Le Bonheur (Sully Prudhomme)/L’Aiguillon

Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 309-323).


IX

L’AIGUILLON




faustus

Que de fois avons-nous, de ce haut promontoire,
Contemplé ce grand fleuve aux berges de gazon
Déroulant sous nos pieds sa claire et souple moire
Qui va là-bas se perdre au bleuâtre horizon !

Ces fleurs couvrant le sol de leurs riantes gerbes
Comme un manteau tigré jeté sur un dormeur,
Et ces vierges forêts aux statures superbes
Dont nous bercent d’en bas la houle et la rumeur !

Que de fois, unis là dans une même extase,
Côte à côte, en silence, et la main dans la main,
Sur ce roc dont les bords nous dérobent la base,
Avons-nous cru planer dans un vol surhumain !


Mais jamais, n’est-ce pas ? la sublime allégresse
Dont ce balcon céleste emplit l’âme et les yeux
N’égala cet émoi sacré qui nous oppresse
Comme si nous allions y devenir des dieux !

Stella ! le pur éther est seul notre patrie !
Que j’y sente ton cœur sur mon cœur se poser,
Et que, rivant ma lèvre à ta lèvre fleurie,
J’y goûte un paradis qu’embaume ton baiser !

stella

______Oui, dans cette clarté sereine,
Sur ce sommet où passe une subtile haleine,
______Ce m’est un délice innommé.
______Une ivresse en effet divine
D’être à toi, de m’abattre en paix sur la poitrine
______Large et tendre du bien-aimé !

______Ah ! que ma bouche offre à la tienne
Un miel dont la saveur à jamais l’y retienne !
______Comme se fondent deux liqueurs
______Dans la coupe qui les mélange.
Ne formons dans l’amour, par leur intime échange,
______Qu’une essence de nos deux cœurs ! —
 
Alors debout devant l’éternelle Nature,
Jeunes hôtes d’un monde où la jeunesse dure.

Dans un embrassement immobile et muet
Ils sentent s’accomplir leur suprême souhait.

Sur leur enchantement le temps plane et s’arrête…

— « Laisse-moi m’arracher pour une heure à tes bras,
Et permets, dit enfin Stella, qu’en bas j’apprête
Notre nid quotidien : tu m’y retrouveras.
Déjà l’ombre envahit la vallée ; il me tarde
De le fleurir : ce soin délicat me regarde. » —

Elle s’est dégagée et part en envoyant
Dans sa fuite à Faustus un baiser souriant.
Il suit, plongeant les yeux sur la vaste pelouse.
Le labeur gracieux de l’angélique épouse.
Et voit s’amonceler sous le mourant soleil
Le frais tapis qui doit parfumer son sommeil.

L’amour fait de sa vie une paisible fête.

Mais voilà qu’il tressaille ; il a dressé la tête
Comme si quelque souffle eût frôlé ses cheveux.
— « Qu’ai-je entendu ?… Sans doute, oui ! sans doute la brise.
La brise qui chuchote et m’effleure en ses jeux.
Une plainte ? Mais non ! Quelle étrange méprise !…
Un bruit d’ailes peut-être ? Oh ! ce n’est cette fois
Ni vol d’oiseau ni vent ! On dirait une voix…
Le frisson gémissant des lointaines ramures
Ressemble, vers le soir, à de vivants murmures…

Non pourtant, la forêt ne peut ainsi gémir...
Ce que j’entends si proche est un humain soupir !
J’en reconnais l’accent. Dieu ! c’est une parole...
Quelle âme ici dans l’air supplie et se désole ?

voix de la terre

______Le dôme où nous avions cloué
______Un Zodiaque dont les signes
______Semblaient des prunelles bénignes,
______Notre essor ne l’a pas troué ;

______Et maintenant que cette voûte
______Fuit l’œil de l’homme à l’infini,
______L’espoir pour notre aile est banni
______D’y percer jusqu’à Dieu sa route !

Nos cris monteront-ils à jamais oubliés,
______Solitaires, de monde en monde.
Errants, et d’âge en âge, hélas ! multipliés,
______Sans que rien là-haut y réponde ?
 

faustus

Elle vibre en mon sein, cette clameur profonde...
 

les voix

______Nos pieds saignants traînent des fers.
______Nos reins sous les fardeaux succombent !

 
______Marchons ! Malheur l’i ceux qui tombent 1
______Le fouet est marqué dans nos chairs.

______— Nous voilà serfs, nouveaux esclaves !
______— Liberté, si lente à venir !
______Qu’es-tu, si tu ne peux bannir
______La misère aux viles entraves ?

