Le Bilan de la génération littéraire de 1870

Le Bilan de la génération littéraire de 1870
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 143-167).
LE BILAN
DE LA
GÉNÉRATION LITTÉRAIRE DE 1870

Quelle physionomie doit garder dans l’histoire la génération littéraire dont nous avons étudié quelques-uns des principaux représentans ? C’est ce que l’on voudrait, en guise de conclusion à cette première série d’ « esquisses contemporaines, » rechercher brièvement ici.


I

Deux grandes influences, l’une d’ordre national, l’autre d’ordre intellectuel et moral, se sont exercées sur ces écrivains qui arrivaient à l’âge d’homme il y a quelque quarante ans.

La première est celle de la guerre de 1870. Je ne crois pas qu’on puisse en exagérer l’importance. C’est le propre des grands événemens comme celui-là, non seulement de bouleverser les destinées individuelles et collectives, mais encore d’atteindre jusqu’à l’âme de ceux qui en ont été les témoins. Et quand ces âmes sont des âmes d’artistes ou de penseurs, plus sensibles, plus inquiètes, plus vibrantes que d’autres, la répercussion d’un désastre public s’y fait sentir avec une singulière, une douloureuse acuité. Quel est celui d’entre ceux que j’ai cru pouvoir appeler les « maîtres de l’heure » qui serait exactement tout ce qu’il est, si, à cet âge où les fortes impressions entrent en nous avec une sorte de violence irruptive pour n’en plus jamais sortir, il n’avait pas vu de ses yeux l’année terrible, la patrie vaincue, violée, envahie, mutilée, et les sanglans désordres de la Commune, et les tragiques convulsions d’un grand peuple qui croit sa dernière heure venue et qui ne veut pas périr ? Ceux qui ont eu, vers leur vingtième année, cette sinistre vision n’ont jamais pu l’oublier totalement. Elle a hanté leurs heures de rêverie solitaire. A chaque instant elle se représente à leurs regards. A chaque instant le goût de cendre leur remonte aux lèvres. A chaque instant sous leur plume se pressent les allusions au cauchemar de leurs jeunes années. Même ceux qui, dans leurs œuvres, ont évoqué rarement ces tristes souvenirs, — un Pierre Loti, un Anatole France, — s’en sont peut-être moins affranchis qu’il ne.semble. Mais tous les autres, comptez combien de leurs pages en sont visiblement ou secrètement inspirées ! C’est la Préface du Disciple. C’est celle de Vogué A ceux qui ont vingt ans. Ce sont tels ou tels articles de M. Jules Lemaître. Et rappelez-vous en quels termes d’une pieuse et pénétrante émotion Brunetière, en 1900, haranguait les orphelines alsaciennes-lorraines du Vésinet :


Et nous, ce qui nous émeut quand nous vous regardons, filles d’Alsace et de Lorraine, c’est que vous êtes à la fois pour nous l’espérance, le regret et le souvenir. Vous êtes le souvenir !… Il y a de cela trente ou quarante ans, mes enfans, nous habitions une autre France !… Que s’est-il donc passé depuis lors ? Ce qui se passe, mes enfans, — et puissiez-vous n’en faire jamais l’épreuve ! — quand on enlève un de ses enfans à une mère de famille… Vous êtes l’inconsolable regret ! Mais vous êtes aussi l’espérance ! et vous la serez aussi longtemps que votre vue éveillera parmi nous ces regrets et ces souvenirs…


Nous autres, qui n’avons pas vu la guerre, quand nous lisons de telles pages, nous sommes remués jusqu’au fond de l’âme : nous devinons sans peine tous les échos qu’elles vont réveiller dans le cœur de nos aînés.

Une France humiliée et amoindrie à l’extérieur, une France désunie, divisée contre elle-même au dedans, en quête d’un régime inédit conforme à ses aspirations profondes et susceptible de lui fournir un abri pour y panser ses blessures, telle est la situation de fait qu’a créée la guerre franco-allemande ; tel est le spectacle qu’ont eu sous les yeux, durant leurs années d’apprentissage littéraire, les écrivains qui viennent d’atteindre la soixantaine. Il en est de plus réconfortans, et si tous, plus ou moins, ont été entamés par le pessimisme, s’ils ont prêté aux prédications de Schopenhauer une oreille trop aisément attentive, il faudrait être un peu naïf pour s’en étonner outre mesure. Il faut dira, à leur éloge à tous, qu’ils n’ont jamais désespéré des destinées de la patrie commune, que, quelles que fussent à cet égard les suggestions intéressées, et d’ailleurs ignorantes, qui leur venaient d’outre-Rhin, et les inquiétudes que leur a si souvent inspirées l’instabilité de nos affaires intérieures, ils n’ont jamais cru à la « décadence française ; » et, la mort dans l’âme quelquefois, ils ont presque tous travaillé courageusement, patiemment, chacun à son poste et dans sa voie, à restaurer une partie de l’antique patrimoine. L’un d’eux au moins est mort à la peine. Noble exemple, et parfois méritoire, qu’ils nous ont donné là ; grande et fière leçon de foi robuste et de virile espérance. Nous, leurs cadets, nous serions ingrats, si, d’abord, sur ce point, nous ne leur rendions pas hautement témoignage.

Pour porter le poids si lourd des responsabilités qu’entraînait la défaite, quel appui spirituel ont-ils trouvé chez ceux qui les avaient précédés dans l’existence ? C’est ici qu’intervient l’autre influence décisive qu’a subie toute cette génération littéraire. Deux grands noms la symbolisent : ceux de Taine et de Renan. Ces deux maîtres avaient exprimé, entre 1860 et 1870, avec une telle autorité de style, une telle richesse de pensée, un tel éclat de talent, toutes les tendances intellectuelles et morales de leur époque, qu’il était alors, pour un jeune esprit, littéralement impossible d’échapper à leur action. Très dissemblables de tempérament, de culture et même de langage, ils se complétaient, en raison même de leurs dissemblances, admirablement l’un l’autre, et cela d’autant mieux que le fond de leurs enseignemens était rigoureusement identique. On ne saurait, je crois, mieux comparer l’ensemble de leur œuvre à tous deux qu’à cette Somme de saint Thomas où sont venues s’instruire tant de générations de théologiens successives. Les livres de Renan et de Taine ont été la « Somme » de leur temps, la source commune où, pendant au moins un quart de siècle, ont largement puisé toutes les jeunes pensées, et ceux-là mêmes qui, plus tard, devaient le plus vivement les contredire. Ces deux grands écrivains avaient, dans leurs écrits, résumé, totalisé, vulgarisé avec tant de maîtrise les résultats de la science et de la philosophie contemporaines que, pour connaître avec exactitude le dernier état des questions et les conclusions provisoires les plus assurées ou les plus probables, il n’y avait guère qu’à les lire. C’est ce qu’on fit avec une singulière ferveur. On peut dire que tous ceux qui, en 1870, avaient entre quinze et trente ans, ont été nourris de Renan et de Taine, ont été comme envoûtés par eux.

À les lire d’un peu près, on s’apercevait bien vite que, sous la diversité des langues et des styles, c’était bien la même doctrine qui circulait, ici plus âprement formulée, plus fortement déduite, là plus subtilement nuancée et comme diluée, plus ingénieusement parée, plus discrètement, plus onctueusement insinuée, plus doucereusement distillée. Rationalisme absolu, phénoménisme universel et universel déterminisme, croyance religieuse à la toute-puissance, à l’infaillibilité, à l’« omni-compétence » de la Science, que l’on confond, sans le dire, avec la philosophie, disons mieux avec une philosophie particulière : tels sont les articles essentiels de ce credo dont, à la suite de Taine et de Renan, pendant vingt-cinq ou trente ans, s’est enchantée, s’est enivrée la pensée française. On observera que, quelques contradictions de détail que leur œuvre puisse nous présenter, l’auteur de la Vie de Jésus et celui de Graindorge n’ont jamais varié sur ces divers points. « La science approche enfin, et approche de l’homme ; elle a dépassé le monde visible et palpable des astres, des pierres, des plantes, où, dédaigneusement, on la confinait ; c’est à l’âme qu’elle se prend, munie des instrumens exacts et perçans dont trois cents ans d’expérience ont prouvé la justesse et mesuré la portée… » On se rappelle cette belle page de l’Histoire de la littérature anglaise. La foi un peu candide dont elle témoigne, ni Renan, ni Taine ne l’ont jamais répudiée.

