(titre original : The Letters, 1910)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 59 (p. 38-76).


LE BILAN


I

En sortant de la gare par un froid soleil de printemps, Lizzie West prit la longue rue qui monte sur les hauteurs de Saint-Cloud. Tandis qu’elle gravissait la côte, elle observa que les glycines verdoyaient déjà aux grilles des jardins, et que le lierre sur les murs montrait ses jeunes pousses ; et pour la centième fois elle se dit que jamais elle n’avait vu printemps si beau.

Elle se rendait chez les Deering, tout en haut de la colline, et chaque pas du trajet lui était cher et familier. Elle suivait ce chemin cinq fois par semaine pour aller donner sa leçon à la petite Juliette, fille de l’artiste américain Vincent Deering. Juliette était depuis deux ans déjà l’élève de Lizzie, et depuis deux ans la jeune fille avait, un jour après l’autre, et par tous les temps, monté la côte, tantôt abritée d’un parapluie sous l’averse, tantôt opposant sa pauvre ombrelle de percale aux ardeurs de la canicule, tantôt par une neige épaisse qui trempait ses bottines rapiécées, ou une bise aiguë qui perçait sa mince jaquette ; tantôt parmi des tourbillons de poussière funestes aux fleurs du pauvre petit chapeau qui devait « faire tout l’été. »

Au début, cette ascension lui avait semblé ennuyeuse, à l’égal de ses autres corvées professionnelles. Lizzie n’avait pas le feu sacré ; elle s’occupait avec exactitude et en toute conscience de ses élèves, mais elle ne volait pas à ses leçons. Un jour cependant quelque chose s’était passé qui avait changé la face de sa vie, et depuis lors, grimper chez les Deering était devenu pour elle comme de voler en rêve sur les routes du ciel.

Son cœur battait plus vite à ce souvenir ; ce n’était pas l’agitation de la crainte ou du remords, mais l’émotion délicieuse de la possession : elle couvait un trésor dont nul ne pourrait la priver.

Au mois d’octobre passé, un jour, après la leçon, elle avait demandé à parler au père de Juliette. C’était toujours à M. Deering qu’il fallait s’adresser quand il s’agissait de Juliette. Mme Deering vivait sur sa chaise longue à lire du matin au soir des romans que la cuisinière ou la bonne allaient choisir pour elle dans le fond graisseux d’un cabinet de lecture, et il était admis dans la maison qu’on ne devait pas la « déranger » au sujet de l’enfant. M. Deering s’occupait de sa fille par accès, plutôt qu’avec suite ; mais du moins il se laissait aborder, et écoutait d’un air aimable et un peu absent, en tortillant sa longue moustache blonde, quand Lizzie lui faisait ses doléances ou réclamait des cartes ou des cahiers.

« Oui, oui, — naturellement, — vous avez parfaitement raison. » Il approuvait toujours ; parfois même il tirait de sa poche une pièce de cinq francs qu’il jetait négligemment sur la table ; mais plus souvent il se bornait à dire, avec son aimable sourire : « Achetez ce que vous voudrez ; vous le mettrez sur la note, n’est-ce pas ? »

Ce jour-là pourtant, Lizzie n’était pas venue demander des cartes ou des cahiers, ni même, — comme elle avait été une fois réduite à faire, toute rouge de honte, — rappeler à M. Deering la petite note déposée depuis deux mois sur un coin de son bureau, et qu’il avait dû oublier. Ce moment lui avait été assez pénible, bien que le peintre eût fait de son mieux, en galant homme, pour tourner la chose gaiement ; mais sa démarche présente était infiniment plus pénible. Car elle venait se plaindre de son élève, et dire que, malgré toute son affection pour Juliette, il était inutile, — à moins que M. Deering ne pût « faire quelque chose, » — de continuer les leçons.

— Ce ne serait pas honnête de ma part, ce serait voler votre argent. Et je ne suis pas bien sûre de ne l’avoir pas fait déjà dit-elle, en riant à demi à travers les larmes qui lui montaient aux yeux. La petite Juliette ne voulait pas travailler, ne voulait pas obéir. Elle se dévoyait, vivait entre la cuisine et la lingerie, n’avait d’intérêt et de curiosité qu’aux événemens de l’escalier de service.

C’était une curiosité de même ordre qui poussait Mrs Deering, claquemurée dans sa chambre pleine d’odeurs de pharmacie, à dévorer les romans du cabinet de lecture ou la chronique mondaine des journaux : mais comme l’horizon de Juliette n’était pas assez large pour embrasser des objets aussi élevés, son intérêt se concentrait sur les anecdotes que Céleste et Suzanne rapportaient du marché et de la librairie. Que ces histoires ne fussent pas toujours édifiantes, les babillages naïfs de la petite fille le montraient trop fréquemment ; par malheur, elles absorbaient son imagination au point de chasser complètement les pensées plus sérieuses, telles que dates, dynasties et sources des grands fleuves.

À la longue, la crise devint si aiguë que la pauvre Lizzie se vit obligée, soit de suspendre les leçons, soit de faire appel à l’intervention de M. Deering ; dans l’intérêt de l’enfant, elle opta pour l’alternative la plus pénible. Il lui était désagréable de parler à M. Deering, non seulement à cause de l’humiliation d’avoir à confesser son échec, et de l’humiliation plus grande encore de lui assigner des causes aussi vulgaires ; mais aussi parce qu’elle avait honte d’appeler sur elle l’attention d’un esprit occupé dans des sphères supérieures. M. Deering était fort absorbé en ce moment : il avait un tableau « en train. » Et Lizzie pénétra dans l’atelier avec le sentiment de gêne d’un profane qui trouble un rite sacré ; il lui sembla presque entendre un bruissement d’ailes qui se referment lorsqu’elle approcha.

Et alors, — alors, — comme tout avait tourné autrement ! Rien peut-être ne serait arrivé, si elle n’avait pas été si sotte, elle qui pleurait si rarement, qui était si fière de la raideur stoïque avec laquelle elle gouvernait la petite volière gazouillante qu’était son cœur ! Mais si elle avait pleuré, c’est qu’il l’avait regardée si gentiment, si doucement, et qu’il avait été, — elle l’avait senti, — si honteux et peiné cependant. Leur peine, à tous deux, était causée, non par les paroles qu’elle avait dites, mais par ce que ces paroles impliquaient et sous-entendaient, par le mot unique que ni l’un ni l’autre n’avait prononcé. Si la petite Juliette était ce qu’elle était, c’était la faute de sa mère, cette mère qui avait transmis à son enfant ses instincts frivoles, et la privait des soins qui auraient réglé ses penchans. C’était un cercle vicieux d’une fatalité si évidente que, lorsque M. Deering eut murmuré : « Naturellement, si ma femme n’était pas souffrante…, » tous deux, d’un élan simultané, se rejetèrent à l’envi sur « les mauvais exemples » de Céleste et de Suzanne.

— Vous voyez bien, s’écria finalement Deering ; raison de plus pour que vous restiez, et n’abandonniez pas cette malheureuse à l’influence des domestiques.

— Mais puisque je ne lui fais aucun bien ! gémit l’institutrice.

Deering lui prit la main. « Mais si, mais si ! » dit-il avec douceur. C’est alors que, tout d’un coup, ne sachant pas quoi répondre, Lizzie éclata en sanglots.

— À moi, au moins, vous me faites du bien, vous rendez cette maison moins triste, reprit-il ; et l’instant d’après, elle se vit pressée dans les bras de Deering, qui embrassait son visage trempé de larmes, et à qui elle rendait son baiser.

Ils s’étaient embrassés, voilà le fait nouveau. Une pauvre petite institutrice, vivant à la pension Clopin, à Passy, qui a de beaux cheveux châtains, et des yeux confians, ne peut guère arriver à vingt-cinq ans sans avoir eu quelques banales aventures. Lizzie avait été embrassée à la dérobée, une fois, par un étudiant indiscret, une autre fois par un vieux barbon de professeur, tandis qu’elle se penchait sur le thème qu’il lui corrigeait : mais ces privautés, qui déveloutent la surface, n’ont rien à voir avec le cœur. Ce n’est pas le baiser subi, mais le baiser rendu, qui demeure. Et le premier baiser de Lizzie avait été pour Vincent Deering.

À l’instant où elle s’écartait de lui, quelque chose de nouveau s’éveilla en elle : un sentiment plus profond que la honte et le remords. Un germe engourdi tressaillit au fond de son être et s’éleva d’un élan aveugle vers le soleil.

Elle eût sans doute éprouvé d’autres sensations, la honte et le remords auraient peut-être prévalu, si elle n’avait pas connu combien Deering était bon et tendre, si elle n’avait pas deviné en lui tant de misères et de déceptions. Elle connaissait les déboires de son mariage, et elle soupçonnait une désillusion de même ordre dans sa carrière artistique. Lizzie, qui s’était elle-même timidement essayée à la peinture, se sentait suffisamment du métier pour juger les tableaux de Deering. Elle les trouvait admirables, mais elle savait que le public était d’un autre avis, ou plutôt qu’il ne s’occupait nullement de l’œuvre de Deering. Lizzie crut deviner que le peintre avait eu son heure de célébrité, connu les récompenses officielles, une mention, une médaille ; mais depuis longtemps déjà, la faveur des critiques s’était détournée, et il restait dans son isolement hautain. Il semblait incroyable à la jeune fille qu’une nature aussi exceptionnellement riche eût dû, comme elle-même, se soumettre aux vulgarités de l’existence, et, comme elle, souffrir la pauvreté, l’obscurité, l’indifférence. Pourtant, elle se rendait compte qu’il en avait été ainsi et que là était le lien merveilleux qui les unissait. Sans leur communauté d’infortune, en effet, comment l’aurait-il discernée dans son obscurité ? Et elle revoyait le premier regard des yeux de Deering, de ces yeux gris, qui auraient semblé moqueurs, s’ils n’avaient été si doux.

