Le Budget et les impôts nouveaux

Le Budget et les impôts nouveaux
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 171-187).
LE BUDGET ET LES IMPÔTS NOUVEAUX

Voilà plus d’un an que nous réclamions des impôts nouveaux. Dans l’article que nous consacrions ici même, le 15 janvier 1915, aux Finances françaises, nous en dressions la liste. « Il faudra, disions-nous, écarter les systèmes absolus, rejeter à la fois les programmes qui voudraient faire table rase de ce qui existe et ceux qui prétendent demander la totalité des ressources nouvelles à une seule catégorie de taxes. Pour réunir les sommes considérables dont on aura besoin, il sera nécessaire de s’adresser aux impôts de toute nature, les indirects aussi bien que les directs. Comme le disait Gladstone, on courtisera les deux sœurs, la brune et la blonde, qui devront, l’une et l’autre, accorder leurs faveurs au ministre des Finances. » M. Ribot s’est inspiré de ces principes dans le projet de loi qu’il a déposé le 18 mai à la Chambre et qui porte ouverture sur l’exercice 1916 des crédits provisoires applicables au troisième trimestre de 1916, ainsi que l’autorisation de percevoir pendant la même période les impôts et revenus publics.

Nous allons l’examiner et indiquer les moyens auxquels le ministre a eu recours pour augmenter quelque peu le côté des recettes. Rappelons d’abord que, suivant une procédure qui est en vigueur depuis le début de la guerre, le gouvernement présente maintenant des budgets trimestriels. C’est aux mois de juillet, août et septembre 1916 que s’appliquent les demandes de crédits formulées dans le projet de loi déposé le 18 mai. À cette occasion, le Parlement est saisi, pour la première fois, depuis le 1er août 1914, de projets d’augmentation d’impôts existans ou de créations de taxes nouvelles.


I

Les crédits demandés s’élèvent à 7 891 millions pour le budget général et 620 millions pour les budgets annexes. Afin de préciser les idées du lecteur non familiarisé avec les complications de la comptabilité publique, rappelons que ces budgets annexes sont les suivans : au ministère des Finances, la fabrication des Monnaies et médailles, l’Imprimerie nationale ; au ministère de la Justice, la Légion d’honneur ; au ministère de la Guerre, le service des Poudres et salpêtres ; au ministère de la Marine, la Caisse des invalides de la marine ; au ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et Télégraphes, l’Ecole centrale des arts et manufactures, la Caisse nationale d’épargne ; au ministère des Colonies, les chemin de fer et port de la Réunion ; au ministère des Travaux publics, les chemins de fer de l’Etat. Ces derniers réclament 164 millions ; les poudres, 430 millions : c’est-à-dire qu’à eux seuls ces deux chapitres absorbent la presque totalité des budgets annexes. Des 7 891 millions qui sont affectés aux services généraux des ministères, 6 280 vont à la Guerre et 193 millions à la Marine, soit ensemble plus des quatre cinquièmes du total. Dans ce tourbillon de milliards, les autres ministères, dont les exigences nous paraissaient souvent excessives en temps de paix, passent au second plan.

La Dette publique, qu’on peut en majeure partie considérer comme une dépense de guerre, est inscrite pour 686 millions ; le ministère de l’Intérieur, chargé des allocations qui prennent leur source dans les événemens actuels, pour 203 : ce sont les deux gros chiffres des services civils. Quand on réfléchit qu’il faut les multiplier par 4 pour se rendre compte de leur importance annuelle, on ne laisse pas que de mesurer avec un certain effroi le chemin parcouru depuis deux ans. Avant la guerre, nous avions un budget en apparence de 5, en réalité de 6 milliards : les crédits demandés aujourd’hui correspondent à un chiffre annuel de 34 milliards. En les supposant votés, le total des crédits ouverts depuis le 1er août 1914 jusqu’au 30 septembre 1916, c’est-à-dire pour vingt-six mois de guerre, s’élève à 52 milliards et demi. La dépense mensuelle a été en progressant : elle était de 1 300 millions en 1914, de 1900 millions en 1915, de 2 600 millions pour l’année en cours. En admettant que notre train de maison normal fût de 500 millions par mois, on voit que la guerre y ajoute en ce moment plus de 2 milliards.