On n’en saurait dire autant de ceux qui les ont suivis. Ils n’ont pas garde intact ce credo que leur avaient transmis leurs maîtres, et qu’ils avaient commencé presque tous par adopter intégralement. Mais, d’abord, ils en ont conservé plus d’un article, ou, tout au moins, plus d’un commencement d’article., Et ensuite, chose bien curieuse et significative, même quand ils rejetaient ou rectifiaient telle idée essentielle de Taine ou de Renan, c’est d’eux, de leur esprit qu’ils s’inspiraient encore ; on pourrait presque dire que, s’ils les réfutaient, c’était pour leur rester au fond plus fidèles. Il en était des doctrines communes de Taine et de Renan, comme de celles qui avaient cours à l’époque de Zénon et d’Épicure : chacun pouvait les interpréter comme il l’entendait. La célèbre devise : Vivre conformément à la nature, ζῆν ὁμολογουμένως τῇ φύσει (zên homologoumenôs tê phusei), était susceptible d’un sens stoïcien comme d’un sens épicurien. Le stoïcisme et l’épicurisme doivent correspondre à deux dispositions permanentes de la nature humaine, car on les retrouve, au moins à titre de tendances, à toutes les époques de la pensée, et parfois même au sein d’une même doctrine philosophique. Il y avait dans Renan, — on l’a longtemps ignoré, il l’ignorait lui-même, — un épicurien authentique qui ne s’est révélé au public que dans les dernières années de sa vie. Ébranlé, déconcerté par les événemens de 1870, gâté par le succès et par l’adulation dont il était l’objet, il a dégagé de ses conceptions premières les conséquences épicuriennes qu’elles pouvaient comporter, et il est devenu le joyeux théoricien du dilettantisme que l’on sait. Taine, au contraire, stoïcien dans l’âme, douloureusement affecté et troublé par la guerre et par la Commune, sans renoncer d’ailleurs aux idées maîtresses de sa vie, les interprétait dans un sens de plus en plus élevé et austère, jusqu’à y réintégrer quelques-unes des notions qu’il semblait avoir, jadis, le plus vivement combattues. Et tandis que l’un composait l’Histoire d’Israël et cette Abbesse de Jouarre, dont personne ne fut plus scandalisé que Taine, l’autre, dans les Origines de la France contemporaine, écrivait ses belles pages sur la tradition, sur la conscience et sur l’honneur, sur l’Église catholique enfin, et il se rapprochait, en fait, de cette religion que sa pensée persistait à repousser.

Or, quand un Brunetière, un Bourget, poussant jusqu’au bout les dernières conclusions des Origines, réfutaient en quelque manière Taine par lui-même, que faisaient-ils, sinon « suivre » Taine et obéir encore à la pensée profonde et presque inconsciente et involontaire qui, à son insu, entraînait le stoïcien du naturalisme hors du cercle étroit qu’il s’était tout d’abord tracé ? Et pareillement, quand M. France maniait l’ironie transcendantale, quand il apostrophait « les larves et les fantômes, » quand il se livrait à toutes les fantaisies d’une imagination voluptueuse, — je n’ose dire : quand il préfaçait un livre de M. Combes, et pourtant !… — il avait sans doute oublié l’article célèbre sur la Théologie de Béranger, mais c’était pour se mieux souvenir de l’Abbesse de Jouarre, du Prêtre de Némi, et de quelques autres œuvres où s’émancipait enfin le secret épicurisme de l’historien d’Israël. N’est-ce pas Brunetière qui a dit que les hommes de sa génération n’ont pris conscience de leur personnalité véritable qu’au fur et à mesure qu’ils se dégageaient de l’influence de Renan et de Taine, et qu’ils s’opposaient à eux ? Et c’est vrai ; mais ce qu’on peut ajouter, c’est que, même en combattant leurs maîtres, ces disciples infidèles leur obéissaient encore : Taine et Renan ont continué à agir sur eux, par leurs contradictions finales plus encore que par leurs affirmations premières, et nos maîtres à nous n’ont jamais pu dépouiller entièrement la tunique de Nessus.


II

Sous toutes ces influences combinées, comment ont-ils posé le problème politique et social ? Nous ne nous étonnerons pas qu’à l’exemple de Renan et de Taine, — et plus encore même que le premier Renan et surtout le premier Taine, — ils en aient été de tout temps anxieusement préoccupés. Primum vivere. Les conditions mêmes, si angoissantes, si douloureusement incertaines, où ils arrivaient à la vie de l’esprit, leur en faisaient un impérieux devoir. Quand la cité est en flammes, quand la patrie menace de s’effondrer sous le talon de l’étranger, une âme bien née ne saurait s’enfermer dans sa tour d’ivoire. Aussi ne l’ont-ils pas fait. Ils étaient d’ailleurs trop jeunes pour agir : mais les uns, — ceux qui l’ont pu, — se sont engagés, ont fait bravement et simplement leur devoir de soldats ; et tous ont longuement réfléchi aux questions d’organisation politique et sociale qui s’agitaient passionnément autour d’eux.

Si sur ces questions d’ordre intérieur ils ont été assez partagés, ils ne l’ont pas été sur la question essentielle, celle de l’attitude extérieure de la France. L’un d’entre eux, il est vrai, a pu médire publiquement de la politique coloniale, railler l’inintelligence de Napoléon, accabler de ses faciles ironies l’armée et nos institutions militaires, célébrer la loi de deux ans comme « une nouveauté bienfaisante, » et développer des théories pacifistes jusque dans la Préface d’une Vie de Jeanne d’Arc : aucun d’eux n’a pu prendre son parti de la défaite et, dans le fond de son cœur, se résigner au traité de Francfort.. Qu’on se rappelle, dans la Préface du Disciple, les émouvantes paroles de M. Bourget « à un jeune homme : » « Nous autres, nous n’avons jamais pu considérer que la paix de 71 eût tout réglé pour toujours… Que je voudrais, savoir si tu penses comme nous ! Que je voudrais être sûr que tu n’es pas prêt à renoncer à ce qui fut le rêve secret, l’espérance consolatrice de chacun de nous, même de ceux qui n’en ont jamais parlé ! » Et assurément les hommes de cette génération n’ont pas résolu l’angoissante question d’Alsace-Lorraine, — hélas ! le pouvaient-ils ? — mais ils n’ont jamais oublié qu’elle existait, que, tant qu’elle ne serait pas résolue, la France ne recouvrerait pas son équilibre moral et national ; et ils ont eu cette attitude un peu paradoxale que M. Lanson a très justement définie dans une remarquable conférence sur la France d’aujourd’hui, et qui consiste à « ne pas se résigner à la paix, et à ne pas vouloir la guerre : » attitude où, — quoi qu’en pensent encore les Allemands, — il entrait plus de véritable humanité que de crainte d’une autre défaite, mais attitude qui suffit à empêcher la prescription du droit. La France et l’Allemagne n’ont aucun droit sur l’Alsace-Lorraine, — sauf ceux que leur confère l’Alsace-Lorraine elle-même : voilà un axiome de moralité internationale que nos aînés n’ont jamais laissé obscurcir.

