparer jusque-là.

Leur choc fut irrésistible.

Les blancs, après une défense calculée, abandonnèrent un poste qu’ils ne pouvaient plus longtemps défendre.

Les Indiens s’élancèrent au pas de course à leur poursuite.

Mais alors une effroyable détonation se fit entendre, le sol manqua sous leurs pieds, et les malheureux, lancés dans l’espace, retombèrent en lambeaux de toutes parts.

Le sol avait été miné sous leurs pas, et le major venait de donner l’ordre de mettre le feu à la mèche.

Le résultat de cette explosion fut horrible. Les Indiens, épouvantés, commencèrent à fuir dans toutes les directions, en proie à une terreur folle, sourds à la voix de leurs sachems et ne voulant pas retourner au combat.

Un instant les blancs se crurent sauvés.

Mais le Chat-Tigre, monté sur un magnifique cheval noir comme la nuit et faisant flotter au vent le totem sacré des tribus unies, s’élança en avant, presque seul, bravant les coups que les Mexicains dirigeaient sur lui et criant d’une voix formidable :

— Lâches ! puisque vous ne voulez pas vaincre, au moins voyez-moi mourir !

Cette voix résonna aux oreilles des Indiens comme un sanglant reproche ; les plus poltrons eurent honte d’abandonner leur chef qui se sacrifiait si généreusement pour eux ; ils tournèrent la tête et revinrent à l’assaut avec une nouvelle ardeur.

Le Chat-Tigre paraissait invulnérable : il faisait caracoler son cheval, le lançant au plus fort de la mêlée, parant tous les coups qui lui étaient portés avec la hampe de son totem, qu’il élevait constamment au-dessus de sa tête, et ne cessant pas une seconde d’exciter les siens.

Les Apaches, électrisés par la téméraire audace de leur sachem, se pressaient à ses côtés et se faisaient tuer résolument en criant :

— Le Chat-Tigre ! le sachem des Apaches ! mourons pour le grand chef.

— Eh ! s’écria-t-il avec enthousiasme en montrant l’astre du jour, voyez, voyez, votre père sourit à notre valeur. En avant ! en avant !

— En avant ! répétaient les Indiens ; et ils redoublaient de furie.

Cependant cette lutte horrible ne pouvait durer longtemps encore, le major le comprenait : les Indiens avaient escaladé toutes les barricades, la ville était entièrement envahie ; on se battait de maison en maison, n’en quittant une pour passer dans une autre que lorsqu’il était impossible de s’y défendre plus longtemps.

Les Indiens, formés en masse serrée, escaladaient au pas de charge, guidés par don Torribio, la rue assez raide qui conduit au vieux présidio et au fort qui le domine.

Malgré le ravage incessant causé dans leurs rangs par les canons du fort chargés à mitraille, ils avançaient sans broncher, car ils apercevaient toujours, après chacune des décharges qui semaient la mort parmi eux, le Chat-Tigre à dix pas en avant, monté sur son cheval noir et brandissant le totem, et don Torribio marchant à leur tête l’épée à la main.

— Allons ! dit tristement le major à Estevan, le moment est venu d’exécuter ce que nous avons dit.

— Vous le voulez, major ? lui demanda-t-il.

— Je l’exige, Estevan, mon ami !

— Il suffit, major ; il ne sera pas dit que j’aurai désobéi à votre dernier ordre. Adieu, major, ou au revoir là-haut, car je n’échapperai pas plus que vous !

— Qui sait, mon ami ? Adieu ! adieu !

— Je ne le souhaite pas, répondit le jeune homme d’une voix sombre.

Les deux hommes se serrèrent la main, étreinte suprême, car ils savaient qu’à moins d’un miracle ils ne devaient pas se revoir.

Après ce dernier adieu, Estevan rassembla une quarantaine de cavaliers, les forma en troupe serrée, et, entre deux décharges, il se précipita à fond de train, suivi de ses hommes, sur les Indiens qui montaient.

Les Peaux-Rouges ne purent résister à cette avalanche, qui, du haut de la montagne, s’abattait sur eux : ils s’ouvrirent à droite et à gauche.


Une détonation terrible se fit entendre, le géant de pierre oscilla sur sa base.

Lorsqu’ils furent revenus de leur stupeur, ils aperçurent les cavaliers qui les avaient si fort maltraités, dans deux barques sur le fleuve et faisant force de rames dans la direction de l’hacienda de las Norias. Estevan et ceux qui l’avaient suivi étaient sauvés, trois ou quatre à peine étaient tombés en route.

Le major avait profité de la charge exécutée par les cavaliers pour se jeter avec les blancs qui restaient dans le fort, dont les portes avaient immédiatement été fermées sur lui.

Don Torribio fit signe aux Indiens de s’arrêter et il s’avança seul auprès du fort.

— Major, cria-t-il d’une voix forte, rendez-vous, vous et la garnison aurez la vie sauve.

Le major parut.

— Vous êtes un traître, un lâche et un chien ! répondit-il ; vous avez assassiné mon ami, un homme qui s’était fié à votre loyauté ; je ne me rendrai pas..

— C’est la mort pour vous et pour tous ceux qui vous accompagnent, reprit-il, par humanité rendez-vous, vous ne pouvez vous défendre.

— Vous êtes un lâche ! vous dis-je, cria le major, voilà ma réponse.

— En arrière ! en arrière ! hurla le Chat-Tigre en enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval qui fit un bond prodigieux, et partit avec la rapidité d’une flèche.

Les Indiens se précipitèrent du haut en bas de la rampe en courant comme des fous, et en proie à une terreur panique, indescriptible, mais pas assez vite pour éviter complètement le malheur qui les menaçait ; le major avait mis le feu aux poudres renfermées dans le fort.

Une détonation terrible se fit entendre. Le géant de pierre oscilla deux ou trois secondes sur sa base comme un mastodonte ivre, pais, brusquement arraché du sol, il s’éleva dans l’espace, éclatant comme une grenade trop mûre.

Aux cris répétés de : Vive la patrie ! poussés par ses défenseurs, une pluie de pierres et de cadavres horriblement mutilés tomba sur les Indiens terrifiés de cette épouvantable catastrophe, puis ce fut tout. Le Chat-Tigre était maître du présidio de San-Lucar, mais, ainsi que le major Barnum se l’était juré, le vieux bandit ne s’était emparé que de ruines et de décombres.

Ce fut avec des larmes de rage que don Torribio planta le totem des Apaches sur un pan de mur chancelant, seul vestige qui indiquât la place où dix minutes auparavant s’élevait le magnifique fort de San-Lucar.


XIV

PÉRIPÉTIE


Quelques jours s’étaient écoulés depuis la prise du présidio de San-Lucar.

Le pueblo avait été livré au pillage avec des raffinements de barbarie impossible à décrire.

Les principales maisons avaient seules échappé, grâce au moyen employé par le Chat-Tigre qui, pour sauver les immenses richesses qu’elles renfermaient, les avait adjugées aux sachems les plus puissants de son entourage.

Le vieux partisan avait établi son quartier général dans l’ancienne demeure que don Torribio Quirogea possédait dans le vieux faubourg, et que le jeune homme avait gracieusement fait disposer pour le recevoir.

Doña Hermosa et son père avaient repris possession de leur maison.

La ville, entièrement habitée par les Indiens, avait un aspect lugubre : plus de commerce, plus de chants joyeux, plus rien de ce qui animait jadis l’insouciante colonie mexicaine ; à chaque pas des décombres, des ruines ; çà et là abandonnés dans les rues, des cadavres, sur lesquels s’acharnaient les oiseaux de proie, empestaient l’air.

Enfin, partout on retrouvait l’aspect de la désolation qu’entraîne à sa suite une guerre acharnée entre deux races ennemies depuis des siècles.

Huit jours environ après les événements que nous avons rapportés dans le précédent chapitre, vers dix heures du matin, trois personnes, réunies dans le salon de la maison de don Pedro de Luna, causaient à voix basse.

Ces trois personnes étaient don Pedro lui-même, doña Hermosa, et le digne capataz Luciano Pedralva qui, grâce au costume hétéroclite de vaquero dont il s’était affublé, ressemblait à un affreux bandit, ce qui faisait rire malgré elle Na Manuela, placée en vedette auprès d’une fenêtre, chaque fois qu’elle jetait les yeux sur lui, au grand désespoir du capataz qui, du profond de son cœur, donnait au diable ce déguisement maudit.

— Ainsi, voilà qui est convenu, Luciano, mon ami, disait don Pedro, il faut ajuster vos flûtes et vous préparer à entrer en danse.

— C’est donc pour aujourd’hui la cérémonie ?

— Sans faute, oui, mon ami : j’avoue que nous vivons dans de singuliers temps et surtout dans de singuliers pays ; j’ai vu bien des révolutions, mais celle-là les passe toutes.

— Moi je la trouve on ne peut plus logique au point de vue des Indiens, dit doña Hermosa.

— C’est possible, mon enfant, je ne veux pas discuter avec toi, mais tu conviendras qu’il y a un mois nous étions loin de nous attendre à un si prompt rétablissement du pouvoir apache sur cette frontière.

— Vous comprenez, don Pedro, que moi je ne vois goutte à tout cela, seulement il me semble que pour un futur souverain, le Chat-Tigre n’est guère magnanime.

— Qu’entends-tu par là, Luciano, mon ami ?

— Dame ! j’entends ce que tout le monde doit entendre sans doute ; la lettre qu’il a adressée avant-hier à don Fernando est assez explicite, je suppose car il lui dit bel et bien que si, dans cinq jours, il est encore dans la colonie, il le fera pendre.

— S’il peut s’en emparer ! dit vivement doña Hermosa.

— C’est entendu, señorita, fit le capataz.

— Pourquoi t’étonner de cela, Luciano ? répondit don Pedro avec bonhomie ; mon Dieu ! l’on voit tant de choses extraordinaires dans ce monde ! Ainsi moi je connais une foule de personnes auxquelles pareilles menaces ont été faites et qui ne s’en portent pas plus mal.

— Cet égal, malgré cela je ne m’y fierais pas.

— Mais il ne s’agit pas de tout cela : vous allez retourner à l’hacienda, don Luciano, et surtout n’oubliez pas mes recommandations.

— Rapportez-vous-en à moi, seigneurie, mais un mot encore.

— Dites, mon ami, mais hâtez-vous.

— Je suis on ne peut plus inquiet de don Estevan, fit-il à demi-voix pour ne pas être entendu de Manuela ; depuis six jours il a disparu sans que nous ayons eu de ses nouvelles.

Doña Hermosa sourit finement.

— Estevan n’est pas homme à se perdre sans laisser de traces ; rassurez-vous, le moment venu, vous le reverrez, dit-elle.

— Tant mieux ! señorita, car c’est un homme sur lequel on peut compter.

— Don Torribio ! fit Manuela en se retournant.

— Hum ! dit le capataz, il est temps que je disparaisse alors.

— Venez, venez, dit la mère du mayordomo.

Après s’être incliné devant doña Hermosa et don Pedro, le capataz suivit Manuela.

À peine la porte par laquelle sortait le capataz était-elle refermée, qu’une autre s’ouvrait pour livrer passage à don Torribio.

Le jeune homme portait un magnifique costume indien ; son front était soucieux et son regard triste ; il s’inclina devant la jeune fille, serra amicalement la main de don Pedro, et sur un geste muet de doña Hermosa prit un siège.

Après les premiers compliments, la fille de l’haciendero, que l’apparence sombre du jeune homme inquiétait plus qu’elle ne voulait le laisser paraître, se pencha gracieusement vers lui, et d’un air d’intérêt parfaitement joué :

— Qu’avez-vous, don Torribio ? lui demanda-t-elle, vous semblez triste : auriez-vous reçu de mauvaises nouvelles ?

— Non, señorita, je vous remercie de l’intérêt que vous voulez bien prendre à ce qui me regarde ; si j’étais un ambitieux, tous mes souhaits seraient comblés, puisqu’en recevant votre main dans quelques jours, le rêve de toute ma vie sera satisfait ; vous voyez, señorita, ajouta-t-il avec un sourire triste, que je vous fais lire jusqu’au plus profond de mon cœur.

— Je vous en sais gré, don Torribio, cependant, ces jours passés vous n’étiez pas ainsi, il faut qu’il soit arrivé…

— Rien, je vous assure, qui me touche personnellement, interrompit-il ; mais, plus le moment approche où doit avoir lieu la cérémonie de prise de possession de cette terre que nous avons reconquise, plus le découragement s’empare de moi ; je n’approuve nullement la résolution du Chat-Tigre de se faire proclamer chef indépendant d’une manière officielle, c’est une folie à laquelle je ne puis rien comprendre ; le Chat-Tigre sait aussi bien que qui que ce soit qu’il lui est impossible de se soutenir ici ; les Apaches, malgré leur bravoure, ne sauraient résister aux troupes disciplinées que le gouvernement mexicain enverra contre nous dès qu’il recevra la nouvelle de cette échauffourée.

— Est-il donc impossible de faire changer le Chat-Tigre d’avis à ce sujet ?

— Oui, j’ai employé tous les moyens, je lui ai fait les observations les plus sensées, il n’a voulu rien entendre : cet homme poursuit un but que lui seul connaît, le désir qu’il manifeste hautement de régénérer la race indienne n’est pour moi qu’un prétexte.

— Vous m’effrayez, don Torribio ; s’il en est ainsi, pourquoi ne pas abandonner cet homme ?

— Le puis-je ? répondit-il avec accablement ; ne suis-je pas un renégat, maintenant ? Vous l’avouerai-je, señorita ? bien que tout soit calme en apparence, que l’avenir semble me sourire, eh bien, depuis quelques jours, un découragement invincible s’est emparé de moi, je vois tout en noir, je me sens fatigué de la vie, j’ai, enfin, le pressentiment que je suis à la veille d’un horrible malheur.

Doña Hermosa lui jeta à la dérobée un regard perçant.

— Chassez ces tristes pensées, lui dit-elle avec intention, votre avenir est assuré désormais, rien ne peut le changer.

— Je le crois, mais, vous le savez, señorita, entre la coupe et les lèvres, il y a place pour un malheur.

— Allons, allons ! don Torribio, dit gaiement don Pedro, mettons-nous à table, voici probablement le dernier repas que nous ferons avec vous avant la prise de possession, car c’est pour aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit don Torribio en offrant la main à doña Hermosa pour passer dans la salle à manger.

Un splendide déjeuner était servi.

Les premiers moments furent silencieux ; les convives semblaient gênés, mais peu à peu, grâce aux efforts de doña Hermosa et de son père pour égayer le jeune homme, la glace se rompit, et la conversation prit une tournure plus gaie : on voyait que don Torribio se faisait violence pour renfermer dans son cœur un flot de pensées qui lui montaient aux lèvres et qu’il ne voulait pas laisser échapper.

Vers la fin du repas, le chef se tourna vers doña Hermosa.

— Señorita, lui dit-il, ce soir tout sera dit pour moi : en assistant en costume de chef indien à la cérémonie d’aujourd’hui, j’aurai franchement jeté le gant à mes compatriotes, en leur faisant comprendre que je me suis franchement rallié à la cause des Peaux-Rouges, et que, grâce au Chat-Tigre et à moi, ce qu’ils ont pris dans le principe pour une course indienne était le soulèvement d’un peuple tout entier ; je connais l’orgueil des blancs : quoiqu’ils ne puissent parvenir à féconder les immenses territoires qu’ils possèdent, ils ne voudront pas nous laisser jouir en paix de l’héritage que nous nous sommes taillé à la pointe de nos lances, le gouvernement mexicain nous fera une guerre acharnée. Puis-je compter sur vous ?

— Avant de vous répondre, don Torribio, j’attends que vous vous expliquiez plus clairement.

— C’est ce que je vais faire. Ce que les Espagnols redoutent surtout dans une insurrection indienne, ce sont les représailles, c’est-à-dire le massacre des blancs. Mon mariage avec une Mexicaine est un gage de paix que nous donnons aux Espagnols et une sécurité pour l’avenir de leur commerce et la sûreté des relations que nous établirons avec eux ; quelles que soient les objections des chefs de nos tribus, notre route est tracée ; le Chat-Tigre et moi, nous n’en dévierons pas d’une ligne. Je vous adresse donc cette franche et loyale question, señorita : « Voulez-vous m’accorder votre main ? »

— Qui nous presse en ce moment de traiter une si grave matière, don Torribio ? répondit-elle. N’êtes-vous pas sûr de moi ?