Elle se rappelait tous les détails de cette première rencontre. L’inévitable migraine de Mme Deering l’avait empêchée de recevoir la nouvelle institutrice, et c’est chez Deering que Lizzie avait été introduite. Tout de suite, les questions du peintre avaient révélé l’intérêt qu’il prenait à la petite compatriote condamnée à gagner durement son pain si loin du sol natal. Quelle douceur alors de s’épancher ! Elle lui avait tout confié, la pauvreté de sa condition, l’avortement de ses rêves artistiques, qui l’avait fait échouer à Paris, où elle courait maintenant le cachet. Longtemps après, elle se demandait encore ce qui avait déterminé cette heure d’effusion ; elle s’étonnait d’avoir, elle si timide et si fière, étalé ainsi son âme. Mais à présent, elle ne s’étonnait plus ; elle comprenait tout, depuis que Deering l’avait embrassée ; ne savait-elle pas maintenant que, chez lui, la bonté égalait le génie ?

Telles étaient ses pensées, tandis qu’elle montait la côte sous le frais soleil printanier. Elle songeait aussi à tout ce qui s’était passé dans les mois qui avaient suivi. Cet intervalle lui apparaissait comme une brume dorée d’où émergeaient çà et là les contours d’un brillant îlot. La brume, c’était la sensation omniprésente de l’amour du maître ; les îlots brillans, c’étaient les journées qu’ils avaient passées ensemble. Ils n’avaient plus jamais échangé de baisers dans la maison du peintre : Lizzie était ombrageuse sur le point de l’honneur professionnel ; mais elle n’eut jamais besoin de repousser Deering au nom de la délicatesse. Heureusement, celui-ci « comprenait » toujours, là où le manque de compréhension eût risqué d’affaiblir son pouvoir sur la jeune fille.

Les jeudis et les dimanches, cependant, elle se trouvait libre, et elle prit vite l’habitude de lui consacrer chaque semaine ces deux journées. Elle aimait la peinture, s’y entendait, et, jusqu’alors, la visite des musées avait été l’unique tache claire dans la grisaille monotone de sa vie. Elle aimait aussi les poètes, les œuvres d’imagination, d’un goût qui avait eu de trop rares occasions de s’exprimer. Et voici que toutes ses aspirations comprimées et refoulées s’élançaient au jour comme des bourgeons qui éclatent. M. Deering savait exprimer avec une force et une clarté sans égales les pensées qui vagissaient en elle : quand elle causait avec lui, c’est comme si elle s’était envolée dans le ciel, sur des ailes éployées, à des hauteurs vertigineuses, d’où elle découvrait nettement les splendeurs et les merveilles du monde. Elle était un peu mortifiée parfois de constater le petit nombre d’impressions définies qu’elle rapportait de ces sublimes excursions ; mais il n’y avait pas à en douter, c’était parce que auprès de lui son cœur battait trop vite, et que le sourire de Deering faisait à ses paroles comme un long sillage de lumière. Plus tard, lorsqu’elle était calmée, des lambeaux de leurs conversations surgissaient dans sa mémoire avec une précision miraculeuse, chaque syllabe comme ciselée, semblable aux ivoires ou aux cristaux dont il lui faisait admirer dans les musées le fini délicat. Mais jamais Lizzie ne put comprendre pourquoi le souvenir de certaines heures était si brouillé, et de certaines autres si lucides.

Ce jour-là, toutes les images du passé renaissaient avec une vivacité singulière, car il y avait quinze jours qu’elle n’avait vu son ami. Vers le milieu de l’hiver, Mme Deering s’était rendue à Saint-Raphaël, chez une parente, où, un mois plus tard, son mari et sa petite fille l’avaient rejointe. Avant le départ de Deering, Lizzie lui avait dit adieu, par une après-midi pluvieuse. Ils s’étaient retrouvés dans les couloirs humides de l’Aquarium du Trocadéro. Elle ne pouvait songer à le recevoir chez elle, cela eût été contraire au règlement de la pension. L’austérité calviniste de Mme Clopin n’admettait pas que le père d’une élève vînt voir une institutrice, surtout lorsque ce père, comme disait Mme Clopin, était encore si bien. Deering avait, il est vrai, suggéré une autre solution ; mais au premier mot, Lizzie avait bondi, dans un sauvage émoi. « Non, non, non ! » Deering habitué à ces raffinemens de scrupules compliqués, la regarda un instant, comme il faisait en pareil cas, d’un air moitié tendre moitié moqueur, et n’en parla plus. Pour elle, elle vit dans cette acceptation soudaine un hommage délicat rendu à la noblesse qu’il devinait et respectait en elle.

Ils continuèrent donc à se rencontrer dans les musées ; quand il faisait beau, ils allaient aussi dans la banlieue ; et là, parfois, dans la solitude d’un bosquet ou d’un jardin désert, leur baiser se renouvelait, furtif et rapide, ou prolongé par une étreinte silencieuse de leurs mains enlacées. Mais le jour du départ de Deering, la pluie les avait obligés de rester à couvert, et comme ils erraient dans les galeries de l’Aquarium, regardant sans les voir les gros poissons qui aplatissaient leurs têtes grotesques contre les parois de verre, Lizzie se sentit comme un noyé au fond de la mer, tous ses beaux souvenirs tourbillonnant au-dessus d’elle comme les flots ensoleillés de la surface.

« Tu ne le reverras plus jamais, plus jamais, » disait le bruissement des vagues à travers les dernières paroles de Deering ; et quand, au coin de la place du Trocadéro, elle lui eut dit adieu, et fut montée, toute grelottante et trempée, dans l’omnibus de Passy, les grandes roues grinçantes lui semblèrent répéter à leur tour ce même refrain : « Plus jamais, plus jamais… »

Deux semaines seulement s’étaient écoulées depuis ce jour, et voici que Lizzie, légère et joyeuse comme une alouette, grimpait la côte qui menait chez les Deering, sous un beau soleil de printemps. En vérité, un cœur aussi faible ne méritait pas tant de bonheur ; et elle se disait que jamais plus désormais elle ne douterait de son étoile…


II

Le tintement de la cloche fêlée résonna délicieusement jusqu’à son cœur, tandis qu’elle guettait les pas légers de son élève. C’était presque toujours Juliette qui accourait avant la bonne pour ouvrir la porte à l’institutrice : non qu’elle cherchât, par l’effet d’un zèle invraisemblable, à hâter l’heure des leçons ; mais elle ne résistait pas au désir de voir ce qui se passait dans la rue. Cette fois pourtant, Lizzie, après avoir vainement prêté l’oreille, dut enfin donner un second coup de sonnette, et elle se dit que l’enfant s’était probablement attardée à l’office ou à la cuisine.

Lizzie sonna une troisième fois sans que l’on vînt ouvrir ; alors, prise d’une crainte vague, elle se recula et leva les yeux sur la façade de la maison. Elle vit que les persiennes de l’atelier étaient grandes ouvertes, au lieu que celles de Mme Deering restaient fermées. Sans doute la maîtresse de la maison se reposait après les fatigues du voyage. Mais pourquoi Juliette ne venait-elle pas ? Lizzie leva de nouveau les yeux et vit Deering qui s’approchait de la fenêtre. Il l’aperçut et vint ouvrir. Il semblait plus pâle que de coutume, et elle remarqua qu’il portait des vêtemens noirs.

« J’ai sonné et resonné… Où est donc Juliette ? »

Il la regarda d’un air, grave, presque solennel ; puis, sans un mot, la conduisit à l’atelier dont il ferma la porte.

« J’ai perdu ma femme ; elle est morte subitement il y a dix jours. Est-ce que vous ne l’avez pas lu dans les journaux ? »

Lizzie eut un faible cri et se laissa tomber sur le mauvais divan de l’atelier. Elle voyait rarement les journaux, ne pouvant pas en acheter pour son compte, et ne trouvant jamais l’occasion de jeter un coup d’œil sur ceux que recevaient les pensionnaires plus privilégiées de Mme Clopin.

— Non, je n’en savais rien, balbutia-t-elle.

Deering se taisait ; il restait debout devant elle, tortillant nerveusement une cigarette qu’il n’avait pas allumée, et fixant sur la jeune fille un regard où il y avait de l’hésitation et de l’embarras.

Elle aussi se sentait gênée. Après ce qui s’était passé entre eux, elle se voyait incapable de trouver des paroles qui ne sonnassent pas faux ou ne parussent pas un manque de cœur. Enfin elle soupira, en se levant : « Pauvre petite Juliette ! Est-ce que je ne puis pas aller la voir ? »

— Juliette n’est pas ici. Je l’ai laissée à Saint-Raphaël, avec les parens chez qui était ma femme.

— Oh ! murmura Lizzie, avec le sentiment vague que l’absence de l’enfant rendait la situation plus difficile encore. Comme leur rencontre ressemblait peu à ce qu’elle avait imaginé !

— Je suis désolée pour elle ! bégaya-t-elle.

Deering, sans répondre, marcha lentement jusqu’au bout de l’atelier, et s’arrêta devant une toile posée sur le chevalet. C’était le paysage qu’il avait commencé l’automne précédent pour le Salon de mai. Mais il était resté inachevé, et Lizzie se demandait s’il y avait seulement touché, depuis le jour d’octobre où, debout près du chevalet, elle avait confessé son incapacité à discipliner Juliette. Deering eut peut-être la même pensée, car il eut un petit rire sec et se détourna du tableau en haussant l’épaule.

Le silence se prolongeait. Lizzie finit par se dire que, puisque son élève était absente, elle n’avait aucune raison de rester davantage. Deering s’approchait d’elle ; elle se leva et dit avec effort :

— Alors, je m’en vais. Vous me préviendrez quand elle reviendra.

Deering hésita encore, tordant toujours sa cigarette entre les doigts.

— Elle ne revient pas ; du moins pour le moment.

À ces mots, Lizzie crut défaillir. Tout allait donc être changé dans leur vie ? Mais oui, sans doute ! Comment avait-elle pu rêver qu’il en serait autrement ? Elle balbutia :

— Elle ne revient pas ? elle ne sera pas ici cet été ?

— Il est probable que non, puisque nos amis veulent bien la garder. Le fait est que je suis obligé d’aller en Amérique. Ma femme a laissé une petite propriété… quelques sous… Il faut que j’aille voir cela… pour l’enfant.

Lizzie restait debout devant lui, le cœur glacé.