— S’il est un juste au ciel, que nous le réveillions !
______Qu’en lui notre appel retentisse !
Dans l’innombrable essaim des constellations
______Quel est l’astre où dort la Justice ?
 

faustus

De quel réveil mon trouble est-il en moi l’indice ?
 

les voix

______Nous malades, nous languissons !
______— Nous, l’âpre effort sans fruit nous tue !
______— Et nous, la faim nous prostitue !
______— Nous, la grêle abat nos moissons !

______Attendrons-nous toujours le baume
______Promis à nos tourments déçus ?
______Pour qui donc a souffert Jésus ?
______Qu’il est loin d’ici, son royaume !

Dans ces globes épars, au nôtre ressemblants,
______Où la pitié se cache-t-elle ?
Que nos plaintes enfin t’arrachent à leurs flancs,
______O sœur de la race mortelle !

faustus

La Pitié ! Quel passé ce mot-là me rappelle ?

les voix

______Hélas ! nous avons tant aimé
______Sans une aumône du sourire !
______Le ciel que les beaux yeux font luire
______Nous sera-t-il toujours fermé ?

______Le débauché hardi s’y vautre
______Pendant que nous joignons les mains ;
______A nous rêveurs les froids dédains !
______O rage ! les baisers à l’autre !

— Ne me jalousez pas : que ne suis-je haï !
______L’homme auguste en moi diminue…
Cvnique, je descends ; tendre, je fus trahi.
______Rends-nous, serpent, l’Ève ingénue !

faustus

Cette obsécration ne m’est pas inconnue…


les voix


Je suis Tubacaïn. Je vois s’entr’égorger
Mes fils avec le fer que j’enseigne à forger.
— Moi, je suis Triptolème, et je vois mes semailles
En fécondant les champs les vouer aux batailles !
— J’attachai, le premier, les chevaux au limon,
La roue au char : ces biens sauveront-ils mon nom ?
— Moi, je suis Prométhée : un vautour me dévore.
— Je suis Harmodius : le crime est couronné
Et je meurs. — Moi, Socrate, en saluant l’aurore
J’accepte la ciguë : ils m’ont empoisonné !
— Je suis le Christ en croix : j’attends mon père encore.
Seigneur ! Seigneur ! pourquoi m’avoir abandonné ?
— Quand devons-nous cueillir pour nos œuvres la palme
Sans pleurs et le laurier sans outrages, promis
Par la vertu sévère à ses fermes amis ?
Quand aurons-nous la gloire inaltérable et calme ?

Créateur ! ton dédain ne peut être le prix
______Des sueurs, du sang et des larmes !
Récompense la lutte et garde ton mépris
______Pour le rêve aux stériles charmes !

faustus

O lointain souvenir des outils et des armes !
La Gloire ! Il m’en souvient comme d’un clair rayon
Et comme d’un agile et brûlant aiguillon :

Là-bas, les serviteurs du droit par la vaillance,
Ceux du beau par les arts, du vrai par la science,
Pouvaient rêver du moins pour leur bras ou leur front
La juste renommée au vol tardif ou prompt !
Héros que j’enviais, ô saints ! votre martyre,
Quel qu’en soit le destin, comme autrefois m’attire !
Votre mérite à Dieu dans l’infini s’offrant
Est plus pur sans salaire et, sans espoir, plus grand !
Du ciel intérieur il vous a faits les hôtes,
Mais vos âmes, en outre et depuis bien longtemps,
D’une aile plus légère, aux sphères les plus hautes,
Ont déjà devancé vos soupirs que j’entends !
Et moi, dont nul bienfait n’a racheté les fautes,
Qui même ai fui les maux au lieu de les guérir,
J’usurpe ici la paix si rude a conquérir !... —
 
Parfois, en plein été, quand le regard se noie
Dans l’azur qui sans tache uniment se déploie,
Quand le songe, planant avec sécurité,
Semble par un saphir immuable abrité,
Et qu’assoupi, de jour, d’air et de parfums ivre,
On n’a plus d’autre soin que de se laisser vivre,
Un point grisâtre, à peine une brume, au midi,
Se révèle, se cuivre et s’avance agrandi.
Du nuage effrayant l’invasion rapide
A bientôt en entier voilé le bleu limpide.
L’air soupire et se tait, immobile, étouffant,
Tout l’horizon tressaille et sourdement murmure.
Soudain, le rideau noir avec fracas se fend,