Le jeune homme fronça le sourcil.

— Toujours la même réponse ! dit-il. Enfant qui jouez avec le lion ; si je ne vous avais pas soutenue depuis huit jours, vous auriez été massacrée déjà. Croyez-vous donc que j’ignore vos petites manœuvres et que je n’aie pas vu clair dans vos combinaisons ? Vous avez voulu jouer un jeu qui tue ; imprudente ! vous vous êtes laissé prendre dans les filets que vous m’aviez tendus. Vous êtes en mon pouvoir ; à moi maintenant à vous dicter mes conditions : demain, vous m’épouserez : la tête de votre père et celle de don Fernando me répondront de votre obéissance.

Et, saisissant une carafe en cristal pleine d’une eau limpide, il remplit son verre et le vida d’un trait, tandis que doña Hermosa fixait sur lui un regard étrange.

— Dans une heure, ajouta-t-il en posant sur la table son verre, qui se brisa, je veux que vous assistiez à la cérémonie auprès de moi.

— J’y serai, répondit-elle.

— Adieu ! dit-il d’une voix sombre ; et il sortit en lui lançant un dernier regard.

La jeune fille se leva vivement, saisit la carafe et en vida le contenu en murmurant :

— Don Torribio, don Torribio, tu me Tas dit toi-même, entre la coupe et les lèvres il y a la mort !

— Il faut en finir, dit don Pedro.

Sur un signe de sa fille il sortit sur la terrasse de la maison et plaça deux jardinières chargées de fleurs auprès de la balustrade.

Il paraît que cela était un signal : car ces jardinières étaient placées depuis quelques minutes à peine, lorsque Manuela entra vivement dans le salon en disant :

— Il est là.

— Qu’il entre ! s’écrièrent à la fois don Pedro et sa fille.

Don Estevan entra dans la salle à manger.

L’haciendero, après avoir recommandé à Na Manuela la plus grande vigilance, ferma les portes avec soin et vint s’asseoir auprès du jeune homme auquel il dit à demi-voix :

— Eh bien, Estevan, mon ami, quoi de nouveau ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La plaza mayor du pueblo présentait ce jour-là un aspect inaccoutumé : un large échafaud, recouvert d’un tapis de velours rouge, s’élevait au centre.

Sur cet échafaud était placée une butacca en bois de mahogany ou bois acajou ; à droite de ce fauteuil, il s’en trouvait un autre plus bas et plus simple, plusieurs équipales étaient rangés en demi-cercle derrière ces deux sièges.

À midi précis, au moment où le soleil arrivé à son zénith fait rayonner ses chauds et éclatants rayons, cinq coups de canon tirés à intervalles égaux éclatèrent majestueusement.

Au même instant, par chacune des entrées de la place, débouchèrent les diverses tribus apaches qui composaient l’armée du Chat-Tigre, conduites par leurs principaux sachems et revêtues de leurs habits de cérémonies.

Ces guerriers étaient peu nombreux et formaient un effectif de quinze cents hommes tout au plus, car, suivant la coutume indienne, aussitôt après la prise du présidio, le butin avait été envoyé sous bonne escorte dans les villages, et la plus grande partie des Indiens s’étaient débandés pour rejoindre leurs atepelts ; ceux qui restaient étaient les fidèles, des guerriers expérimentés et dévoués de cœur au Chat-Tigre.

Celui-ci, après la défaite des Mexicains, n’avait pas cru nécessaire de conserver plus de monde près de lui, d’autant plus qu’il savait qu’au premier signal les déserteurs le rejoindraient immédiatement.

Au fur et à mesure que les tribus arrivaient sur la place, elles se rangeaient en bon ordre sur trois côtés, laissant vide le quatrième, qui du reste fut presque immédiatement occupé par une troupe de deux cents vaqueros à peu près qui, de même que les Indiens, restèrent immobiles à l’endroit qui leur était assigné.

Seulement, les Indiens étaient à pied et presque sans armes, n’ayant conservé que leurs machetes à la ceinture, au lieu que les vaqueros étaient à cheval et armés jusqu’aux dents.

Quelques rares curieux, Anglais, Français ou Allemands, qui étaient restés dans la ville à la suite de l’occupation, montraient çà et là leurs visages effarés aux fenêtres des maisons de la place.

Les femmes indiennes, groupées en désordre derrière les guerriers, avançaient curieusement la tête par-dessus l’épaule de ceux-ci pour voir ce qui allait se passer.

Le centre de la place était libre.

Devant l’échafaud se tenait, au pied d’un autel grossier en forme de table, avec une profonde rainure, et surmonté d’un soleil, le grand amantzin des Apaches, accompagné de cinq sorciers d’un ordre inférieur. Tous avaient les bras croisés sur la poitrine et les regards dirigés vers la terre.

Lorsque chacun eut pris place, cinq autres coups de canon retentirent.

Alors une brillante cavalcade arriva en caracolant sur la place.

En tête venait le Chat-Tigre, l’air fier et l’œil étincelant, tenant en main le totem, et ayant à sa droite don Torribio, portant le grand calumet sacré.

Derrière eux venaient don Pedro, sa fille et plusieurs des principaux habitants de la ville.

Le Chat-Tigre descendit de cheval, monta sur l’échafaud, et se plaça devant le premier fauteuil, mais sans s’y asseoir.

Don Torribio, après avoir aidé doña Hermosa à mettre pied à terre, vint se placer devant le second fauteuil.

Les traits du jeune homme, ordinairement pâles, étaient enflammés, ses yeux caves semblaient rougis par les veilles ; il essuyait incessamment la sueur qui perlaient sur son front, il paraissait en proie à une vive agitation intérieure qui parfois se révélait sur son visage malgré les violents efforts qu’il faisait pour la maîtriser.

Doña Hermosa s’était placée derrière son père, à quelques pas à peine de l’échafaud ; elle aussi était sous le coup d’une forte émotion intérieure, elle était pâle, ses lèvres étaient serrées, parfois un tressaillement nerveux agitait tous ses membres et une rougeur fébrile envahissait son visage, qui presque aussitôt redevenait d’une pâleur livide ; elle tenait ses regards obstinément fixés sur don Torribio.

Les sachems apaches se groupèrent au pied de l’échafaud qu’ils entourèrent.

Le canon retentit une troisième fois : alors les sorciers s’écartèrent et laissèrent voir un homme étroitement garrotté qui gisait sur le sol au milieu d’eux.

L’amantzin se tourna vers la foule.

— Vous tous qui m’écoutez, dit-il, vous savez pourquoi nous sommes réunis ici : notre grand-père le Soleil a souri à nos succès ; le Wacondah a combattu pour nous, nous sommes vainqueurs, ainsi que nous le promettait, il y a un mois à peine, un chef illustre. Cet atepelt est à nous ; ce chef élu par nous, pour nous commander et nous défendre, est le Chat-Tigre ; nous allons en son nom et au nôtre offrir au Maître de la vie le sacrifice qui lui est le plus agréable, afin qu’il nous continue sa toute-puissante protection ; sorciers, apportez la victime.

Les amantzins saisirent le malheureux qu’ils gardaient et l’étendirent sur l’autel : c’était un Mexicain fait prisonnier à la prise du vieux présidio ; le pulquero dans la maison duquel se passe une des premières scènes de ce récit, poussé par l’avarice, malgré les représentations qui lui avaient été faites, n’avait pas voulu abandonner sa misérable pulqueria et il était tombé entre les mains des Indiens.

Cependant don Torribio se sentait de plus en plus mal ; ses yeux s’injectaient de sang, ses oreilles bourdonnaient, ses tempes battaient avec force, il fut obligé de s’appuyer sur un des bras de son fauteuil.

— Qu’avez-vous ? lui demanda doña Hermosa.

— Je ne sais, répondit-il, la chaleur, l’émotion peut-être, j’étouffe. Cependant j’espère que cela ne sera rien.

Le pulquero, étendu sur l’autel, était dépouillé de ses vêtements ; on ne lui avait laissé que son pantalon ; le misérable poussait des cris effroyables.

L’amantzin s’approcha de lui en brandissant son couteau.

— Ah ! c’est affreux ! s’écria doña Hermosa en se cachant le visage avec les mains.


Le sorcier lui arrache le cœur tout palpitant.

— Silence ! murmura don Torribio, il le faut !

Le sorcier, sans tenir compte des cris de la victime, choisit froidement la place où il voulait frapper, tandis que le malheureux, les yeux démesurément ouverts, le regardait avec une expression d’épouvante impossible à rendre.

Tout à coup l’amantzin leva le couteau, et l’enfonçant dans la poitrine de la victime, il la lui fendit dans toute sa longueur.

Le misérable poussa un hurlement effroyable.

Alors le sorcier, plongeant sa main dans la poitrine béante du malheureux, lui arracha le cœur tout palpitant, pendant que ses aides recueillaient avec soin le sang qui coulait à flots. La victime se tordait avec des cris atroces et des efforts surhumains. En ce moment, les sachems montèrent en foule sur l’échafaud, et, asseyant le Chat-Tigre sur la butacca, ils l’élevèrent sur leurs épaules en criant avec enthousiasme :

— Vive le vainqueur des visages pâles, le grand sachem des Apaches !

Les sorciers aspergeaient la foule avec le sang de la victime.

Les Indiens, en proie à un véritable délire, trépignaient avec des cris assourdissants.

— Enfin ! s’écria le Chat-Tigre avec orgueil, j’ai tenu ma promesse, j’ai chassé à jamais les blancs de ce pays.

— Pas encore ! lui dit don Pedro d’une voix incisive : regarde !

Un véritable coup de théâtre venait d’avoir lieu.

Les vaqueros, jusque-là spectateurs impassibles de cette scène, s’étaient tout à coup précipités au galop sur les Indiens sans défense, tandis que par toutes les issues de la place entraient au pas de charge des troupes mexicaines, et que toutes les fenêtres se garnissaient de blancs armés de fusils, et qui faisaient impitoyablement feu sur la foule.

Au milieu de la place on distinguait don Fernando Carril, Luciano Pedralva et don Estevan, qui massacraient impitoyablement les Indiens éperdus en criant :

— Sus ! sus ! à mort ! à mort !

— Oh ! s’écria don Torribio en brandissant le totem, quelle affreuse trahison !

Et il s’élança pour voler au secours des Indiens, mais il chancela, un voile sanglant s’étendit sur ses yeux, et il tomba à genoux.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il avec désespoir, qu’ai-je donc ?

— Tu as que tu vas mourir ! lui dit à l’oreille don Estevan en lui saisissant le bras avec force.

— Tu mens, chien, fit-il en cherchant à se relever : je veux sauver mes frères !

— Tes frères sont massacrés ; ne devais-tu pas tuer demain don Pablo, sa fille, don Fernando et moi-même ! Meurs, misérable, avec la rage de voir ta lâche trahison punie ! C’est moi qui t’ai fait boire du leche de palo : tu es empoisonné !

— Oh ! s’écria-t-il avec désespoir, en se traînant sur les genoux pour gagner le bord de la plate-forme, malheur ! malheur ! Dieu est juste.

Sur la place les Mexicains faisaient un carnage horrible des Indiens !

— Souvenez-vous de don José Kalbris ! criaient-ils ; vengez le major Barnum !

Ce n’était plus un combat, c’était une effroyable boucherie. Plusieurs chefs, fuyant devant don Fernando, Luciano et don Estevan, se précipitèrent sur la plate-forme, comme dans un dernier refuge.

— Ah ! s’écria don Torribio en bondissant comme un jaguar, et saisissant don Fernando à la gorge, au moins je ne périrai pas sans vengeance !

Il y eut un moment d’anxiété terrible.

— Non, ajouta le jeune homme en lâchant son ennemi et en retombant, ce serait lâche, ma vie appartient à cet homme, il me l’a gagnée !

Les assistants ne purent retenir un cri d’admiration.

Don Estevan épaula froidement son fusil et le déchargea à bout portant dans la poitrine du jeune homme étendu à ses pieds.

— Ainsi périssent tous les traîtres ! dit-il.

— Mon Dieu, s’écria don Torribio en se relevant sur les genoux, par un effort suprême, et levant au ciel un regard brillant d’espoir, mon Dieu ! je vous remercie, vous m’avez pardonné !

Son visage prit une expression de joie radieuse et, retombant en arrière, il expira.

Doña Hermosa avait disparu !

Quand le Chat-Tigre, qui longtemps avait combattu comme un lion au plus fort de la mêlée, avait reconnu que tout était perdu et qu’il ne lui restait plus qu’à échapper par une prompte fuite au sort que lui réservaient les Mexicains, s’il tombait entre leurs mains, il avait rallié autour de lui une poignée de ses braves guerriers, s’était emparé de doña Hermosa malgré ses cris et ses prières, l’avait jetée en travers sur sa selle, et, poussant son cheval au milieu des combattants, il s’était ouvert un passage, et, suivi des guerriers qui lui étaient restés fidèles, il avait réussi à sortir de la ville et à gagner la campagne.

Lorsque les Mexicains s’aperçurent de sa fuite, il était trop tard pour le poursuivre : comme l’aigle emportant sa proie dans ses serres, le vieux bandit était déjà hors de toute atteinte.


XV

UN MOIS APRÈS


Il était environ quatre heures du soir, les rayons du soleil, de plus en plus obliques, allongeaient démesurément l’ombre des arbres. Les oiseaux regagnaient à tire-d’ailes leurs gîtes de nuit et se blottissaient à qui mieux mieux sous la feuillée avec des cris et des piaillements assourdissants ; quelques troupes de loups rouges commençaient à apparaître au loin, prenant le vent, et préparant leur chasse nocturne ; au-dessus des grandes herbes on voyait çà et là surgir les hautes ramures des elkes et des chevreuils, qui soudain rejetaient leur tête en arrière et se remettaient à fuir avec une rapidité vertigineuse ; le soleil, presque au niveau de la ligne d’horizon, n’apparaissait plus entre les troncs des arbres que sous la forme d’un énorme globe de feu.

Tout annonçait l’approche rapide de la nuit.

Dans une forêt vierge éloignée de deux cents milles environ du présidio de San-Lucar, où se sont passés les derniers et terribles épisodes de notre histoire, au centre d’une vaste clairière, deux hommes recouverts du costume des gambucinos mexicains étaient assis sur des crânes de bisons desséchés, devant un feu clair qui ne produisait aucune fumée.

Ces deux hommes étaient don Estevan Diaz, le mayordomo de don Pedro de Luna, et Luciano Pedralva, le capataz. Le fusil appuyé sur la cuisse, afin probablement de pouvoir s’en servir à la première alerte, ils fumaient leurs pajillos de paille de maïs sans échanger une parole.

Plusieurs peones et arrieros étaient couchés à quelques pas de là, auprès de plusieurs mules de charge qui mangeaient à pleine bouche la ration de blé indien placée sur des mantas étendues devant elles sur le sol ; huit ou dix chevaux étaient entravés à l’amble, non loin d’un jacal en branchages devant l’entrée duquel, en guise de porte, était attaché un zarapé. Un peon immobile sur le bord d’un étroit ruisseau qui coulait à l’extrémité de la clairière veillait, le fusil sur l’épaule, à la sûreté commune.

Il était facile de reconnaître, aux débris de toute sorte qui jonchaient le sol, dont l’herbe avait entièrement disparu, et aux quartiers de venaison pendus aux basses branches d’un mahogany, que le campement que nous avons décrit n’était pas une de ces haltes provisoires que les coureurs de bois choisissent pour une nuit, et qu’ils abandonnent au lever du soleil, mais bien un de ces campements sérieux comme les chasseurs en établissent souvent dans les prairies pour leur servir de lieu de rendez-vous pendant la saison du trappage.

Le zarapé fut soulevé de l’intérieur du jacal, et don Pedro parut.

Ses traits étaient pâles, son visage triste et pensif ; il jeta autour de lui un regard investigateur, et s’approchant des deux hommes :

— Eh bien ? leur demanda-t-il avec inquiétude.