— Je comprends, je comprends, répétait-elle, tout en sentant qu’elle comprenait de moins en moins.

— C’est bien ennuyeux d’avoir à décamper, reprit Deering, en jetant un regard maussade sur son atelier.

Elle leva lentement les yeux sur lui.

— Serez-vous longtemps parti ? demanda-t-elle timidement.

— Je ne peux guère savoir… C’est terriblement compliqué.

Il la regarda longuement, d’un air étrange.

— J’ai horreur de ce voyage, dit-il brusquement, comme se parlant à lui-même.

Lizzie sentit que des larmes lui montaient aux yeux. Son cœur éprouvait l’émoi particulier que lui causait toujours la voix de Deering. Elle mit la main devant ses yeux, d’un geste mécanique, et au même instant Deering lui tendit les bras. Elle s’y jeta, d’un élan subit, sentant qu’enfin la maison était à lui, qu’elle-même serait à lui s’il le voulait, et que jamais plus la présence obsédante de l’autre femme ne troublerait son bonheur.

Il releva sa voilette et couvrit son visage de baisers : « Voyons, petite bête, il ne faut pas pleurer ! » lui dit-il.


III

Il sembla tout naturel à Lizzie que Deering, avant son départ, voulût la voir dans un lieu moins public que ceux qu’ils fréquentaient d’habitude. Elle trouva même, dans le fait qu’il en exprimait le désir, la preuve de sa tendresse profonde et respectueuse. Il était évident qu’un homme du caractère de Deering ne pouvait songer, dans les premiers jours de son veuvage, à s’engager dans une aventure légère. Si donc, à un pareil moment, il fallait à leurs propos une atmosphère de recueillement et de calme, cela devait tenir à des raisons qu’elle n’osait se formuler, mais qui l’agitaient d’un saint frémissement. Elle ne s’arrêta pas à objecter les convenances : dans l’état de crise où se trouvait Deering, c’eût été de la dernière vulgarité ; les convenances sont des armes aux mains de l’innocence menacée : mais être en garde contre Deering !

Lizzie consentit donc sans peine à l’accompagner, la veille de son départ, au petit restaurant de la rive gauche où il l’avait priée de dîner avec lui. Et ce fut avec l’émotion grave d’une fiancée qu’elle descendit de son omnibus (elle n’avait pas permis qu’il vînt la prendre en fiacre), pour rejoindre l’élu qui guettait son arrivée au coin du pont de la Concorde.

Deering l’accueillit avec la même gravité attendrie, et le maître d’hôtel qui les introduisit dans un salon particulier n’aurait guère pu attribuer au motif habituel leur désir de s’isoler. Deering donna tranquillement les ordres, tandis que sa compagne se tenait menue et grave à côté de lui. Certes, elle ne voulait pas que son angoisse intime vînt ternir le bonheur de leur dernière réunion. Elle comprenait que Deering redoutait le tristesse, et elle tenait à lui montrer qu’elle affrontait avec un gai courage l’imminente séparation, et saurait être tout entière à la joie de se trouver près de lui ; mais, comme toujours, elle attendait qu’il donnât le ton.

Plus tard, en évoquant ces minutes heureuses, elle en comprit toute l’exquise douceur. Elle n’était pas habituée au bonheur, mais Deering avait trouvé le secret de calmer l’inquiétude de son cœur, et d’affermir sa foi dans la destinée, dans tous les miracles de la destinée. Par-dessus tout, il imprima en elle la sensation qu’il y avait entre eux un pacte tacite et reconnu, que sa tendresse était une habitude de cœur qui n’avait pas besoin d’être confirmée par des paroles.

Tout ce qu’il lui disait par surcroît semblait donc un raffinement de tendresse, la floraison d’un sentiment profondément enraciné. Dans ces dispositions, les instincts de réserve se fondaient ; observer une attitude défensive eût été vulgaire ; seule la confiance était noble. Deering aurait pu tirer avantage de cette tendre casuistique du cœur. Mais après même que le couvert eut été enlevé et qu’ils restèrent seuls dans la petite pièce entresolée, dont l’unique fenêtre encadrait le remous sombre de la Seine, où tremblaient des lumières, il sembla demeurer, comme elle, sous le charme de mystiques influences. Lizzie le sentit plus profondément encore au long baiser d’adieu qu’il appuya sur ses lèvres et ses yeux. C’était sa fiancée, sa femme, qu’il embrassait ainsi, et s’il s’était avisé à cette minute de lui demander sa main, il l’eût presque offensée. Le pacte était suffisamment scellé par leur dernier regard.

Elle porta si loin cette pudeur du cœur qu’elle hésita même un instant quand Deering lui demanda de lui écrire. Certes, elle écrirait, mais surtout pour répondre aux lettres qu’elle recevrait de lui. Elle appréhendait si fort de l’accaparer, de chercher à prendre barre sur lui. Il serait occupé, absorbé, là-bas ; elle avait peur d’écrire à contretemps, de se montrer indiscrète.

— Indiscrète ? — Il eut un sourire. — Comment pourriez-vous être indiscrète, ma chérie, à l’égard d’un cœur sur lequel vous régnez seule ?

Il l’attira doucement à lui, et la regardant dans ses yeux brouillés de larmes heureuses, il ajouta, avec la tendre ironie qui lui était particulière : « Ma pauvre petite Lizzie, comme vous savez mal aimer ! »

Il parut suffisant à Lizzie de repousser l’accusation par un baiser ; mais dans la suite, elle se demanda s’il n’avait pas eu raison. Était-elle réellement froide et formaliste, et les autres femmes donnaient-elles avec plus de prodigalité et d’abandon ? Elle se rendit compte que chacune de ses réticences et de ses délicatesses pouvait passer pour des scrupules égoïstes et des pruderies mesquines, et à ce jeu elle employa bientôt toutes les ressources d’une casuistique surabondante.

Cependant, les premiers jours qui suivirent le départ de Deering s’illuminèrent pour elle d’une douce lumière réfractée, pareille à celle d’un crépuscule d’été. Lui, du moins, ne pouvait être taxé de réserve, ni de calcul, et les lettres d’adieu qu’il lui adressa du train et du paquebot retentissaient en elle en longs murmures qui semblaient l’écho de sa présence. Comme il l’aimait ! et comme il savait le lui dire !

Elle n’était pas sûre de posséder la même habileté. Peu accoutumée à exprimer ses émotions intimes, elle flottait entre l’envie de lui raconter tout ce qu’elle sentait, et la crainte que ces détails ne lui parussent ennuyeux ou même ridicules. Elle ne perdait pas de vue cette idée, que ce qui était pour elle l’événement capital de son expérience devait paraître un simple épisode dans une existence prédestinée, comme celle de son ami, aux aventures romanesques. Tout ce qu’elle pourrait éprouver ou raconter serait mis en comparaison avec ce que d’autres femmes lui avaient déjà donné : de tous les points du globe, elle voyait voler vers Deering des lettres passionnées auprès desquelles ses pauvres petits billets devaient faire bien triste figure.

Mais après ces momens, il y avait des heures où elle relevait la tête et osait affirmer sa conviction intime qu’aucune femme n’avait jamais, autant qu’elle, aimé Deering, et n’avait dû par suite trouver de tels accens. Cette conviction en renforça une autre, moins solidement étayée, c’est à savoir que lui aussi, pour la même raison, avait dû trouver de nouveaux accens pour exprimer sa tendresse ; et elle se persuada que les trois lettres qu’elle dissimulait dans son corsage, le jour, et cachait la nuit sous son oreiller, surpassaient non seulement en beauté, mais en qualité tout ce qu’il avait écrit pour d’autres yeux.

À tout le moins, durant les semaines qu’elle les porta sur son cœur, ces lettres lui donnèrent des sensations plus complexes et plus délicates que celles qu’elle avait jamais éprouvées en présence de Deering. Auprès de lui, il semblait toujours à Lizzie être sur une mer brillante et houleuse, qui la portait, mais dont l’éclat l’aveuglait : les lettres, en revanche, lui représentaient un lac paisible, sur lequel on pouvait se pencher et apercevoir le reflet du ciel en même temps que la vie aux formes innombrables qui se mouvait et glissait sous la surface des eaux. Elle s’émerveillait par-dessus tout de la richesse que recelait cette vie cachée. Chose incroyable, elle n’en avait eu jusque-là aucun soupçon ! Aveuglément, elle avait suivi la petite route étroite de l’habitude, comme un voyageur qui gravit un sentier un jour de brouillard, et tout à coup se trouve sur un rocher au grand soleil, entre l’immensité du ciel et les abîmes des vallées. Le plus étrange, c’est que tous les gens d’alentour, — le petit monde de la pension Clopin, — semblaient suivre le même morne sentier, uniquement occupés des cailloux qui blessaient leurs pieds, sans pressentir le ciel qui resplendissait au delà du brouillard !

Il y avait des heures d’exaltation où elle aurait voulu crier ce que l’on aperçoit du sommet, et des heures d’abattement où elle se demandait pourquoi la chance avait ainsi guidé ses pas, au lieu que d’autres, non moins dignes de bonheur, tâtonnaient et trébuchaient dans l’obscurité. En particulier, elle ressentait une pitié aussi profonde que soudaine pour les deux ou trois autres jeunes filles de la pension Clopin, des jeunes filles plus âgées, plus apaisées, moins vivantes qu’elle, et par cela même plus spécialement désignées à sa sympathie. Sauraient-elles jamais ? Avaient-elles jamais su ? Voilà les questions qui la hantaient lorsqu’elle croisait ses compagnes sur l’escalier, qu’elle les voyait en face d’elle à la salle à manger, qu’elle prêtait l’oreille à leur insipide bavardage dans le salon glacial et mal éclairé. L’une de ces demoiselles était Suissesse, l’autre Anglaise ; une troisième, Andora Macy, était une Américaine des États du Sud, qui apprenait le français avec l’ambition de faire partager un jour sa science aux élèves d’un pensionnat de Géorgie.