Après avoir dressé le tableau des dépenses, il convient de rechercher quelle a été la marche des recettes. Les contributions directes et taxes assimilées ont, à l’heure présente, fourni, sur l’exercice 1915, près d’un milliard, soit 15 pour 100 de moins que la somme portée aux rôles. Les contributions indirectes sont en plus-value. Néanmoins, les unes et les autres représentent peu de chose en face des sommes que le Trésor doit payer chaque jour, et c’est à l’emprunt, sous toutes ses formes, que la France, comme les autres belligérans, doit demander des ressources extraordinaires. Celles-ci ont été fournies par les Bons de la Défense nationale, dont le chiffre a passé, au cours des quatre premiers mois de 1916, de 1 à 10 milliards de francs ; par le solde d’un milliard environ encaissé sur l’emprunt franco-anglais émis aux Etats-Unis, l’automne dernier ; par les derniers versemens de l’emprunt national 5 pour 100 émis en vertu de la loi du 16 novembre 1915, qui se sont élevés, eux aussi, à près d’un milliard ; par la Banque de France, qui a porté ses avances, durant les quatre premiers mois, de 5 à 7 milliards. De ces quatre chefs, il est entré 6 milliards dans les caisses du Trésor, qui, au cours de la même période de quatre mois, a eu à faire face aux avances de 158 millions consenties à nos Alliés, sans compter les prêts accordés à la Russie sous forme de bons escomptés par la Banque de France.

Il est évident qu’un nouvel emprunt en rentes consolidées devra être émis avant la fin de l’année. En attendant, c’est à la Dette flottante, et particulièrement à la Banque de France, que le Trésor s’adresse. Il en résulte une augmentation notable dans le chiffre des billets de cet établissement. Il est bon toutefois de rappeler que l’accroissement de la circulation n’a été en France, depuis le début de la guerre, que de 113, alors qu’il a été de 320 pour 100 en Allemagne, et que notre encaisse or a augmenté de 600 millions, en dépit du milliard de métal jaune que nous avons expédié à l’étranger. Il y a longtemps qu’on a remarqué l’abus fait par nos compatriotes, dans le règlement de leurs transactions, de la monnaie métallique ou fiduciaire, et la tendance qu’ils ont à thésauriser non seulement sous forme d’espèces sonnantes et trébuchantes, mais même sous celle de billets. Le Trésor s’efforce de lutter contre cette tendance ; la Caisse centrale, pendant la première quinzaine de mai 1916, a payé 94 pour 100 en viremens. Les trésoriers généraux ont reçu l’ordre de remettre aux fournisseurs de l’Etat les sommes supérieures à 1 000 francs en chèques ou mandats de virement. Le chèque barré, c’est-à-dire celui qui ne peut être encaissé que par un banquier mandataire du bénéficiaire, va recevoir un nouveau développement, grâce à la loi qui affranchit du timbre l’apposition, par le tiré du chèque, de la mention indiquant que le chèque sera porté au débit de son compte par la Banque de France ou par une chambre de compensation. Les versemens à faire aux comptables du Trésor et des régies financières, notamment pour le paiement des impôts, peuvent être effectués en chèques barrés. L’administration, — il faut l’en féliciter, — rajeunit ses procédés de perception et de comptabilité, et les met en harmonie avec les habitudes commerciales plus simples et plus économiques. Elle exerce ainsi une influence restrictive sur la circulation des billets.

Cette restriction peut avoir quelque action sur les cours des changes, bien que la hausse doive en être presque exclusivement attribuée aux achats considérables que nous ne cessons d’effectuer à l’étranger. C’est un problème ardu, dit très justement M. Ribot, que de combler le déficit de notre balance commerciale. Le gouvernement a donné sa garantie à des crédits qu’ont pu obtenir, au dehors, des fournisseurs français d’objets intéressant la défense nationale. Il a émis à Londres des Bons du Trésor ; il y a placé des titres de l’emprunt 5 pour 100, dont le cours s’est élevé de plusieurs unités au-dessus du prix d’émission, ce qui, soit dit en passant, indique la confiance que les Anglais ont dans le crédit de la France. Il a acheté des titres américains cotés à la Bourse de Paris, qui lui ont procuré des ressources sur la place de New-York. Il vient enfin, à l’exemple du chancelier de l’Echiquier britannique, d’adresser un appel aux porteurs français de titres de pays neutres, en les invitant à lui prêter, pour la durée de la guerre, ces titres, qui lui permettront d’acquérir du change sur un certain nombre de places étrangères. Les arrangemens pris avec la Trésorerie britannique et ceux qui sont intervenus entre la Banque de France et la Manque d’Angleterre, à qui la première a remis une quantité importante de métal jaune, sont à l’avantage des deux pays ; si la Grande-Bretagne nous a ouvert des crédits pour les paie mens que nous avons à faire chez elle et à l’étranger, nous l’aidons, par des avances en or remboursables après la paix, à maintenir le change de Londres, sur les autres pays et en particulier sur les Etats-Unis, au niveau nécessaire pour que les paiemens en espèces de la Banque d’Angleterre ne soient pas arrêtés.