— Rien encore, répondit Estevan.

— Cette absence est incompréhensible, jamais jusqu’à présent don Fernando n’était demeuré aussi longtemps dehors, reprit don Pedro avec agitation.

— C’est vrai, depuis bientôt trente heures il nous a quittés, fit le capataz : pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur !

— Non, dit Estevan, don Fernando connaît trop bien le désert, il l’a parcouru trop longtemps pour qu’une pareille éventualité soit possible.

— Songez où nous sommes, objeta don Pedro : cette contrée presque inexplorée est infestée des plus dangereux serpents, les bêtes fauves y pullulent.

— Qu’importe, don Pedro ? répondit Estevan avec force. Vous oubliez que don Fernando et le Cœur-de-Pierre sont le même homme ; que la région où nous sommes est celle où s’est écoulée la plus grande partie de sa vie ; que c’est là que pendant de longues années il a chassé l’abeille et récolté la cascarilla ! Non, vous dis-je, notre ami n’a été victime d’aucun accident.

— Mais alors expliquez-moi la cause de cette absence incompréhensible.

— Vous savez, don Pedro, avec quelle abnégation notre ami nous a offert son concours lorsque, désespérés de la subite disparition de doña Hermosa, fous de douleur et réduits à l’impuissance, nous ne savions quel moyen employer pour retrouver celle que nous avons perdue ; du présidio jusqu’ici, nous sommes venus guidés par une piste invisible à nos yeux, mais que ceux de don Fernando, accoutumés à lire dans les pages sublimes du désert, distinguaient avec une facilité et une exactitude singulières. Arrivés ici, la piste a subitement disparu sans qu’il fût possible, après les recherches les plus minutieuses et les efforts les plus opiniâtres, de la retrouver. Depuis huit jours nous sommes campés ici. Chaque matin avant le lever du soleil, don Fernando, que les obstacles semblent plutôt exciter que rebuter, monte à cheval et recommence une recherche demeurée jusqu’à présent infructueuse. Hier, selon son habitude, il nous a quittés un peu avant le lever du soleil : eh bien ! qui sait si la cause de cette longue absence qui vous inquiète n’est pas la réapparition, à un point peut-être fort éloigné de l’endroit où nous sommes, de ces traces si longtemps et si vainement cherchées ?

— Dieu le veuille, mon ami ! cette pensée que vous émettez en ce moment m’est venue aussi à moi, mais quelle apparence que cela soit possible, après toutes les infructueuses tentatives que nous avons faites !

— Vous oubliez, don Pedro, que nous avons affaire à des Indiens Apaches, c’est-à-dire aux plus rusés pillards des prairies, à ceux qui savent le mieux dissimuler leur traces.

— Eh ! dit le capataz en leur faisant signe de prêter l’oreille, j’entends les pas d’un cheval.

— En effet, s’écria don Pedro avec un mouvement de joie.

— Oui, fit don Estevan, moi aussi j’entends du bruit, seulement ce bruit, au lieu d’être produit par le pas d’un seul animal, l’est évidemment par deux ou peut-être par trois.

— Mais don Fernando est parti seul du camp ! fit vivement don Pedro.

— Il aura probablement rencontré quelqu’un sur sa route, répondit don Estevan.

— C’est mal, reprit tristement l’haciendero, de plaisanter dans des circonstances telles que celles où nous nous trouvons, c’est presque insulter à ma douleur.

— Dieu me préserve d’avoir une telle pensée ! don Pedro ; le bruit se rapproche rapidement. Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir ; je ne vois rien d’extraordinaire à ce que don Fernando se soit emparé de quelque rôdeur indien au moment où celui-ci, blotti dans un buisson, espionnait notre campement et surveillait nos démarches.

— Canarios ! c’est en effet ce qui est arrivé ! s’écria joyeusement le capataz : regardez.

En ce moment la voix sonore et accentuée de don Fernando répondit au qui vive ! de la sentinelle, et deux cavaliers émergèrent des épais taillis qui enveloppaient la clairière et lui formaient une espèce de retranchement naturel.

C’était, en effet, don Fernando qui arrivait ; seulement il était accompagné d’un homme que, probablement dans la crainte qu’il n’essayât de lui échapper, il avait solidement attaché sur un cheval.

Le prisonnier paraissait prendre du reste son mal en patience, il se dandinait agréablement sur sa monture, portait la tête aussi haute et avait l’air aussi effronté que si de rien n’était.

En arrivant auprès du feu où se tenaient nos personnages, il les salua poliment et ne parut pas le moins du monde inquiet de la froideur avec laquelle on le recevait.

Il est vrai que cet homme n’était autre que Tonillo el Zapote, le digne vaquero que déjà plusieurs fois nous avons eu occasion de présenter au lecteur.

La réception faite à don Fernando fut des plus chaudes et des plus amicales ; ses amis, dont la curiosité était excitée au plus haut degré, brûlaient de l’interroger, d’autant plus que l’expression ouverte et presque joyeuse de sa physionomie leur donnait à supposer qu’il était porteur de bonnes nouvelles.

Don Fernando, après avoir pressé les trois mains qui lui avaient été spontanément tendues, mit pied à terre, dénoua la sangle qui attachait, sous le ventre du cheval, les jambes du prisonnier, et lui rendit la liberté de ses membres.

— Ouf ! dit le vaquero, je vous remercie, don Fernando ; caspita ! je commençais à en avoir assez, je vous jure ; les jambes me piquent comme si l’on y avait enfoncé un millier d’épingles.

Et il sauta à terre, mais il avait dit vrai : ses jambes engourdies ne purent supporter le poids de son corps, et il tomba lourdement sur le sol.

Le capataz s’empressa de le relever.

— Ce n’est rien, dit-il en lui souriant gracieusement ; je vous remercie, caballero, dans cinq minutes la circulation du sang sera rétablie et il n’y paraîtra plus ; c’est égal, don Fernando, ajouta-t-il, une autre fois, je vous prie, serrez un peu moins fort.

— Cela dépendra de vous, Zapote ; jurez-moi de ne pas chercher à vous échapper, et je vous laisserai libre.

— S’il ne s’agit que de cela, dit gaîment le vaquero, ce sera bientôt terminé entre nous : je vous jure, sur l’espoir que j’ai d’aller après ma mort en paradis, de ne pas m’échapper.

— C’est bien, je me fie à vous, faites-y attention.

— Un honnête homme n’a que sa parole, répondit el Zapote ; vous n’aurez aucun reproche à m’adresser ; je suis esclave de ma parole.

— Tant mieux pour vous, si cela est vrai, mais j’en doute beaucoup, surtout d’après votre manière d’agir à mon égard dans ces derniers temps, après les protestations dont vous m’aviez accablé et vos offres de service.

Le vaquero ne fut nullement embarrassé par cette attaque directe.

— C’est le sort des hommes doués de certaines qualités de cœur d’être méconnus, dit-il d’une voix pateline, je n’ai jamais manqué à la promesse que je vous ai faite.

— Même lorsque, après avoir introduit par trahison les Indiens dans le présidio avec d’autres drôles de votre espèce, vous me tendiez un piège infâme et me faisiez tomber dans un hideux guet-apens ?

Le vaquero sourit avec finesse.

— Oui, señor don Fernando, répondit-il, même dans les circonstances auxquelles vous faites allusion, je vous étais fidèle.

— Rayos de Dios ! s’écria le jeune homme avec un commencement d’impatience, je serais curieux d’apprendre de quelle façon vous m’étiez fidèle alors.

— Dame ! seigneurie, je vous étais fidèle à ma manière.

Cette réponse était si extraordinaire et si peu attendue des assistants, qu’un fou rire les gagna, et que malgré la gravité de la situation ils éclatèrent.

El Zapote les salua modestement avec cette humilité orgueilleuse si propre aux hommes d’une valeur contestable qui se considèrent dans leur for intérieur comme des génies incompris.

— Enfin, reprit don Fernando en haussant insoucieusement les épaules, nous verrons bientôt. Je saurai jusqu’où peut s’étendre cette élastique fidélité.

El Zapote ne répondit pas ; il leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de l’injustice qui lui était faite, et il croisa les bras sur la poitrine.

— Avant de rien dire, permettez-moi de prendre un peu de nourriture, dit don Fernando, je tombe d’inanition : depuis mon départ du camp je n’ai bu ni mangé.

Estevan se hâta de placer devant lui quelques vivres auxquels le jeune homme et son prisonnier, sur son invitation, firent vigoureusement honneur. Cependant le repas fut court, bientôt l’appétit de don Fernando fut apaisé, il poussa un soupir de soulagement ; après avoir étanché sa soif à l’eau limpide du ruisseau, il revint s’asseoir, et, sans mettre à une plus longue épreuve la curiosité de ses amis, il leur expliqua dans les plus grands détails la cause de sa longue absence.

Don Estevan avait deviné juste, don Fernando avait en effet retrouvé la piste si longtemps et si infructueusement cherchée, cette piste s’enfonçait dans la direction du sud-ouest vers les régions les plus inexplorées du Far-West.

Le jeune homme l’avait suivie pendant plusieurs heures avec cette patience particulière aux chasseurs, afin de bien s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une ruse indienne, et que cette piste était bien la véritable.

Les Peaux-Rouges, lorsqu’ils craignent d’être poursuivis, enchevêtrent si bien leurs traces les unes dans les autres quand ils ne peuvent les faire disparaître, ils jettent une si grande confusion dans leurs pistes, qu’il devient matériellement impossible de reconnaître la bonne de la mauvaise ; cette fois ils avaient employé ce moyen avec une habileté et une dextérité telles que, s’ils avaient eu affaire à tout autre chasseur que le Cœur-de-Pierre, ils auraient réussi à lui donner le change et à le complètement dévoyer : mais don Fernando, habitué à leurs fourberies, ne se laissa pas tromper, du moins à ce qu’il crut reconnaître à quelques indices certains qui, aux yeux d’un homme moins expérimenté que lui, auraient passé inaperçus.

Le jeune homme, heureux de cette découverte, revenait rapidement vers le camp sans cependant négliger aucune des précautions que réclame la prudence, dans une contrée où chaque arbre et chaque buisson peuvent receler l’embuscade d’un ennemi invisible, lorsqu’il lui parut distinguer dans les hautes herbes un froissement et une agitation qui n’avaient rien de naturel ; il se laissa doucement glisser à bas de son cheval et se dirigea vers l’endroit suspect en rampant sur les mains et les genoux, avec la rapidité silencieuse d’un serpent qui file dans l’herbe.

Après un quart d’heure de cette marche insolite, le jeune homme atteignit l’endroit suspect ; il lui fallut toute sa présence d’esprit et toute sa puissance de volonté pour retenir le cri de joie et de surprise qui lui vint aux lèvres en apercevant el Zapote commodément assis à terre, la bride de son cheval passée dans le bras gauche et achevant un copieux déjeuner.

Don Fernando se rapprocha de quelques pas encore, afin de ne pas manquer son homme, puis, après avoir avec soin, calculé la distance, il bondit comme un jaguar, saisit le vaquero à la gorge et, avant que celui-ci fût revenu de l’étonnement causé par cette attaque si brusque et si inattendue, il fut garrotté et mis dans l’impossibilité d’essayer la moindre résistance.

— Eh, fit alors don Fernando en s’asseyant auprès de son prisonnier, quel singulier hasard ! comment vous portez-vous, Zapote, mon ami ?

— Vous êtes bien bon, répondit gravement celui-ci, je tousse un peu.

— Oh ! pauvre caballero, j’espère que cela n’aura pas de suite.

— Je l’espère aussi, seigneurie : cependant je vous avoue que cela m’inquiète.

— Bah ! tranquillisez-vous, je me charge de vous guérir.

— Ah ! vous connaissez un remède, seigneurie ?

— Oui, un excellent, que je me propose de vous donner.

— Vous êtes mille fois bon, mais peut-être cela vous gênerait-il.

— En aucune façon, reprit le chasseur. Jugez-en. Je vous propose de vous casser la tête d’un coup de pistolet.

Le vaquero sentit un frisson de terreur courir dans ses veines, cependant il ne se démonta pas.

— Vous pensez que ce remède me guérira ? dit-il.

— Radicalement, j’en suis convaincu.

— Hum ! c’est singulier, seigneurie : malgré toute la déférence que je vous dois, je suis contraint de vous avouer que je ne partage aucunement votre avis à ce sujet.

— Vous avez tort, répondit le chasseur en armant froidement un pistolet, bientôt vous en reconnaîtrez l’efficacité.

— Et vous croyez, seigneurie, qu’il n’y a pas d’autre remède que celui que vous me proposez ?

— Ma foi ! je n’en vois pas d’autre.

— C’est que celui-là me semble un peu violent.

— Bah ! c’est une idée que vous vous faites ; bientôt vous reconnaîtrez que vous avez tort.

— C’est possible, je ne me permettrai pas de discuter avec vous, seigneurie : est-ce que vous tenez beaucoup à m’administrer ici votre remède ?

— Moi ? pas le moins du monde ; est-ce que vous connaîtriez un lieu plus convenable ?


Il bondit comme un jaguar, saisit le vaquero à la gorge.

— Je crois que oui, seigneurie.

— Ah ! ah ! ah ! et quel est cet endroit, compagnon ?

— Mon Dieu ! seigneurie, peut-être me trompé-je, mais à mon sens il serait malheureux que, faute de témoins, un secret aussi merveilleux que celui de ce remède se perdît. En conséquence, je désirerais vous conduire à un endroit où nous en trouverions.

— Très bien. Et vous connaissez un lieu pareil non loin d’ici ?

— Oui, caballero, je crois même que vous serez charmé de voir les personnes auxquelles je vous présenterai.

— C’est selon quelles sont ces personnes.

— Oh ! vous les connaissez parfaitement, seigneurie : l’une d’elles est le Chat-Tigre, un bien aimable seigneur.

— Et vous vous engagez à m’y conduire ?

— Quand il vous plaira, tout de suite, si vous l’exigez.

Le chasseur repassa son pistolet à sa ceinture.

— Tout de suite, non, dit-il ; il nous faut d’abord nous rendre au campement où m’attendent mes amis ; je ne vous trouve pas si malade qu’il soit urgent de vous administrer à l’instant mon remède, nous pourrons toujours en venir là, si le besoin l’exige.

— Oh ! cela ne presse nullement, caballero, je vous assure, répondit le vaquero en faisant l’agréable.

L’affaire avait été ainsi conclue entre les deux hommes, qui se connaissaient de longue date et qui par conséquent savaient parfaitement ce qu’ils pouvaient attendre l’un de l’autre.

Don Fernando n’avait pas la moindre confiance en Tonillo : aussi il se garda bien de lui donner la tentation de lui fausser compagnie en lui rendant la liberté de ses membres, ce dont le lepero ne se formalisa en aucune façon.

Cependant, comme la nuit était venue pendant leur entretien, ils s’accommodèrent du mieux qu’ils purent pour dormir là où ils se trouvaient, renonçant à gagner le campement avant le lendemain.

À deux ou trois reprises différentes, pendant la nuit, le lepero essaya sournoisement de se débarrasser des liens qui le retenaient, mais chaque fois qu’il voulut mettre ce projet à exécution, il vit le grand œil bleu du chasseur fixé sur lui.

— Est-ce que vous vous sentez indisposé, cher seigneur ? lui dit d’un air narquois le chasseur, au dernier essai qu’il tenta.

— Nullement, répondit-il, nullement, seigneurie.

— Ah ! alors excusez-moi : je vous croyais malade, cette longue insomnie m’inquiétait pour vous, reprit-il avec intention.

Le lepero se le tint pour dit ; il ferma incontinent les yeux et ne les rouvrit qu’au lever du soleil.

Le chasseur était déjà debout, les chevaux avaient été sellés par lui.

— Ah ! vous voilà réveillé, dit-il ; avez-vous passé une bonne nuit ?

— Excellente, seulement je me sens un peu engourdi ; je crois qu’un peu d’exercice me ferait du bien pour rétablir la circulation du sang.

— C’est l’effet de la rosée, répondit imperturbablement le chasseur, les nuits sont très fraîches.

— Diable ! pourvu que je n’attrape pas des rhumatismes ! dit en ricanant le lepero.