Ils n’ont pas été aussi unanimes sur la question politique et sociale proprement dite. Le régime nouveau que les événemens et la volonté des hommes ont imposé au pays ne s’est pas fondé sans froisser bien des convictions respectables, sans violer bien des intérêts légitimes, sans commettre de bien lourdes maladresses, — dont beaucoup auraient pu être évitées, — et même de graves fautes, dont quelques-unes pourraient bien ressembler à des crimes de lèse-patrie. La France d’aujourd’hui est, je le crois, plus forte qu’elle ne l’était à la veille de la guerre : n’est-elle pas plus désunie encore ? Tous les écrivains que nous avons eu l’occasion d’étudier ont commencé par faire généreusement crédit aux hommes qui assumaient la lourde tâche d’assurer la vie politique de trente-six millions de Français vaincus. Les déceptions sont venues assez vite : on se rappelle encore la préface du Disciple, et, peut-être, tel article de M. Jules Lemaître, à trente-trois ans, que nous avons longuement cité. En dépit de ces désillusions, qu’ils partageaient, la plupart des hommes de lettres de cette époque, Brunetière, Vogué, M. France, ont pris très franchement leur parti du nouveau régime : ils n’ont eu aucune répugnance à se dire républicains et démocrates. Ils n’avaient aucune espèce de mysticisme politique. Positivistes d’éducation, formés à l’école de l’opposition libérale dans les dernières années du second Empire, où la République « était si belle, » — précisément parce qu’elle n’existait pas, — ils n’avaient contre elle aucun préjugé d’aucune sorte ; ils ne demandaient pas mieux que de « l’essayer ; » et cela d’autant plus volontiers que les autres régimes antérieurs leurs paraissaient périmés, condamnés, en France du moins, par l’histoire. Ils s’y rallièrent donc très sincèrement. Tout au plus espéraient-ils, dans la générosité de leur libéralisme, qu’on pouvait lui faire oublier quelques-unes de ses origines, qu’on pouvait en extirper le vieux germe jacobin, dont ils réprouvaient la néfaste virulence. Un seul d’entre eux, M. France, sur ce dernier point, a fait exception : il a été républicain jusqu’au jacobinisme inclusivement. Il n’a pas admis qu’une République non jacobine pût exister, et il faut bien avouer que, trop souvent, les faits ne lui ont pas donné tort. Mais les autres ont persisté dans l’illusion ou la croyance libérale ; ils ont cru jusqu’au bout que, la bonne volonté et le temps aidant, on pourrait modérer, assagir l’institution républicaine ; ils ont proposé, à cet effet, d’utiles et d’ingénieuses réformes ; ils ont fait appel aux « modérés très énergiques, » selon le mot de M. Faguet ; ils ont réclamé un pouvoir central plus fort, un Président de la République plus prompt à user de tous les droits que lui donne la Constitution, et, patiemment, suivant l’admirable parole de Vogué, ils ont attendu « l’inconnu, l’âme qui se réserve quelque part dans l’ombre et le silence, pour rassembler et guider l’âme éparse de la France. » Deux d’entre eux sont morts sans avoir vu surgir le mystérieux inconnu.

Et tandis qu’ils continuaient a croire « qu’on peut améliorer la peste, » comme l’a dit avec une spirituelle injustice M. Jules Lemaître, d’autres, impatiens d’attendre, las d’être le jouet d’une éternelle illusion, trop sévères d’ailleurs pour un régime qui, avec tous ses défauts, a laissé pourtant quelques œuvres utiles et durables et nous a permis de vivre depuis quarante ans, ont réagi avec violence contre leurs idées ou leurs aspirations d’autrefois, et se sont faits les théoriciens ardens elles apologistes convaincus du « nationalisme intégral, » autrement dit, du « royalisme par positivisme. » J’ai dit assez librement ce que je pensais des nouvelles conceptions politiques de M. Bourget et de M. Lemaître, pour avoir le droit de croire que le malaise même dont elles témoignent est un « signe des temps, » et que des hommes politiques avisés et clairvoyans, de véritables hommes d’Etat, devraient bien en tenir compte. ! Quand un parti au pouvoir ne fait pas lui-même la révolution qu’il voit se dessiner dans les idées et dans les mœurs, cette révolution, fatalement, se fera un jour contre lui.

Et enfin, quelle a été l’attitude de cette génération d’écrivains en face du fait le plus important peut-être de l’histoire non pas seulement française ou européenne, mais « mondiale, » de ce dernier demi-siècle, je veux dire l’avènement et le développement du socialisme ? D’une manière générale, elle est fort loin d’avoir été hostile. Ne parlons pas de M. France qui, lui, depuis une quinzaine d’années, affiche le socialisme le plus pur, jusque dans sa Jeanne d’Arc. Mais il n’est pas jusqu’à M. Lemaitre, ou même M. Bourget, si peu sympathiques qu’ils puissent être au collectivisme, chez lesquels on ne trouverait, je ne veux pas dire du socialisme, mais des préoccupations sociales parfois assez intenses. Pour M. Faguet, on connaît les fortes études, si libres et si lucides, où il a essayé d’« utiliser » le socialisme, et de l’adapter aux exigences de son « libéralisme. » On sait aussi que la haute et généreuse intelligence de Vogué était, dans cet ordre d’idées, prête à accueillir toutes les nouveautés, et même toutes les hardiesses conciliables avec l’intérêt supérieur et permanent de la patrie. Et quant à Brunetière, il eût repoussé assurément l’épithète de socialiste : mais il ne repoussait pas celle de « catholique social, » et il nous a plus d’une fois déclaré que ce sont précisément des raisons « sociales » qui l’avaient acheminé au catholicisme. Non, décidément, les socialistes contemporains ne pourront pas dire que les hommes de lettres dont l’œuvre s’achève aient fait preuve, à l’égard de leurs conceptions, d’un pharisaïsme bien étroitement conservateur.


III

Mais les hommes de lettres sont des hommes de lettres : la politique et la sociologie ne peuvent les préoccuper qu’accidentellement. C’est à leur œuvre littéraire qu’il faut surtout les juger.

A ce point de vue, et quoique la perspective nous fasse un peu défaut, pour établir des comparaisons et formuler des jugemens en toute assurance, il semble que la génération de 1870 puisse attendre sans trop d’inquiétude le verdict définitif de la postérité. Elle a beaucoup travaillé, cela est hors de doute, et dans ce XIXe siècle français, qui aura compté de puissans, de prodigieux travailleurs, nous pouvons affirmer qu’elle ne viendra pas la dernière. Nos petits-neveux compareront peut-être, — et je crois qu’ils auront raison, — l’activité totale d’un Brunetière à celle d’un Voltaire, et s’ils peuvent jamais évaluer toute la production d’un Faguet, — lequel écrit en ce moment douze volumes par an, — ils concluront, j’imagine, qu’ils sont en présence d’un phénomène unique dans toute l’histoire littéraire.

