Le Bonheur (Sully Prudhomme)/Les Sciences
VII
LES SCIENCES
Au labeur du cerveau la nuit seule est propice :
Il faut que tout murmure étranger s’assoupisse
Pour que la vérité, dont le temple est en nous,
Nous laisse déchiffrer ses oracles jaloux.
Autour de la retraite où l’attend sa compagne,
Faustus veille, égarant ses pas dans la campagne.
Il écoute en lui-même une voix qui répond,
Dans sa suprême angoisse, à son appel profond :
« L’essor nous a déçus, sachons ramper sans honte ! «
Lui souffle alors Bacon par les lèvres de Comte.
« L’infini nous déborde, et ceux-là sont des fous
Qui pensent d’un coupd’aile en toucher les deux bouts
Ou prétendent porter sur leur humaine épaule
De l’univers entier le formidable poids !
A dégager des faits le fil ténu des lois
Nous bornons désormais nos vœux et notre rôle.
Le solide savoir n’est pas un monument
Qu’un hasard de génie élèverait d’emblée ;
Non, l’assise à l’assise avec ordre assemblée
Sans l’atteindre jamais monte au couronnement.
L’ouvrier de science est un tailleur de pierres ;
Qu’il prenne ses marteaux, son fil et ses équerres
Et ne suspende pas ses rêves au clocher
Quand il n’en est encor qu’à fendre le rocher !
Il maçonne une tour, non le fronton d’un temple,
Et le ciel où tout pèse est le seul qu’il contemple :
L’horizon grandissant, mais borné, qu’il peut voir
Est le seul qu’il mesure et promette à l’espoir.
« Nous devons l’unique science
Que l’homme puisse conquérir
Aux chercheurs dont la patience
En a laissé les fruits mûrir.
Les Euclide et les Pythagore,
Par un siège lent mais certain,
De la Nature close encore
Ont préparé l’assaut lointain.
Parce qu’ils ont d’abord su faire
Du chiffre un signe ingénieux,
Conçu la forme de la sphère
D’après l’ébauche offerte aux yeux,
Dessiné du doigt dans le sable
Sur un triangle trois carrés.
Parce qu’ils les ont comparés.
Malgré l’abîme infranchissable.
Les cieux ne nous sont plus barrés !
« Pascal à tous œuvres habile,
Dont le génie avec rigueur
Réglera la lutte immobile
Entre le vase et la liqueur,
Dans l’espace aux figures mêmes
Demandant son unique appui,
Affronte les plus hauts problèmes.
« Combien sont des jeux aujourd’hui !
Grâce à Descartes, dont la ruse
Oblige, en cette étude abstruse,
L’algèbre à raisonner pour lui.
« Leibniz et Newton vont réduire
Les grandeurs, pour les reconstruire,
A l’élément essentiel.
Dont la petitesse infinie
Aux compas de l’astronomie
Livre l’immensité du ciel !
« La Chaldée y plongeait la sonde,
Hipparque y porte le flambeau,
Et Copernic impose au monde
Un ordre déjà sûr et beau.
« Le cours des astres s’illumine.
Galilée est en vain hué,
Il sait que la terre chemine.
Elle a sous son front remué !
A sa voix le soleil s’arrête
Mieux qu’à la voix de Josué !
Le passé sans jalons recule,
Il le divise : de l’instant
Il attache au plomb du pendule
L’aile qui fuit en palpitant,
Et l’insaisissable durée
Est prise au vol et mesurée
Par un signal simple et constant !
« Dans sa veille longue et sans trêve,
Arrachant par un puissant rêve
Leurs lois aux planètes, Képler
Lègue sa formule profonde,
D’où jaillit un immense éclair,
A Newton grand comme le monde !
« Newton lie entre eux tous les corps
Par une chute universelle
Qui dans tout le ciel se décèle
En y courbant tous les essors !
« Il meurt cependant, pour revivre !
Car tout disciple de son livre
Est de sa gloire le héraut !
Car d’Alembert, Euler, Clairaut
Et Lagrange sont de sa race.
Ils pensent, le front sur sa trace,
Et leur grand héritier Laplace
Des sphères, sans lever les yeux,
Ordonne en groupe harmonieux
L’essaim familier qu’il embrasse !
Dans les infinis envolé.
Dédaignant d’un Dieu l’hypothèse,
Sans terreur si haut isolé
Son génie y respire à l’aise ! »
Faustus se remémore avec un fier plaisir.
Par la bouche de ceux qu’à leur tour il consulte,
Bien qu’un voile d’oubli déçoive son désir.
Chaque science, objet trop lointain de son culte.