II

Si les dizaines de milliards par lesquelles se chiffrent les dépenses actuelles ne peuvent être demandées à l’impôt, il n’en est pas moins certain que c’est lui qui devra payer les intérêts et l’amortissement des emprunts contractés pour réunir les ressources immédiatement nécessaires. Il était temps d’aborder ce côté du problème et de demander aux contribuables leur part de collaboration à l’œuvre de la Défense nationale. Aussi bien étions-nous les seuls, parmi les belligérans, à n’avoir pas encore pris à cet égard les résolutions viriles que commandent les circonstances. Dès les premiers mois du conflit, l’Angleterre et la Russie ont agi dans ce sens, l’Italie elle-même a établi 400 millions de taxes nouvelles qui représentent, par rapport à son budget, ce que serait un milliard chez nous. Nous ne pouvions pas rester plus longtemps inertes dans cette voie où, pour notre part, nous n’avons pas cessé de demander au gouvernement de s’engager. Il nous déclare aujourd’hui qu’il le fait en se préoccupant de tenir la balance égale entre les impôts qui pèsent sur la fortune et atteignent directement les revenus des contribuables et ceux qui s’étendent à la généralité des habitans, en proportion de leurs besoins aussi bien que de leurs facultés. Tout en évitant de frapper d’une façon excessive les choses nécessaires a l’existence ou de rendre trop lourdes les taxes qui gênent le développement des transactions, le plan actuel procède par le relèvement des droits existans plutôt que par la création d’impôts. Les seuls qui soient vraiment productifs en temps de guerre sont ceux auxquels le peuple est habitué et dont la perception ne donne pas lieu aux mécomptes inséparables de la mise en œuvre d’une fiscalité nouvelle.

On s’adresse en première ligne aux contributions directes, qui frappent les revenus ou l’ensemble des revenus. La révision de notre système, sur un plan qui se rapproche de celui de l’income tax anglais, n’est pas encore achevée. L’impôt foncier sur les propriétés bâties et non bâties, l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières ont été mis au point ; mais il reste à déterminer l’assiette de l’impôt sur les bénéfices des professions commerciales, industrielles et libérales, sur les bénéfices agricoles, traitemens, salaires et pensions. Aucune augmentation n’est envisagée pour l’impôt des portes et fenêtres, destiné à disparaître de notre législation.

On propose de doubler la contribution foncière, le mieux établi de nos anciens impôts : il porte en effet sur le revenu réel des biens et lui est exactement proportionnel. C’est ainsi que des dégrèvemens sont accordés pour pertes totales ou partielles de récoltes, pour vacances de maisons ou chômages d’usines. Les diminutions de revenus qu’entraîneraient, pour les propriétaires, des exonérations ou réductions de loyers édictées par les lois en préparation, seraient assimilées, au point de vue des dégrèvemens, à celles qui résultent de la non-location des immeubles. Sous ces réserves, il serait perçu pour 1917, au profit du Trésor, en addition au principal des contributions foncières des propriétés bâties et non bâties, un nombre de centimes suffisant pour doubler la part de l’Etat.

La contribution des patentes et la contribution mobilière ne sont pas aussi bien assises que la contribution foncière. La première frappe les revenus professionnels et la seconde l’ensemble des revenus du contribuable d’après des indices extérieurs. Elles aboutissent donc à des taux divers selon les cas. Aussi le projet porte-t-il que, lorsque le doublement de la patente donne à l’Etat plus du dixième des bénéfices nets du contribuable, celui-ci peut demander une modération. En ce qui concerne la contribution mobilière, il est admis que le doublement ne devra pas avoir pour effet de faire supporter au contribuable une charge dépassant le vingtième de l’ensemble de ses ressources. Une procédure expéditive est instituée qui permet à celui qui réclame un dégrèvement de s’adresser au préfet : celui-ci statuera en premier ressort, avec faculté d’appel devant le ministre des Finances qui statuera définitivement.

Les quatre contributions devaient donner pour 1917, sur la base antérieure, un total de 415 millions. Les circonstances actuelles font que le ministre ne prévoit, du chef du doublement proposé, qu’un accroissement de recette de 275 millions de francs.

Létaux de l’impôt général sur le revenu institué par la loi du 15 juillet 1914 était de 2 pour 100. Le projet l’élève à 5, proportion considérable pour une taxe complémentaire. Il ne faut pas oublier, en effet, que nous sommes en présence d’un nouvel impôt sur les revenus, qui sont tous déjà frappés ! Pour ne parler que des valeurs mobilières au porteur, leurs coupons supportent une amputation qui varie de 12 à 20 pour 100. Il faut donc se garder, si l’on veut faire une comparaison avec d’autres pays, l’Angleterre par exemple, de mettre en parallèle des choses qui sont dissemblables. L’income tax britannique frappe directement des revenus qui n’ont pas encore acquitté un centime entre les mains du fisc. Notre impôt de 5 pour 100 se superpose au contraire à d’autres impôts sur les revenus. À ce propos, le ministre donne la statistique des contribuables qui ont fait une déclaration ; ils sont au nombre de 163 000, à peu près la moitié du total de ceux que l’Administration estime devoir être assujettis. Les évaluations primitives portaient sur un chiffre beaucoup plus élevé : 450 000. Mais les déductions pour charges de famille ont été élargies au point que ce n’est plus à partir de 5 000, mais d’une moyenne de 7 000 francs de revenu que le contribuable est atteint. Les revenus déclarés sont d’environ 3 milliards. En tenant compte des abattemens et des déductions accordés, le revenu taxé au taux de 2 pour 100 s’élève à 1 200 millions. En admettant que les taxations d’office portent ce total à 2 milliards, l’impôt au taux de 5 pour 100 produirait 100 millions.