Andora Macy était pâle, maigre, flétrie. Elle avait l’accent traînard du Sud : dans sa conduite une audace puérile alternait avec des accès d’orgueilleuse timidité. Elle soupirait après les hommages, et redoutait les insultes ; et cependant elle semblait se rendre compte qu’il n’était pas dans son lot d’éprouver l’une ou l’autre de ces sensations extrêmes, mais qu’elle devait se résigner à ne les connaître qu’à travers les expériences de ses amies plus favorisées.

C’est peut-être pour cette raison qu’elle portait un intérêt mêlé d’envie à Lizzie West qui, au début, l’avait tenue à distance, voyant en elle une morne image de son propre avenir, mais qui maintenant comprenait tout d’un coup à quel point elle était digne de pitié.


IV

La chambre d’Andora Macy était contiguë à celle de miss West, et la jeune Américaine venait souvent se réfugier chez Lizzie, lorsque le couvre-feu précipité de Mme Clopin avait chassé les pensionnaires du salon. Certain soir qu’elle frappait ainsi à la porte de Lizzie, cette dernière, lasse d’une longue journée de leçons, commençait déjà à se dévêtir ; mais elle était dans une trop grande veine d’indulgence pour ne pas crier : « Entrez ! » À l’instant où miss Macy franchissait le seuil, Lizzie sentit que la première lettre de Vincent Deering, — la lettre écrite dans le train, — avait glissé de son corsage.

Miss Macy, voyant un papier à terre, se précipita pour le ramasser. Lizzie se baissa également, dans un mouvement de jalousie instinctive, mais non pas assez vite pour devancer Andora. Lizzie comprit alors que son amie avait vu glisser la lettre, et brodait déjà là-dessus tout un roman.

Elle rougit d’agacement : « C’est trop bête de ne pas avoir de poche ! Si l’on reçoit une lettre en sortant le matin, il faut la porter dans son corsage toute la journée ! »

Miss Macy leva vers elle un regard attendri : « Votre cœur l’a réchauffée, » murmura-t-elle en lui tendant à regret le billet.

Lizzie sourit, car elle savait que c’était la lettre qui avait réchauffé son cœur. Pauvre Andora Macy ! Elle ne pourrait jamais savoir ! Jamais son sein glacé ne s’enflammerait à un tel contact ! Lizzie la regarda avec une douce commisération, en déplorant l’injustice du sort.

Le lendemain soir, en rentrant, elle trouva Andora dans le vestibule : « J’ai pensé que vous me sauriez gré de vous remettre ceci en mains propres, » murmura la confidente d’un air entendu, en remettant une enveloppe à Lizzie. « Je n’ai pas voulu la laisser traîner sur la table avec les autres. » C’était la lettre que Deering avait écrite sur le paquebot.

Lizzie rougit jusqu’aux yeux, mais n’en voulut point à Andora de sa pénétration. Pour rien au monde elle n’aurait soufflé mot de son bonheur, mais il ne lui déplaisait pas de le voir deviné ; et sa pitié pour Andora faisait place à la joie d’user de la détresse de la pauvre fille comme d’un miroir où se reflétait sa propre allégresse.

Deering écrivit encore une fois en arrivant à New-York : une lettre longue, tendre, pleine de regrets, sans précision sur ses projets, très explicite sur son amour. Lizzie était dans le ciel. Chaque syllabe s’inscrivait dans sa chair ; seulement, elle aurait été plus heureuse si Deering avait parlé plus clairement de l’avenir.

Cela viendrait, sans doute : il fallait lui laisser le temps de se retourner et d’aviser. Elle comptait les jours qui devaient s’écouler avant qu’elle pût recevoir une nouvelle lettre. Dès le matin, elle descendait furtivement au salon consulter les journaux et se renseigner sur la date d’arrivée du prochain courrier d’Amérique. Ce jour béni arriva enfin. Elle expédia distraitement sa besogne quotidienne, tâchant de cacher son impatience par les caresses qu’elle prodiguait à ses élèves. Il était plus aisé, dans l’état où elle se trouvait, de les embrasser que de retenir leur attention sur la grammaire.

Ce soir-là, arrivée au seuil de la pension Clopin, son cœur battait si violemment qu’elle dut s’appuyer un instant à la porte avant d’entrer. Mais sur la table du vestibule où était déposé le courrier, il n’y avait pas d’enveloppe à son adresse. Elle parcourut les lettres d’une main fébrile, et le cœur lui manquait, comme il lui était arrivé parfois en rêve, quand elle croyait rouler au bas d’un escalier sans fin, — ce même escalier, au sommet duquel elle avait cru voler, lorsqu’elle gravissait la longue côte conduisant à la porte de Deering ! Une idée la frappa subitement : Andora avait dû prendre sa lettre et la lui garder. D’un bond, elle fut sur le palier, à la porte de miss Macy.

— Vous avez une lettre pour moi, n’est-ce pas ? dit-elle, haletante.

Miss Macy la prit dans ses bras :

— Vous attendiez une lettre, chérie ?

— Je vous en prie, donnez-la-moi, s’écria Lizzie, l’œil courroucé.

— Mais je n’en ai pas. Il n’y avait pas ombre de lettre pour vous.

— Je suis sûre que si. Il doit y en avoir une ! cria Lizzie en frappant du pied.

— Mais, ma chérie, j’ai regardé et il n’y avait rien !

Jour après jour, pendant les semaines qui suivirent, la même scène recommença avec d’innombrables variantes. Le premier moment d’humiliation passé, Lizzie ne fit aucun effort pour cacher son anxiété à miss Macy, et la tendre Andora fut chargée de surveiller l’arrivée du facteur et d’épier la bonne, coupable peut-être de négligence ou de malveillance. Mais toutes ces précautions demeurèrent sans effet ; il ne vint aucune lettre de Deering.

Durant la première quinzaine, Lizzie, pour excuser son ami, inventa les sophismes les plus ingénieux ; elle admirait plus tard les raisons qu’elle avait pu découvrir du silence de Deering : par momens, elle allait jusqu’à trouver tout naturel qu’il ne lui écrivît pas. Il n’y avait qu’une possibilité que son intelligence n’admît pas : la possibilité que Deering l’eût oubliée, que cet épisode se fût effacé de son esprit comme un souffle s’efface d’un miroir. Elle chassait résolument cette pensée, comprenant que si elle lui donnait accès, sa vie n’aurait plus de pivot, et qu’elle n’aurait plus alors aucune raison de se lever le matin et de se coucher le soir…

Si elle avait eu le loisir de s’abandonner à ses angoisses, elle n’aurait peut-être plus eu la force de les maîtriser. Mais elle devait se raidir et travailler ; il fallait payer la blanchisseuse, puis la note de Mme Clopin, et tous les menus frais avec lesquels, malgré ses habitudes modestes, elle avait à compter. La terreur de la maladie et de ses conséquences l’excitait à travailler pendant qu’elle en avait la force. Elle se rappelait à peine le temps où elle avait vécu libre de ces appréhensions ; elles faisaient à présent partie de sa nature, et la maintenaient debout quand les autres stimulans lui manquaient. Dans la médiocrité monotone de son existence, la mort n’était pas ce qui la tourmentait ; elle redoutait bien plus la maladie, la possibilité d’être à la charge des autres.

Pendant les premières semaines, elle écrivit lettre sur lettre à Deering, le suppliant de lui envoyer un mot, un signe de vie, quel qu’il fût. Elle qui, dès le premier jour, avait évité avec tant de soin tout ce qui aurait pu lui donner l’apparence de réclamer un droit sur son ami, — elle s’accusait maintenant d’avoir été trop exigeante, d’avoir essayé d’exercer une sorte de mainmise sur l’avenir de Deering. Sans doute avait-elle froissé, par quelque manque de délicatesse, la sensibilité rétractile du peintre. Elle comprenait maintenant qu’elle aurait dû s’en tenir à son rôle, rester la « petite amie, » l’âme simple où le génie tourmenté aime à trouver un refuge. Au lieu de cela, elle avait dramatisé leurs rapports, exagéré sa propre importance, prétendu même partager avec lui la première place sur la scène, au lieu de se contenter d’être une figurante ou une choriste.

Mais, tout en se disant que son aventure n’était évidemment qu’un incident sans portée, et que pour Deering il ne saurait être autre chose, elle restait convaincue de la sincérité du sentiment éphémère qu’il avait éprouvé. Rien dans sa conduite n’avait dénoté le viveur en quête d’une facile « victoire. » Pendant un temps il avait eu réellement besoin de sa présence, et s’il gardait aujourd’hui le silence, c’est peut-être afin qu’elle ne se méprît pas sur la nature et la durée possible de ce besoin. Il voulait lui épargner la douleur d’un espoir chimérique.

Aux yeux de Lizzie, l’amour n’allait pas sans la plus grande liberté laissée à l’objet aimé. Elle ne pouvait le concevoir exigé comme un dû ou imposé par une contrainte. S’en expliquer clairement avec Deering devint pour elle une nécessité irrésistible, et dans une dernière lettre très brève elle l’affranchit, en termes nets, de toutes les obligations sentimentales que ses lettres précédentes auraient pu lui imposer. Dans ces lignes elle s’accusait, sur un ton légèrement ironique, d’avoir laissé un simple badinage tourner au romanesque ; et elle trouva, pour parler de la fragilité des sentimens tendres, des paroles tellement railleuses et désenchantées que Deering, en lui répondant sur un autre ton, eût paru jouer le rôle d’un fat ou d’un sentimental. Elle terminait gentiment en souhaitant de voir se continuer entre eux le commerce de bonne camaraderie qu’elle affirmait avoir « toujours compris » être la base de leur mutuelle sympathie. Cette lettre lui sembla en parfaite harmonie avec l’idée que Deering devait se faire de la conduite d’une femme du monde ; et elle trouva une joie amère à la pensée de lui apparaître pour la dernière fois sous cette forme distinguée. Mais elle ne devait jamais savoir l’effet que l’apparition avait produit, car cette lettre, comme celles dont elle cherchait à pallier l’impression, demeura sans réponse…


V

Deux années environ s’étaient écoulées.

Le soleil de printemps, sous la fraîcheur duquel Lizzie West avait tant de fois gravi dans la poussière les hauteurs de Saint-Cloud, de nouveau luisait au-dessus de la jeune fille, mais la scène et le décor avaient changé.