Mais, comme le temps, dira-t-on, le travail ne fait rien à l’affaire. Ce n’est pas sûr, — car la fécondité est, en elle-même, une fort belle chose, — mais admettons-le. Reconnaissons aussi que cette génération n’a pas eu dans ses rangs un de ces poètes qui comme Hugo, Lamartine, Musset, ou même Vigny, suffisent à illustrer une époque. Ceux qu’elle a applaudis, Sully Prudhomme, Coppée, Heredia, Verlaine, appartiennent plutôt à la génération antérieure. Il est vrai ; mais si la poésie, depuis Rousseau, n’est pas nécessairement inséparable de la forme du vers, ne compterons-nous pas, parmi les grands poètes du siècle qui vient de finir, l’auteur du Roman d’un Spahi, de Pêcheur d’Islande et de Ramuntcho et une période littéraire qui se glorifie de l’œuvre de Pierre Loti peut-elle passer pour être entièrement déshéritée au point de vue poétique ? D’autre part, et quelque cas que l’on puisse, que l’on doive faire de l’œuvre dramatique de M. Jules Lemaitre, ou de M. Paul Hervieu, nous n’avons pas eu, il faut l’avouer, au théâtre, l’équivalent d’une œuvre comme celles d’Alexandre Dumas fils ou d’Emile Augier. Et enfin, il semble qu’il ait manqué à cette génération un de ces « héros, » comme les appelait un jour M. Paul Desjardins, de l’espèce de Taine ou de Renan, par exemple, grands esprits et grands écrivains tout ensemble, qui dominent toute une époque et lui imposent, pour de longues années, leurs manières de penser et de sentir. Mais croit-on, — et d’autres d’ailleurs l’ont dit avant moi, — qu’un Brunetière, s’il n’était pas mort si tôt, laissant interrompues toutes ses grandes œuvres maîtresses, n’aurait pas pu assez bien remplir ce rôle ? Et songez à ce que, de son temps même, on eût dit de Voltaire, s’il était mort à cinquante-sept ans.

Mais on ne saurait tout avoir. Les générations littéraires qui se suivent ne se ressemblent jamais entièrement, et quand leurs mérites respectifs, — qu’on ne saurait jamais d’ailleurs évaluer avec une rigueur mathématique, — arrivent à se balancer, et, finalement, à s’équilibrer, les derniers venus peuvent avec une certaine fierté songer à leurs âmes. Or, les écrivains qui avaient environ vingt ans vers 1870 n’ont pas tous achevé leur œuvre, et ils peuvent encore nous ménager des surprises : par exemple, un critique aurait-il pu parler de M. Hanotaux exactement après comme avant sa Jeanne d’Arc ? Mais, à supposer qu’au total ils offrent aux historiens de l’avenir de moins grands noms peut-être, de moins hautes, fortes et durables œuvres que leurs devanciers, les Renan, les Taine, les Leconte de Lisle, les Flaubert, les Augier, les Dumas fils, quelle souple richesse de pensée, quelle variété d’aptitudes et quelle fertilité de talent ne feront-ils pas admirer en eux ! Voyez un Jules Lemaître : poète, critique, chroniqueur, dramaturge, conteur et romancier, il a touché à tout, et si nulle part, sauf peut-être en critique, il n’a atteint le tout premier rang, en quel genre n’a-t-il point marqué sa place ? Voyez un Paul Bourget : poète, critique, voyageur, romancier, novelliste, on pouvait croire, il y a quelques années, que tous ces titres de gloire allaient lui suffire, et voici maintenant qu’il aborde le théâtre, avec une conception et des formules d’art qui lui appartiennent bien en propre. Voyez un France, qui, lui non plus, n’a pu se cantonner dans un genre unique. Voyez un Vogué qui, à près de cinquante ans, tente avec succès le roman. Voyez un Faguet qui, lui, à première vue, n’a jamais fait que de la critique : mais à quelles questions sa critique n’a-t-elle point touché ? et quelle souplesse, quelle encyclopédique curiosité d’esprit son écrasant labeur ne dénote-t-il pas !

De toute cette activité littéraire, il est sorti, dans presque tous les genres, de bien beaux livres. Le recul nous manque, encore une fois, pour que nous puissions, avec toute la fermeté désirable, assigner aux œuvres et aux hommes leur vrai rang dans la série historique, et dégager de nos « impressions » la part d’« impersonnalité » qu’elles comportent. Mais, ceci dit, — car enfin, l’excessive prudence, en critique, pourrait aussi s’appeler d’un autre nom, moins honorable, — croyez-vous que l’impartiale postérité ne placera pas le Roman russe tout à côté du livre de l’Allemagne ? et concevez-vous qu’une histoire du roman européen au XIXe siècle puisse jamais passer Pêcheur d’Islande sous silence ? On y parlera aussi, j’en suis convaincu, du Disciple et de l’Étape, et du Crime de Sylvestre Bonnard, et peut-être du Sens de la vie, et des Morts qui parlent. S’il est possible que certaines pages des Contemporains paraissent un peu vieillies, que d’autres on en pourra extraire, ainsi que des Impressions de théâtre, pour enseigner à nos arrière-petits-enfans de quelle grâce ailée, de quelle fantaisie souriante le bon sens et l’esprit de finesse peuvent être revêtus dans notre clair pays de France ! Et quoique M. Faguet ait déclaré tout récemment, à propos de Brunetière, que tous les critiques, « Sainte-Beuve excepté, » sont voués à l’éternel oubli, nous n’en croirons pas son humilité sur parole, puisque, aussi bien, on lit encore et Quintilien et Boileau. On ne fera pas l’histoire de la critique sans parler de Brunetière et de M. Faguet lui-même. On mentionnera tout au moins la théorie de l’évolution des genres ; on dira que le Roman naturaliste a consommé la « banqueroute » de l’école de Zola ; et quand on comparera le grand livre de Nisard au Manuel de l’histoire de la littérature française, on déclarera sans doute que le premier paraît un peu léger. Et quant à M. Faguet, je crois qu’on lira longtemps son Calvin, son Voltaire et son Buffon, son Chateaubriand, et, sinon tous ses Politiques et moralistes, au moins son Auguste Comte, et cela, pour ne rien dire des nombreuses et fortes pages de « moraliste » que l’on pourra extraire de toute son œuvre à lui, et de celle de son ami Brunetière. Je ne crois pas non plus que, de sitôt, l’on s’abstienne de lire les savoureux Essais de psychologie contemporaine. Quand une génération a produit, avec beaucoup d’autres, les œuvres que je viens de rappeler, elle n’a pas démérité de ceux qui, avant elle, ont eu l’honneur de tenir une plume française.

Je cherche une formule qui me serve à caractériser brièvement, mais avec une suffisante exactitude, le sens général et secret de son effort littéraire, et j’avoue que je ne la trouve pas aisément. Certaines générations, — celle de 1550, par exemple, celle de 1660, celle de 1750, celle de 1850, — sont visiblement associées à une œuvre commune, ont un idéal collectif, parfois même un programme, forment, comme l’on dit, une école, et rien n’est plus simple que de savoir avec précision ce qu’elles ont voulu et ce qu’elles ont fait. Il n’en est pas ainsi pour celle dont nous essayons de dresser le bilan. Soit que les événemens de 1870 eussent dispersé les groupemens juvéniles de la fin de l’Empire, soit que, au lendemain de la guerre les jeunes apprentis écrivains se trouvassent déconcertés, désemparés par les malheurs publics, en quête d’une doctrine d’art et de vie qui leur pût pleinement convenir, et eussent pris le parti de se frayer isolément une voie, à leurs risques et périls, de travailler et d’écrire en tirailleurs, si je puis ainsi parler, on ne les voit pas, comme en d’autres temps, s’unir autour d’un maître, d’une devise, d’une théorie esthétique. A vrai dire, quelques années plus tard, l’école naturaliste était constituée ; mais c’est une chose bien remarquable qu’à part Edouard Rod, qui s’y rattache un moment, aucun des écrivains dont nous avons eu l’occasion de parler, n’en a jamais fait partie. C’est qu’en réalité, — ils en avaient tous l’obscure ou nette conscience, — le naturalisme retardait sur son temps. On conte que Taine recevant un jour de je ne sais quel romancier naturaliste un livre avec un bel hommage d’auteur où on le saluait, lui Taine, comme le maître incontesté et le père de la nouvelle école, envoya sa carte au jeune auteur avec ce vers de Racine, qui n’aura jamais été plus spirituellement cité :


Le flot qui l’apporta recule épouvanté.


