Roy & Geffroy (p. 323-331).


XVII

EN CHASSE


Un majestueux silence planait sur le désert ; on n’entendait à de longs intervalles que les miaulements des jaguars à l’abreuvoir ou les glapissements des coyotes ; le chasseur, depuis que ses amis l’avaient quitté, n’avait pas changé de position, son immobilité était si complète que, si parfois on n’avait vu briller dans l’ombre l’éclair de son regard, on l’aurait cru plongé dans un profond sommeil ; soudain une lourde main s’appesantit sur son épaule. Don Fernando se releva subitement.

Don Estevan était près de lui.

Le chasseur lui sourit doucement.

— Vous voulez me parler, mon ami ? lui dit-il.

— Oui, répondit le jeune homme en prenant place à ses côtés.

— Que me voulez-vous, Estevan ? Je vous écoute.

— J’ai laissé tout le monde s’endormir dans le camp et je suis revenu vous trouver, mon ami ; vous méditez quelque expédition hardie ; peut-être avez-vous la pensée de vous rendre au camp du Chat-Tigre ?

Le chasseur sourit sans répondre autrement.

— J’ai deviné, n’est-ce pas ? reprit le mayordomo, qui surprit au passage ce fugitif sourire,

— Peut-être, mon ami, répondit le chasseur, mais qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Plus que vous ne supposez, Fernando, dit le jeune homme : cette expédition est des plus périlleuses, vous-même l’avez dit ; la tenter seul, ainsi que vous en avez l’intention, est une folie que je ne vous laisserai pas commettre. Souvenez-vous que, dès notre première rencontre, nous nous sommes sentis entraînés l’un vers l’autre d’une façon irrésistible ; nous sommes liés irrévocablement par une de ces amitiés que rien ne doit pouvoir rompre : tout doit être commun entre nous ; qui sait les dangers que vous aurez à courir pendant l’expédition désespérée que vous vous préparez à tenter ? Ami, je viens vers vous et je vous dis ceci : la moitié de ces dangers m’appartient ; je viens vous réclamer la part que vous n’avez pas le droit de me ravir.

— Ami, répondit don Fernando avec émotion, je craignais ce qui arrive, je redoutais cette demande que vous m’adressez en ce moment. Hélas ! vous l’avez deviné, cette expédition que je prépare est bien réellement désespérée : qui sait si je réussirai ? pourquoi vouloir vous associer à mon mauvais destin ? Ma vie tout entière n’a été qu’une longue douleur, je suis heureux d’en faire le sacrifice à ce pauvre père qui pleure l’enfant qui lui a été ravie. Chaque homme a sa destinée en ce monde ; la mienne est d’être malheureux. Laissez-la-moi accomplir ; tout vous sourit, à vous ; vous avez une mère que vous chérissez et qui vous adore ; moi, je suis seul : si je succombe, nul, excepté vous, ne me regrettera ; ne me donnez pas la douleur, si vous succombiez à mes côtés, d’avoir causé votre mort : ce serait pour moi à mon heure suprême un trop cruel remords.

— Ma résolution est irrévocable, mon ami. Quoi que vous me puissiez dire, je vous suivrai ; le dévouement, vous le savez, est dans ma famille une tradition, je dois faire aujourd’hui ce que mon père n’a pas hésité à faire à une autre époque pour la famille à laquelle nous sommes attachés ; encore une fois mon ami, je vous le répète, mon devoir exige que je vous accompagne.

— N’insistez pas, Estevan, je vous en supplie ; pensez à votre mère, songez à sa douleur !

— Je ne songe en ce moment qu’à ce que l’honneur m’ordonne ! s’écria le jeune homme avec chaleur.

— Non, encore une fois, je ne puis consentir à ce que vous m’accompagniez, mon ami ; songez à la douleur de votre mère, si elle vous perdait.

— Ma mère, Fernando, serait la première à m’ordonner de vous suivre, si elle était là.

— Bien parlé, mon fils ? dit une voix douce derrière les jeunes gens.

Ceux-ci se retournèrent en tressaillant : Ña Manuela était debout, à deux pas d’eux ; elle souriait.

— J’ai tout entendu, reprit-elle ; merci ! don Fernando, d’avoir parlé ainsi que vous l’avez fait : l’écho de vos paroles a doucement résonné dans mon cœur ; mais Estevan a raison, son devoir exige qu’il vous suive : cessez donc de l’en dissuader ; il appartient à une race qui ne transige jamais avec ce qu’elle croit être le devoir. Qu’il parte avec vous, il le faut ; s’il succombe, je le pleurerai, je mourrai peut-être, mais je mourrai en le bénissant, car il sera tombé pour le service de ceux que, depuis cinq générations, nous avons juré de servir fidèlement.