Certaines taxes assimilées aux contributions directes seraient, elles aussi, doublées. Elles comprennent les redevances minières, les taxes sur voitures, chevaux, mules et mulets, sur les billards, les cercles, les gardes-chasse. On ne touche pas aux droits de vérification des poids et mesures, aux droits de visite des pharmacies, aux redevances pour la rétribution des délégués mineurs, qui ne sont pas à proprement parler des taxes fiscales et qui ont pour unique objet de subvenir aux frais de services spéciaux. On laisse également de côté la taxe sur les biens de mainmorte, représentative des droits de transmission entre vifs et par décès. Le taux de cette taxe est en effet fixé à raison de la charge moyenne effective qui pèse sur les autres immeubles du chef de ces droits : il ne devra être augmenté que lorsque ces droits seront majorés.

Il a fallu éviter que le doublement du principal des taxes assimilées que nous avons énumérées entraînât une augmentation des surtaxes communales. Les municipalités perçoivent jusqu’ici un sixième du principal de la redevance des mines et un vingtième du principal de la contribution sur les chevaux et voitures : ces prélèvemens seraient ramenés à un douzième et à un quarantième, c’est-à-dire maintenus au niveau actuel. Le maximum des taxes que les communes sont autorisées à percevoir en remplacement des droits d’octroi, sur les voitures, chevaux, billards et cercles, serait ramené de cinquante à vingt-cinq pour 100. Ce doublement procurerait 27 millions au Trésor.

Aux taxes assimilées, M. Ribot propose d’en ajouter une sur les chiens, qui serait de 5 francs par chien de garde et 10 par chien d’agrément, et fournirait 22 millions par an. Les communes seules imposaient jusqu’ici ces animaux.

Les valeurs mobilières sont, elles aussi, appelées à fournir leur contingent, bien qu’à de nombreuses reprises, et en dernier lieu par la loi du 29 mars 1914, les droits qui les frappent n’aient cessé d’être majorés. On sait que les titres au porteur d’actions et d’obligations acquittent trois taxes : le timbre de neuf centimes par 100 francs du capital nominal, le droit de transmission de trente centimes par 100 francs du cours coté, et enfin 4 pour 100 du revenu. C’est cette dernière taxe que le ministre propose de relever à 5 pour 100. L’exposé des motifs reconnaît qu’elle est, dans une large mesure, un impôt de superposition, puisqu’elle s’ajoute aux impôts directs payés par les sociétés, augmenté des droits de timbre et de transmission : elle pèse lourdement sur les valeurs mobilières.

On demande en même temps que l’impôt sur les lots à payer aux créanciers et aux porteurs d’obligations, effets publics et tous autres titres d’emprunt, soit porté de 8 à 10 pour 100, et que l’impôt de 5 pour 100, établi par la loi du 29 mars 1914 sur le revenu des fonds d’Etat étrangers et des valeurs mobilières étrangères non abonnées, soit fixé à 6, au lieu de 5 pour 100.

Une taxe de 5 pour 100 serait établie sur les bénéfices qui, par suite de dispositions statutaires, sont distribués aux membres des Conseils d’administration des sociétés, compagnies et entreprises étrangères dont les titres circulent en France ou qui y possèdent des biens.

Ces diverses dispositions, relatives aux valeurs mobilières et aux traitemens des administrateurs des sociétés étrangères, sont estimées devoir fournir un supplément annuel de recettes de 44 millions, ramené en temps de guerre à 38 millions. En les ajoutant aux 384 millions auxquels sont évalués les produits des autres mesures indiquées plus haut, nous trouvons que cette partie du programme donnerait 422 millions de ressources nouvelles.


III

Voyons maintenant ce que le projet demande aux contributions indirectes, par voie d’élévation de celles qui existent. Le ministre nous annonce en même temps qu’un projet de loi séparé est en préparation pour en créer de nouvelles.