« Archimède, savant rempart
D’une illustre ville à défendre,
Pense, et met une flotte en cendre :
Il concentre et guide avec art
Les traits du soleil, dont plus tard
Galilée oblige à descendre
L’image même, pour la rendre
Docile et lisible au regard.
« De l’infini qui le dépasse
L’œil humain n’avait visité
Que la céleste immensité :
Le verre, explorant tout l’espace,
Des grandeurs sans borne aux néants,
Et l’œil, repu d’astres géants
Mille et mille fois centenaires,
Peut voir vibrer des éphémères
Au sein d’infimes océans !
« Newton fait dans le prisme éclore
D’un rayon qui l’a traversé
Tout un arc-en-ciel nuancé
Comme un bouquet multicolore
D’une tige unique élancé !
Et sur l’écran qui s’en irise
Le chimiste apprend des soleils,
Par une sublime analyse,
Leurs éléments qu’avec surprise
Il trouve aux corps connus pareils.
« Docile aux formules fécondes
Qu’enchaîne élégamment Fresnel
La lumière enfin sort des ondes,
Vénus de l’éther éternel !
Elle est sœur du son qui s’élève
Des flots entremêlés de l’air
Et, voilé tantôt, tantôt clair.
Dans le plaisir éveille un rêve.
D’un fil visible rattachant
Les perles que la gamme égrène,
Qui nombre pour les yeux son chant.
« Franklin provoque avec audace
Et désarme, savant héros,
De la foudre qui le menace.
Dans son piège aigu, les carreaux ;
Il lui trace en maître sa voie,
La force à ramper et la noie.
Sur l’ambre le vol d’un duvet
Trahit qu’en bas elle couvait :
Un disque de cire ou de verre
Ose imiter le bras du Dieu
En qui l’humanité révère
L’auteur du tonnerre et du feu !
« Puis, par une vertu nouvelle,
Dans l’éveil d’un muscle endormi
La foudre éparse se révèle,
Silencieuse, à Galvani.
Franklin l’annulait, terrassée ;
Volta la gouverne, amassée ;
Ampère fait d’elle un aimant
Et dans sa vitesse fidèle
Prépare à la pensée une aile
Qui ceint la terre en un moment !
« Du vrai grandiose genèse !
Archimède dans l’onde pèse
Pour qu’un jour sa pesée atteste
Quel bras pousse la nef céleste
Où Montgolfier conquiert l’azur,
Après que, sur le Puy-de-Dôme,
Prouvant à l’air sa pesanteur,
Pascal de ce subtil royaume
A déjà toisé la hauteur !
« Dupe de son attente émue,
L’alchimiste est las d’essayer
Si le cuivre en or se transmue
Dans le creuset par le brasier.
Sur les essences corporelles
Quelle nuit féconde en querelles,
De Paracelse à Lavoisier !
Celui-ci, nouveau Prométhée,
Surprend dans l’air l’esprit du feu :
Une science est enfantée
Qui fera l’homme demi-dieu !
« Wenzel, Dalton, en leurs balances,
Révèlent qu’entre tous les corps
Par d’exactes équivalences
Le poids régit tous les accords.
Ces alliances régulières
Fournissent au palais des pierres,
Et de plus fins matériaux
Aux éphémères édifices
Ah ! qu’en leurs multiples offices
Les principes unis entre eux
Pour tant d’œuvres sont peu nombreux !
Les vieux atomes d’Epicure
Vont ressusciter tous pareils
Pour composer les clairs soleils
Aussi bien que la terre obscure,
Et peut-être que, seuls divers,
Le poids, le nombre et la figure
Expliqueront tout l’Univers !
« Combien sur le vrai fond des Choses
La forme apparente nous ment !
Le jeu changeant des mêmes causes
Émeut les sens différemment :
Le pinceau des lis et des roses
N’est formé que de mouvement ;
Un frisson venu de l’abîme,
Ardent et splendide à la fois,
Avant d’y retourner anime
Les blés, le sang, les fleurs, les bois.
Ce vibrant messager solaire
Dans les forêts couve, s’endort
Et se réveille après leur mort
Dans leur dépouille séculaire,
Noir témoin des printemps défunts,
Qui nous réchauffe, nous éclaire
Et nous rend l’âme des parfums !
Dans la texture du granit,
Roi des atomes, il les noue.
Les dénoue et les réunit.
La terre mêle à son écorce
Ce Protée en le transformant
Tour à tour de chaleur en force,
En lumière, en foudre, en aimant.
« Soleil ! Gloire à toi, le vrai père.
Source de joie et de beauté,
D’énergie et de nouveauté,
Par qui tout s’engendre et prospère !
« Ainsi des profonds ateliers
Dont l’opération savante
Façonne la forme vivante
Les moteurs nous sont familiers.