Taine avait évolué depuis l’Histoire de la littérature anglaise, Zola, lui, n’avait pas évolué. L’explosion de « littérature brutale » qui, sous le nom de naturalisme, s’est produite chez nous entre 1875 et 1890, aurait dû éclater vingt ans plus tôt. Et c’est pourquoi la fortune de cette école a été si rapide. Et c’est pourquoi, — exception faite pour Rod, pour Maupassant et pour Huysmans, qui, du reste, s’en sont dégagés, — les jeunes écrivains d’avenir se sont bien gardés de s’y fourvoyer. C’est en dehors du naturalisme, et c’est souvent contre lui qu’ils se sont développés. Et assurément, ils ont gardé quelque chose du naturalisme, en ce sens qu’eux aussi se sont piqués d’observer et de peindre loyalement la nature. Mais ils n’ont pas réduit la nature à ce quelque chose de grossier, de matériel et d’automatique où se complaisait l’étroite pensée d’un Zola ; ils ont cru que l’âme aussi était dans la nature, et ils ont revendiqué le droit de l’étudier et de l’exprimer. Et enfin ils ne se sont pas contentés de copier la nature ; ils ont prétendu l’interpréter ; leurs observations leur ont suggéré des idées, et ils ne se sont pas refusés à les suivre, et à nous les suggérer à leur tour. Et ainsi, de proche en proche, ils ont été ramenés à une conception de la littérature qui n’est pas sans analogie avec celle de nos grands écrivains classiques. Prenez l’œuvre d’un Bourget et d’un Loti, d’un Brunetière et d’un France, d’un Vogué et d’un Lemaitre, d’un Rod et d’un Faguet : peindre l’homme complet dans la nature indéfiniment élargie, et tirer de cette étude des observations et des leçons pour la vie : n’est-ce pas à peu près ainsi qu’ils ont tous entendu l’œuvre littéraire ? Il n’y avait pas de conception qui fût alors plus opportune, et plus secrètement conforme à notre grande tradition nationale.


IV

Si cette conception, comme je le crois, implique une philosophie générale, il n’est peut-être pas sans intérêt d’essayer de la dégager. La génération précédente, celle des Renan et des Taine, avait vécu sous l’empire et sous l’obsession, on peut bien dire sous la tyrannie d’une idée unique, et presque d’une idée fixe, celle de la Science. Les merveilleux progrès et les applications indéfinies des sciences positives avaient fait naître dans les âmes les espérances les plus naïves et les plus démesurées. On ne rêvait plus que de naître, de vivre et de mourir scientifiquement. On avait, non pas seulement la religion, mais la superstition de la Science, comme on avait eu, à l’époque de la Renaissance, la religion, et même la superstition de l’Art. Et cette grande conception de la Science enfermait en son sein, couvrait on quelque sorte de son prestige plus d’une fâcheuse équivoque. D’abord, elle impliquait l’idée ou la croyance que la connaissance de type scientifique est le seul mode de connaissance qui soit a la portée de l’homme. Ensuite, elle effaçait arbitrairement la vieille, la nécessaire distinction entre les sciences morales et les sciences de la nature. D’autre part, à ne tenir compte même que de ces dernières, elle décrétait d’autorité la foncière unité de la science, comme si les sciences mathématiques, les sciences physiques, les sciences biologiques n’étaient pas profondément différentes de nature, de méthodes et d’objet. Et enfin, elle habituait les esprits à ne concevoir je ne dis pas seulement la science, mais les choses mêmes que sous les espèces de la mathématique. Sur tous ces points la récente critique des sciences a fait une lumière décisive, et l’on peut dire que la conception de la science qui dominait il y a un demi-siècle est aujourd’hui périmée.

Contre cette conception, que quelques-uns de ses savans et de ses philosophes commençaient déjà à battre en brèche, la génération littéraire de 1870 a réagi à sa manière. D’abord, en vertu de cette loi constante de la vie qui veut que les générations successives soient en contradiction les unes avec les autres, et que la première démarche par laquelle les fils manifestent leur existence personnelle soit de prendre le contre-pied de ce qu’ont pensé leurs pères. En second lieu, la guerre était venue nous prouver par les faits que la science ne change pas grand’chose à la pauvre nature humaine, et nous pouvions nous demander en quoi cette Allemagne, si fière de sa science, et que nous avions si ingénument admirée, nous aurait plus durement traités, si elle eût été moins savante : sa science, par hasard, lui aurait-elle surtout servi à fabriquer de meilleurs canons ? En même temps, l’idée spencérienne de l’inconnaissable s’insinuait chez les esprits les plus divers et y restaurait certaines conceptions sagement positivistes qu’un retour offensif de la métaphysique allemande avait, pendant trop longtemps, trop aisément oblitérées. Enfin, l’inquiétude morale et sociale que les grands bouleversemens auxquels on venait d’assister avaient fait naître dans les âmes s’accommodait mal de ce déterminisme rigoureux, absolu où les conceptions « scientistes » avaient voulu enfermer nos efforts. Si tout ce que nous sommes, si tout ce que nous voulons être est déterminé d’avance, à quoi bon agir, à quoi bon vivre même ? Il n’y a qu’à se coucher au bord du chemin, et à attendre là que la roue de la fatalité daigne passer sur nous.

Voilà ce qu’un peuple qui veut vivre ne saurait admettre. Voilà ce contre quoi proteste en nous j’e ne sais quel instinct secret que nous sentons plus fort, plus fécond et plus juste que tous les syllogismes ? — « Le cœur a ses raisons… : » le cœur, et la vie aussi. C’est ce qu’ont dû sentir les Renan et les Taine, car, dans leurs derniers écrits, sans renier assurément les convictions de leur jeunesse, et même en les maintenant toujours, ils s’efforcent visiblement, à leur insu d’ailleurs, d’en atténuer les conséquences, ou de les concilier avec les exigences de la vie morale et de l’action pratique. La lettre de Taine sur le Disciple est à cet égard infiniment curieuse, pour ne rien dire de maintes pages des Origines ; et il suffit de lire la Préface de l’Avenir de la Science pour se rendre compte que, si Renan avait rédigé en 1890 « son vieux Pourana » de 1848, il l’eût écrit un peu différemment.

Ces atténuations, ces contradictions, ces repentirs n’ont pas échappé à la clairvoyance de leurs disciples. Le rationalisme éperdu que ses devanciers avaient hérité tout à la fois de la philosophie hégélienne et du XVIIIe siècle français, la génération de 4870 n’a pu s’en contenter ; elle a vite trouvé illusoire cette foi profonde, aveugle et superstitieuse dans la toute-puissance, la toute bonté, la divinité de la Science qui avait animé, soutenu les grands esprits et les grands écrivains dont elle s’était nourrie avec une filiale ferveur. Il n’est pas jusqu’à M. Anatole France qui, dans la majeure partie de son œuvre, n’ait jeté quelque discrédit sur « la nouvelle idole » à laquelle ses maîtres et lui-même avaient tant de fois payé tribut : le Jardin d’Épicure n’est pas d’un adorateur sans nuances et sans réserves de la Science. Et quant aux autres, les Loti, les Bourget, les Vogué, les Faguet, les Lemaître, les Rod, les Brunetière, chacun à sa manière et à son rang, les uns, en entretenant en nous le sens et l’effroi du mystère, en nous amenant jusqu’aux bords de l’Inconnaissable ; les autres, en défendant les droits du cœur et des puissances d’intuition, les uns en faisant profession d’impressionnisme critique, les autres en combattant l’esprit du XVIIIe siècle, ou en opposant la science à la religion, tous ils ont, plus ou moins consciemment, coopéré à cette réaction contre le Scientisme, qui restera, je crois, au point de vue philosophique, l’apport propre et le trait dominant de toute une génération intellectuelle. Le célèbre, trop célèbre article de Brunetière, Après une visite au Vatican, n’aurait pas fait tant de bruit si, d’une part, il n’avait pas été préparé par tout un mouvement de pensée antérieur, et si, d’autre part, il n’avait pas ramassé, condensé, cristallisé sous une forme brillante, impérieuse, et même agressive, mille tendances latentes des esprits contemporains.