Avec beaucoup de raison, M. Ribot s’attaque à l’alcool, qui devrait être surtaxé depuis longtemps. Le projet de loi déposé le 25 août 1915 organisait un nouveau régime, supprimait le privilège des bouilleurs de cru et fixait à 500 francs par hectolitre d’alcool pur le tarif unifié, qui aurait compris le droit d’entrée et une part représentative des droits d’octroi, annuellement perçus pour le compte des communes. Afin d’assurer à celles-ci une compensation légitime de la recette qui leur serait ainsi enlevée, le projet de 1915 constituait un fonds commun avec le cinquième du droit et le répartissait entre les villes, selon leur consommation, à raison de 200 francs par hectolitre pour Paris, 150 francs pour les communes du département de la Seine, 125 francs pour les villes de plus de 40 000 habitans, 100 francs pour les villes de 4 000 à 40 000 âmes. Le surplus du fonds commun devait être réparti entre les autres communes à raison du nombre d’habitans. Un maximum par tête d’habitant, allant de 5 à 8 francs, était prévu, de façon que les villes n’eussent pas intérêt à provoquer une augmentation de la consommation. L’ensemble des dispositions était calculé de manière que cette répartition fût, à peu de chose près, égale aux sommes que les municipalités perçoivent du chef des droits d’octroi.

En fixant aujourd’hui à 400 francs le droit général de consommation sur l’alcool, le ministre ne le frappe pas moins que dans son projet de 1915 ; la différence de 100 francs correspond à la moyenne des taxes d’octroi que le projet actuel ne supprime pas, et qui à Paris atteint 165 francs, à Lyon, Marseille, Nantes 100 francs l’hectolitre. Le privilège des bouilleurs de cru serait supprimé pour la durée de la guerre : à l’exception des genièvres, toute production d’alcool propre « à la consommation de bouche et provenant de matières autres que celles désignées ci-après ne pourrait se faire que pour le compte de l’Etat. Toute distillation de vins, cidres, poirés, marcs, lies et fruits serait opérée : 1° soit en atelier public, 2° soit par des associations coopératives ou par des bouilleurs de cru ou de profession, distillant ou faisant distiller chez eux sous le contrôle de la régie. M. Ribot déclare que les mesures prises au cours de la guerre nous dispensent d’examiner pour l’instant quelques-unes des questions les plus délicates : c’est ainsi que l’étude du monopole de l’alcool d’industrie n’a pas d’intérêt pratique, à raison de la réquisition des distilleries de grains, mélasses et betteraves et de la prohibition de l’importation. D’autre part, les bouilleurs de cru trouveront, dans l’absence de concurrence de l’alcool d’industrie, un bénéfice qui compensera la perte de la franchise dont ils jouissaient. La plus-value à attendre du relèvement du droit est difficile à estimer : en 1913, l’impôt sur l’alcool donnait 400 millions ; le rendement a diminué de moitié par suite de la hausse des prix et de la raréfaction des consommateurs. On estime que, grâce à la suppression du privilège des bouilleurs et à la fixation du droit à 400 francs, la recette se monterait à 350 millions de francs.

Les boissons hygiéniques ont été très largement dégrevées en 1880 et en 1900. On propose des tarifs qui restent encore très inférieurs à ceux qui furent en vigueur de 1871 à 1880, et qui s’élevaient alors à 6 fr. 45 par hectolitre de vin, 3 fr. 33 par hectolitre de cidre, 2 fr. 85 par hectolitre de bière. On porterait à 0 fr. 80 par degré-hectolitre le droit de fabrication sur les bières, à 5 francs par hectolitre le droit de circulation sur les vins, à 3 francs par hectolitre le droit de circulation sur les cidres, poirés, hydromels ; à 15 francs par 100 kilogrammes le droit sur les raisins secs employés à la fabrication de vin pour la consommation familiale. Ce dernier chiffre est fixé par analogie avec celui du droit sur les vins, puisque, avec 100 kilogrammes de raisins secs, on obtient 3 hectolitres d’une boisson ayant à peu près la composition normale du vin.

Ces relèvemens de droits sur les boissons dites hygiéniques sont d’autant plus justifiés que, même au taux nouveau, ils ne représentent qu’une fraction souvent faible du prix de la matière elle-même qui a subi, particulièrement dans les derniers temps, une hausse considérable : avant la guerre, le prix de l’hectolitre de vin atteignait 30 et 40 francs ; il les dépasse de beaucoup en ce moment. Un relèvement de 3 francs 50 est tout à fait insignifiant en présence de cours semblables. Cette partie de la réforme ne devrait pas donner moins de 191 millions.

Il est une autre denrée de consommation courante qui ne pouvait échapper à la réforme : c’est le sucre, qui, depuis 1903, ne payait plus que 25 francs par 100 kilogrammes, alors qu’auparavant il acquittait un droit de 60 francs. Le relèvement à 40 francs est modéré : il devrait produire, si la consommation était celle d’une année normale comme 1913, une somme de 108 millions. À cause de la guerre, il convient de n’estimer la plus-value qu’à 75 millions.