C’était aux Champs-Élysées, chez Laurent ; les rayons filtraient à travers la tête des marronniers sur le gravier des allées. Miss West, assise à une table dans cette enceinte élégante, arborait un chapeau mieux à même de soutenir l’examen que ceux dont s’abritait jadis l’institutrice de Juliette Deering.

La toilette était en rapport avec la coiffure, et l’une comme l’autre marquaient le rang d’une personne qui, entre mille loisirs, a celui de déjeuner chez Laurent un jour de vernissage. Ses compagnons des deux sexes confirmaient l’impression par leur mise et leurs manières ; c’étaient de ces riches Américains, dont tout l’effort est de n’omettre aucun rite de la grande vie désœuvrée de Paris. Andora Macy elle-même, assise en face de miss West, comme pour l’assister dans son rôle de maîtresse de maison, reflétait discrètement en gris et mauve cette note de fête.

Cet air de fête semblait frapper particulièrement un homme attablé seul à l’angle le plus reculé du jardin, et dont les yeux ne quittaient pas le groupe ; mais le fait de déjeuner chez Laurent en compagnie élégante n’avait pour miss West rien d’insolite, sinon la petite excitation que la présence de M. Jackson Benn commençait à communiquer à ces réunions.

— C’est extraordinaire comme vous vous y êtes habituée, observait Andora Macy dans les premiers jours de cette vie nouvelle.

En effet, Lizzie West s’était un matin réveillée riche, par l’héritage d’un vieux cousin avare dont le testament avait été, quand elle était tout enfant, un sujet de plaisanteries sans fin et de conjectures dans son imprévoyante famille. Le vieil Hezron Mears n’avait jamais donné signe de vie à ses parens pauvres ; peut-être s’était-il à peine rendu compte qu’il couchait les West sur son testament ; mais, selon la coutume américaine, il n’avait pas manqué de partager scrupuleusement entre sa parenté ses millions accumulés. C’est donc par un simple accident généalogique que Lizzie, tombant juste dans le cercle d’or, se trouva posséder une fortune suffisante pour la délivrer des interminables perspectives de la pension Clopin.

Au début, le soulagement lui avait paru immense ; toutefois, elle s’aperçut bientôt que cet événement avait détruit son premier univers sans lui en refaire un autre. Sur les ruines de son ancienne existence s’épanouissait la fleur unique qui avait égayé sa route ; mais, hormis le sentiment du bien-être présent et la sécurité du lendemain, son existence reconstituée ne faisait fleurir aucune joie comparable. Elle avait fondé de grands espoirs sur ce qu’elle pourrait se reposer, voyager, regarder autour d’elle, avant tout être « gentille, » avec toutes les délicatesses féminines, pour ses compagnes moins avantagées ; mais on aurait dit que plus elle élargissait le champ de ses rêves, plus elle prenait conscience du vide de sa propre vie. Ce n’est qu’en acquérant des loisirs qu’elle se rendit pleinement compte de ce qui lui manquait.

Pour combler le vide de ses journées, elle s’attachait à multiplier et diversifier ses sensations ; elle était comme un propriétaire qui, ayant à installer sa maison, entasserait dans les pièces des meubles de rencontre pris « à condition. » C’est en vue d’une expérience de ce genre qu’elle avait arrêté son attention sur M. Jackson Benn, et les efforts d’imagination par lesquels Lizzie cherchait à le trouver de son goût étaient secondés par la tendre complicité d’Andora, et le sourire approbateur de ses cousins. Lizzie se gardait de décourager ces tentatives : elle supportait sereinement les allusions d’Andora à la passion de M. Benn, et les détails sur la situation de fortune du jeune homme que Mrs Mears ne manquait pas de glisser à l’occasion. Tant mieux, s’ils parvenaient à draper ces épaules carrées dans les voiles embrumés du sentiment : Lizzie observait et écoutait, sans trop croire au miracle, et l’espérant peut-être un peu.

— Je n’ai jamais rien vu de pareil ! Les Français ont une façon de vous dévisager ! Est-ce que cela ne vous agace pas, Lizzie ? s’exclama tout à coup Mrs Mears, en ramenant son boa de plume d’un geste pudique. Mrs Mears était encore à l’âge où ses compatriotes goûtent à plein le danger de s’exposer aux regards des effrontés Gaulois.

Lizzie était à ce moment plongée dans la contemplation de M. Benn ; elle examinait ses joues rondes et poupines, ses mâchoires carrées et bleuâtres posées sur un col droit. Elle leva les yeux.

— Est-ce qu’on me regarde ? demanda-t-elle avec un sourire.

— Surtout, ne vous retournez pas ! Là-bas, juste entre les rhododendrons, le grand blond qui est seul à cette table. Réellement, Harvey, vous devriez parler au maître d’hôtel ; mais dans un pareil endroit, on ne fera, je suppose, que se moquer de vous, conclut avec un frisson Mrs Mears.

Son mari, comme sûr d’avance d’un tel résultat, continua tranquillement à disséquer son aile de poulet ; mais M. Benn sentit qu’il devait peut-être à la situation de se montrer plus pointilleux ; il tourna sévèrement la tête dans la direction indiquée par le regard de Mrs Mears.

— Qui ? Cet individu qui est seul là-bas ? Mais ce n’est pas un Français, — c’est un Américain, énonça-t-il, avec une visible détente des muscles.

— Oh ! murmura Mrs Mears, assez désappointée ; et M. Benn poursuivit négligemment : — Il a fait la traversée avec moi ; c’est une espèce d’artiste, un nommé Deering. C’est moi qu’il regarde, je parie ; il se demande si je vais le reconnaître. — Tiens ! comment allez-vous ? — Et vous ? — Mais oui, certainement, avec plaisir : mes amis, Mrs Harvey Mears, M. Mears ; mes amies, Miss Macy et Miss West.

— J’ai le plaisir de connaître miss West, dit en souriant Vincent Deering.


VI

Malgré ce sourire, Lizzie avait vu, au premier regard, combien il était changé ; l’impression s’aviva à en devenir douloureuse, lorsque, quelques jours plus tard, en réponse à un billet qu’elle reçut de lui, elle accepta de le recevoir.

Dire que ce papier, la première réponse à ses lettres, arrivait au bout de trois ans, trois longues années ! Et sous quelle forme ! Quelques brèves lignes banales, où perçoit toutefois le malaise de conscience, au soin avec lequel Deering évitait d’employer le langage d’autrefois ! Tout en lisant, son esprit revenait aux lettres rêvées, aux réponses incomparables qu’elle avait composées sous son nom. Il n’y avait rien d’incomparable dans les phrases conventionnelles qu’elle avait sous les yeux ; mais ses nerfs assoupis se mirent à vibrer de nouveau au contact de ce papier qu’il avait touché, et elle jeta le billet au feu avant d’oser écrire la réponse.

Maintenant que Deering se trouvait de nouveau en personne devant elle, il redevenait le seul point vivant de sa vie consciente. Une fois de plus, son âme tourmentée défaillait et se fondait mystérieusement dans l’être, si connu et en même temps si inconnu, qui se tenait de l’autre côté de la cheminée. Elle était encore Lizzie West, il était encore Vincent Deering, mais entre eux roulait le Styx, et elle n’apercevait son visage qu’à travers le brouillard du fleuve. Elle lisait à regards furtifs sur son visage, plus encore qu’elle n’apprenait par ses paroles, l’histoire des chutes et des rancœurs qui avaient peu à peu ravagé sa noble beauté. Il lui était impossible, plus tard, de retrouver dans sa mémoire le détail précis de ce qu’il avait raconté ; la seule chose dont elle eût un souvenir net était l’effort douloureux que ce récit lui avait coûté à faire.

Confusément, toutefois, elle comprenait qu’il avait dû trouver, en débarquant en Amérique, le petit avoir de sa femme notablement diminué ; que, tandis qu’il s’attardait là-bas à réaliser le peu qui restait, il avait trouvé le moyen de vendre une toile ou deux, et avait même un instant connu la vogue, recevant des commandes et louant un atelier. Mais sans qu’on pût s’expliquer pourquoi, la veine avait tari, ses tableaux lui étaient restés sur les bras, la maladie était venue, avec son lamentable cortège de dettes, et avait bientôt dispersé ses maigres ressources. Puis une période d’éclipse, pendant laquelle elle entrevoyait qu’il avait dû faire flèche de tout bois, accepter un emploi chez un entrepreneur de décorations, dessiner des papiers peints, illustrer des articles de magazines, et même, servir de racoleur pour un nouveau restaurant. Ces faits sans suite étaient reliés par un fil ténu d’allusions personnelles : amis compatissans (sa jalousie devinait qu’il s’agissait de femmes), ennemis sourdement acharnés. Mais fidèle à ses habitudes de « correction, » il évitait avec soin de citer aucun nom, et la laissait tâtonner à l’aveugle et avec effroi dans une foule étrange et pressée où il ne semblait pas y avoir de place pour un petit être frêle et farouche comme était Lizzie.

En écoutant Deering, sa propre angoisse s’effaçait devant le sentiment intolérable de cette misère. Rien de ce qu’il avait dit n’expliquait ou n’excusait sa conduite vis-à-vis d’elle ; mais il avait souffert, il avait été seul, humilié, et dans un brusque élan d’instinct maternel elle sentit que rien ne peut justifier un ordre de choses qui rend possibles de telles abominations. Elle n’aurait pu dire pourquoi ; elle savait seulement que cela faisait trop de mal de le voir souffrir.

Peu à peu, elle se rendit compte que, si elle faisait ainsi abstraction de son grief personnel, cela venait de ce qu’elle avait sans retour possible réglé son avenir. Elle était heureuse d’avoir décidé, — car elle sentait maintenant qu’elle l’avait décidé, — qu’elle épouserait Jackson Benn. Au moins, ce parti une fois pris, elle avait le détachement qu’il fallait pour examiner le cas de Vincent Deering. Sa sécurité personnelle lui assurait l’impartialité requise, et lui permettait de s’attarder aussi longuement qu’il lui plairait sur les dernières lignes d’un chapitre dont, par un acte délibéré, elle avait elle-même fixé le terme. Toutes les hésitations qu’elle aurait pu avoir quant au caractère définitif de cette décision tombèrent devant le besoin pressant de la faire connaître à Deering ; et lorsque celui-ci interrompit le récit de ses souvenirs pour dire en soupirant : « Mais il vous est aussi arrivé bien des choses ! » elle songea moins à sa nouvelle fortune qu’au protecteur auquel elle était sur le point de confier sa destinée.