Essayons, des accidens et des exagérations de la polémique, de dégager, sur ce point essentiel, l’état d’esprit de toute cette génération. « Si l’on osait faire parler l’un des « maîtres de l’heure » au nom de tous, il me semble que l’on pourrait, à peu de chose près, lui prêter le langage que voici :

« Nous ne croyons plus à la Science, comme y ont cru les Renan, les Berthelot et les Taine. Nous n’en faisons plus une « religion ; » nous n’admettons plus qu’elle réponde à toutes nos aspirations, et, comme eût dit Pascal, qu’elle « remplisse tous nos besoins ; » nous ne pensons plus qu’elle soit la seule génératrice de toute certitude ; et nous ne pouvons plus la concevoir comme le type unique du savoir et comme l’unique règle de l’action. Entendons-nous bien : nous ne nions pas la science ; nous n’en proclamons pas la « banqueroute ; » nous n’en contestons pas les progrès ; nous n’en répudions pas les acquisitions durables, ni même, quelle qu’en soit d’ailleurs la rançon, les réels « bienfaits. » Seulement, nous croyons qu’il y a une foule de choses, et de choses essentielles, qui échappent à ses prises : la religion, la morale, la politique, la philosophie même, l’art enfin sous toutes ses formes. Toutes ces choses-là nous paraissent décidément « d’un autre ordre, » pour parler encore comme Pascal ; et au seuil de chacune d’elles, nous voudrions, en la renversant, inscrire la devise de Platon : « Que nul n’entre ici, s’il n’est que géomètre. »

Et assurément, cette attitude de pensée, les écrivains dont nous avons parlé ne l’ont pas eue toujours et partout ; cette « via média entre la Science et la Foi, » comme l’appelle très heureusement M. Bourget, ils ne l’ont pas du premier coup découverte, ils ont tâtonné, ils se sont contredits, ils se sont repris, ils sont revenus plus d’une fois aux erremens de la génération précédente ; sur quelques points ce que j’ai cru pouvoir appeler leur réaction contre le scientisme a été insuffisante. Par exemple, n’y a-t-il pas dans les constructions psychologiques de M. Bourget quelque excès d’appareil « scientifique ? » Et Brunetière n’avait-il pas dans l’impersonnalité et l’objectivité de sa critique une confiance quelque peu excessive, et n’attribuait-il pas aux conclusions de la « méthode évolutive » une valeur « scientifique » et même, — il a prononcé le mot, — « mathématique, « qu’elle était assez loin d’avoir… ? Mais il n’importe. Les novateurs les plus originaux ne le sont jamais entièrement ; ils procèdent toujours de leurs devanciers ; ils prolongent le passé, même quand ils réagissent contre lui. La génération de 1870 a certainement gardé quelque chose de« l’intellectualisme » de sa devancière. A voir l’ensemble et la direction de son effort, elle n’en a pas moins vigoureusement réagi contre l’intellectualisme ; elle a ruiné la religion de la science.


V

Elle a été plus divisée au point de vue moral : c’est qu’il est plus facile de détruire que de reconstruire, plus aisé de s’entendre sur des négations que sur des affirmations. Ce que l’on peut dire à l’honneur de presque tous ces écrivains, c’est qu’ils ont très vivement, et parfois douloureusement, senti l’importance du problème. Dans son beau livre sur les Idées morales du temps présent, Edouard Rod, on s’en souvient, distinguait en négatifs et en positifs les esprits qui, il y a vingt ans, agissaient le plus fortement sur les consciences : et il constatait que les seconds étaient plus nombreux que les premiers, et que le courant positif tendait de plus en plus à l’emporter sur l’autre. L’observation était juste, et elle l’est devenue plus que jamais. Parmi les écrivains qui ont aujourd’hui, — ou qui devraient avoir, — entre cinquante-cinq et soixante-dix ans, — j’entends ceux qui comptent, et que je n’ai pas tous étudiés, — je n’en aperçois véritablement qu’un seul, qui puisse être décidément rangé parmi les négatifs, ou, si l’on préfère, parmi les purs amoralistes : c’est le plus âgé d’entre eux, précisément, c’est M. Anatole France. Mais les autres, tous les autres, même les plus libres ou les plus fantaisistes, ont su faire, suivant une belle parole de Brunetière, « la part sacrée de ce qu’il fallait détruire et de ce qu’il fallait savoir conserver à tout prix ; » ils n’ont pas jonglé avec les questions de morale ou de moralité ; et ils auraient pu dire avec le poète :


J’honore en secret la duègne
Que raillent tant de gens d’esprit,
La vertu…


Seulement, ils n’ont pas tous été d’accord sur la façon de la concevoir et sur la base à lui trouver. Les uns, un peu flottans, comme M. Jules Lemaître, ballottés d’un pôle à l’autre, sans grand luxe de théories, sans grand effort de spéculation, se sont contentés de « laïciser » à l’usage des « honnêtes gens » d’aujourd’hui les enseignemens les plus généraux de la morale chrétienne. Les autres, comme Edouard Rod, plus inquiets, plus ballottés encore, plus philosophes aussi, très frappés de l’inconsistance que présentent aux regards tous les essais de morale indépendante, embrassant d’ailleurs très exactement toutes les données du problème, semblaient, à chaque instant, sur le point de conclure que la seule solution satisfaisante en était dans le retour à la morale religieuse ; mais, la foi leur manquant, ils s’arrêtaient à un discret stoïcisme. Un autre encore, comme M. Emile Faguet, esprit incroyablement libre et réaliste, dégagé de toute espèce de mysticisme, positiviste d’éducation et de tendance, nourri d’Auguste Comte, nourri de Nietzsche, un peu sceptique peut-être sur le fond des choses pour avoir manié trop d’idées et fait le tour de trop de systèmes, mais profondément convaincu de la haute nécessité sociale de consolider les « préjugés nécessaires » et de respecter les « illusions bienfaisantes, » fonde le devoir sur l’honneur, et propose de reconstruire sur cette base, peut-être plus fragile et « subjective » qu’il ne pense, tout l’édifice de la morale.

On sait comment les écrivains et penseurs de la génération précédente, quand il leur arrivait, ce qui n’était pas très fréquent, d’aborder la question morale, posaient le problème et inclinaient à le résoudre. A vrai dire, ils le posaient moins qu’ils ne l’éludaient, et ils le résolvaient moins qu’ils n’en ajournaient indéfiniment la solution. A leurs yeux, la science suffisait à tout, avait réponse à tout, et la morale qu’ils préconisaient était donc une « morale scientifique. » Mais comme ils ne pouvaient nier que la Science ne fût pas encore complètement constituée, c’était donc à l’avenir, au lointain et incertain avenir qu’ils remettaient le soin de dégager de la Science achevée la morale nécessaire à l’humanité nouvelle. « Dans cet emploi de la science et dans cette conception des choses, écrivait Taine, il y a un art, une morale, une politique, une religion nouvelle, et c’est notre affaire aujourd’hui de les chercher. » Aujourd’hui, ou plutôt demain. Et pas un instant, ces admirables idéologues ne se demandaient comment vivrait l’homme, l’homme réel, le pauvre être de chair et d’os, de sang et de muscles, de sentimens et d’instincts, de passions, de désirs et de rêves, en attendant qu’on lui eût trouvé une morale. Cette candide imprévoyance, jointe à la vanité foncière de l’entreprise, — car si l’on pouvait tirer une morale de la science, elle serait parfaitement immorale, — ont peu à peu détaché tous ceux qui pensent de cette conception d’une morale scientifique ; et c’est peut-être le seul point sur lequel ils soient, en pareille matière, aujourd’hui, tous à peu près d’accord.