— Oh ! j’espère que non, le cheval vous fera du bien.

Tout en disant cela, don Fernando avait chargé son compagnon sur ses épaules et l’avait jeté en travers sur le cheval, mais, après réflexion faite, il lui avait détaché les jambes, ne voulant pas, par de mauvais traitements inutiles, indisposer contre lui un homme qui pouvait, à un moment donné, lui fournir d’utiles renseignements.

Le lepero, qui craignait de faire route attaché comme un ballot sur le dos du cheval, fut reconnaissant de la demi-liberté qui lui était rendue et ne fit aucune objection à la précaution prise par le chasseur de lui assujettir les jambes sous le ventre du cheval.

Ce fut de cette façon que les deux hommes voyagèrent jusqu’à leur arrivée au camp, causant entre eux de choses indifférentes et en apparence les meilleurs amis du monde.


XVI

AVANT LA CHASSE


Tout le temps que le récit de don Fernando avait duré, el Zapote avait affecté la pose nonchalante d’un homme parfaitement satisfait de soi-même, hochant affirmativement la tête à certains passages et souriant à d’autres d’un air de contentement modeste ; lorsque le jeune homme se tut enfin, il jugea à propos de prendre à son tour la parole.

— Vous voyez, señores, dit-il d’un accent conciliant, que je n’ai aucunement fait difficulté de suivre cet estimable caballero ; c’est dire que je suis prêt à vous obéir en tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner.

Don Fernando sourit d’un air narquois.

— Voilà, répondit-il, cher seigneur, un compliment dont la surprise d’hier a changé évidemment l’adresse.

— Oh ! seigneurie ! fit le lepero avec un geste de dénégation indignée.

— Mais, reprit le jeune homme, je ne vous chicanerai pas là-dessus, peu m’importent vos dispositions secrètes à mon égard ; je crois vous avoir déjà suffisamment prouvé, depuis longtemps déjà, que je ne vous redoute en aucune façon ; je me contenterai pour mémoire de vous faire observer que, plus généreux que vous, plusieurs fois j’ai tenu votre vie entre mes mains, sans avoir jamais tenté de vous la ravir.

— Aussi, je vous en garde une profonde reconnaissance, seigneurie.

— Allons donc, señor Zapote, répondit don Fernando en haussant les épaules, vous me prenez pour un autre sans doute ; je ne crois pas plus à votre reconnaissance qu’à vos bonnes dispositions pour moi, aussi ne vous ai-je dit cela que pour vous donner à réfléchir, en ce sens que, si jusqu’à présent j’ai bien voulu vous pardonner, la somme de mansuétude que je pouvais dépenser à votre profit est complètement épuisée, et qu’à la prochaine occasion les choses se passeraient tout autrement entre nous.

— Je comprends parfaitement ce que vous me faites l’honneur de me dire, seigneurie, mais, grâce à Dieu, cette occasion, j’en ai la certitude, ne se présentera pas ; je vous répéterai une fois pour toutes que je vous ai donné ma parole, et vous savez, un honnête homme…

— C’est bien, interrompit le jeune homme, je souhaite pour vous qu’il en soit ainsi ; dans tous les cas écoutez-moi avec la plus grande attention.

— Je suis tout oreilles, seigneurie, je ne perdrai pas un mot de ce que vous me direz, soyez-en persuadé.

— Bien que fort jeune encore, señor Tonillo, reprit don Fernando, j’ai remarqué une chose fort importante, bien que malheureusement peu consolante pour l’humanité : c’est que, lorsqu’on veut s’attacher un homme et s’assurer de son dévouement, on doit s’attaquer, non pas à une de ses vertus, mais le prendre par un de ses vices : vous êtes un des hommes les plus richement doués, sous tous les rapports, que je connaisse.

À ce compliment, le lepero s’inclina avec modestie.

— Seigneurie, dit-il, vous me rendez confus ; un tel éloge…

— Est mérité, continua don Fernando ; j’ai vu peu d’hommes posséder une aussi formidable collection de vices que vous, cher seigneur : je n’ai donc eu que l’embarras du choix avec vous, mais parmi ces vices, vous en avez certains qui sont plus dessinés que d’autres. L’avarice, par exemple, a acquis chez vous des proportions réellement phénoménales : c’est donc à l’avarice que je suis résolu de m’adresser.

Les yeux du lepero pétillèrent de convoitise.

— Que voulez-vous de moi ? fit-il.

— Laissez-moi d’abord vous dire ce que je vous donnerai, puis après je vous expliquerai ce que j’exige de vous. Écoutez-moi donc attentivement ; je vous le répète, l’affaire en vaut la peine.

Le visage de fouine du bandit prit une expression sérieuse et il se pencha vers don Fernando, les coudes appuyés sur les genoux et les yeux à demi fermés.

Le jeune homme reprit, en appuyant sur les mots :

— Vous savez, n’est-ce pas, que je suis riche ? Je suis donc parfaitement à même de tenir les engagements que je prendrai envers vous ; pourtant, afin d’éviter une perte de temps et pour vous ôter tout prétexte de me trahir, je vais immédiatement déposer entre vos mains trois diamants chacun de la valeur de dix mille cinq cents piastres ; vous vous connaissez trop bien en pierres précieuses pour ne pas les estimer au premier coup d’œil ; ces diamants sont à vous, je vous en fais cadeau ; pourtant je m’engage, si cela vous plait davantage, à vous en compter la valeur, c’est-à-dire à vous remettre sept mille cinq cents piastres[5] à votre première réquisition aussitôt notre arrivée au présidio de San-Lucar, contre la remise des pierres.

— Et vous avez les diamants sur vous ! demanda le lepero d’une voix étranglée par l’émotion.

— Les voici, répondit le jeune homme en tirant de son sein un petit sachet en peau de daim qu’il ouvrit et dans lequel il prit trois pierres assez grosses qu’il remit au bandit.

Celui-ci les saisit avec un mouvement de joie qu’il ne chercha pas à dissimuler, les considéra un instant avec des yeux étincelants de plaisir, puis il les serra précieusement dans sa poitrine.

— Un instant ! dit en souriant don Fernando, je ne vous ai pas dit encore mes conditions.

— Quelles qu’elles soient, je les accepte, seigneurie ! s’écria-t-il vivement ; caspita ! sept mille cinq cents piastres, c’est une fortune pour un pauvre diable comme moi ; jamais une navajada, si bien qu’on me la paie, ne me rapportera autant.

— Ainsi, vos réflexions sont faites ?

— Canarios ! je le crois bien ; qui faut-il couper ?

— Personne, répondit sèchement le jeune homme ; écoutez-moi, il s’agit simplement de me conduire à l’endroit où s’est réfugié le Chat-Tigre.

Le lepero secoua la tête d’un air mécontent à cette proposition.

— Je ne puis faire cela, seigneurie, dit-il, sur mon salut éternel, cela m’est impossible.

— Ah ! ah ! très bien ! reprit le jeune homme, j’avais oublié de vous dire quelque chose.

— Quoi donc, seigneurie ? répondit le lepero assez inquiet de la tournure que prenait l’entretien.

— Simplement ceci : que si vous n’acceptez pas mes propositions, je vous fais immédiatement sauter la cervelle.

El Zapote considéra un instant son interlocuteur avec la plus sérieuse attention ; il reconnut, avec ce flair que possèdent les bandits, que l’heure de plaisanter était passée et que la conversation menaçait de tourner au tragique.

— Laissez-moi au moins m’expliquer, seigneurie, dit-il.

— Faites, je ne demande pas mieux ; je ne suis pas pressé, répondit froidement le jeune homme.

— Je ne puis pas vous conduire où s’est retiré le Chat-Tigre, c’est vrai, mais je puis vous indiquer l’endroit et vous dire son nom.

— C’est déjà quelque chose. Allons, il y a progrès. Je suis convaincu que nous finirons par nous entendre ; je suis désespéré d’être contraint d’en venir avec vous à des extrémités toujours désagréables.

— Malheureusement, seigneurie, je vous ai dit la vérité. Voici ce qui s’est passé : le Chat-Tigre, après sa fuite du présidio, avait réuni une vingtaine d’hommes résolus, au nombre desquels je me trouvais, qui, comprenant que d’ici à quelque temps le territoire de la confédération mexicaine serait trop brûlant pour eux, étaient déterminés à s’enfoncer dans le désert pour donner à l’orage le temps de se calmer. Les choses allèrent bien pendant quelque temps, mais au bout de trois semaines à peu près le Chat-Tigre changea soudain de direction, et, au lieu de continuer à parcourir l’apacheria, il nous conduisit du côté des abeilles et de la cascarilla.

— Il a fait cela ! s’écria le jeune homme avec un bond de surprise et d’épouvante.

— Oui, seigneurie ; vous comprenez que je me soucie fort peu d’aller jouer ma vie à pair ou non, dans des régions infestées de bêtes féroces et surtout de serpents dont la blessure est mortelle. Voyant que le Chat-Tigre était bien résolu à se réfugier dans ces régions affreuses, ma foi ! je vous l’avoue, seigneurie, la peur s’empara de moi et, au risque de mourir de faim dans le désert ou d’être scalpé par les Indiens, je suis tout doucement demeuré en arrière, et j’ai profité de la première occasion qui s’est présentée à moi pour fausser compagnie au Chat-Tigre.

Don Fernando fixa sur le bandit un regard qui semblait vouloir lire jusqu’au plus profond de son cœur, et que le lepero supporta sans sourciller.

— C’est bien ? dit-il, tu ne m’as pas menti, je le sais ; depuis combien de temps as-tu abandonné le Chat-Tigre ?

— Depuis quatre jours seulement, seigneurie. Comme je ne connais pas cette partie du désert, j’errais à l’aventure, lorsque j’ai eu le bonheur de vous rencontrer.

— Hum ! maintenant, quel est le nom de l’endroit où le Chat-Tigre voulait vous conduire ?

El Voladero de las Animas, répondit sans hésiter le lepero.

Une pâleur mortelle envahit soudainement le visage du jeune homme, à cette révélation à laquelle cependant il s’attendait presque, à cause du caractère cruel et implacable de l’homme qui l’avait élevé.

— Oh ! s’écria-t-il, la malheureuse est perdue, ce misérable l’a conduite dans un véritable repaire de serpents.

Un frisson de terreur fit tressaillir les assistants.

— Quel est donc cet endroit terrible ? demanda don Pedro avec inquiétude.

— Hélas ! répondit don Fernando, le Voladero de las Animas est un lieu maudit où les plus intrépides chasseurs d’abeilles et les cascarilleros les plus hardis ne se hasardent qu’en tremblant ; ce voladero est une montagne élevée qui surplombe à une grande distance sur des marécages infestés de cobras capels, de serpents corails et de serpents rubans dont la piqûre la plus légère donne, en moins de dix minutes, la mort à l’homme le plus robuste ; à dix lieues autour de cette redoutable montagne vivent des myriades de reptiles et d’insectes venimeux contre lesquels il est presque impossible de se défendre.

— Mon Dieu ! et c’est dans cet enfer que ce monstre a conduit ma fille ! s’écria don Pedro avec désespoir.

— Rassurez-vous, répondit le jeune homme, qui reconnut la nécessité de rendre quelque courage au pauvre père, le Chat-Tigre connaît trop bien ce lieu maudit pour s’y être hasardé sans avoir pris les précautions nécessaires ; les marécages seuls sont à redouter ; le Voladero, par sa position élevée et la raréfaction de l’air qu’on y respire, est à l’abri de ces animaux malfaisants, dont pas un seul ne rampe jusqu’à son sommet ; si votre fille, comme je l’espère, a atteint saine et sauve le Voladero, elle est en sûreté.

— Mais, hélas ! répondit don Pedro, comment traverser cette barrière infranchissable, comment parvenir jusqu’à ma fille, sans s’exposer à une mort certaine ?

Un sourire indéfinissable se dessina sur les lèvres du jeune homme.

— J’y parviendrai, moi, don Pedro, dit-ii d’une voix ferme et assurée : ne vous souvenez-vous donc plus que je suis le Cœur-de Pierre, le plus renommé chasseur d’abeilles des prairies ? Les secrets que possède le Chat-Tigre, il me les a révélés, à l’époque où lui et moi, non seulement nous chassions les abeilles, mais encore nous allions à la recherche de la cascarilla. Prenez courage, tout n’est pas perdu encore.

L’homme qu’un soudain et épouvantable malheur vient de frapper, quelle que soit l’intensité de sa douleur, s’il rencontre près de lui un ami au cœur fort qui lui laisse entrevoir une lueur d’espoir, si lointaine et si fugitive qu’elle soit, se sent tout à coup réconforté, son courage abattu lui revient et, confiant dans les paroles qui lui ont été dites, il se retrouve plus fort pour la lutte qui s’apprête. Ce fut ce qui arriva à don Pedro ; les paroles de don Fernando, que depuis un mois il avait vu à l’œuvre, qu’il avait appris à aimer et dans lequel il avait une foi entière, lui rendirent comme par enchantement le courage et l’espoir qui l’avaient abandonné.

— Maintenant, reprit don Fernando en s’adressant au lepero, dites-moi de quelle façon le Chat-Tigre traitait sa prisonnière : vous êtes demeuré assez longtemps auprès de lui pour me renseigner sûrement à cet égard.

— Quant à cela, seigneurie, je vous répondrai franchement qu’il avait pour la señorita les soins les plus assidus, s’inquiétant d’elle à chaque instant avec la plus grande sollicitude et faisant souvent ralentir la marche, de crainte de trop la fatiguer.

Les auditeurs respirèrent : ces ménagements de la part de cet homme pour qui rien n’était respectable semblaient indiquer des intentions meilleures que celles qu’on était en droit d’attendre de lui.

Don Fernando reprit son interrogatoire.

— N’avez-vous jamais entendu le Chat-Tigre, dit-il, causer avec doña Hermosa ?

— Une seule fois, répondit le lepero ; la pauvre señorita était bien triste ; elle n’osait pleurer tout haut pour ne pas indisposer le chef, mais ses yeux étaient constamment pleins de larmes, et des sanglots étouffés soulevaient péniblement sa poitrine. Un jour que pendant une halte elle s’était assise à l’écart au pied d’un arbre et que, les yeux fixés sur la route que nous venions de parcourir, de grosses larmes coulaient sur ses joues en y laissant un long sillon humide, le Chat-Tigre s’approcha d’elle, et, après l’avoir un instant considérée avec un mélange de pitié et de colère, il lui dit à peu près ceci :

« — Enfant, c’est vainement que vous regardez en arrière : ceux que vous attendez ne viendront pas ; nul ne vous arrachera de mes mains jusqu’au jour où je jugerai à propos de vous rendre la liberté. C’est à vous seule que je dois la ruine de mes projets et le massacre de mes amis au présidio de San-Lucar ; je le sais ; je me suis emparé de vous par vengeance, mais, si cela peut vous consoler et vous rendre le courage, sachez que cette vengeance sera douce, puisque, avant un mois d’ici, je vous réunirai à celui que vous aimez. »

« La jeune señorita le regarda d’un air incrédule.

« Il s’en aperçut, et continua avec une expression de méchanceté implacable :

« — Mon désir le plus vif est de vous voir un jour l’épouse de don Fernando Carril ; je n’ai jamais eu d’autre but que celui-là. Ainsi, reprenez courage et séchez des larmes qui ne peuvent que vous enlaidir sans vous être d’aucune utilité, car ce que je vous annonce arrivera ainsi que je l’ai résolu, au jour et à l’heure marqués par moi. »

« Puis il la quitta sans attendre la réponse que la jeune fille se préparait à lui faire. J’étais couché dans l’herbe, à quelques pas de doña Hermosa. Le Chat-Tigre ne m’aperçut pas probablement, ou, s’il me vit, il me crut endormi. Voilà comment il m’a été facile d’entendre cet entretien. Du reste, à ma connaissance, cette fois fut la seule que le chef causa avec sa prisonnière, bien qu’il continuât à la traiter de son mieux.

Après ces paroles du lepero, il y eut un assez long silence causé par l’étrangeté de cette révélation.