Le prix des tabacs, que vend sous des formes multiples la Régie, devra être augmenté d’environ 20 pour 100. La loi vise expressément les tabacs ordinaires (scaferlatis, poudres et carottes) parce que, seuls, les tarifs de ces tabacs dépendent du pouvoir législatif et que ceux des cigares, cigarettes, produits supérieurs, sont réglés par décret. Mais il est entendu que le relèvement doit être général ; une expérience récente a démontré que, restreint à certaines catégories, il n’aboutit qu’à un déplacement de consommation. L’accroissement de 20 pour 100 porterait de 12 francs 50 à 15 francs le prix du scaferlati ordinaire, dont la vente représente près de la moitié des produits du monopole. Les prix des cigares seraient majorés dans une proportion allant de 20 à 50 pour 100. Appliquée aux quantités vendues en 1913, la modification du prix de vente des tabacs ordinaires donnerait une plus-value de 55 millions, et celle des articles tarifés par décret 45 millions, soit au total 100 millions. Tenant compte de la restriction de consommation qu’amène la hausse des prix, il convient de tabler sur 80 millions, ce qui porte à 485 millions l’ensemble des plus-values de cette catégorie, escomptées par le projet de loi. Le budget recevrait ainsi 900 millions environ de ressources nouvelles, demandées pour un peu moins de la moitié aux contributions directes, et pour le reste aux contributions indirectes.


IV

Tel est l’ensemble des mesures proposées au Parlement. Il est sagement combiné et n’appelle pas de nombreuses observations. Le doublement des contributions directes, de trois des « quatre vieilles, » est une sorte d’hommage rendu à la bonne assiette de cet impôt, qui a été longtemps l’objet de critiques virulentes, mais qu’un ministre expérimenté déclare être assis dans des conditions très satisfaisantes en ce qui concerne la propriété immobilière et les valeurs mobilières. Par lui, nous avions depuis longtemps un véritable impôt sur le revenu qui n’était ni vexatoire ni inquisitorial et dont le rendement allait en augmentant sans que les contribuables fussent molestés. Aujourd’hui, d’un trait de plume, sans avoir à ajouter un centime aux frais de perception, on peut doubler les cotes foncières et augmenter de 25 pour 100 le prélèvement sur les coupons d’actions et d’obligations. Le doublement des patentes atteindra les bénéfices industriels et commerciaux, et ceux de certaines professions libérales. C’est un domaine, nous le reconnaissons avec M. Ribot, où l’assiette de l’impôt n’est pas encore aussi parfaite que dans les autres. Mais on y a déjà beaucoup amélioré les bases de la perception, et, lorsque ce travail sera terminé, nous aurons en France un véritable système d’impôt sur le revenu, comparable dans son esprit, sinon dans son mécanisme, à l’income tax anglais, qu’on invoque si souvent comme un modèle à imiter.

Du moment où tous les revenus sont atteints, l’établissement d’un impôt général sur le revenu, d’un impôt complémentaire, comme on a voulu l’appeler, est une matière délicate. Ici encore on invoque l’exemple britannique et on nous cite la supertax comme justifiant le nouvel instrument fiscal dont nous avons été dotés par la loi du 15 juillet 1914, votée à la veille de la guerre. Le raisonnement n’est pas concluant : la supertax consiste simplement en une élévation du taux de l’income tax sur certains revenus, sans qu’une atteinte soit portée de ce chef au principe cédulaire, on vertu duquel l’impôt est perçu sur des catégories de revenus et non sur le revenu global. Chez nous, l’impôt nouveau s’applique à la totalité des revenus du contribuable. D’autre part, il n’atteint qu’une minorité, dont le chiffre est même devenu bien plus faible que celui qui était tout d’abord envisagé par les auteurs de la loi. Ceux-ci calculaient que 450 000 Français environ seraient appelés à payer l’impôt nouveau, qui frappait en principe les revenus supérieurs à 5 000 francs. Mais on a admis, au cours de la discussion, des abattemens tels que ce n’est plus guère que 300 000 personnes qui seront touchées. Or, dans une démocratie, dans un pays de suffrage universel, il est bon qu’un nombre suffisant de ceux qui votent les taxes en ressentent les effets, ne fût-ce que dans une mesure faible. Il est mauvais que, lorsqu’un impôt est augmenté de 250 pour 100, comme ce sera le cas, si le projet de M. Ribot est accepté en ce qui concerne l’impôt général sur le revenu, ceux qui s’en apercevront représentent moins de 1 pour 100 de la population et 3 pour 100 des contribuables.