— Oui, bien des choses, depuis trois ans, répondit-elle.

Deering était assis, penché en avant, les yeux doucement fixés sur les siens ; et à côté de cet homme fin et pâle, elle imaginait la silhouette massive de M. Jackson Benn, la carrure de ses épaules, exagérée encore par la coupe de son veston noir, son grand col éblouissant, soutenant ses joues poupines et son menton bleu. Puis la vision disparut aux premiers mots de Deering.

— Trois ans, reprit-il, semblant rêver. Je me suis si souvent demandé ce que ces trois ans vous apportaient !

Elle releva la tête, prise d’une rougeur subite et d’inquiétude de le voir se départir de son tact habituel, et glisser aux personnalités.

— Vous vous l’êtes demandé ? dit-elle, vite ressaisie, et avec un sourire.

— En pouvez-vous douter ? — Son regard resta posé sur elle. Oui, voilà sans doute ce que vous avez pensé de moi.

Elle eut envie de lui répondre : « Ma foi, je n’ai pas du tout pensé à vous, » mais la peur de déshonorer ses chers souvenirs la retint. S’il était de bon goût, pour Deering, d’ignorer, il ne saurait être de bon goût, pour elle, de renier.

— Voilà donc l’opinion que vous aviez de moi ? Elle entendit qu’il répétait ces mots avec une insistance attristée. Alors, relevant vivement la tête, elle prononça résolument :

— Que pouvais-je penser ? Je n’ai pas reçu un mot de vous.

Si elle avait attendu, et peut-être espéré l’embarrasser avec cette réponse, le regard tranquille dont il l’accueillit prouva qu’elle avait mal calculé.

— C’est vrai, vous n’avez pas eu un mot de moi. J’ai observé mon vœu.

— Votre vœu ?

— Que vous ne recevriez pas un mot, pas une syllabe. Oh ! je l’ai observé rigoureusement.

Le cœur de Lizzie se mit à battre avec un bruit qui résonnait à ses oreilles couvrant de son vacarme la petite voix grêle de la raison, qu’elle tâchait vainement de discerner.

— Qu’est-ce que c’est que ce vœu ? Pourquoi ne devais-je pas recevoir un mot de vous ?

Il était assis, sans un geste, la tenant sous son regard, un regard si doux, qu’il semblait presque pardonner.

Puis, brusquement, il se leva, et vint s’asseoir tout auprès d’elle, comme si rien entre eux n’avait été changé ; et Lizzie instinctivement se retira un peu ; mais il ne parut pas remarquer ce geste et la quitta enfin des yeux, pour jeter lentement un regard circulaire sur le petit salon.

— C’est charmant, ici. Oui, les choses ont changé pour vous, dit-il.

L’instant d’avant, elle souhaitait qu’il évitât la faute d’un retour vain sur le passé. C’était comme si toute sa tendresse d’autrefois eût redouté de le voir tellement à son désavantage, et se fût dressée pour le défendre contre ce péril. Mais sa façon d’éluder l’exaspérait, et soudain elle eut la tentation irraisonnée de l’attaquer face à face, avec ses propres armes.

Toutefois, avant qu’elle ait pu répéter sa question, il en posa une autre.

— Alors, vraiment, vous avez pensé à moi ? Pourquoi avez-vous peur de l’avouer ?

L’imprévu de ce défi lui arracha un cri d’indignation.

— Est-ce que mes lettres n’étaient pas assez claires ?

— Ah ! vos lettres…

Lizzie le regardait dans les yeux, fixement, courroucée ; mais Deering ne montrait pas le moindre embarras, il semblait impassible ; seulement, son regard exprima un peu plus de tristesse.

— Elles m’ont suivi partout, vos lettres ; je ne m’en suis jamais séparé, dit-il.

— Cependant, vous n’y avez jamais répondu…

À la fin, le reproche trembla sur ses lèvres.

— Cependant, je n’y ai jamais répondu…

— Les avez-vous seulement lues ?

Elle voulait lui infliger l’angoisse qui la torturait, comme si elle avait pu s’en délivrer en la lui imposant.

Deering parut à peine entendre sa question. Il changea simplement un peu d’attitude, s’inclina de façon à se rapprocher légèrement, mais sans chercher à rappeler par le moindre geste les privilèges qu’une telle intimité impliquait autrefois.

— Il y avait dans vos lettres des choses magnifiques, admirables, dit-il avec un sourire.

Elle se raidit sous ce sourire.

— Vous avez attendu trois ans pour me le dire !

Il la regarda gravement, avec surprise.

— Et vous m’en voulez de vous le dire, même aujourd’hui ?

Ses parades étaient véritablement incroyables ! Elle en demeurait interdite, avec l’impression qu’elle frappait dans le vide, et avec un désir désespéré, presque haineux, de l’acculer au mur et de l’y clouer.

— Non. Seulement, je m’étonne que vous preniez la peine de le dire, quand, sur le moment…

Brusquement, il ne se déroba plus, et lui fit la surprise d’accepter la lutte sur son propre terrain.

— Quand, sur le moment, je ne l’ai pas fait ?… Mais comment l’aurais-je pu, sur le moment ?

— Pourquoi ne le pouviez-vous pas ? Vous ne me l’avez pas encore expliqué.

Il jeta de nouveau sur elle un regard de résignation désarmante.

— Est-ce nécessaire ? Ma triste histoire ne vous a-t-elle pas tout expliqué ?

— Expliqué pourquoi vous n’avez jamais répondu à mes lettres ?

— Oui, dès l’instant que je ne pouvais y répondre que d’une seule manière : en protestant que je vous aimais et que je brûlais de vous revoir.

Il y eut un long silence ; lui, résigné, dans l’attente ; elle, occupée à rajuster follement les morceaux de son passé détruit.

— Alors, vous prétendez que si vous n’avez pas écrit…

— C’est que j’ai découvert, en débarquant en Amérique, que j’étais pauvre ; que la fortune de ma femme avait fondu ; que tout ce que je pouvais gagner suffirait à peine, — je suis si mal doué à cet égard, — pour nourrir et habiller ma fille. C’était comme si une porte de fer eût été subitement fermée entre nous.

Lizzie, toute haletante, se sentit forcée dans ses derniers retranchemens. « Au moins, vous auriez pu me dire, m’expliquer… Croyez-vous que je n’aurais pas compris ? »

Il n’hésita pas.

— Vous auriez compris. Mais il y avait autre chose.

— Quoi donc ? dit-elle, les lèvres tremblantes.

— C’est extraordinaire que vous ne saisissiez pas ! C’est bien simple : je ne pouvais pas vous écrire cela. Tout, mais pas cela !

— Et alors vous avez préféré me laisser souffrir ? Il y eut un accent de reproche dans les yeux de Deering. « Je souffrais, moi aussi. »

C’était le premier appel direct qu’il adressât à sa compassion, et Lizzie, pendant un instant, sentit que le frêle équilibre de ses sympathies vacillait, et qu’elle allait tourner à l’ironie méprisante. Mais l’impulsion déjà donnée fut réprimée par une autre sensation. Une fois de plus, elle prit conscience d’un fait avec lequel, Deering absent, elle avait toujours négligé de compter : le fait de la différence profonde, irréductible, entre l’image qu’elle se faisait de lui, et la réalité qu’elle percevait, de la mystérieuse transformation produite dans son jugement par l’inflexion de sa voix, le regard de ses yeux, l’action complexe et absorbante de sa personnalité. Elle avait une phrase qui exprimait bien cette manière d’être : quand elle se reprochait, autrefois, « de ne pouvoir se souvenir de lui, » tant la vue de sa personne surpassait le portrait autour duquel sa fantaisie tissait tant de merveilles. Si brillant et vivant que fût le portrait, il devenait une grise abstraction lorsque Deering lui-même se montrait ; et dans l’occurrence, l’effet fut immédiat : Lizzie ressentit le malheur possible de Deering avec une intensité auprès de laquelle sa propre douleur pâlissait.

— J’ai souffert horriblement, répéta-t-il, et d’autant plus que je ne pouvais faire un signe, que je ne pouvais crier ma misère. Il n’y avait pas d’autre issue pour moi, — me taire, et souhaiter que vous puissiez me haïr.

Le sang afflua au visage de Lizzie.

— Vous haïr ! Vous avez souhaité que je pusse vous haïr ?

Il quitta son siège et, s’approchant tout à fait, lui prit doucement la main : « Oui, parce que je voyais à vos lettres que sans cela vous seriez encore plus malheureuse. »

La main de Lizzie s’était abandonnée à l’étreinte réchauffante de Deering, et la pauvre petite âme tumultueuse se trouva subitement baignée de douceur.

— Et je comptais bien tenir la parole que je m’étais donnée, poursuivit-il, en relâchant doucement son étreinte. Je comptais même la tenir encore, après que le hasard des événemens m’eut refoulé sur votre route ; mais lorsque je vous ai vue l’autre jour, je me suis rendu compte que ce qui avait été possible loin de vous, devenait impossible auprès de vous. Comment aurais-je pu vous voir et supporter d’être haï de vous ?

Il s’était écarté, sans se rasseoir. Il se tint debout, à quelque distance, la main sur le dossier d’une chaise, dans l’attitude de quelqu’un qui s’apprête à se retirer.

Le cœur de Lizzie se serra. Ainsi, il s’en allait, et c’était là son adieu. Il s’en allait, et elle ne trouva pour le retenir qu’à bégayer étourdiment : « Je n’ai jamais eu de haine contre vous. »

Il la considéra et sourit faiblement.