Don Fernando se creusait vainement la tête pour chercher à deviner les motifs de la conduite du Chat-Tigre ; il se rappelait les paroles qu’un jour le chef avait prononcées devant lui, paroles qui se rapportaient à ce qu’il venait d’entendre, car déjà à cette époque le vieux partisan semblait caresser le même projet. Mais dans quel but agissait-il ainsi ? voilà ce que le jeune homme se demandait sans qu’il lui fût possible de se répondre.

Sur ces entrefaites, le soleil s’était couché, et la nuit était venue avec cette rapidité particulière aux zones intertropicales où le crépuscules n’existe pas.

Il faisait une de ces délicieuses nuits américaines pleines d’âcres senteurs et de mélodies aériennes ; le ciel, d’un bleu profond, était émaillé d’un nombre infini d’étoiles brillantes ; la lune, alors dans son plein, répandait une clarté éblouissante qui permettait de distinguer, grâce à la limpidité de l’atmosphère, les objets à une grande distance ; la brise du soir en se levant avait tempéré l’écrasante chaleur du jour, les voyageurs groupés devant le jacal respiraient à pleins poumons cet air vivifiant qui frissonnait dans le feuillage et se laissaient aller à l’influence de cette nuit chargée de si séduisantes langueurs.

Lorsque don Pedro et ses deux mayordomos de confiance s’étaient, sous la conduite de don Fernando, mis à la recherche de doña Hermosa, Ña Manuela, cette femme au cœur si pur et au dévouement si vrai, n’avait voulu abandonner ni son maître ni son fils ; elle avait hautement revendiqué sa part de périls et des risques qu’ils allaient courir, en disant que, nourrice de la jeune fille, son devoir exigeait qu’elle les accompagnât ; la vieille dame avait insisté auprès de don Pedro et d’Estevan avec tant d’opiniâtreté que l’haciendero, touché plus qu’on ne saurait dire d’une si complète abnégation, n’avait pas eu la force de résister à ses prières, et elle les avait suivis.

C’était Ña Manuela qui s’occupait de tous les détails du ménage des voyageurs, surveillant avec soin leurs besoins matériels, soignant les malades, jouant en quelque sorte le rôle d’une mère de famille de ces quinze ou vingt hommes qui avaient pour elle le plus grand respect, et auxquels son âge lui permettait de donner des avis, sans que cependant elle essayât jamais de s’initier dans leurs projets autrement que pour essayer de les consoler ou de soutenir leur courage.


Grâce à l’ardeur que tous deux mettaient à dépouiller la liane, une grande quantité de feuilles joncha la terre.

La digne femme avait la surveillance des provisions de campagne. Aussitôt que la nuit fut complètement tombée, elle sortit du jacal avec des rafraîchissements pris dans les caisses particulières de l’haciendero, et elle les distribua avec la plus complète impartialité à tous les voyageurs, maîtres et serviteurs.

La digne femme, bien qu’invisible, avait assisté à l’interrogatoire du lepero ; son cœur s’était serré au récit du Zapote, mais elle avait renfermé sa douleur dans son cœur pour ne pas augmenter l’angoisse de don Pedro, et ce fut les yeux secs et le visage riant qu’elle vint se mêler aux voyageurs.

Cependant le temps se passait, l’heure du repos était arrivée, les peones s’étaient les uns après les autres roulés dans leurs zarapés et s’étaient endormis, moins les sentinelles chargées de veiller au salut commun.

Don Fernando, la tête appuyée sur la paume de la main droite, était depuis longtemps déjà plongé dans de sérieuses réflexions ; ses amis n’échangeaient qu’à de longs intervalles de courtes paroles entre eux à voix basse, pour ne pas le troubler ; ils soupçonnaient que le chasseur mûrissait quelque hardi projet ; seul, le lepero, avec cette insouciance qui le caractérisait, s’était allongé sur le sol, et assez indifférent à ce qui se passait autour de lui, il se préparait à dormir ; déjà ses paupières s’alourdissaient ; il se trouvait arrivé à ce degré de somnolence qui n’est plus la veille sans être complètement le sommeil, lorsqu’il fut brusquement tiré de cette demi-léthargie par don Fernando qui le secouait vigoureusement :

— Holà ! seigneurie, que me voulez-vous ? dit-il en se redressant brusquement et en se frottant les yeux.

— Es-tu capable d’un véritable dévouement ? lui dit brusquement le chasseur.

— Déjà vous m’avez une fois adressé cette question, seigneurie, répondit-il ; je vous ai répondu oui, si je suis bien payé : or vous m’avez payé royalement ; un seul homme aurait pu prendre dans mon esprit la priorité sur vous : cet homme était don Torribio Quiroga ; il est mort ; vous restez seul, parlez : jamais chien ne vous aura obéi plus fidèlement que je le ferai à votre moindre signe.

— Je ne veux pas mettre à une trop rude épreuve, quant à présent, cette fidélité de fraîche date : Je me bornerai donc à vous laisser ici ; seulement souvenez-vous d’agir franchement et sans arrière-pensée avec moi, car de même que je n’ai pas hésité à vous donner des arrhes du marché que je consens faire avec vous, de même, je n’hésiterai pas, soyez-en bien sûr, à vous tuer raide, si vous me trompez, et soyez bien persuadé que nul endroit, si caché qu’il soit, ne pourra, le cas échéant, vous soustraire à ma vengeance.

Le lepero s’inclina et répondit avec un accent de franchise rare chez un pareil bandit :

— Señor don Fernando, sur la croix de Notre-Seigneur, qui est mort pour la rédemption de nos péchés, je vous jure que je me donne loyalement à vous.

— Bien ! fit le chasseur, je vous crois, Zapote, maintenant vous pouvez dormir, si bon vous semble.

Le lepero ne se fit pas répéter l’autorisation, cinq minutes plus tard il dormait effectivement à poings fermés.

— Señores, dit don Fernando en s’adressant à ses amis, vous êtes libres de vous livrer au repos ; quant à moi, je veillerai une partie de la nuit ; don Pedro, ayez bon courage, la position est loin d’être désespérée ; plus j’y réfléchis, plus je crois que nous réussirons à enlever au Tigre la proie qui palpite sous sa griffe et qu’il se prépare à dévorer ; ne soyez pas inquiet, et si demain vous ne me voyez pas, — du reste, mon excursion ne sera pas longue, — sous aucun prétexte ne quittez ce campement avant mon retour. Bonsoir à tous !

Après ces quelques mots, le chasseur laissa de nouveau retomber sa tête sur sa loyale poitrine et se replongea dans ses méditations.

Ses amis respectèrent le désir qu’il manifestait ainsi de demeurer seul, et ils se retirèrent silencieusement.

Quelques minutes plus tard, tout le monde, excepté don Fernando et les sentinelles, dormait ou semblait dormir dans le camp.


XVII

EN CHASSE


Un majestueux silence planait sur le désert ; on n’entendait à de longs intervalles que les miaulements des jaguars à l’abreuvoir ou les glapissements des coyotes ; le chasseur, depuis que ses amis l’avaient quitté, n’avait pas changé de position, son immobilité était si complète que, si parfois on n’avait vu briller dans l’ombre l’éclair de son regard, on l’aurait cru plongé dans un profond sommeil ; soudain une lourde main s’appesantit sur son épaule. Don Fernando se releva subitement.

Don Estevan était près de lui.

Le chasseur lui sourit doucement.

— Vous voulez me parler, mon ami ? lui dit-il.

— Oui, répondit le jeune homme en prenant place à ses côtés.

— Que me voulez-vous, Estevan ? Je vous écoute.

— J’ai laissé tout le monde s’endormir dans le camp et je suis revenu vous trouver, mon ami ; vous méditez quelque expédition hardie ; peut-être avez-vous la pensée de vous rendre au camp du Chat-Tigre ?

Le chasseur sourit sans répondre autrement.

— J’ai deviné, n’est-ce pas ? reprit le mayordomo, qui surprit au passage ce fugitif sourire,

— Peut-être, mon ami, répondit le chasseur, mais qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Plus que vous ne supposez, Fernando, dit le jeune homme : cette expédition est des plus périlleuses, vous-même l’avez dit ; la tenter seul, ainsi que vous en avez l’intention, est une folie que je ne vous laisserai pas commettre. Souvenez-vous que, dès notre première rencontre, nous nous sommes sentis entraînés l’un vers l’autre d’une façon irrésistible ; nous sommes liés irrévocablement par une de ces amitiés que rien ne doit pouvoir rompre : tout doit être commun entre nous ; qui sait les dangers que vous aurez à courir pendant l’expédition désespérée que vous vous préparez à tenter ? Ami, je viens vers vous et je vous dis ceci : la moitié de ces dangers m’appartient ; je viens vous réclamer la part que vous n’avez pas le droit de me ravir.

— Ami, répondit don Fernando avec émotion, je craignais ce qui arrive, je redoutais cette demande que vous m’adressez en ce moment. Hélas ! vous l’avez deviné, cette expédition que je prépare est bien réellement désespérée : qui sait si je réussirai ? pourquoi vouloir vous associer à mon mauvais destin ? Ma vie tout entière n’a été qu’une longue douleur, je suis heureux d’en faire le sacrifice à ce pauvre père qui pleure l’enfant qui lui a été ravie. Chaque homme a sa destinée en ce monde ; la mienne est d’être malheureux. Laissez-la-moi accomplir ; tout vous sourit, à vous ; vous avez une mère que vous chérissez et qui vous adore ; moi, je suis seul : si je succombe, nul, excepté vous, ne me regrettera ; ne me donnez pas la douleur, si vous succombiez à mes côtés, d’avoir causé votre mort : ce serait pour moi à mon heure suprême un trop cruel remords.

— Ma résolution est irrévocable, mon ami. Quoi que vous me puissiez dire, je vous suivrai ; le dévouement, vous le savez, est dans ma famille une tradition, je dois faire aujourd’hui ce que mon père n’a pas hésité à faire à une autre époque pour la famille à laquelle nous sommes attachés ; encore une fois mon ami, je vous le répète, mon devoir exige que je vous accompagne.

— N’insistez pas, Estevan, je vous en supplie ; pensez à votre mère, songez à sa douleur !

— Je ne songe en ce moment qu’à ce que l’honneur m’ordonne ! s’écria le jeune homme avec chaleur.

— Non, encore une fois, je ne puis consentir à ce que vous m’accompagniez, mon ami ; songez à la douleur de votre mère, si elle vous perdait.

— Ma mère, Fernando, serait la première à m’ordonner de vous suivre, si elle était là.

— Bien parlé, mon fils ? dit une voix douce derrière les jeunes gens.

Ceux-ci se retournèrent en tressaillant : Ña Manuela était debout, à deux pas d’eux ; elle souriait.

— J’ai tout entendu, reprit-elle ; merci ! don Fernando, d’avoir parlé ainsi que vous l’avez fait : l’écho de vos paroles a doucement résonné dans mon cœur ; mais Estevan a raison, son devoir exige qu’il vous suive : cessez donc de l’en dissuader ; il appartient à une race qui ne transige jamais avec ce qu’elle croit être le devoir. Qu’il parte avec vous, il le faut ; s’il succombe, je le pleurerai, je mourrai peut-être, mais je mourrai en le bénissant, car il sera tombé pour le service de ceux que, depuis cinq générations, nous avons juré de servir fidèlement.

Don Fernando contempla avec admiration cette mère qui, malgré l’amour sans bornes qu’elle avait pour son fils, n’hésitait pas cependant à le sacrifier à ce qu’elle croyait son devoir ; il se sentit sans force devant cette héroïque abnégation, les paroles lui manquèrent pour rendre ce qu’il éprouvait, il ne put acquiescer que d’un signe de tête à une volonté si énergiquement exprimée.

— Allez, mes enfants, continua-t-elle en levant les yeux au ciel avec un mouvement rempli d’une sainte exaltation, Dieu, à qui rien n’échappe, voit votre dévouement, il vous en tiendra compte ; le règne des méchants est court sur la terre, la protection du Tout-Puissant vous suivra, elle vous défendra contre les dangers que vous allez affronter : allez sans crainte, quoi que vous entrepreniez, j’ai la conviction intime que vous réussirez. Au revoir !

— Merci ! ma mère, répondirent les deux jeunes gens émus jusqu’aux larmes.

La pauvre femme les tint un instant étroitement réunis sur sa poitrine, puis se dégageant enfin par un effort suprême :

— Souvenez-vous, dit-elle, de cette maxime tirée du code de l’honneur : Fais ce que dois, arrive que pourra ! Au revoir, au revoir !

Elle se détourna brusquement et rentra précipitamment dans le jacal, car, malgré d’énergiques efforts, elle sentait les larmes la gagner et ne voulait pas pleurer devant eux, de crainte d’affaiblir leur résolution.

Les jeunes gens demeurèrent un instant pensifs, les yeux fixés sur le jacal.

— Vous le voyez, ami, dit enfin don Estevan, ma mère elle-même est venue m’ordonner de vous suivre.

— Que votre volonté soit faite. Estevan, répondit le jeune homme avec un soupir étouffé, je ne dois pas m’opposer plus longtemps à votre désir.

— Enfin ! s’écria le mayordomo avec joie.

Le chasseur examina attentivement le ciel.

— Il est deux heures du matin, dit-il : à trois heures et demie il fera jour ; il faut nous mettre en route.

Sans répondre, le jeune homme alla chercher le cheval du chasseur et le sien ; les selles furent mises en un instant. Ils sortirent du camp et, enfonçant les éperons dans les flancs de leurs montures, ils partirent à fond de train.

Au lever du soleil, ils avaient fait six lieues. Ils côtoyaient alors les rives verdoyantes d’un de ces nombreux cours d’eau ignorés qui sillonnent le désert dans tous les sens et vont, après un parcours plus ou moins long, se perdre dans un grand fleuve.

— Arrêtons-nous quelques instants, dit le chasseur, d’abord pour laisser souffler nos chevaux et ensuite pour prendre quelques précautions indispensables à la réussite de nos projets.

Ils mirent pied à terre et, ôtant la bride à leurs montures afin qu’elles puissent paître à leur aise, ils les laissèrent brouter en liberté les hautes herbes du bord de la rivière.

— Le moment est venu, mon ami, dit alors don Fernando à son compagnon, que je vous initie à une opération indispensable pour éviter les plus grands dangers qui nous menacent, et que je vous révèle un secret dont nous autres, les Chasseurs d’Abeilles, sommes possesseurs. A dix lieues d’ici à peine, nous entrerons dans la région habitée par les serpents, nous devons nous précautionner contre leurs morsures mortelles, car nous ne rencontrerons sur notre route que des reptiles de l’espèce la plus dangereusement venimeuse.

— Diable ! fit le jeune homme en pâlissant légèrement.

— Je vais vous instruire : lorsque nous aurons endossé nôtre cuirasse, nous pourrons impunément marcher sur la tête des serpents les plus redoutables.

— Caraï ! s’écria don Estevan, c’est un secret précieux que vous possédez là.

— Vous en jugerez bientôt. Suivez-moi. Vous connaissez le guaco, évidemment ?

— Certes, j’ai plusieurs fois assisté à ses combats contre des serpents.

— Bien. Vous ignorez sans doute quel moyen cet intelligent oiseau emploie pour guérir les blessures qu’il reçoit dans ces combats acharnés qui se terminent toujours par la mort du serpent ?

— Je vous avoue, mon ami, que jamais je n’ai songé à approfondir cette question.

— Alors, répondit en riant don Fernando, il est heureux que j’y aie songé pour nous deux. Venez, j’aperçois à quelques pas d’ici plusieurs tiges de mikania enroulées après ces chênes-lièges et ces mezquites, voilà ce qu’il nous faut, nous allons faire provision de feuilles de la liane du guaco.

Don Estevan, sans chercher à comprendre le but que se proposait son ami, suivit son exemple, et se mit à récolter les feuilles de la liane que celui-ci lui avait indiquée. Bientôt, grâce à l’ardeur que tous deux mettaient à dépouiller la liane, une assez grande quantité de feuilles joncha la terre. Lorsque don Fernando jugea qu’il y en avait une quantité suffisante, il les entassa dans son zarapé, et regagna l’endroit où les chevaux avaient été laissés.

Et sans plus d’explication le chasseur se mit à hacher les feuilles sur une pierre plate qu’il avait ramassée à cet effet au bord de l’eau.