Don Fernando contempla avec admiration cette mère qui, malgré l’amour sans bornes qu’elle avait pour son fils, n’hésitait pas cependant à le sacrifier à ce qu’elle croyait son devoir ; il se sentit sans force devant cette héroïque abnégation, les paroles lui manquèrent pour rendre ce qu’il éprouvait, il ne put acquiescer que d’un signe de tête à une volonté si énergiquement exprimée.

— Allez, mes enfants, continua-t-elle en levant les yeux au ciel avec un mouvement rempli d’une sainte exaltation, Dieu, à qui rien n’échappe, voit votre dévouement, il vous en tiendra compte ; le règne des méchants est court sur la terre, la protection du Tout-Puissant vous suivra, elle vous défendra contre les dangers que vous allez affronter : allez sans crainte, quoi que vous entrepreniez, j’ai la conviction intime que vous réussirez. Au revoir !

— Merci ! ma mère, répondirent les deux jeunes gens émus jusqu’aux larmes.

La pauvre femme les tint un instant étroitement réunis sur sa poitrine, puis se dégageant enfin par un effort suprême :

— Souvenez-vous, dit-elle, de cette maxime tirée du code de l’honneur : Fais ce que dois, arrive que pourra ! Au revoir, au revoir !

Elle se détourna brusquement et rentra précipitamment dans le jacal, car, malgré d’énergiques efforts, elle sentait les larmes la gagner et ne voulait pas pleurer devant eux, de crainte d’affaiblir leur résolution.

Les jeunes gens demeurèrent un instant pensifs, les yeux fixés sur le jacal.

— Vous le voyez, ami, dit enfin don Estevan, ma mère elle-même est venue m’ordonner de vous suivre.

— Que votre volonté soit faite. Estevan, répondit le jeune homme avec un soupir étouffé, je ne dois pas m’opposer plus longtemps à votre désir.

— Enfin ! s’écria le mayordomo avec joie.

Le chasseur examina attentivement le ciel.

— Il est deux heures du matin, dit-il : à trois heures et demie il fera jour ; il faut nous mettre en route.

Sans répondre, le jeune homme alla chercher le cheval du chasseur et le sien ; les selles furent mises en un instant. Ils sortirent du camp et, enfonçant les éperons dans les flancs de leurs montures, ils partirent à fond de train.

Au lever du soleil, ils avaient fait six lieues. Ils côtoyaient alors les rives verdoyantes d’un de ces nombreux cours d’eau ignorés qui sillonnent le désert dans tous les sens et vont, après un parcours plus ou moins long, se perdre dans un grand fleuve.

— Arrêtons-nous quelques instants, dit le chasseur, d’abord pour laisser souffler nos chevaux et ensuite pour prendre quelques précautions indispensables à la réussite de nos projets.

Ils mirent pied à terre et, ôtant la bride à leurs montures afin qu’elles puissent paître à leur aise, ils les laissèrent brouter en liberté les hautes herbes du bord de la rivière.

— Le moment est venu, mon ami, dit alors don Fernando à son compagnon, que je vous initie à une opération indispensable pour éviter les plus grands dangers qui nous menacent, et que je vous révèle un secret dont nous autres, les Chasseurs d’Abeilles, sommes possesseurs. A dix lieues d’ici à peine, nous entrerons dans la région habitée par les serpents, nous devons nous précautionner contre leurs morsures mortelles, car nous ne rencontrerons sur notre route que des reptiles de l’espèce la plus dangereusement venimeuse.

— Diable ! fit le jeune homme en pâlissant légèrement.

— Je vais vous instruire : lorsque nous aurons endossé nôtre cuirasse, nous pourrons impunément marcher sur la tête des serpents les plus redoutables.

— Caraï ! s’écria don Estevan, c’est un secret précieux que vous possédez là.

— Vous en jugerez bientôt. Suivez-moi. Vous connaissez le guaco, évidemment ?

— Certes, j’ai plusieurs fois assisté à ses combats contre des serpents.

— Bien. Vous ignorez sans doute quel moyen cet intelligent oiseau emploie pour guérir les blessures qu’il reçoit dans ces combats acharnés qui se terminent toujours par la mort du serpent ?

— Je vous avoue, mon ami, que jamais je n’ai songé à approfondir cette question.

— Alors, répondit en riant don Fernando, il est heureux que j’y aie songé pour nous deux. Venez, j’aperçois à quelques pas d’ici plusieurs tiges de mikania enroulées après ces chênes-lièges et ces mezquites, voilà ce qu’il nous faut, nous allons faire provision de feuilles de la liane du guaco.