Nous voyons obéir la vie,
Souffle encore mystérieux,
A leur concert impérieux,
Par ses organes asservie
Aux mêmes lois que ses milieux.
« Aux pas lents de la médecine
Hippocrate ouvre le chemin.
Galien, le premier, devine
Quelques secrets du corps humain ;
Dans sa recherche exacte et fine,
Vésale ose y porter la main ;
Que, par de sûrs canaux conduit,
Le sang voyage, double fleuve
Dont le parcours est un circuit.
« Lavoisier, criblant au passage
L’air par la poitrine exhalé,
Du charbon dans le sang brûlé
Fixe le poids et dit l’usage :
De ce foyer nait la chaleur
Par le muscle en jeu dépensée ;
L’effort même de la pensée
Y pourrait peser sa valeur.
« Bichat, précoce déceleur,
Dans les fonctions qu’il recense
Met l’ordre ; il a déjà conçu,
Sans en savoir l’intime essence,
Un vivant dans chaque tissu :
Sondant la vie avec puissance
Jusques au plus profond ressort,
Il y suit pas à pas la mort.
« Le corps est un laboratoire
Où Lavoisier porta le jour ;
A toi, Claude Bernard, la gloire
De l’illuminer à ton tour !
Ton œil en perce les arcanes
D’un regard subtil, vaste et sûr.
Du plus rebelle des organes
Tu rends visible chez la plante
Par de factices pâmoisons
La vie en elle somnolente,
Humaine sous d’humbles cloisons.
Tes savants et beaux artifices
Contraignent même les poisons
A rendre aux mortels des services.
« Mais l’homme est le dernier venu :
D’autres peuples couvrent la terre.
L’espèce y restait un mystère,
Le sol n’en était pas connu.
La surface en est riche et belle ;
Aristote y sait déjà voir,
Et Pline à la dépeindre excelle ;
Bravant le feu qu’elle recèle
Il en meurt sans en rien savoir.
« Habitée après maint désastre,
La verte écorce du vieil astre
Dont le centre est encore ardent.
Par degrés enfin refroidie,
Y retient captif l’incendie
Qui parfois la plisse en grondant ;
Mais sur son prisonnier farouche
Affermie, elle enfante et rit ;
Et, sans frayeur, couche par couche,
Cuvier la sonde et la décrit.
Les débris de ses premiers nés,
Sur la foi d’un témoin fossile
Les restaure aux yeux étonnés,
Et de leur mère sans mémoire
Tâtant le passé sans flambeaux,
Sur son âge et sur son histoire
Il fait répondre ses tombeaux !
« Linné révélait de sa flore,
Buffon de ses hôtes errants
Les mœurs et les traits différents,
Mais non pas l’origine encore ;
Des êtres par leur art classés
La chaîne attendait sa soudure.
Elle flottait à l’aventure
Sans souci des chaînons cassés.
Avec une audace prudente
Mariant leurs groupes divers,
Voici qu’un chercheur nouveau tente
Les chemins par Lamarck ouverts !
Il reconnaît comment dévie,
Se transforme et se ramifie
La descendance au loin suivie
De nos ancêtres découverts.
A la puissance créatrice
Darwin interdit le caprice :
Il lui donne pour s’outiller
Les instincts aux efforts intenses,
L’affreux champ clos des existences :
Dans le combat nécessité
Par la famine et le partage
La plus ferme variété
Fonde et lègue son avantage ;
L’espèce, en équilibre, sort
De la victoire qui s’achève,
Et sa durée est une trêve
Que menace un lutteur plus fort.
« La terre est un champ de bataille !
Mais ni la force ni la taille
N’y sauraient toujours triompher :
Le microbe invisible affronte
Le gigantesque mastodonte
Dont le poids ne peut l’étouffer.
La planète change de face,
Le géant n’y laisse de trace
Que l’os dans la roche incrusté ;
L’invisible toujours vivace
Y brave seul la vétusté.
En vain contre l’espèce même
Le temps ou le fléau sévit :
La cellule que la mort sème,
Mère des formes, leur survit !
Génératrice universelle,
Elle cache une humble parcelle
Du foyer qui luira demain
Puis flambeau sous le front humain ! »
— « Mais d’où vient cette flamme ? Il est un Dieu peut-être.
Peut-être une âme aussi :
Pour renoncer sans honte à les jamais connaître,
Qu’avez-vous éclairci ?
« Vous avez seulement diminué le nombre
Des noms donnés aux faits :
Comme eux, leurs propres lois dont la cause est dans l’ombre
Ne sont que des effets ;
« Sans rien avoir trouvé de la raison du monde,
L’homme se dit savant
Quand il tâte combien l’ignorance est profonde
En sondant plus avant ;
« Mais c’est en vain qu’à fuir ce qui le fuit lui-même
Il croit se résigner ;
Il cherche malgré lui cette cause suprême
Qu’il ne peut dédaigner !