— Il n’est pas nécessaire, en tout cas, que vous me haïssiez à présent. Le temps et les circonstances m’ont rendu si peu redoutable ! Voilà précisément pourquoi j’ai osé revenir. Et je voulais vous dire combien je me réjouis de ce qui vous est arrivé d’heureux. C’est le seul obstacle que je ne puisse me résoudre à souhaiter de voir disparaître entre nous.

Lizzie se taisait. Tandis qu’elle écoutait, brusquement surgit le spectre de M. Jackson Benn. Il était là, de nouveau, entre elle et Deering, droit et courroucé, mais moins réel et plus flou que tout à l’heure, avec un regard dans ses petits yeux durs qui implorait désespérément une réincarnation.

Deering poursuivait ses phrases d’adieu.

— Vous êtes riche, maintenant… vous êtes libre, vous vous marierez.

Dans le vague, elle perçut qu’il lui tendait la main.

— Il n’est pas vrai que je sois fiancée, s’écria-t-elle.

C’étaient bien les derniers mots qu’elle eût voulu prononcer, et c’est à peine si elle s’était rendu compte qu’elle les prononçait ; mais elle sentit toute sa volonté soudainement concentrée dans l’impulsion irrésistible de répudier et rejeter à tout jamais les droits réclamés par le fantôme de Jackson Benn.


VII

Andora Macy avait la ferme conviction que tout, dans la charmante petite maison des Deering à Neuilly, devait servir de jouet à leur fils.

La maison était pleine de jolies choses fort impropres à cette fin, mais les caprices de l’enfant étaient sacrés pour miss Macy, et Lizzie avait facilement le dessous quand il s’agissait de défendre ses biens contre de tels alliés. Même, elle était parfois tentée d’adopter la classification de son amie, qui divisait les objets d’art en deux catégories, ceux que l’on pouvait sucer et les autres. Le plus souvent, elle se contentait de substituer à l’objet convoité par son fils un autre moins précieux et moins fragile. Ce fut le cas un beau matin de printemps, qui se trouvait précisément être le second anniversaire du petit.

— Tiens, chéri, fit-elle, ses lèvres appuyées contre les boucles blondes de l’enfant, tandis qu’elle dégageait de ses menottes une gracieuse figurine de Chelsea, n’as-tu pas envie d’avoir cette jolie chose là-bas qui brille ?

Et elle attira l’attention de son fils sur un sachet brodé qu’Andora tenait à la main.

Les deux amies se trouvaient dans le boudoir de Lizzie. Dans la coquette villa de Neuilly, où les Deering s’étaient installés après leur mariage, Lizzie avait fait choix de cette pièce parce qu’elle était au-dessous de l’atelier, et qu’elle y entendait le pas de son mari marchant de long en large devant son chevalet, Ç’avait été une joie pour Lizzie de faire construire cet atelier pour Deering, mais le pas qu’elle aimait s’était fait entendre moins régulièrement qu’elle n’eût pu l’espérer. Depuis trois ans, en effet, qu’ils vivaient heureux ensemble, il n’avait pas encore repris le travail auquel ce bonheur inespéré aurait dû l’encourager ; mais même quand elle ne l’entendait pas, elle le savait là, au-dessus de sa tête, étendu sur le vieux divan de Saint-Cloud et fumant d’innombrables cigarettes, tandis qu’il parcourait les journaux ; et le fait de le savoir là lui causait toujours la même joie qu’au premier jour.

Lizzie, ce matin-là, avait mieux à faire que de feuilleter les journaux. Elle avait conservé ses habitudes d’ordre et d’activité, et n’avait pu encore se faire au laisser-aller souriant de son mari. Elle avait d’abord attribué l’insouciance de Deering au désordre permanent de son premier ménage, puis elle avait compris que, tout en jouissant de sa bienfaisante direction, qui lui laissait tout le loisir voulu, il n’aurait jamais la volonté de reprendre son travail. Il aimait que les alouettes lui tombassent toutes rôties dans la bouche, mais les satisfactions que lui procurait le génie domestique de sa femme ne diminuaient en rien son inconscience.

Cette légèreté entraînait même parfois des conséquences imprévues. Ce jour-là, les deux femmes étaient occupées à vider trois vieilles malles de Deering, qu’il n’avait jamais voulu déballer et que sa femme avait fait porter chez elle en désespoir de cause. Ces colis fatigués étaient arrivés, quelques mois auparavant, des États-Unis où ils étaient restés en gage dans une pension de New-York. Lizzie, ayant appris par une lettre de la propriétaire que le compte de son mari était en souffrance, s’était empressée de le régler. La jeune femme avait trop l’habitude des difficultés d’argent pour voir une humiliation dans le fait que son mari eût contracté des dettes, mais il répugnait à son sens de l’ordre qu’il n’eût pas songé à les éteindre depuis son mariage. Deering accepta les remontrances de sa femme avec sa bonne grâce habituelle, et lui laissa le soin d’envoyer le mandat libérateur, bien que, par un sentiment délicat, elle lui eût ouvert dans une banque un compte qui assurait son indépendance. C’était de bon cœur que Lizzie avait réglé cet arriéré. Elle savait que, si son mari lui en avait délégué le soin, c’était par paresse et non pour tirer parti de sa générosité. Deering n’était nullement grisé par sa nouvelle situation de fortune ; il n’en était devenu ni avare ni prodigue. Il était simplement trop paresseux pour envoyer le chèque, comme il avait été trop paresseux pour se rappeler la dette que ce chèque eût éteint.

— Non, mon chéri ! Non ! s’écriait Lizzie en élevant hors de portée le bibelot de Chelsea ! Voyez donc, Andora, si vous ne pouvez pas lui trouver quelque chose dans ce fouillis. Où est le sachet que vous aviez à la main tout à l’heure ? Je crois qu’il pourrait le mettre dans sa bouche sans inconvénient.

Miss Macy, le sachet à la main, se releva en trébuchant sur le monceau de vêtemens et de défroques d’atelier qui encombraient la pièce.

Elle s’arrêta en admiration devant le groupe formé par la mère et l’enfant.

— Voyez donc : il cherche à l’attraper, le brigand ! Ne dirait-on pas un petit Napoléon ?

Lizzie éclata de rire en soulevant son fils dans les bras. « Agitez-le devant lui, Andora ! Si vous le lui donnez trop vite, il n’en aura plus envie. Il est comme tous les hommes. »

Andora abaissa lentement le sachet de perles brillantes jusqu’à ce que l’héritier de Deering l’eût étreint de son jeune poing triomphant.

« Enfin ! Voilà mon Chelsea sauvé ! » fit Lizzie en souriant. Elle posa l’enfant par terre, et le regarda s’éloigner en chancelant avec son butin.

Andora se tenait auprès d’elle, couvant l’enfant des yeux. « Savez-vous d’où il vient, ce beau sachet ? » demanda-t-elle brusquement.

Lizzie, penchée sur une pile de chemises effrangées, secoua distraitement la tête. « Je n’ai jamais vu de linge plus mal blanchi, » soupira-t-elle. « Il n’y a pas une seule de ces chemises bonnes à raccommoder… Le sachet, dites-vous, ma chère ? Mais non, je n’ai pas la moindre idée d’où il vient. »

Andora jeta sur elle un regard lourd d’intentions.

— Ne vous sentez-vous pas tout à fait malheureuse à l’idée qu’une femme a pu lui broder cela ?

Lizzie, toujours absorbée par l’examen des chemises, éclata de rire.

— Mais, voyons, Andora, voyons !… Six, sept, neuf ; non, il n’y en a pas même une douzaine ! Il n’y en a pas une seule en état. Non, je ne comprends pas comment les hommes peuvent vivre seuls !

Andora poursuivait son idée sur un ton rêveur.

— Écoutez, Lizzie, vous n’avez pas la prétention de me faire croire que cela ne vous fait rien de manier ces choses que d’autres femmes ont pu lui donner ?

Lizzie secoua de nouveau la tête, et se redressant avec un sourire, lança un lot de chaussettes dans la direction de son amie.

— Non, vraiment, cela ne me fait rien, absolument rien !… Tenez, soyez gentille, Andora, et comptez-moi ces chaussettes.

— Mais comment ? Vous ne sentez donc rien ? gémit Andora, en attrapant dans ses bras maigres le paquet lancé par Lizzie.

Celle-ci, en continuant tranquillement à déplier et inspecter le linge, sentait au contraire beaucoup de choses, mais ces sentimens étaient trop profonds et trop délicats pour pouvoir être exprimés. Elle ne savait qu’une chose, c’est que chacun des objets qu’elle sortait des malles lui donnait la sensation d’un contact de Deering. De tout ce qui appartenait à son mari semblait émaner quelque chose de lui-même : atomes subtils que seule la chaleur de son amour à elle rendait perceptibles, de même que certains élémens ne se révèlent qu’à une température excessive. Et dans l’espèce, il émanait des effets qu’elle avait dans les mains, témoins des mauvais jours de Deering, quelque chose de poignant par le contraste qu’ils présentaient avec sa situation présente de mari adoré. Maintenant ses séries de chemises étaient rangées et soignées comme de la vieille dentelle. Quant aux chaussettes, Lizzie connaissait le dessin de chaque paire, et « eût voulu voir » que la blanchisseuse se permît d’en égarer une seule, ou d’en faire passer la couleur ! Lizzie voyait dans cette sollicitude minutieuse et quelque peu terre à terre l’humble symbole de sa tendresse.

Deering s’en trouvait comme enveloppé, à l’abri de toutes les vicissitudes, et elle mettait au défi les atteintes du sort d’arriver jusqu’à lui, tellement il paraissait invulnérable sous la protection d’un pareil amour. Mais elle ne pouvait guère formuler ces sentimens, encore moins en faire part à d’autres. Ils étaient, à proprement parler, partie intégrante d’elle-même plus imperceptibles aux yeux d’autrui que ne le sont, l’été, les abeilles bourdonnant dans le feuillage des tilleuls.

— Oh ! je vous en prie, Lizzie, regardez-moi le petit coquin ! Il a trouvé moyen d’ouvrir le sachet !

Lizzie s’arrêta pour sourire à son fils, qui trônait sur un tas de vieilles étoffes, tandis qu’Andora, à genoux devant lui, l’adorait en silence.