Don Estevan, sans chercher à comprendre le but que se proposait son ami, suivit son exemple, et se mit à récolter les feuilles de la liane que celui-ci lui avait indiquée. Bientôt, grâce à l’ardeur que tous deux mettaient à dépouiller la liane, une assez grande quantité de feuilles joncha la terre. Lorsque don Fernando jugea qu’il y en avait une quantité suffisante, il les entassa dans son zarapé, et regagna l’endroit où les chevaux avaient été laissés.

Et sans plus d’explication le chasseur se mit à hacher les feuilles sur une pierre plate qu’il avait ramassée à cet effet au bord de l’eau.

Don Estevan, intéressé malgré lui par cette mystérieuse opération, se mit en devoir d’exprimer dans un couï le jus des feuilles au fur et à mesure que le chasseur les lui passait.

Ce travail dura une heure environ ; au bout de ce temps le couï ou moitié de calebasse se trouva rempli jusqu’au bord d’une liqueur verdâtre.

— Et maintenant qu’allons-nous faire ? dit don Estevan de plus en plus intrigué.

— Ah ! répondit en riant don Fernando, voici où la question devient délicate, mon ami ; nous allons nous déshabiller, puis, avec la pointe de notre navaja, nous nous ferons sur la poitrine, sur les bras, sur les cuisses, entre les doigts et les orteils, des incisions longitudinales assez profondes pour laisser jaillir légèrement le sang, ensuite nous introduirons avec soin dans ces incisions la liqueur verdâtre que nous avons récoltée. Vous sentez-vous le courage de vous inoculer ce jus de mikania ?

— Certes, mon ami, bien que l’opération doive être, je le suppose, assez douloureuse ; mais quel bien nous en reviendra-t-il ?

— Oh ! la moindre des choses, nous serons tout simplement invulnérables, nous pourrons impunément fouler aux pieds des myriades de serpents dont les morsures seront alors pour nous aussi inoffensives que des piqûres d’épingle.

Le chasseur se déshabilla sans plus de discussion, et il commença froidement à se faire des incisions sur le corps ; don Estevan n’hésita plus à suivre son exemple.

Lorsqu’ils se furent ainsi tailladés à qui mieux mieux, ils frottèrent leurs blessures avec le jus de la liane, demeurèrent nus quelques instants pour donner à la liqueur le temps de pénétrer et de s’infiltrer complètement dans les chairs, puis ils reprirent leurs habits.

— Là, voilà qui est fait, dit don Fernando. Il est inutile de garder nos chevaux, les pauvres bêtes périraient infailliblement, car ils ne sont pas comme nous garantis des morsures : laissons-les ici, nous les prendrons en revenant, seulement nous ferons bien de les entraver, afin qu’ils ne s’éloignent pas trop.

Les harnais furent cachés avec soin sous les buissons, puis les deux hardis aventuriers se mirent en route à pied, le fusil jeté en bandoulière, et ne tenant à la main qu’une branche de mezquite mince et flexible destinée à couper en deux les reptiles qui se dresseraient sur leur passage.

L’aspect du paysage avait complètement changé : au lieu des sentes assez larges qu’ils avaient suivies jusqu’à ce moment, ils côtoyaient d’interminables marécages au-dessus desquels bourdonnaient des millions de moustiques, et dont les eaux verdâtres exhalaient des miasmes pestilentiels ; plus ils s’avançaient dans cette direction, plus ces marais devenaient nombreux.

Les deux jeunes gens marchaient rapidement, l’un derrière l’autre, agitant les herbes à droite et à gauche avec leurs baguettes, afin d’effrayer les reptiles de toutes sortes, et suivant une trace laissée par le passage d’une troupe assez nombreuse de cavaliers.

Tout à coup ils se trouvèrent, devant un cadavre horriblement enflé et putréfié, par-dessus lequel il leur fallut enjamber.

— Eh ! fit don Fernando, voilà un pauvre diable qui probablement ne connaissait pas la liane du guaco.

Au même instant un sifflement aigu se fit entendre, un charmant petit serpent, gros tout au plus comme le petit doigt, et long de sept ou huit pouces, sortit de dessous le cadavre, et, se dressant sur sa queue, il bondit avec une rapidité extrême et s’attacha à la cuisse droite du chasseur.