« C’est elle qui l’attire à travers les fantômes
Que ses prunelles font :
Vous-mêmes, en parlant de forces et d’atomes,
Vous parlez d’elle au fond.
« Vous assignez un cours au flot des phénomènes.
Mais le lit fait défaut ;
Vous épiez leur suite, et c’est perdre vos peines :
Les deux bouts sont plus haut.
« De la Vérité l’homme, en la servant, demeure
Serviteur à demi,
Si, n’osant l’approcher en époux, il l’effleure
Et n’en est que l’ami !
« Elle n’est certes pas d’une facile étreinte,
Et sa morsure au cœur laisse une ardente empreinte :
Souvent insaisissable, elle frustre nos bras
Ou ne donne au baiser que des enfants ingrats ;
Aux vœux impatients, au zèle téméraire
Trop souvent elle oppose une froideur contraire ;
Mais par ses grands refus s’égarer ou souffrir,
Comme à ses trahisons, à ses rigueurs s’offrir,
C’est l’aimer tout entière, et, sans retraite aucune,
Suivre tout son caprice et toute sa fortune !
Sages qui n’en prenez qu’avec mesure et choix,
Vous n’enchaînerez pas notre culte à vos lois ! » —
« Ainsi répondent ceux dont l’amour monte et vole
Droit vers le sein voilé de cette altière idole,
A ceux qui, las d’assauts vainement essayés,
Se résignent dans l’ombre à lui baiser les pieds.
« Hélas ! à qui d’entre eux faut-il que je me fie ?
A ceux qui, terrassant toute sublime envie,
Marquent à la pensée un poste humble mais sûr.
Et l’arment d’un regard d’exacte sentinelle,
Ou bien à ceux qui font de l’espérance une aile
Pour aller toucher Dieu sous son rideau d’azur ? »
N’obtenant du passé nulle ferme réponse,
Faustus au vain secours du souvenir renonce.
Ainsi la lente marche à tâtons de l’esprit
Par l’appel patient à tout ce qu’il apprit
Seul il l’avait refaite en sa longue insomnie,
Étape par étape ; et la route aplanie
Par tous les pèlerins qui l’avaient précédé
N’aboutissait qu’à l’ombre en un temple vidé,
Où désespérément lutte en cherchant sa lampe
Une foi vague avec une raison qui rampe.
Quand un explorateur a seul longtemps marché
Dans le désert aride et mouvant, tout jonché
Des ossements de ceux qui tentèrent la route,
Sans que des eaux du ciel il tombât une goutte
Ni que la moindre source arrosât le sol blanc,
Il se traine, altéré, d’un pas lourd et tremblant,
Vers les palmiers lointains dont l’appel l’encourage.
Mais reconnaît, hélas ! que c’était un mirage
Et se couche, épuisé, sous le vol d’un vautour.
Ainsi Faustus, ayant dépassé tour à tour
Les monuments épars des humaines doctrines
Et vu s’évanouir, au bout de leurs ruines,
Le fantôme du vrai vainement poursuivi,
Laisse enfin retomber son front inassouvi
Que bat l’aile du doute assuré de sa proie.
Mais sous l’ongle pesant qui l’oppresse et le broie
Il se débat encore, et c’est désormais seul
Qu’il ose soulever son ténébreux linceul.
VOIX DE LA TERRE
Vérité, parle-nous du fond de tes abîmes !
Réponds au long appel de tes pâles victimes
Qui t’implorent obstinément.
Jalouse Vérité, laisse tomber ton voile ;
Dis-nous l’âge et le lieu de la plus vieille étoile
Qui vit l’essor du mouvement !
Révèle-nous au loin la première pensée,
L’effort originel qui l’ont un jour lancée
Dans l’infini désert et noir,
La cause unique : amour, nécessité, caprice,
Toute-puissance aveugle, ou raison créatrice,
Qu’il nous faut nommer sans la voir !
Tout semble s’écrouler ; dis-nous ce qui demeure.
La forme est l’apparence, et l’apparence un leurre.
Le fond tâté s’évanouit.
Et sentant l’être en nous, si nous y cherchons l’âme,
Notre intime regard vainement l’y réclame :
En nous comme ailleurs il fait nuit !
Donne enfin son salaire à la tâche si dure
Qu’impose le mutisme ingrat de la Nature
A tes amants laborieux !
Exauce enfin leur noble et fidèle prière ;
Mets à nu ta splendeur, fut-elle meurtrière,
Dût-elle leur brûler les yeux !