Deux d’entre eux sont allés plus loin encore. Esprits très philosophiques et très réalistes tous les deux, très décidés à ne pas lâcher la proie pour l’ombre, obsédés d’ailleurs jusqu’à l’angoisse par le problème moral, ils sont arrivés l’un et l’autre, par des voies fort différentes, à des conclusions identiques. L’un, M. Bourget, en sa qualité de psychologue et de romancier, faisait profession d’étudier l’âme humaine sur le vif, dans la réalité quotidienne de ses passions, de ses maladies même. La question qui se posait à lui, qu’il rencontrait à chaque pas de ses études, de ses réflexions, de ses expériences, c’était celle de la nécessité d’une morale, non pas d’une morale théorique, abstraite, codifiée sur le papier « qui souffre tout, » comme le disait déjà la grande Catherine, mais d’une morale pratique, efficace, et capable, dans la réalité de la vie, d’imposer un idéal, de faire respecter des règles, de refréner des passions et, tantôt en les stimulant, tantôt en les bridant, d’agir sur des volontés. A la question ainsi posée on sait quelle réponse a finalement faite l’auteur du Disciple. Il a trouvé, à l’usage, les prescriptions de la morale rationnelle toutes platoniques et inefficaces ; seule la morale religieuse, et, plus précisément, la morale chrétienne, plus précisément encore, la morale catholique lui a paru remplir toutes les conditions d’une morale véritable et réellement agissante. Nous voilà bien loin du temps où Edouard Rod rattachait M. Bourget au groupe des « négatifs. »

A ce groupe jamais personne n’a été tenté d’agréger Brunetière, bien qu’il se soit trouvé quelqu’un pour le mettre au rang des « malfaiteurs littéraires. » Lui aussi, de très bonne heure, il était en quête d’une vraie morale, et, nourri des enseignemens de ses maîtres, plein de défiance à l’égard de l’idée religieuse, il cherchait en dehors d’elle la doctrine souhaitée. Un moment, sous l’influence de Schopenhauor, il crut l’avoir trouvée. En « laïcisant » les enseignemens des grandes religions, il crut qu’on pourrait constituer une morale qui aurait à la fois l’autorité de la morale religieuse et l’intelligibilité des morales rationnelles. Vit-il un jour tout ce que cette « laïcisation » comportait d’arbitraire, comprit-il qu’elle ressemblait à un éclectisme d’un nouveau genre, et se rendit-il compte qu’étant une invention tout humaine, elle perdrait immédiatement aux yeux des hommes l’autorité même dont il voulait l’armer ? Ce qui est sûr, c’est qu’un jour vint où cette solution lui parut bâtarde et ruineuse. Et les fortes paroles de Scherer s’imposaient à son esprit :


Sachons voir les choses comme elles sont : la morale, la bonne, la vraie, l’ancienne, l’impérative, a besoin de l’absolu ; elle aspire à la transcendance : elle ne trouve un point d’appui qu’en Dieu. La conscience est comme le cœur : il lui faut un au-delà. Le devoir n’est rien s’il n’est sublime, et la vie devient une chose frivole si elle n’implique des relations éternelles… Une morale n’est rien si elle n’est pas religieuse…


Mais il ne s’en tenait pas là ; et choisissant, d’un point de vue tout spéculatif encore, entre les diverses formes religieuses, il manifestait nettement, pour des raisons morales et sociales tout ensemble, sa préférence à l’égard du catholicisme.

On sait le reste, et comment une adhésion, simplement philosophique et toute théorique, est devenue peu à peu une adhésion engageant la foi personnelle et intime. Alors que la génération précédente s’était développée tout entière et jusqu’au bout en dehors de l’idée religieuse, la génération de 1870, par quelques-uns de ses principaux représentans, — pour ne rien dire ici de quelques autres, les Coppée et les Huysmans, par exemple, — n’a pas cru devoir imiter cette réserve. « En vain, disait Brunetière, a-t-on voulu écarter la question : elle est revenue ; nous n’avons pas pu, nous non plus, l’éviter ; et ceux qui viendront après nous ne l’éviteront pas plus que nous. »


VI

Ce n’est pas que, sur la question religieuse, nos aînés n’aient été partagés encore, et l’on sait de reste que tous n’ont point suivi Brunetière et AI. Bourget. Celui d’entre eux qui s’est montré le plus résolument hostile à ces nouvelles tendances, c’est M. Anatole France. Etant de tous le plus âgé, il était d’ailleurs assez naturel qu’il restât de tous le plus engagé dans l’esprit de la génération précédente. Si, un moment, on a pu le croire assez détaché des idées qu’il avait héritées d’elle, il s’est vite repris, et, depuis quinze ans, son anticléricalisme théorique et pratique n’a connu aucune défaillance. Renan lui-même, le dernier Renan, eût-il souscrit à toutes les déclarations auxquelles, sur ce chapitre, le biographe de Jérôme Coignard s’est laissé entraîner ? On en peut douter. Ce qu’on peut affirmer, c’est qu’elles eussent vivement scandalisé le dernier Taine.

Le cas de M. France a été, d’ailleurs, isolé parmi ses contemporains. Ceux-là mêmes dont les tendances se rapprochaient le plus des siennes, ont été trop préoccupés du problème moral pour ne pas sentir qu’à combattre les idées religieuses, c’était la morale, et la moralité elle-même que l’on risquait d’affaiblir, et peut-être même de ruiner ; et quand on a conscience d’une pareille besogne, on conçoit qu’elle répugne à certaines délicatesses : tout le monde n’a pas l’âme d’un « combiste » impénitent. !

Cet état d’âme, il faut en féliciter la corporation, est devenu extrêmement rare parmi les hommes de lettres d’aujourd’hui. Tous, ou presque tous, d’ailleurs, ont subi, plus ou moins directement, l’influence doucement apaisante d’un très grand et généreux Pape, — auquel, demain, on rendra justice, — et qui a usé sa vie et son génie à dissiper tous les vieux malentendus entre « l’Eglise et le siècle. » Pour nous en tenir à ceux que nous avons étudiés, voyez combien leur attitude à tous, quand elle n’est pas même chaleureusement sympathique, est profondément, sincèrement respectueuse à l’égard des choses religieuses. Ne parlons pas de Vogué, si naturellement, si généreusement déférent pour tout ce qui est chose d’âme et de conscience, et qui, même lorsqu’il n’adhérait pas, même lorsqu’il constatait, dans cet ordre d’idées, des mesquineries ou des ridicules, ne se fût pas pardonné même un léger sourire. Mais M. Jules Lemaître qui, lui, sourit quelquefois, et même égratigne, si l’on excepte peut-être Serenus, son œuvre ne dément pas trop ce qu’il disait au début de sa carrière, lorsque, parlant de M. France, et énumérant les avantages d’une éducation ecclésiastique, il ajoutait : « Et (sauf le cas de quelques fous ou de quelques mauvais cœurs), quand plus tard la foi vous quitte, on demeure capable de la comprendre et de l’aimer chez les autres, on est plus équitable et plus intelligent. » Mais Pierre Loti, dans lequel de ses livres n’a-t-il pas proclamé son respect attendri pour tous les symboles, pour toutes les formes du sentiment religieux ? dans lequel n’a-t-il pas jeté son cri d’adoration éperdue pour la réalité ineffable qu’il pressentait derrière toutes ces images et toutes ces formules ? Et puisque nous n’avons pu la citer dans l’étude que nous lui avons jadis consacrée, rappelons ici l’admirable page, presque testamentaire d’accent et d’intention, qui termine Un pèlerin d’Angkor :