— Pardon ! cher ami, dit froidement celui-ci, vous vous trompez. Et, le saisissant par la queue, il le fit tournoyer et lui écrasa la tête. C’est un ruban, ajouta-t-il : quand on est piqué par lui, on en a juste pour onze minutes ; on devient jaune, puis vert ; on enfle, et tout est dit, on est mort ; seulement, on a la consolation de changer une dernière fois de couleur et de passer du vert au noir ; c’est particulier, n’est-ce pas, Estevan ?

— Caraï ! répondit celui-ci avec un certain effroi dont il ne fut pas le maître, savez-vous que vous avez eu une bien heureuse idée, Fernando ?

— Je le crois bien, répondit-il, sans cela nous serions déjà morts tous deux.

— Vous croyez, cher ami ?

— Pardieu ! c’est évident : écrasez donc ce corail qui vous grimpe après la jambe.

— Tiens, tiens, tiens ! c’est vrai ; voilà un gaillard qui n’est pas gêné, par exemple ! Tout en disant cela, le jeune homme saisit le serpent et l’écrasa.

— Quel délicieux pays, hein ! reprit don Fernando ; comme c’est divertissant de voyager par ici ! Bon ! encore des cadavres ; cette fois l’homme et le cheval sont tombés de compagnie. Pauvre bête ! ajouta-t-il avec un sourire ironique.

Ils marchèrent ainsi toute la journée. Plus ils avançaient, plus les serpents devenaient nombreux : ils les rencontraient par trois et par quatre ensemble. De loin en loin, les cadavres étendus en travers de la sente qu’ils suivaient leur prouvaient qu’ils étaient toujours sur la bonne piste et que le Chat-Tigre avait laissé la plupart de ses compagnons ; en route. Malgré tout leur courage, les jeunes gens ne pouvaient s’empêcher de frissonner au spectacle affreux que depuis le matin ils avaient sous les yeux en traversant cette effroyable région.

Tout à coup le chasseur s’arrêta, pencha le corps en avant, et, faisant signe à son compagnon de demeurer immobile, il prêta attentivement l’oreille.

— Je ne m’étais pas trompé, dit-il au bout d’un instant d’une voix contenue : quelqu’un vient vers nous.

— Quelqu’un ? répondit avec étonnement don Estevan, c’est impossible !

— Pourquoi donc ? reprit le chasseur, nous sommes bien ici, nous ; pourquoi d’autres n’y seraient-ils pas ?

— C’est juste, fit le jeune homme ! Qui cela peut-il être ?

— Nous le saurons bientôt ; venez. Et il entraîna son ami vers un épais buisson derrière lequel ils se blottirent.

— Armez votre fusil, Estevan, dit-il, nous ne savons pas en face de qui nous allons nous trouver.

Le mayordomo obéit sans répondre, les deux hommes demeurèrent immobiles, attendant l’arrivée de l’individu dont ils entendaient maintenant les pas résonner à peu de distance.

Depuis une heure environ, le sentier que suivaient nos explorateurs montait d’une façon assez rapide en formant des coudes fréquents, signe infaillible qu’ils ne tarderaient pas à quitter la région des marécages pour atteindre la zone où les serpents ne s’élèvent pas.

Bientôt le chasseur vit une ombre se dessiner à quelques pas de lui, à l’angle de la sente, et un homme parut : don Fernando le reconnut immédiatement à sa haute taille et à sa longue barbe blanche : c’était le Chat-Tigre.

Le chasseur se pencha vivement à l’oreille de son compagnon, lui dit quelques mots, et, se ramassant sur lui-même, il bondit au milieu de la sente, à dix pas au plus du Chat-Tigre.

À cette apparition imprévue, celui-ci ne témoigna aucune surprise.

— J’allais te chercher, dit-il d’une voix calme en s’arrêtant.

— Alors, votre voyage est terminé, répondit sèchement le jeune homme, puisque me voilà.

— Non, pas encore, car, pendant que tu monteras à mon campement, je me rendrai au tien.

— Vous croyez ? fit le chasseur en ricanant.

— Certes : aurais-tu la prétention de me barrer le passage, par hasard ? dit le Chat-Tigre d’une voix railleuse.

— Pourquoi non ? Ne trouvez-vous pas qu’il soit temps que nous ayons une explication ?


Plus ils avançaient, plus les serpents devenaient nombreux.

— Je n’en vois nullement la nécessité pour ma part ; ce n’est pas moi que tu cherchais, je suppose ?

— Vous vous trompez, Chat-Tigre, c’est vous que je cherchais, au contraire.

— Moi et une autre personne, reprit-il avec un sourire narquois.

— Vous d’abord, insista le chasseur, car nous avons un compte assez long à régler.