Nous applaudissons au contraire des deux mains à la partie du projet qui vise l’alcool. Jamais on ne frappera assez cette substance néfaste, cet ennemi de notre race, aussi dangereux que les hordes teutonnes. Nous déplorions le retard apporté à la discussion du projet déposé il y a huit mois sur le bureau de la Chambre : nous espérons que la suppression du privilège des bouilleurs sera enfin volée.

Toutes les autres dispositions se justifient d’elles-mêmes. L’impôt sur le sucre devra sans doute être encore augmenté et ramené à son taux d’avant 1903 ; les droits sur les boissons laissent, eux aussi, de la marge. En outre, il conviendra d’établir les taxes nouvelles que le ministre nous annonce et parmi lesquelles figurera sans doute celle qui vise la lumière électrique : elle sera d’une perception particulièrement aisée : elle pourra être prélevée par les sociétés de distribution pour compte du Trésor. Nous pensons aussi qu’il faudra rétablir les impôts sur les transports, supprimés à la fin du XIXe siècle, instituer une taxe sur la navigation intérieure, rendre le réseau d’État à l’exploitation privée, en un mot reprendre les autres points du programme dressé par nous, ici même, au mois de janvier 1915, et qui trouveront sans doute place dans les futures propositions du ministre des Finances. Il y a en réserve, dans ces différentes ressources, un autre milliard qui, s’ajoutant à celui que le Parlement est invité à voter en ce moment, représentera à peu près l’intérêt de la dette consolidée et flottante qui aura été contractée pour les besoins de guerre, à la fin de l’année 1916. C’est un commencement de mise en ordre de nos finances.


V

Les propositions de M. Ribot n’ont pas trouvé bon accueil auprès de la Commission du budget, qui a fait de nombreuses objections au plan élaboré par le ministre des Finances, notamment au chapitre des contributions directes, et qui, des diverses propositions relatives aux impôts indirects, ne retient que ce qui touche l’alcool. Et encore la Chambre a-t-elle adopté l’idée singulière de racheter le soi-disant droit des bouilleurs de cru. Nous espérons que le Parlement ne persistera pas dans cette conception aussi contraire à la véritable justice que dangereuse pour nos finances.

Le motif invoqué par les opposans, en ce qui concerne la contribution foncière sur les propriétés non bâties, est qu’elle atteint les propriétaires du sol, les cultivateurs, dont un grand nombre sont au front. On peut répondre à cela, d’une façon générale, que, dans un pays de service obligatoire, il n’est pour ainsi dire pas de famille dont un ou plusieurs membres ne soient sous les drapeaux ; il est bien difficile d’exempter une catégorie de Français d’un impôt, par la raison qu’il les frappe peut-être, dans certains cas, d’une façon un peu plus lourde que d’autres citoyens. Le doublement de la contribution mobilière a soulevé aussi des critiques, qui sont la reproduction de celles qui ont été jadis formulées contre les taxes assises d’après les signes extérieurs : on prétend qu’aux époques de guerre les inconvéniens du système sont plus sensibles qu’en temps ordinaire, parce que, dit-on, il est difficile de réduire brusquement son train de vie et de changer, par exemple, d’appartement, c’est-à-dire de diminuer la dépense qui sert de base a rétablissement de l’impôt. Ici encore, il nous semble que M. Ribot peut répondre que la cote mobilière a ses défauts, mais qu’en général cet impôt est proportionné aux facultés des contribuables ; que ceux-ci, d’ailleurs, grâce aux moratoires renouvelés, n’ont pas payé, dans bien des cas, leurs loyers ; qu’une loi votée par la Chambre accorde de très importans dégrèvemens, qui vont souvent jusqu’à l’exonération totale : les locataires acquitteront leur dette envers le percepteur d’autant plus aisément qu’ils ne l’ont pas encore soldée vis-à-vis de leur propriétaire.

On critique encore le doublement des patentes, et on rappelle à cet égard les imperfections de cette taxe, qui a cependant été remaniée et améliorée à plusieurs reprises par notre législation fiscale. On fait valoir que les inégalités qu’elle implique seraient naturellement aggravées par le fait de la multiplication par 2. Nous répondrons que le projet ministériel suspend l’effet de l’augmentation dès que le chiffre réclamé atteindrait le dixième des bénéfices, et corrige ainsi à l’avance, dans une large mesure, les inconvéniens pouvant résulter du taux nouveau.