Don Estevan, intéressé malgré lui par cette mystérieuse opération, se mit en devoir d’exprimer dans un couï le jus des feuilles au fur et à mesure que le chasseur les lui passait.

Ce travail dura une heure environ ; au bout de ce temps le couï ou moitié de calebasse se trouva rempli jusqu’au bord d’une liqueur verdâtre.

— Et maintenant qu’allons-nous faire ? dit don Estevan de plus en plus intrigué.

— Ah ! répondit en riant don Fernando, voici où la question devient délicate, mon ami ; nous allons nous déshabiller, puis, avec la pointe de notre navaja, nous nous ferons sur la poitrine, sur les bras, sur les cuisses, entre les doigts et les orteils, des incisions longitudinales assez profondes pour laisser jaillir légèrement le sang, ensuite nous introduirons avec soin dans ces incisions la liqueur verdâtre que nous avons récoltée. Vous sentez-vous le courage de vous inoculer ce jus de mikania ?

— Certes, mon ami, bien que l’opération doive être, je le suppose, assez douloureuse ; mais quel bien nous en reviendra-t-il ?

— Oh ! la moindre des choses, nous serons tout simplement invulnérables, nous pourrons impunément fouler aux pieds des myriades de serpents dont les morsures seront alors pour nous aussi inoffensives que des piqûres d’épingle.

Le chasseur se déshabilla sans plus de discussion, et il commença froidement à se faire des incisions sur le corps ; don Estevan n’hésita plus à suivre son exemple.

Lorsqu’ils se furent ainsi tailladés à qui mieux mieux, ils frottèrent leurs blessures avec le jus de la liane, demeurèrent nus quelques instants pour donner à la liqueur le temps de pénétrer et de s’infiltrer complètement dans les chairs, puis ils reprirent leurs habits.

— Là, voilà qui est fait, dit don Fernando. Il est inutile de garder nos chevaux, les pauvres bêtes périraient infailliblement, car ils ne sont pas comme nous garantis des morsures : laissons-les ici, nous les prendrons en revenant, seulement nous ferons bien de les entraver, afin qu’ils ne s’éloignent pas trop.

Les harnais furent cachés avec soin sous les buissons, puis les deux hardis aventuriers se mirent en route à pied, le fusil jeté en bandoulière, et ne tenant à la main qu’une branche de mezquite mince et flexible destinée à couper en deux les reptiles qui se dresseraient sur leur passage.

L’aspect du paysage avait complètement changé : au lieu des sentes assez larges qu’ils avaient suivies jusqu’à ce moment, ils côtoyaient d’interminables marécages au-dessus desquels bourdonnaient des millions de moustiques, et dont les eaux verdâtres exhalaient des miasmes pestilentiels ; plus ils s’avançaient dans cette direction, plus ces marais devenaient nombreux.

Les deux jeunes gens marchaient rapidement, l’un derrière l’autre, agitant les herbes à droite et à gauche avec leurs baguettes, afin d’effrayer les reptiles de toutes sortes, et suivant une trace laissée par le passage d’une troupe assez nombreuse de cavaliers.

Tout à coup ils se trouvèrent, devant un cadavre horriblement enflé et putréfié, par-dessus lequel il leur fallut enjamber.

— Eh ! fit don Fernando, voilà un pauvre diable qui probablement ne connaissait pas la liane du guaco.

Au même instant un sifflement aigu se fit entendre, un charmant petit serpent, gros tout au plus comme le petit doigt, et long de sept ou huit pouces, sortit de dessous le cadavre, et, se dressant sur sa queue, il bondit avec une rapidité extrême et s’attacha à la cuisse droite du chasseur.

— Pardon ! cher ami, dit froidement celui-ci, vous vous trompez. Et, le saisissant par la queue, il le fit tournoyer et lui écrasa la tête. C’est un ruban, ajouta-t-il : quand on est piqué par lui, on en a juste pour onze minutes ; on devient jaune, puis vert ; on enfle, et tout est dit, on est mort ; seulement, on a la consolation de changer une dernière fois de couleur et de passer du vert au noir ; c’est particulier, n’est-ce pas, Estevan ?

— Caraï ! répondit celui-ci avec un certain effroi dont il ne fut pas le maître, savez-vous que vous avez eu une bien heureuse idée, Fernando ?

— Je le crois bien, répondit-il, sans cela nous serions déjà morts tous deux.

— Vous croyez, cher ami ?

— Pardieu ! c’est évident : écrasez donc ce corail qui vous grimpe après la jambe.

— Tiens, tiens, tiens ! c’est vrai ; voilà un gaillard qui n’est pas gêné, par exemple ! Tout en disant cela, le jeune homme saisit le serpent et l’écrasa.

— Quel délicieux pays, hein ! reprit don Fernando ; comme c’est divertissant de voyager par ici ! Bon ! encore des cadavres ; cette fois l’homme et le cheval sont tombés de compagnie. Pauvre bête ! ajouta-t-il avec un sourire ironique.

Ils marchèrent ainsi toute la journée. Plus ils avançaient, plus les serpents devenaient nombreux : ils les rencontraient par trois et par quatre ensemble. De loin en loin, les cadavres étendus en travers de la sente qu’ils suivaient leur prouvaient qu’ils étaient toujours sur la bonne piste et que le Chat-Tigre avait laissé la plupart de ses compagnons ; en route. Malgré tout leur courage, les jeunes gens ne pouvaient s’empêcher de frissonner au spectacle affreux que depuis le matin ils avaient sous les yeux en traversant cette effroyable région.

Tout à coup le chasseur s’arrêta, pencha le corps en avant, et, faisant signe à son compagnon de demeurer immobile, il prêta attentivement l’oreille.

— Je ne m’étais pas trompé, dit-il au bout d’un instant d’une voix contenue : quelqu’un vient vers nous.

— Quelqu’un ? répondit avec étonnement don Estevan, c’est impossible !

— Pourquoi donc ? reprit le chasseur, nous sommes bien ici, nous ; pourquoi d’autres n’y seraient-ils pas ?

— C’est juste, fit le jeune homme ! Qui cela peut-il être ?

— Nous le saurons bientôt ; venez. Et il entraîna son ami vers un épais buisson derrière lequel ils se blottirent.

— Armez votre fusil, Estevan, dit-il, nous ne savons pas en face de qui nous allons nous trouver.

Le mayordomo obéit sans répondre, les deux hommes demeurèrent immobiles, attendant l’arrivée de l’individu dont ils entendaient maintenant les pas résonner à peu de distance.

Depuis une heure environ, le sentier que suivaient nos explorateurs montait d’une façon assez rapide en formant des coudes fréquents, signe infaillible qu’ils ne tarderaient pas à quitter la région des marécages pour atteindre la zone où les serpents ne s’élèvent pas.

Bientôt le chasseur vit une ombre se dessiner à quelques pas de lui, à l’angle de la sente, et un homme parut : don Fernando le reconnut immédiatement à sa haute taille et à sa longue barbe blanche : c’était le Chat-Tigre.

Le chasseur se pencha vivement à l’oreille de son compagnon, lui dit quelques mots, et, se ramassant sur lui-même, il bondit au milieu de la sente, à dix pas au plus du Chat-Tigre.

À cette apparition imprévue, celui-ci ne témoigna aucune surprise.

— J’allais te chercher, dit-il d’une voix calme en s’arrêtant.

— Alors, votre voyage est terminé, répondit sèchement le jeune homme, puisque me voilà.

— Non, pas encore, car, pendant que tu monteras à mon campement, je me rendrai au tien.

— Vous croyez ? fit le chasseur en ricanant.

— Certes : aurais-tu la prétention de me barrer le passage, par hasard ? dit le Chat-Tigre d’une voix railleuse.

— Pourquoi non ? Ne trouvez-vous pas qu’il soit temps que nous ayons une explication ?


Plus ils avançaient, plus les serpents devenaient nombreux.

— Je n’en vois nullement la nécessité pour ma part ; ce n’est pas moi que tu cherchais, je suppose ?

— Vous vous trompez, Chat-Tigre, c’est vous que je cherchais, au contraire.

— Moi et une autre personne, reprit-il avec un sourire narquois.

— Vous d’abord, insista le chasseur, car nous avons un compte assez long à régler.

— Ne perdons pas davantage notre temps, dit le Chat-Tigre avec impatience ; écoute-moi et tâche de me comprendre : Doña Hermosa est près d’ici ; elle t’attend, je lui ai promis de vous réunir, je suis chargé par elle de dire certaines choses à son père : il faut donc que je me rende à ton campement ; je vais d’abord te conduire au mien. Triste campement, ajouta-t-il avec un soupir, de tous mes fidèles, il ne me reste que quatre hommes, les autres sont morts.

— Oui, j’ai rencontré leurs cadavres sur la route, c’est vous qui êtes cause de leur mort : pourquoi les avez-vous amenés ici ?

— Peu importe, ce qui est fait est fait ; voyons, le temps presse : veux-tu me suivre ? j’agis franchement avec toi.

— Non, je ne vous crois pas : pour quelle raison vous êtes-vous retiré dans cette effroyable contrée ?

— Ne l’as-tu pas deviné, enfant ? Parce que là seulement j’étais certain que ma proie ne me serait pas ravie.

— Vous vous êtes trompé, puisque me voilà !

— Peut-être ! répondit le Chat-Tigre avec un sourire indéfinissable. Finissons-en ! tiens ! prends mon rifle, dis à ton ami, dont je vois à travers les branches briller le canon du fusil, de te rejoindre ; à présent que vous serez deux contre un homme désarmé, tu ne craindras pas de me suivre, peut-être.

Le chasseur demeura un instant silencieux.

— Venez, Estevan, dit-il au bout d’un instant.

Le jeune homme le rejoignit aussitôt.

— Gardez votre rifle, continua don Fernando en s’adressant au Chat-Tigre, nul ne doit marcher désarmé au désert.

— Merci ! Fernando, répondit le vieux chef, tu as compris qu’un coureur des bois ne devait pas quitter son rifle, merci ! Suivez-moi et ne craignez rien.

Le Chat-Tigre se mit immédiatement en route, suivi pas à pas par les deux jeunes gens.

Au bout d’une heure ils atteignirent le campement du chef, établi à mi-côte du Voladero, dans une grotte assez spacieuse.

Le Chat-Tigre n’avait pas menti : de tous ses compagnons quatre seulement avaient survécu.

— Avant d’aller plus loin, dit en s’arrêtant le chef, voici ce que j’exige de toi.

— Vous exigez ? répondit le chasseur en scandant les mots avec ironie.

Le Chat-Tigre haussa les épaules.

— Sur un signe de moi, ces hommes poignarderont sans pitié doña Hermosa ; tu vois que je puis exiger.

Le jeune homme se sentit frissonner dans tous les membres.

— Parlez, dit-il d’une voix étranglée par la colère.

— Je vais te laisser seul ici avec doña Hermosa. Moi, ton compagnon et les quatre hommes qui me restent, nous quitterons à l’instant le Voladero ; dans deux jours, pas avant, tu abandonneras la montagne et tu te rendras à ton camp, où je t’attendrai.

— Pourquoi me posez-vous cette condition ? demanda le jeune homme avec défiance.

— Cela ne te regarde pas : cette condition est-elle donc si dure que tu ne veuilles pas t’y soumettre ? Du reste, je n’ai pas d’explications à te donner, réponds-moi oui ou non, sans cela tu ne reverras pas doña Hermosa.

— Qui m’assure qu’elle est vivante ? reprit le jeune homme.

— À quoi m’aurait servi de la tuer ?

Don Fernando hésita un instant.

— Soit ! dit-il enfin, j’accepte, je demeurerai ici deux jours.

— C’est bien ! maintenant, va ; nous, nous partons.

— Un instant encore : me répondez-vous de la sûreté de mon compagnon ? Je sais que je puis me fier à votre parole.

— Je te jure que, tant qu’il demeurera avec moi, je le considérerai comme un ami, et que tu le trouveras sain et sauf au campement.

— C’est bien ! Au revoir, Estevan, tranquillisez don Pedro et dites-lui à quelle condition on m’a rendu sa fille.

— C’est moi qui le lui dirai, fit le Chat-Tigre avec un sourire d’une expression étrange.

Don Estevan et don Fernando s’embrassèrent, puis le chasseur se dirigea rapidement vers la grotte pendant que le Chat-Tigre, ses quatre compagnons et le mayordomo, reprenaient le chemin de la plaine.

Arrivé aux premiers arbres, le Chat-Tigre s’arrêta un instant et se tourna vers la grotte dans laquelle entrait en ce moment don Fernando.

— Ah ! murmura-t-il avec un sourire sinistre, en se frottant les mains, je crois que cette fois je tiens enfin ma vengeance ! Il se remit en marche et disparut sous le couvert.


XVIII

EL VOLADERO DE LAS ANIMAS


Nous avons dit que don Fernando Carril, ou le Cœur-de-Pierre, avait passé la plus grande partie de sa vie dans les déserts. Élevé par le Chat-Tigre dans le périlleux métier de chasseur d’abeilles, le hasard l’avait à différentes reprises conduit, bien que contre son gré, dans les régions où il se trouvait en ce moment. Aussi connaissait-il jusque dans ses repaires les plus cachés le Voladero de las Animas. Plusieurs fois déjà il avait cherché un abri dans la grotte où se trouvait alors cachée doña Hermosa : aussi ne lui fut-il nullement difficile de la trouver, bien que l’accès en fût, à une certaine distance, tellement bien dissimulé par des accidents naturels de terrain, que tout autre que lui aurait perdu un temps infini à la chercher.

Cette grotte, une des curiosités les plus extraordinaires de cette contrée, se divise en plusieurs parties qui s’étendent à une grande distance sous la montagne, et dont deux corridors débouchent, comme deux fenêtres géantes, juste au-dessous du Voladero, à une hauteur de plus de mille pieds de la plaine sur laquelle elles planent sans que, vu la conformation singulière de la montagne, il soit possible d’apercevoir au-dessous de soi autre chose que la cime des arbres.

Le chasseur était entré dans la grotte qui, autre particularité remarquable, reçoit dans toute son étendue le jour par un nombre infini de fissures qui permettent de distinguer facilement les objets à une distance de vingt et vingt-cinq pas.

Le jeune homme était inquiet, la condition que lui imposait le Chat-Tigre le tourmentait malgré lui.

Il se demandait pour quelle raison le vieux chef avait exigé qu’il demeurât deux jours seul avec la jeune fille dans la montagne avant de regagner le campement.

Il soupçonnait que cette condition qui lui était imposée cachait un piège, mais quel était ce piège ? voilà ce que don Fernando cherchait vainement à comprendre.

Il s’avançait lentement dans la grotte, regardant à droite et à gauche pour tâcher d’apercevoir celle qu’il cherchait, sans que depuis près d’une demi-heure qu’il était entré aucun indice lui eût révélé la présence de la jeune fille.

Lorsqu’il avait atteint la limite du couvert de la forêt, le soleil sur son déclin était sur le point de disparaître à l’horizon ; la grotte, déjà passablement sombre pendant le jour, était maintenant plongée dans une obscurité presque complète ; le chasseur retourna sur ses pas pour se procurer de la lumière afin de continuer ses recherches que l’ombre rendait impossibles.

Arrivé à l’entrée de la grotte, il profita d’une dernière lueur de jour pour jeter un regard autour de lui ; plusieurs torches de bois d’ocote étaient rangées avec soin sur le seuil même de la caverne ; le jeune homme s’empressa de battre le briquet afin de se procurer du feu ; puis, une torche allumée à la main, il s’enfonça résolument dans l’intérieur.

Au moment où, après avoir parcouru sans résultat plusieurs corridors, il commençait à soupçonner le Chat-Tigre de l’avoir trompé, il aperçut à une assez grande distance devant lui une lueur d’abord incertaine, qui grandit peu à peu en se rapprochant et finit par jeter une clarté assez brillante pour lui permettre de reconnaître doña Hermosa.

La jeune fille tenait, elle aussi, une torche à la main, elle marchait d’un pas lent et incertain, la tête baissée comme une personne en proie à une vive douleur.