Et par l’éblouissante et brève déchirure
S’illumine le champ jusque-là ténébreux
Du combat sans merci des éléments entre eux.
Faustus est traversé d’une clarté pareille.
L’orageux souvenir qu’évoque son oreille
Trouble d’un deuil subit son loisir souriant,
Et dans sa conscience un éclair foudroyant
Lui montre tout à coup la lice encore ouverte
Du combat que l’honneur livre au plaisir ; en vain
Les caresses pour lui l’avaient de fleurs couverte.
Du seul miel de l’amour il crut leurrer sa faim :
Rien ne l’assouvira, hors la fierté suprême,
Si cher que la vertu la fasse au cœur payer,
D’effectuer en soi, librement, par soi-même,
Le plein contentement de l’homme tout entier !

— Faustus ! Faustus ! — Ce cri que l’écho lui répète
Comme un cri de colombe en des bruits de tempête,
Cet appel qu’à travers les plaintes il entend.
Clair et long, jusqu’à lui de la plaine montant,
A de son cœur soudain dominé la tourmente ;
Il frissonne, étonné d’entendre son amante.
 
______— Faustus ! Faustus !
________________________« O timbre pur.
______Timbre d’une voix trop connue !
______Ta vibration me remue
______Comme un tendre lambeau d’azur
______Qui rend plus sinistre la nue !

______« Timbre cher ! qu’en mille unissons
______Pleins de secrète poésie
______Depuis si longtemps j’associe
______A tous les musicaux frissons
______De cette atmosphère choisie !

______« Doux timbre ! tu n’es plus d’accord
______Avec les sons qu’elle m’apporte :
______Ils m’émeuvent d’une autre sorte
______Et leur mâle attrait te fait tort :
______L’harmonie entre vous est morte !

______« Car ces voix dont je suis hanté
______Ont l’âpre et noble accent du blâme :
______Leur prière oblige et réclame ;
______Toi, tu berces la volonté
______Et tu verses l’oubli dans l’âme…

______« Mes rêves se sont résolus,
______À ce souffle mâle, en fumée ;
______Ma charité s’est rallumée…
______Hélas ! je ne redescends plus
______Qu’à pas lents vers la bien-aimée. »

Pendant qu’il s’en retourne où le requiert l’amour,
Le silence se fait lentement à l’entour :
La clameur se dissipe en murmure, s’efface,
Puis vaguement expire ; il n’en reste plus trace,

Comme après la tempête au formidable heurt
Un grand bruit de forêt s’alanguit, tombe et meurt.

Tu fuis ; derrière toi s’est fermé ton sillage,
Et sans doute au hasard tu poursuis ton voyage,
Chœur gémissant, formé des désespoirs humains !
Ou, peut-être, assuré qu’aux maux dont tu te plains
Quelque réparateur est né sous ta secousse,
Sens-tu s’évanouir l’aiguillon qui te pousse.
Mais non ! Tu n’es là-haut que le frémissement
Que font les cris lointains du terrestre tourment ;
Tu ne sens rien, tu fuis le monde qui t’engendre
Et, pour le renseigner, tu n’y peux redescendre ;
Et ceux qui t’ont commis leur message plaintif
T’ont devancé d’un vol plus sûr et plus hâtif.
Pendant que tu vas seul sans connaître ta route,
Émigrant d’astre en astre ils ont déjà, sans doute,
Atteint, selon leur lutte et, par degrés, heureux,
Les justes paradis que tu cherches pour eux ?
Mais dans l’immensité ta quête vagabonde
N’aura pas été vaine et pour l’homme inféconde,
Si ton passage éveille et fait sourdre en secret
Dans une conscience un généreux regret,
Si tu peux rappeler à quelque âme endormie
Que sa félicité devient son ennemie,
Qu’elle arrête ses vœux et ses élans trop tôt,
Loin de leur but dernier qui plane encor plus haut !
Oui, pour gagner la sphère où les bons se préparent
Le nimbe glorieux dont leurs œuvres les parent,