D’une façon générale, la Chambre semble vouloir profiter de la situation pour imposer au Sénat l’adoption du projet d’impôt général sur le revenu qu’elle avait voté en mars 1909, et qui, depuis lors, n’avait pas encore été approuvé par la haute Assemblée. Rappelons à nos lecteurs les dispositions essentielles d’un programme qui avait donné lieu à des débats prolongés entre partisans et adversaires de celle transformation de notre législation. Le titre du projet était : « Suppression des contributions directes et établissement d’un impôt général sur les revenus et d’un impôt complémentaire sur l’ensemble du revenu. » Il supprimait la perception, pour compte de l’état, de la contribution foncière des propriétés bâties et non bâties, de la personnelle-mobilière, des portes et fenêtres, des patentes. En vue de l’impôt général, les revenus imposables étaient répartis en sept catégories : 1° revenus des propriétés foncières bâties ; 2° revenus des propriétés foncières non bâties ; 3° revenus des capitaux mobiliers ; 4° bénéfices du commerce, de l’industrie, des charges et offices ; 5° bénéfices de l’exploitation agricole ; 6° traitemens publics et privés, salaires et pensions ; 7° revenus des professions libérales et de toutes occupations lucratives non dénommées dans les précédentes catégories.

En ce qui concerne les revenus autres que ceux des capitaux mobiliers, l’assiette et la perception de l’impôt devaient être faites annuellement par voie de rôles nominatifs. Le taux prévu était de 4 pour 100 dans les trois premières catégories ; de 3 et demi dans la quatrième ; de 3 pour 100 dans les cinquième, sixième et septième.

L’impôt sur les valeurs mobilières continuait à être perçu suivant le mode actuellement en vigueur pour les valeurs françaises, mais les droits de timbre et de transmission sur les titres au porteur étaient supprimés et remplacés par des taxes annuelles de 2 et de 6 pour 100 sur le revenu des titres. Un système spécial était institué pour les coupons de valeurs étrangères : il n’a plus de raison d’être aujourd’hui, puisque la loi de 1914 a réglé cette partie de la question. L’impôt sur les bénéfices des professions industrielles et commerciales, ainsi que des charges et offices, devait être établi annuellement à raison du revenu moyen des trois années précédentes.

Le projet ajoutait à l’impôt sur les bénéfices des professions industrielles et commerciales une taxe spéciale de 1 à 3 pour 1000 sur le chiffre d’affaires réalisé par les magasins où se débitent plusieurs espèces de marchandises, qui vendent en demi-gros, occupent plus de dix personnes et font plus d’un demi-million d’affaires par an. Il créait un impôt complémentaire de 5 pour 100 sur le total des revenus compris dans chacune des catégories de l’impôt général, lorsque ce total dépasse 5 000 francs. Cette partie du projet a été réalisée par la loi de 1914 instituant l’impôt général sur le revenu.

La Chambre avait ainsi préparé en 1909 un code complet d’imposition sur les revenus, qui était destiné à remplacer notre ancienne législation. Sera-t-il possible au Sénat, dans les circonstances actuelles, d’étudier et de voter un projet aussi vaste, soulevant des problèmes aussi nombreux ? Est-il sage, en temps de guerre, de modifier de fond en comble les bases d’un système fiscal qui a ses défauts comme tout ce qui est humain, mais qui a été singulièrement perfectionné depuis un certain nombre d’années et qui a montré qu’il était à la fois élastique et productif ? Il est permis d’en douter.

Afin de procurer au Trésor une partie des ressources dont il a besoin, certains députés songent à une taxe militaire qui serait acquittée par les Français non combattans. De toute façon, il faut se hâter de voter des impôts nouveaux et de majorer ceux qui existent. Les chiffres de nos dépenses rappelés au début de cette étude démontrent de la façon la plus saisissante la nécessité impérieuse de promptes résolutions. Nous sommes étonnés de voir la Commission du budget rejeter en bloc les propositions ministérielles qui étaient empreintes d’une grande sagesse, notamment en ce qui concerne les impôts de consommation. Il est évidemment pénible de majorer en ce moment le prix du tabac, les droits sur le sucre et sur les boissons, mais ces élévations ne feraient, dans la plupart des cas, que nous rapprocher d’un niveau de taxation qui a existé antérieurement et qui serait encore loin d’être atteint.

Les membres du Parlement hésitent encore à demander des sacrifices à leurs électeurs. Ils ont tort de ne pas compter sur la clairvoyance et le patriotisme des Français. Qu’ils réfléchissent à l’abnégation sublime avec laquelle toutes les familles du pays donnent ce qu’elles ont de plus précieux au monde, leurs enfans, pour le salut public, et ils seront rassurés sur l’accueil que trouveront des mesures fiscales indispensables. Il n’est personne qui ne soit prêt à fournir au Trésor sa part des milliards dont la France a besoin. Tout ce que nous demandons, et ce que nous avons le droit de demander, c’est, d’une part, que les charges de l’impôt soient réparties avec sagesse et justice ; d’autre part, que notre argent soit employé avec intelligence, discernement, méthode, de façon à donner le maximum du résultat utile et à hâter la victoire de nos armes et de celles de nos Alliés.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.