Doña Hermosa avançait de plus en plus, déjà elle ne se trouvait plus qu’à une cinquantaine de pas du jeune homme. Ne sachant comment attirer son attention, il se préparait à jeter un cri d’appel, lorsque le hasard voulut qu’elle relevât la tête. En apercevant un homme devant elle, elle s’arrêta, et l’interpellant avec une certaine hauteur :

— Pourquoi entrez-vous dans cette galerie ? lui dit-elle ; ne savez-vous donc pas que votre chef a défendu que personne vienne m’y troubler ?

— Pardonnez-moi, señorita, répondit le jeune homme avec émotion, j’ignorais cette défense.

— Ciel ! s’écria la jeune fille, cette voix ! mon Dieu, est-ce un rêve ! Et, laissant tomber sa torche, elle se mit à courir vers le chasseur ; celui-ci, de son côté, se hâta de se rapprocher d’elle.

— Don Fernando ! s’écria-t-elle en le reconnaissant, don Fernando ici, dans cet horrible repaire ! Mon Dieu ! quel malheur me menace encore ! Oh ! n’ai-je donc pas assez souffert ?

La jeune fille, accablée par l’émotion, perdit connaissance et tomba évanouie entre les bras de don Fernando.

Celui-ci, désespéré de ce qui arrivait, et ne sachant comment rappeler la jeune fille à la vie, se hâta de la transporter à l’entrée de la grotte, dans l’espoir que l’air lui ferait du bien ; il l’assit doucement sur un amas de feuilles sèches, et se retira discrètement à quelques pas.

Don Fernando était un homme doué d’un courage qui allait jusqu’à la témérité ; vingt fois il avait en souriant regardé la mort en face ; pourtant, en apercevant la pâle silhouette de la jeune fille immobile et comme morte devant lui, il se sentit trembler de tous ses membres, une sueur froide perla à ses tempes et des larmes brûlantes, les premières qu’il eût versées, inondèrent son visage.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il avec un sanglot déchirant, je l’ai tuée !

— Qui parle ? répondit faiblement la jeune fille, que l’air qui s’engouffrait dans la grotte commençait peu à peu à ranimer, me suis-je trompée en croyant reconnaître don Fernando, est-ce réellement lui qui est là ?

Le chasseur s’approcha doucement de la jeune fille.

— Oui, c’est moi, c’est bien moi, Hermosa, répondit-il d’une voix brisée : revenez à vous, je vous en supplie, pardonnez-moi de vous avoir causé cette douloureuse émotion.

— Hélas ! dit-elle, je me réjouirais, au contraire, de vous savoir auprès de moi, don Fernando, si votre présence dans ce lieu maudit ne m’annonçait pas un nouveau malheur.

— Rassurez-vous, señorita, reprit-il, ma présence ici n’a rien qui doive vous effrayer, au contraire.

— Pourquoi chercher à me tromper, mon ami ? dit-elle avec un pâle sourire ; ne sais-je pas bien que vous êtes prisonnier de ce monstre à face humaine qui depuis si longtemps me tient captive ?

Elle s’était redressée ; un léger incarnat avait reparu sur son visage ; elle tendit au jeune homme sa main que celui-ci, toujours agenouillé, pressa tendrement dans les siennes et couvrit de baisers brûlants.

— Maintenant nous serons deux à souffrir, lui dit-elle avec un long regard.

— Ma chère Hermosa, reprit-il, vous ne souffrirez plus, vos malheurs sont finis, je vous le répète, vous serez heureuse, au contraire.

— Que voulez-vous dire, don Fernando ? je ne vous comprends pas, vous me parlez de bonheur dans ce lieu maudit, lorsque vous et moi nous sommes au pouvoir du Chat-Tigre !

— Non, señorita, vous n’êtes plus au pouvoir du Chat-Tigre, vous êtes libre.

— Libre ! s’écria-t-elle avec explosion en se relevant tout à fait, est-ce possible, cela ? Oh ! mon père ! mon bon père, vous reverrai-je donc un jour ?

— Vous le reverrez bientôt, Hermosa, votre père est près d’ici avec don Estevan, Na Manuel a, tous ceux que vous aimez enfin !

— Oh ! fit-elle avec une expression impossible à rendre ; et, tombant à genoux, elle joignit les mains et adressa au ciel une longue et fervente prière.

Don Fernando la regardait avec une admiration respectueuse ; cette joie immense qui débordait sur le visage tout à l’heure si morne et maintenant si radieux de la jeune fille lui causait une émotion d’une douceur infinie ; il se sentait heureux comme jamais il ne l’avait été jusqu’à ce jour.

Doña Hermosa demeura longtemps en prière ; lorsqu’elle se releva ses traits étaient calmes.

— Maintenant, don Fernando, dit doña Hermosa d’une voix doucement timbrée, puisque, dites-vous, nous sommes libres, allons nous asseoir là, au dehors, et racontez-moi, dans tous ses détails, ce qui est arrivé depuis le jour où j’ai été si brusquement ravie à mon père.

Ils sortirent ; la nuit était douce et embaumée ; ils s’assirent côte à côte sur un tertre de gazon, et don Fernando commença le récit que lui demandait la jeune fille.

Ce récit fut long, car souvent il fut interrompu par doña Hermosa, qui faisait répéter plusieurs fois certains détails se rapportant à son père ; lorsque don Fernando se tut, le soleil se levait, la nuit entière s’était écoulée ainsi dans une douce causerie.

— À votre tour, señorita, dit en terminant don Fernando, à me raconter ce qui vous est arrivé.

— Oh ! moi, dit-elle avec un sourire enchanteur, ce mois s’est écoulé pour moi à souffrir en pensant aux absents que j’aime tant ; l’homme qui m’a si odieusement enlevée, je suis contrainte de lui rendre cette justice, m’a constamment traitée avec respect ; je n’ai eu à me plaindre d’aucune insulte, et même à plusieurs reprises, ajouta-t-elle en baissant les yeux sous le regard ardent du jeune homme, lorsqu’il me voyait trop triste, il cherchait à me consoler en me faisant espérer que bientôt peut-être je reverrais les personnes que j’aime et que je serais réunie à elles.

— La conduite de cet homme me semble incompréhensible, répondit don Fernando devenu rêveur ; pourquoi vous a-t-il enlevée si audacieusement, s’il devait vous rendre quelques jours après aussi facilement qu’il l’a fait ?

— Oui, répondit-elle, tout cela est étrange. Quel but se proposait-il en agissant ainsi ? Enfin, me voilà libre ; grâce au ciel, bientôt je reverrai mon père.

— Demain nous partirons pour l’aller rejoindre.

Doña Hermosa le regarda avec un étonnement mêlé d’inquiétude.

— Demain ! dit-elle ; pourquoi pas aujourd’hui, ce matin, à l’instant même ?

— Hélas ! répondit-il, j’ai juré de ne quitter ce lieu que demain ; ce n’est qu’à cette condition que le Chat-Tigre a consenti à vous rendre la liberté.

— C’est étrange ! murmura-t-elle : quelle raison peut avoir cet homme pour nous retenir ici ?

— Cette raison, je vais vous la dire, moi ! fit don Estevan paraissant tout à coup devant eux.

— Estevan !… s’écrièrent-ils ensemble en se levant et s’élançant vers lui.

— Quel heureux hasard vous ramène, mon ami ? lui demanda le chasseur.

— Ce n’est pas le hasard, mon ami, c’est Dieu qui m’a permis d’entendre une parole prononcée imprudemment par le Chat-Tigre, parole qui m’a révélé ses projets aussi facilement que s’il avait pris la peine de me les dévoiler,

— Expliquez-vous, mon ami, lui dirent-ils ensemble.

— Hier, après nous être embrassés, vous, don Fernando, vous vous dirigeâtes vers cette grotte, tandis que nous autres, au contraire, nous reprenions le chemin de la forêt. Je ne sais pourquoi, mais j’avais le cœur serré en vous quittant. Je ne m’éloignais de vous qu’à regret ; je me figurais que cette mansuétude du Chat-Tigre cachait un piège odieux dont vous deviez être victime. Je ne descendais donc que lentement, avec hésitation, lorsque, arrivé sous les premiers arbres de la forêt, je m’aperçus que le chef ne nous suivait plus ; il s’était arrêté à quelques pas de moi, il se frottait les mains avec une expression de joie méchante, il fixait sur la grotte un regard ardent, et je l’entendis distinctement prononcer ces paroles : « Je crois que cette fois je tiens enfin ma vengeance ! » Ces mots furent pour moi un trait de lumière : le plan diabolique de ce monstre m’apparut alors dans toute sa hideur et se déroula complètement à mes yeux. Vous vous rappelez, don Fernando, de quelle façon vous et moi nous avons fait connaissance ?

— Certes, mon ami, ce souvenir m’est trop cher pour que jamais il sorte de ma mémoire.

— Vous rappelez-vous votre conversation dans l’île avec le Chat-Tigre, conversation surprise par moi, les insinuations de cet homme, sa haine implacable contre don Pedro, haine hautement avouée ?

— Oui, oui, mon ami, tout cela est présent à ma pensée, mais je ne comprends pas encore où vous voulez en venir.

— A ceci, mon ami : le Chat-Tigre, désespérant d’atteindre don Pedro, a cherché à le frapper dans sa fille ; pour cela un plan longuement ourdi, plan dans lequel malgré vous il vous faisait son complice ; vous aimez doña Hermosa, vous avez tout fait pour la sauver, il vous propose de vous la rendre, mais à la condition que vous demeurerez ici pendant quarante-huit heures seul avec elle : me comprenez-vous, maintenant ?

— Oh ! c’est affreux ! s’écria le jeune homme avec la plus vive indignation.

Doña Hermosa cacha son visage dans ses mains et fondit en larmes.

— Pardonnez-moi la douleur que je vous ai causée, mes amis ! reprit don Estevan, mais j’ai voulu vous sauver de vous-mêmes, je ne pouvais y parvenir qu’en vous révélant brutalement l’odieuse machination de cet homme. Maintenant, pourquoi cette haine acharnée contre don Pedro ? C’est ce que Satan seul pourrait dire. Mais, peu nous importe, à présent ! ses projets sont démasqués ; nous n’avons plus rien à redouter de lui.

— Merci ! Estevan, dit doña Hermosa en lui tendant la main.

— Mais comment avez-vous pu revenir sur vos pas, mon ami ? demanda le chasseur.

— Oh ! bien facilement ; je suis allé tout simplement trouver le Chat-Tigre, auquel j’ai signifié qu’il ne me plaisait pas de voyager plus longtemps en sa compagnie. Notre homme fut étourdi de cette déclaration énergique, il ne trouva rien à répondre ; moi, je n’avais rien de plus à lui dire, au premier angle du chemin je le laissai là, et me voilà.

— Vous avez eu une excellente idée, mon ami, dont je vous remercie sincèrement ; maintenant, à votre avis, que devons-nous faire ? j’ai donné ma parole.

— Allons donc, cher ami, vous êtes fou, est-ce que l’on est obligé, avec des gens de cette espèce, à tenir une parole qui n’a été extorquée que dans le but de nuire ? Si vous m’en croyez, vous partirez à l’instant, au contraire, afin de déjouer par votre présence inattendue les nouvelles machinations que cet homme pourra ourdir.

— Oui, oui ! s’écria vivement doña Hermosa, Estevan a raison, suivons son conseil : partons, partons !

— Partons, puisque vous le voulez, dit don Fernando ; pour ma part, je ne demande pas mieux que de m’éloigner de cette grotte maudite, mais comment ferons-nous traverser la forêt à doña Hermosa ?

— De la façon dont je l’ai traversée déjà, répondit-elle résolument.

— Expliquez-vous, dit Estevan.

— Sur une espèce de brancard qui doit être ici encore, et que deux hommes portaient : vous savez que les serpents, surtout ceux de la petite espèce, ne s’élancent pas bien haut.

— C’est vrai : du reste, nous aurons le soin de vous envelopper dans une robe de bison, de cette façon vous serez à l’abri de tout danger.

Don Estevan se mit immédiatement en quête du brancard, qu’il retrouva facilement. Pendant ce temps-là, don Fernando préparait, de son côté, la robe de bison : tout fut prêt en quelques minutes.

— Nous sommes dans les conditions du traité, dit en souriant Estevan à son ami.

— Comment cela, répondit celui-ci, que voulez-vous dire ?

— N’êtes-vous pas convenu de vous trouver aujourd’hui seulement à votre campement ?

— C’est vrai, répondit don Fernando, cela nous aurait été impossible, si nous n’étions partis qu’à l’heure fixée.

— Hum ! qui sait si le Chat-Tigre ne comptait pas un peu là-dessus, répondit don Estevan.

Cette observation donna à réfléchir à nos trois personnages, qui continuèrent leur voyage sans reprendre la conversation si promptement interrompue.


Les deux hommes traversèrent Doña Hermosa sur une espèce de brancard.

XIX

LE DOIGT DE DIEU


Nous retournerons maintenant auprès de l’haciendero, dans le campement des Mexicains.

Lorsque don Pedro s’éveilla le matin, Na Manuela lui apprit le départ de don Fernando en compagnie de son fils.

— Je me doutais qu’il en serait ainsi, répondit-il en étouffant un soupir, lorsque hier au soir j’ai vu don Fernando aussi préoccupé ; je suis heureux que votre fils l’ait accompagné, ma bonne Manuela, car, si mes prévisions sont justes, don Fernando va tenter une périlleuse expédition : Dieu veuille qu’il réussisse à me rendre ma fille ! Hélas ! mieux aurait valu peut-être qu’il me consultât avant son départ : nous sommes ici une vingtaine d’hommes résolus qui aurions pu obtenir sans doute un résultat plus décisif que deux hommes seuls, malgré toute leur bravoure et tout leur dévouement.

— Ce n’est pas mon opinion, répondit Na Manuela. Dans le désert on ne fait généralement qu’une guerre de surprise, et deux hommes font souvent davantage à cause de leur apparente faiblesse, qui leur permet de glisser inaperçus, qu’un nombre considérable d’individus ; dans tous les cas, ils ne seront pas longtemps dehors, je le suppose, et nous aurons bientôt des nouvelles certaines de la niña.

— Plaise à Dieu que ces nouvelles soient bonnes, Manuela, car, après les douleurs qui m’ont assailli, si je perdais ma fille aussi malheureusement, je ne lui survivrais pas !

— Chassez ces noires pensées de votre esprit, señor ; tout dépend de la Providence : j’ai l’espoir qu’elle ne nous abandonnera pas dans notre affliction.

— Enfin, soupira don Pedro, nous sommes forcément contraints à l’inaction, il nous faut prendre patience jusqu’au retour de nos batteurs d’estrade.

La journée se passa sans incident digne d’être rapporté ; el Zapote, parti pour la chasse au lever du soleil, avait tué un elle.

Le lendemain, vers dix heures du matin, un Indien sans armes se présenta aux sentinelles en demandant à parler à don Pedro ; celui-ci ordonna qu’il fût introduit.

Cet Indien était un Apache à la figure cauteleuse et aux manières sournoises ; amené en présence de l’haciendero, qui en ce moment causait avec le capataz, il se tint immobile et les yeux baissés, attendant, avec cette froide impassibilité qui caractérise la race rouge, qu’on lui adressât la parole.

L’haciendero l’examina un instant attentivement.

L’Indien supporta sans se troubler l’examen dont il était l’objet.

— Que désire mon frère ? lui demanda don Pedro, qui est-il ?

— Le Zopilote est un guerrier apache, répondit le Peau-Rouge ; le sachem de sa tribu l’envoie vers le chef des visages pâles.

— C’est moi qui suis le chef des visages pâles, vous pouvez vous acquitter de votre mission.

— Voici ce que dit le Chat-Tigre, reprit l’Apache toujours impassible.

— Le Chat-Tigre ! s’écria don Pedro avec un mouvement de surprise qu’il ne put maîtriser : que me veut-il ?

— Si mon père écoute, le Zopilote le lui dira.

— C’est, juste. Parlez donc, Peau-Rouge !