Et pour oser répondre à haute voix, debout,
Au nom d’homme devant l’Infini qui sait tout,
Faustus doit acheter la paix suprême, entière,
Et s’il la veut durable il faut qu’il la conquière !
Il le sent, il rougit, et médite en chemin
Quelque grand sacrifice utile au genre humain...
. . . . . . . . . . . . . . . .

stella

Te voilà donc ! Ami, tu te faisais attendre ;
Ne m’oubliais-tu pas ? —
____________________À ce reproche tendre
Se marie un baiser fiévreusement rendu.
« J’ai deux fois appelé : tu n’as pas répondu,
Mais ma voix s’est mêlée au vent du soir sans doute ;
Je l’entendais d’en bas lugubrement gémir,
Ici jamais encore un aussi fort zéphyr
N’a troublé le silence enchanté qu’on y goûte. »
 

faustus

En effet, j’écoutais ce souffle véhément
Qui t’émouvait de loin comme un gémissement :
Ce n’était qu’une folle et joyeuse tempête
Où je prenais plaisir à rafraîchir ma tête.

stella

Ton visage pourtant n’a point l'air égayé...
Mais plutôt...


faustus

________Quoi ? Stella.

stella

____________________Grave, et presque effrayé.

faustus

Si je te semble grave, encore ému, peut-être,
Ne t’en prends qu’à la nuit ; je viens de la voir naître,
Pendant que, toi, des jeux du vent tu t’alarmais,
Plus sublime et plus riche en astres que jamais,

stella

Elle est belle, il est vrai, mais cette vague alarme
M’en a distrait les yeux.

faustus

________________J’en subissais le charme,
L’attrait, l’impérieux, l’irrésistible attrait…
Oui, Stella, je ne sais quel appel m’attirait
Vers la plus claire étoile aux meilleurs proposée
Pour conquête éternelle !

stella

___________________Une chaude rosée
Mouille ma main… Faustus ! Ah ! tu pleures ! Pourquoi ?

Pourquoi ? Parle, réponds, sois sincère avec moi !
Des pleurs ! ici des pleurs ! Ouvre, pour Dieu ! ton âme.

Elle tremble, s’affaisse et de terreur se pâme.

Faustus s’écrie, enlace et reçoit sur son cœur
Ce bel ange abattu, plus beau dans la langueur.

N’eût-il pas dû cacher son trouble à son amie,
Qu’un si cruel réveil trouvait mal affermie ?
Puisque ces tristes voix qui cherchaient des échos
N’avaient fait, en passant, qu’effleurer son repos,
Pourquoi n’avait-il pas, imitant leur clémence,
Préservé son amour de cette angoisse immense ?
Il a pleuré, l’ingrat !

_______________Pris d’un subit remords,
Il baise ces longs yeux éteints qu’on dirait morts,
Ce front où la détresse est dans la grâce empreinte,
Et réchaufte ce sein que n’émeut plus l’étreinte.

Au temps où le bonheur était nouveau pour lui,
Un jour, il s’était là prés d’elle évanoui
Pour avoir longuement humé l’âme odorante
D’une fleur qui semblait du lis aimé parente.
Et c’est elle, à présent, qui défaille à son tour
Dans ses bras, mais blessée en aspirant l’amour !

Elle reprend ses sens et, levant la paupière,
Remplit son lent regard d’une triste prière…

Faustus sur sa poitrine, avec force et douceur,
La presse, la ranime, et lui parle :
 
__________________________« O ma sœur,
O ma compagne, objet et raison de ma vie,
Se peut-il qu’une larme, innocemment ravie
A l’admiration par la splendeur des cieux,
Ait terni ton bonheur d’un nuage anxieux ?
N’avais-tu donc jamais, dans ce beau monde, encore
A mes cils palpitants vu les larmes éclore ?
Pourtant déjà mes yeux en ont été voilés
Devant l’azur des tiens, paradis étoiles !
Et ces larmes, c’était l’extase débordante
Qui m’inondait sans bruit d’une caresse ardente.
Hé bien ! ces mêmes pleurs, Stella, sollicités
Au plus profond de moi par les pures clartés
Qu’en nos épanchements me versent tes prunelles,
Germent devant les nuits aux clartés solennelles.
L’Infini m’avait seul ému quand j’ai pleuré,
Clémence en haut, tendresse en bas, partout sacré ! »
 
Stella lui prend la main, sourit et se rassure ;
Mais il n’a fait, hélas ! que panser sa blessure.