— Ne perdons pas davantage notre temps, dit le Chat-Tigre avec impatience ; écoute-moi et tâche de me comprendre : Doña Hermosa est près d’ici ; elle t’attend, je lui ai promis de vous réunir, je suis chargé par elle de dire certaines choses à son père : il faut donc que je me rende à ton campement ; je vais d’abord te conduire au mien. Triste campement, ajouta-t-il avec un soupir, de tous mes fidèles, il ne me reste que quatre hommes, les autres sont morts.

— Oui, j’ai rencontré leurs cadavres sur la route, c’est vous qui êtes cause de leur mort : pourquoi les avez-vous amenés ici ?

— Peu importe, ce qui est fait est fait ; voyons, le temps presse : veux-tu me suivre ? j’agis franchement avec toi.

— Non, je ne vous crois pas : pour quelle raison vous êtes-vous retiré dans cette effroyable contrée ?

— Ne l’as-tu pas deviné, enfant ? Parce que là seulement j’étais certain que ma proie ne me serait pas ravie.

— Vous vous êtes trompé, puisque me voilà !

— Peut-être ! répondit le Chat-Tigre avec un sourire indéfinissable. Finissons-en ! tiens ! prends mon rifle, dis à ton ami, dont je vois à travers les branches briller le canon du fusil, de te rejoindre ; à présent que vous serez deux contre un homme désarmé, tu ne craindras pas de me suivre, peut-être.

Le chasseur demeura un instant silencieux.

— Venez, Estevan, dit-il au bout d’un instant.

Le jeune homme le rejoignit aussitôt.

— Gardez votre rifle, continua don Fernando en s’adressant au Chat-Tigre, nul ne doit marcher désarmé au désert.

— Merci ! Fernando, répondit le vieux chef, tu as compris qu’un coureur des bois ne devait pas quitter son rifle, merci ! Suivez-moi et ne craignez rien.

Le Chat-Tigre se mit immédiatement en route, suivi pas à pas par les deux jeunes gens.

Au bout d’une heure ils atteignirent le campement du chef, établi à mi-côte du Voladero, dans une grotte assez spacieuse.

Le Chat-Tigre n’avait pas menti : de tous ses compagnons quatre seulement avaient survécu.

— Avant d’aller plus loin, dit en s’arrêtant le chef, voici ce que j’exige de toi.

— Vous exigez ? répondit le chasseur en scandant les mots avec ironie.

Le Chat-Tigre haussa les épaules.

— Sur un signe de moi, ces hommes poignarderont sans pitié doña Hermosa ; tu vois que je puis exiger.

Le jeune homme se sentit frissonner dans tous les membres.

— Parlez, dit-il d’une voix étranglée par la colère.

— Je vais te laisser seul ici avec doña Hermosa. Moi, ton compagnon et les quatre hommes qui me restent, nous quitterons à l’instant le Voladero ; dans deux jours, pas avant, tu abandonneras la montagne et tu te rendras à ton camp, où je t’attendrai.

— Pourquoi me posez-vous cette condition ? demanda le jeune homme avec défiance.

— Cela ne te regarde pas : cette condition est-elle donc si dure que tu ne veuilles pas t’y soumettre ? Du reste, je n’ai pas d’explications à te donner, réponds-moi oui ou non, sans cela tu ne reverras pas doña Hermosa.

— Qui m’assure qu’elle est vivante ? reprit le jeune homme.

— À quoi m’aurait servi de la tuer ?

Don Fernando hésita un instant.

— Soit ! dit-il enfin, j’accepte, je demeurerai ici deux jours.

— C’est bien ! maintenant, va ; nous, nous partons.

— Un instant encore : me répondez-vous de la sûreté de mon compagnon ? Je sais que je puis me fier à votre parole.

— Je te jure que, tant qu’il demeurera avec moi, je le considérerai comme un ami, et que tu le trouveras sain et sauf au campement.

— C’est bien ! Au revoir, Estevan, tranquillisez don Pedro et dites-lui à quelle condition on m’a rendu sa fille.

— C’est moi qui le lui dirai, fit le Chat-Tigre avec un sourire d’une expression étrange.

Don Estevan et don Fernando s’embrassèrent, puis le chasseur se dirigea rapidement vers la grotte pendant que le Chat-Tigre, ses quatre compagnons et le mayordomo, reprenaient le chemin de la plaine.

Arrivé aux premiers arbres, le Chat-Tigre s’arrêta un instant et se tourna vers la grotte dans laquelle entrait en ce moment don Fernando.

— Ah ! murmura-t-il avec un sourire sinistre, en se frottant les mains, je crois que cette fois je tiens enfin ma vengeance ! Il se remit en marche et disparut sous le couvert.