La souveraine Pitié, j’incline de plus en plus à y croire et à lui tendre les bras, parce que j’ai trop souffert, sous tous les ciels, au milieu des enchantemens ou de l’horreur, et trop vu souffrir, trop vu pleurer et trop vu prier. Malgré les fluctuations, les vicissitudes, malgré les révoltes causées par des dogmes étroits et des formules exclusives, l’existence de cette Pitié suprême, on la sent plus que jamais s’affirmer universellement dans les âmes hautes qui s’éclairent à toutes les grandes lueurs nouvelles. De nos jours, il y a bien, c’est vrai, cette lie des demi-intelligences, des quarts d’instruction, que l’actuel régime social fait remonter à la surface et qui, au nom de la science, se rue sans comprendre vers le matérialisme le plus imbécile, mais, dans l’évolution continue, le règne de si pauvres êtres ne marquera qu’un négligeable épisode de marche en arrière. La Pitié suprême vers laquelle se tendent nos mains de désespérés, il faut qu’elle existe, quelque nom qu’on lui donne ; il faut qu’elle soit là, capable d’entendre, au moment des séparations de la mort, notre clameur d’infinie détresse, sans quoi la création, à laquelle on ne peut raisonnablement plus accorder l’inconscience comme excuse, deviendrait une cruauté par trop inadmissible à force d’être odieuse et à force d’être lâche.

Et, de mes pèlerinages sans nombre, les futiles ou les graves, ce faible argument si peu nouveau est encore tout ce que j’ai rapporté qui vaille.


Je ne sais si M. Emile Faguet irait jusque-là. Simple positiviste nourri de Nietzsche, il n’a jamais, ce me semble, abordé bien en face le problème religieux, et il a trouvé le moyen d’écrire un petit livre sur Dieu, sans nous dire avec précision si, oui ou non, il y croyait. Mais qu’il ne soit pas antireligieux, il a publié tout un juste volume pour nous le faire savoir, et qu’il soit très sincèrement respectueux de la religion, de toutes les religions, qu’il ait même pour elles une très active sympathie, une sympathie qui va jusqu’à les défendre quand elles sont persécutées, c’est ce que nous crie son œuvre tout entière. Les « positifs » ont toujours eu dans ce positiviste le plus libre, mais le plus sûr des alliés.


Une sympathie respectueuse et croissante pour la religion en général, et pour le catholicisme en particulier, sympathie allant parfois jusqu’à l’adhésion formelle ; une préoccupation morale très sérieuse, très intense, très réaliste aussi ; une disposition très philosophique à répudier les empiétemens illégitimes de la science, et à la contenir dans ses justes limites ; un libre retour en littérature à notre grande tradition nationale et classique ; un grand désir de justice sociale et d’équité politique dans une France plus forte, plus respectée, plus unie : tel parait bien avoir été le commun idéal intérieur de la génération littéraire dont l’œuvre aujourd’hui s’achève, et qui, déjà, a vu tomber plus d’un des siens dans les sillons qu’elle a tracés. A-t-elle réalisa tout son rêve ? Hélas ! quelle est la génération humaine qui réalise tout le sien ? « Elle n’a pas de victoire à son actif, cette génération des jeunes gens de la guerre, cela est vrai, — écrivait il y a plus de vingt ans M. Bourget, dans l’émouvante préface de son Disciple. — Elle n’a pas su établir une forme définitive de gouvernement, ni résoudre les problèmes redoutables de politique étrangère et de socialisme. Pourtant, jeune homme de 1889, ne la méprise pas. Sache rendre justice à tes aînés. Par eux, la France a vécu ! »

Oui, la France a vécu, dangereusement vécu même par momens, et nous savons assez d’histoire pour rendre à ceux qui l’ont fait vivre le juste hommage auquel ils ont droit. La génération de la guerre, nous le voyons mieux encore aujourd’hui, n’a pas à rougir de son œuvre. Venue à la vie spirituelle et civique à une heure tragique, elle a fait tout ce qui était en son pouvoir pour réparer les ruines qu’elle n’avait pas causées. Elle a souffert dans son esprit et dans son cœur, dans sa fierté et dans sa tendresse. Mais les amères leçons de l’expérience n’ont pas été perdues pour elle. Elle a mieux connu l’homme tel qu’il est et la vie réelle que celles qui l’avaient précédée dans l’existence ; elle s’est fait moins d’illusions sur le monde et sur l’étranger ; elle a moins vécu d’une vie toute cérébrale ; elle nous a légué de belles œuvres, fortes, humaines et profondes ; elle a entretenu parmi nous, avec l’idée toujours présente du relèvement de la patrie, de hautes et nobles inquiétudes. En un mot, elle a créé ce quelque chose d’assez complexe et pourtant de très précis qu’on appelait, il y a vingt ans, l’esprit nouveau.

Cet « esprit nouveau, » c’est celui-là même que nous avons essayé de définir au cours des pages qui précèdent. C’est cet esprit qui a animé, soulevé, soutenu presque tous les écrivains dont nous avons parlé, et ceux aussi dont nous n’avons point parlé encore. Et nous, qui avions vingt ans vers 1890, nous à qui M. Bourget dédiait la Préface de son Disciple, et Vogué celle de ses Regards historiques et littéraires, c’est cet esprit libre, clair, généreux, bien français, que nous avons respiré en nous éveillant à la vie intellectuelle. Nous aurons été dans l’histoire la génération de l’esprit nouveau.

Hélas ! et sans qu’il y eût, ce semble, de notre faute, cet esprit a subi une longue éclipse. Notre jeunesse, à nous non plus, n’aura pas été gâtée par la vie. Si elle n’a pas, comme la génération antérieure, eu à vingt ans sous les yeux le douloureux spectacle de la guerre étrangère, de l’invasion, elle a vu, dès ses premiers pas, son élan brisé par une déplorable guerre civile. Elle a souffert, elle s’est mûrie dans l’angoisse. Elle a connu les jours sombres du régime « abject, » les injustes proscriptions, une nouvelle révocation de l’édit de Nantes. Elle n’a pourtant point perdu courage. Elle a travaillé dans le silence et dans la tristesse. Elle a continué, prolongé de son mieux l’œuvre de ses devanciers. Comme eux, elle a gardé dans les destinées du pays une invincible confiance. Voici que des jours meilleurs commencent à luire pour elle. Selon une parole qui mérite de devenir historique, « le fifre allemand a sonné le ralliement français. » Cette France qui, il y a quelques années à peine, paraissait minée de pacifisme et d’antipatriotisme, sans fracas, sans provocation inutile, s’est ressaisie, a montré qu’elle voulait vivre. Elle a très simplement accepté, avec entrain, presque joyeusement, à la française, le plus dur sacrifice qu’on pût demander à un peuple, à une démocratie surtout, et dont beaucoup ne la croyaient pas capable. Elle a voulu un chef qui la représentât dignement devant l’étranger, et qui se donnât pour tâche de favoriser, de réconcilier, de rassembler toutes les énergies nationales. En dépit d’éphémères résistances, l’esprit nouveau recommence à souffler sur ce peuple dont, paraît-il, on se partageait déjà les dépouilles. Il anime visiblement toute une jeunesse nouvelle qu’on dit meilleure que la nôtre, douée de plus de volonté, de plus de foi, de plus de vertu. Puisse-t-on dire vrai ! Puisse-t-elle ignorer nos épreuves ! En tout cas, elle nous aura avec elle pour les œuvres d’apaisement, de concorde et de relèvement que, nous aussi, nous avions rêvées ; et elle aura avec elle également tous ceux d’entre nos aînés qui nous ont prêché la confiance et frayé la voie. Et puissent les efforts concertés de ces trois générations unies dans un commun idéal préparer à nos descendans une France moins divisée, plus forte, plus prospère et plus heureuse que celle que nous avons connue, — et que nous avons tant aimée malgré tout !


VICTOR GIRAUD.