— Voici ce que dit le Chat-Tigre : Un nuage s’est élevé entre le Chat-Tigre et le chef des visages pâles qui sont entrés sur les territoires de chasse de ma nation ; de même que les rayons bienfaisants du soleil font évaporer les nuages pour laisser apercevoir l’azur du ciel, de même, si le visage pâle veut fumer le calumet de paix avec le Chat-Tigre, le nuage qui s’est élevé disparaîtra et la hache de guerre sera enterrée si profondément en terre, qu’on ne pourra la retrouver dans mille lunes et dix davantage. J’ai dit ; j’attends la réponse de mon père à la barbe de neige.

— Indien, répondit don Pedro avec tristesse, celui que vous nommez votre chef m’a fait bien du mal sans que je connaisse la cause de la haine qu’il me porte ; cependant, s’il désire avoir avec moi une entrevue pour mettre fin au différend qui nous divise en ce moment. Dieu me garde de repousser ses avances ! dites-lui que je l’attends et que si, contre ma volonté et sans le savoir, je lui ai causé quelque préjudice, je suis prêt à lui accorder la réparation qu’il me demandera.

L’Apache avait prêté la plus grande attention aux paroles de l’haciendero. Lorsqu’il se tut, il répondit :

— Ooah ! mon père a bien parlé ; la sagesse réside en lui ; le chef viendra, mais qui lui garantira la sûreté de sa personne lorsqu’il sera dans le camp des visages pâles, seul contre vingt guerriers yorris (espagnols) ?

— Ma parole d’honneur ! Peau-Rouge ; ma parole d’honneur qui vaut plus que tout ce que votre chef me pourrait donner, répondit l’haciendero avec hauteur.

— Oh ! la parole de mon père est bonne, sa langue n’est pas fourchue ; le Chat-Tigre n’en demande pas davantage : il viendra.

Après avoir prononcé ces paroles avec toute l’emphase indienne, le guerrier apache s’inclina cérémonieusement devant l’haciendero et se retira du même pas tranquille dont il était venu.

— Que pensez-vous de cela, Luciano ? demanda don Pedro au capataz, dès qu’il se trouva seul avec lui.

— Ma foi ! seigneurie, je pense que cela cache quelque fourberie indienne ; je redoute cent fois plus un blanc qui change de peau et se fait Indien qu’un véritable Peau-Rouge, je n’ai jamais aimé les caméléons.

— Oui, vous avez raison, Luciano ; cependant notre position est difficile, il s’agit avant tout de tâcher de me faire restituer ma fille ; je dois, pour obtenir ce résultat, passer sur bien des choses.

— C’est vrai, seigneurie ; cependant vous savez aussi bien que moi que ce Chat-Tigre est un affreux scélérat sans foi ni loi : croyez-moi, ne vous fiez pas trop à lui.

— J’y suis contraint : n’ai-je pas donné ma parole ?

— C’est juste, grommela le capataz, mais je n’ai pas donné la mienne, moi !

— Soyez prudent, Luciano, surtout évitez d’éveiller les soupçons de cet homme.

— Soyez tranquille, seigneurie, votre honneur m’est aussi cher que le mien, mais je ne dois pas, s’il vous plait de vous fier à un scélérat aussi déterminé que celui-là, vous laisser sans défense.

Sur ces derniers mots, pour couper court sans doute aux observations de son maître, le capataz sortit du jacal.

— Eh ! dit-il au Zapote qu’il rencontra sur sa route, justement je vous cherchais, mon brave.

— Moi ! capataz ? Eh bien, cela se trouve bien, alors. De quoi s’agit-il donc ? répondit joyeusement le lepero.

— Venez un peu par ici, compagnon, répondit don Luciano en l’emmenant à l’écart, afin que je vous conte l’affaire sans craindre les oreilles inutiles.

Une heure plus tard, c’est-à-dire vers onze heures du matin, le Chat-Tigre arriva au camp ainsi que le Zopilote l’avait annoncé.

Le chef portait le costume des gambucinos, il n’avait pas d’armes ou du moins il n’en laissait voir aucune.

Dès qu’il se fut fait reconnaître par les sentinelles, elles lui livrèrent passage et l’amenèrent au capataz, qui se promenait de long en large à quelques pas.

Le Chat-Tigre jeta un regard investigateur autour de lui en entrant dans le camp ; tout y semblait dans son état normal, le chef ne vit rien de suspect ; suivant l’indication qui lui avait été donnée, il s’approcha du capataz.

— Que demandez-vous ici ? lui dit rudement don Luciano.

— Je désire parler à don Pedro de Luna, répondit simplement le Chat-Tigre.

— C’est bon. Suivez-moi ; il vous attend.

Et, sans plus de cérémonie, le capataz le conduisit à l’entrée du jacal.

— Entrez, lui dit-il, c’est là que vous trouverez don Pedro.

— Qui est là ? demanda une voix de l’intérieur.

— Seigneurie, répondit le capataz, c’est l’Indien qui a demandé la faveur d’un entretien avec vous. Allons, venez, ajouta-t-il en s’adressant au chef.

Celui-ci le suivit sans observation et entra avec lui dans le jacal.

— Vous avez demandé à m’entretenir, dit don Pedro.

— Oui, répondit le chef d’une voix sombre, mais vous seul.

— Cet homme est un de mes anciens serviteurs, il a toute ma confiance.

— Ce que j’ai à vous dire ne doit pas entrer dans une autre oreille que la vôtre.

— Retirez-vous, Luciano, dit don Pedro, mais ne vous éloignez pas, mon ami.

Le capataz lança un regard furieux au Chat-Tigre et sortit en grommelant.

— Maintenant, nous sommes seuls, reprit don Pedro, vous pouvez vous expliquer franchement avec moi.

— Je suis dans cette intention, répondit sourdement le chef.

— Est-ce de ma fille que vous me voulez parler ?

— D’elle et d’autres encore, reprit le Chat-Tigre du même ton.

— Je ne vous comprends pas, chef, je vous serais obligé de vous expliquer plus clairement.

— C’est ce que je vais faire sans tarder davantage, car il y a bien longtemps que j’ai le désir de me trouver face à face avec vous : regardez-moi, don Pedro, est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?

— Je crois ne vous avoir jamais vu avant le jour où vous m’avez donné l’hospitalité dans votre teocalli.

Le chef reprit avec un ricanement sauvage :

— Les années m’ont donc bien changé, ce nom de Chat-Tigre a donc bien fait oublier mon nom véritable, que je sois devenu méconnaissable à ce point ? De même que don Gusman de Ribeyra est devenu don Pedro de Luna, pourquoi don Leoncio de Ribeyra ne serait-il pas devenu le Chat-Tigre, mon frère ?


Le zopilote, guerrier apache.

— Que voulez-vous dire ? s’écria don Pedro en se levant avec épouvante ; quel nom venez-vous de prononcer ?

— J’ai dit ce qui est, répondit froidement le chef, j’ai prononcé un nom qui est le mien.

Don Pedro lui jeta un regard rempli d’une douloureuse pitié.

— Malheureux ! dit-il avec tristesse, comment êtes-vous descendu si bas !

— Vous vous trompez, mon frère, répondit en ricanant le chef, je suis monté, au contraire, puisque je suis le sachem d’une tribu indienne. J’ai longtemps, bien longtemps, poursuivi ma vengeance, ajouta-t-il avec un rire féroce, voilà vingt ans que je la guette, mais enfin je la tiens aujourd’hui, et elle est complète.

— Votre vengeance, malheureux ! répondit avec indignation don Pedro ; quelle vengeance avez-vous à tirer de moi, vous qui avez voulu séduire ma femme, qui avez cherché à me donner la mort, et qui, aujourd’hui, après si longtemps, avez eu l’infamie d’enlever ma fille !

— Vous oubliez votre fils que j’ai enlevé aussi, votre fils don Fernando Carril, que je suis parvenu à rendre amoureux de sa sœur, et qui, depuis deux jours, est en tête à tête avec elle au Voladero de las Animas. Ah ! ah ! don Gusman, que dites-vous de cette vengeance ?

— Malheur ! malheur ! s’écria don Pedro en se frappant le front avec désespoir.

— Le frère et la sœur amoureux l’un de l’autre, protégés par vous, don Gusman, et mariés par moi ; ah ! ah ! reprit-il avec ce ricanement sinistre qui ressemblait au glapissement de l’hyène.

— Oh ! c’est horrible ! s’écria don Pedro au comble du désespoir. Tu as menti, misérable ! quelque bandit que tu sois, tu n’aurais osé commettre un crime aussi horrible ! tu te vantes, scélérat ! tu es un fanfaron de crime, ce que tu dis là n’est pas, cela ne peut pas être, ce serait douter de la justice de Dieu !

— Tu n’ajoutes pas foi à mes paroles, mon frère ? reprit le bandit d’un ton de sarcasme ; à ton aise, justement je crois les entendre, tes enfants, ils entrent dans le camp, interroge-les toi-même.

Don Pedro, à moitié fou de douleur, se précipita vers l’entrée du jacal, mais, au même instant, don Fernando, doña Hermosa et don Estevan entrèrent : le malheureux père demeura immobile et sans force.

— Eh bien ! fit en ricanant le Chat-Tigre, c’est ainsi que tu reçois tes enfants ? toi, un père modèle, tu n’es guère tendre.

Doña Hermosa, sans remarquer le Chat-Tigre, s’était jetée dans les bras de son père, qu’elle embrassait en pleurant.

— Mon père ! mon père ! s’écriait-elle, Dieu soit béni ! enfin je vous revois !

— Qui parle de Dieu ici ? dit don Pedro d’une voix sourde en repoussant la jeune fille, qui recula en chancelant.

Doña Hermosa jetait autour d’elle des regards effarés, ne comprenant rien à ce qui lui arrivait ; pâle et tremblante, elle serait tombée, si don Fernando ne s’était empressé de la soutenir.

— Vois comme ils s’aiment ! reprit le Chat-Tigre. N’est-ce pas touchant ? Don Fernando, ajouta-t-il en lui désignant don Pedro, jetez-vous dans les bras de votre père.

— Mon père ! s’écria le jeune homme avec élan… lui ! oh ! ce serait trop de bonheur !

— Oui, don Pedro est votre père, reprit le Chat-Tigre, et voilà votre sœur, ajouta-t-il en lui désignant du doigt doña Hermosa d’un air moqueur.

Les deux jeunes gens étaient atterrés ; don Pedro, en proie à un commencement de crise nerveuse, sentait sa raison l’abandonner ; il semblait ne plus rien entendre et demeurait en apparence complètement étranger à cette scène terrible.

Le Chat-Tigre jouissait de son triomphe. Don Estevan, effrayé de l’état dans lequel il voyait l’haciendero, jugea qu’il était temps d’intervenir.

— Don Pedro, dit-il d’une voix forte en lui appuyant fortement la main sur l’épaule, revenez à vous, ce misérable a menti, vos enfants sont dignes de vous, j’étais avec eux, moi, au Voladero.

Don Pedro parut faire un puissant effort pour ressaisir le fil de ses idées qui lui échappaient ; tout son corps fut agité d’un mouvement nerveux ; il tourna la tête vers don Fernando, le considéra un instant, puis un sanglot déchira sa poitrine. Les larmes sortirent enfin de ses yeux brûlés de fièvre, et il s’écria d’une voix vibrante, en se laissant aller sur la loyale poitrine du jeune homme :

— Oh ! c’est vrai ! c’est vrai ! n’est-ce pas, Estevan ?

— Je vous le jure ! don Pedro, dit-il d’un ton de conviction profonde.

— Merci ! merci ! Oh ! je savais bien qu’il mentait, le misérable ! Mes enfants ! mes enfants !

Les deux jeunes gens se jetèrent dans ses bras en l’accablant de caresses.

Le Chat-Tigre, les bras croisés sur la poitrine et le regard ironique, s’écria avec son ricanement sinistre :

— Ils s’aiment, te dis-je, mon frère ! marie-les !

— Ils ont le droit de s’aimer ! dit une voix éclatante. Chacun se retourna avec étonnement : Na Manuela venait d’entrer dans le jacal.

— Ah ! dit-elle en jetant un regard railleur au Chat-Tigre, effrayé malgré lui, sans savoir pourquoi, de cette apparition subite, le jour de la justice est venu enfin ! il y a longtemps que je l’attendais ; mais justice sera rendue à tous ; et c’est moi que Dieu a choisie pour manifester sa puissance !

Tous les assistants considéraient avec un mélange d’admiration et de respect cette femme qui semblait subitement transfigurée ; son regard rayonnait, il lançait des éclairs ; elle s’avança calme et imposante vers l’haciendero :

— Don Pedro, mon maître chéri, dit-elle avec une voix profondément accentuée par l’émotion qui la maîtrisait, pardonnez-moi ; je vous ai fait longtemps souffrir, mais c’est Dieu qui m’inspirait ; c’est lui, lui seul qui a dicté ma conduite : don Fernando n’est pas votre fils, il est le mien ; votre fils, ajouta-t-elle en lui présentant don Estevan, le voici !

— Lui ! s’écrièrent tous les assistants.

— Mensonge ! hurla le Chat-Tigre.

— Vérité ! répondit péremptoirement Na Manuela. La haine est aveugle, don Leoncio : en croyant enlever le fils de votre frère, c’est de celui de la pauvre nourrice que vous vous êtes emparé : regardez Estevan, vous tous qui avez connu sa mère, et dites, si vous l’osez, qu’il n’est pas son fils !

En effet, cette ressemblance frappante ; mais à laquelle jusqu’à ce jour, à cause de la position du jeune homme, nul n’avait fait attention, dès qu’on fut averti de sa véritable origine, dissipa tous les doutes.

— Oh ! vous serez toujours ma mère ! s’écria le jeune homme avec âme.

— Ma mère ! dit don Fernando avec bonheur en se jetant dans ses bras.

Don Pedro, après une si grande douleur, éprouvait une joie immense.

Le Chat-Tigre, forcé de s’avouer vaincu, poussa un rugissement de bête fauve.

— Ah ! s’écria-t-il avec rage, c’est ainsi ? Mais tout n’est pas dit encore !

Et, tirant rapidement un poignard de dessous ses vêtements, il se précipita à corps perdu sur don Pedro, qui, tout à son bonheur, avait oublié sa présence.

Mais un homme veillait. Don Luciano s’était sournoisement glissé dans le jacal et s’était placé derrière le bandit, dont il surveillait attentivement tous les mouvements. Au geste qu’il lui vit faire, il lui jeta les bras autour du corps et le maintint immobile, malgré les efforts désespérés du misérable pour lui échapper.

Au même instant le lepero bondit dans le jacal, le couteau à la main, et, avant qu’on eût le temps de s’y opposer, il l’enfonça jusqu’à la garde dans la gorge du bandit.

— Tant pis ! dit-il, l’occasion était trop belle, jamais ma navaja n’aurait rencontré si juste, j’espère que ce coup me fera pardonner les autres !

Le Chat-Tigre demeura un instant debout, vacillant à droite et à gauche comme un chêne à demi-déraciné qui tremble sur sa base ; il roula autour de lui des yeux dans lesquels la fureur luttait encore contre l’agonie qui déjà les rendait hagards ; il fit un effort suprême pour prononcer une dernière malédiction, mais sa bouche se contracta horriblement, un flot de sang noir jaillit de sa gorge ouverte, il tomba de son haut sur le sol, se tordit un instant comme un reptile aux yeux des assistants de cet épouvantable spectacle, et demeura immobile ; il était mort, mais sur son visage bouleversé par l’agonie l’expression d’une haine implacable survivait encore à la vie qui l’avait abandonné.

— Justice est faite, dit Na Manuela d’une voix vibrante : là est le doigt de Dieu !

— Prions pour lui, dit don Pedro en tombant à genoux auprès du cadavre.

Les assistants, subjugués par cette action si noble et si simple, suivirent son exemple et s’agenouillèrent à ses côtés.

Le lepero, une fois son rôle terminé, avait jugé prudent de disparaître, non cependant sans avoir échangé un regard d’intelligence avec le digne capataz, qui souriait sournoisement dans sa moustache grise.

Voir la FORÊT VIERGE

  1. Environ 8,500 francs de notre monnaie.
  2. Habitants des États-Unis.
  3. Sur ma foi de gentilhomme.
  4. Historique. Un fait identiquement semblable s’est passé au Carmen de Patagonie, lors d’une attaque des Indiens Pampas. — G. Aimard.
  5. Environ 37, 500 francs en monnaie française.