La jeune femme pensa vaguement : « Pauvre Andora ! » puis elle continua l’inspection d’un gilet dénué de boutons.

Soudain, elle entendit son amie s’exclamer d’une voix émue :

— Savez-vous, Lizzie, à quoi lui servait ce sachet ? À garder vos lettres !

Lizzie leva vivement la tête. « Lui, » cette fois, c’était Deering, et elle eut une sensation singulière et un peu pénible, à voir que des lettres d’elle pussent se trouver au milieu de hardes abandonnées en gage par son mari dans une pension de New-York.

— C’est drôle ! Passez-les-moi, je vous prie…

— Donne le sachet à tante Andora, chéri ! Regarde dedans, et vois ce qu’un grand garçon comme toi peut y trouver ! Tiens, voilà une lettre… Et une autre ! Mais comment ?

Lizzie se leva brusquement et s’approcha.

— Qu’est-ce que c’est ? Donnez-moi ces lettres, s’il vous plaît. En prononçant ces mots, elle se souvint du jour, où chez Mme Clopin, elle avait reçu de la main d’Andora la première lettre de Deering.

Miss Macy leva sur elle un regard effaré.

— Mais, Lizzie, voyez donc ! Cette lettre n’a pas été ouverte ! Pensez-vous que cette horrible femme ait pu l’intercepter ?

Lizzie éclata de rire. Les imaginations d’Andora étaient vraiment par trop puériles !

— Quelle horrible femme voulez-vous dire ? Sa propriétaire ? Ne soyez donc pas si naïve, Andora ! Comment aurait-elle pu l’intercepter puisque nous la trouvons dans ses effets ?

Mais Andora tenait à son idée.

— Alors pourquoi n’a-t-elle jamais été ouverte ?

Elle tendit la lettre à Lizzie, qui vit que l’écriture était bien la sienne. L’enveloppe portait le timbre de Passy, et elle n’avait pas été décachetée. La jeune femme l’examina et se sentit soudain défaillir.

— Comment ! Toutes les autres sont de même, elles n’ont jamais été ouvertes ! s’écria Andora, en élevant de plus en plus la voix ; mais Lizzie lui saisit le poignet.

— Donnez-les-moi, je vous prie.

— Oh ! Lizzie, Lizzie ! — Andora, pâle de colère et de pitié, ne lâchait pas la liasse. — Lizzie, ce sont les lettres que je mettais à la poste pour vous, les lettres auxquelles il ne répondait jamais. Voyez donc !

— Donnez-les-moi, je vous prie. Et Lizzie s’en empara.

Les deux femmes se regardèrent bien en face, Andora toujours à genoux, Lizzie immobile devant elle, les lettres à la main. Le sang lui était monté au visage, bourdonnait dans ses oreilles, affluait à ses tempes. Elle se sentait faible et glacée.

— Il y a dû avoir quelque complot, quelque conspiration ! s’écria Andora, si agitée par sa découverte qu’elle parut complètement absorbée par le côté romanesque de l’affaire.

Lentement, Lizzie détourna les yeux et les reporta sur l’enfant assis à ses pieds et suçant avec placidité les glands du sachet. Elle se pencha sur lui et le lui enleva, non sans lui avoir arraché un cri de rage. Elle le souleva alors dans ses bras, mais pour la première fois, elle ne sentit pas, au contact du petit corps, cette chaleur mystérieuse qui semble faire de la mère et de l’enfant un seul et même être. Il lui parut lourd et gênant, comme si c’était l’enfant d’une autre : et ses cris l’ennuyèrent.

— Je vous en prie, Andora, emmenez-le.

— Oh ! Lizzie, Lizzie ! gémit son amie.

Lizzie lui tendit l’enfant, et Andora, se relevant, le prit dans ses bras.

— Je comprends tout ce que vous devez souffrir, soupira-t-elle par-dessus les boucles blondes du petit.

Lizzie, à travers le désarroi de sa pensée, eut comme un rire intérieur. Andora croyait toujours comprendre !

— Dites à Marthe de l’emmener avec elle lorsqu’elle ira chercher Juliette à l’école.

— Oui, oui, ma chérie ! — Et, la couvant des yeux, Andora insista : « N’essayez donc pas de vous contraindre devant moi ! »

Le petit garçon hurlait toujours. Par-dessus l’épaule d’Andora, il s’efforçait de ravoir le sachet.

— Oh ! emportez-le, fit la mère, n’en pouvant plus.

Andora, de la porte, lui cria :

— Je reviens tout de suite ! Souvenez-vous, ma chérie, que vous n’êtes pas seule.

— Allez donc avec Marthe. Je désire que vous alliez aussi, insista Lizzie, avec ce ton de voix qui laissait toujours miss Macy sans réplique. Elle se retira donc avec l’enfant, et Lizzie resta seule.

Ses yeux égarés parcoururent le boudoir en désordre. Une heure plus tôt, la pièce claire et riante avait présenté l’image de sa vie heureuse et ordonnée. Maintenant, un fouillis d’objets fanés traînait épars sur les meubles et le tapis, et ses illusions et ses rêves gisaient dans le même désarroi. Oui, c’était sa vie même qui se trouvait là à ses pieds, parmi cette défroque…

Elle ramassa ses lettres, dix en tout, et examina toutes les enveloppes. Pas une n’avait été ouverte, — pas une seule ! En les regardant, chacun des mots qu’elle avait tracés lui revint à la mémoire, faisant courir par tout son corps un frisson. Avec une rapidité vertigineuse et une douloureuse minutie, toute cette période de sa vie se déroula devant elle.

Elle sourit tristement à l’idée d’Andora que les lettres avaient pu être soustraites à son mari. Il n’était nul besoin d’une pareille supposition pour déchiffrer l’énigme. Trois années de vie commune avec Deering l’éclairaient suffisamment. Il lui était singulièrement amer de reconnaître qu’elle n’éprouvait aucun étonnement. Et cependant, un instant auparavant, elle s’était crue parfaitement heureuse !

Elle se rendait si bien compte de ce qui avait dû se passer ! En recevant les lettres, Deering, absorbé ailleurs, les avait mises de côté pour les lire plus tard, — à un moment qui n’était jamais venu. Qui sait ? Peut-être même sur le paquebot qui le portait là-bas avait-il rencontré une autre femme, — cette femme inconnue qui se dresse, redoutable et fatale, au fond de tous les soupçons féminins. Lizzie savait aujourd’hui que les sensations les plus intenses ne laissaient aucune trace dans son esprit — qu’il ne revivait ni ses plaisirs, ni ses peines. La meilleure preuve en était la légèreté de sa conduite vis-à-vis de sa fille. Il semblait avoir trouvé tout simple que Juliette restât indéfiniment avec les amis qui l’avaient reçue après la mort de sa mère, et c’était uniquement sur la proposition de Lizzie que la petite fille avait été ramenée auprès d’eux et que le ménage s’était établi à Neuilly pour être à portée de la pension de l’enfant. Mais dès que Juliette fut revenue, Deering devint le plus tendre des pères, et sembla jouir à tel point de la présence de son enfant que Lizzie s’étonna qu’il n’eût pas paru souffrir de son absence.

La jeune femme avait remarqué tout cela quand il s’agissait de Juliette, mais avait trouvé tout simple que son propre cas fût différent, et qu’elle fût l’exception que chaque femme se figure être pour l’homme qu’elle aime. Certes, elle savait maintenant qu’elle ne pouvait modifier les habitudes de son mari, mais elle s’imaginait qu’elle avait enrichi sa sensibilité et donné plus de profondeur à ses sentimens. Et elle s’apercevait tout d’un coup que les raisons données par Deering pour n’avoir pas répondu à ses lettres avaient précisément été le point de départ de toutes ces illusions ! De fait, le temps avait simplement manqué à Deering pour lire ses lettres… Autrefois, cette découverte aurait été le coup le plus cruel pour Lizzie. Mais combien ce temps était loin ! Aujourd’hui, elle eût pu pardonner à son mari de l’avoir oubliée ; mais jamais, elle ne pourrait lui pardonner d’avoir menti…

Elle s’assit et de nouveau regarda vaguement autour d’elle. Tout à coup, elle entendit au-dessus d’elle le pas de Deering, et son cœur se serra. Elle craignait qu’il ne descendît la rejoindre. Vivement elle verrouilla la porte ; puis, tremblante et lasse, elle s’effondra sur une chaise, comme si d’avoir poussé le verrou eût demandé un grand effort. Un instant plus tard, elle entendit Deering dans l’escalier et fut saisie d’un tremblement nerveux.

— Je te méprise, je te méprise ! s’écria-t-elle.

Elle attendit avec appréhension qu’il mît la main sur le bouton de la porte. Il entrerait en fredonnant un air, il lui ferait une question oiseuse et mettrait un baiser sur ses cheveux. Mais non ; elle se souvint qu’elle avait fermé la porte, et se sentit en sûreté.

Elle continua à écouter, et s’aperçut avec surprise que le pas de son mari s’éloignait. Il n’avait donc pas eu l’intention de venir chez elle. Il fallait qu’il fût descendu pour chercher quelque chose, un autre journal, peut-être, car il ne semblait rien lire d’autre. Elle se demandait même parfois où il avait pris ce qui faisait jadis le fond de leurs conversations « littéraires. »

Au bruit que fit en se refermant la porte de la maison, elle se leva d’un bond. Il sortait donc ? Ce n’était guère dans ses habitudes de quitter la maison dès le matin… Regardant par la fenêtre, elle le vit marcher vers la grille en suivant l’allée bordée de lilas. Quel motif avait donc pu le forcer à sortir à cette heure si peu habituelle ? Elle fut surprise qu’il ne le lui eût pas dit, et ce seul fait rappela à Lizzie le degré de leur intimité. Elle était devenue pour lui une habitude, et Deering aimait ses habitudes. Mais à ce moment-là elle eut l’impression que c’était un étranger qui quittait la maison, et elle se demanda ce qu’il ressentirait s’il pouvait deviner cette pensée…

« Il la saura tout à l’heure ! » se dit-elle avec une farouche exaltation, et dramatisant déjà la scène. Dès qu’il rentrerait, elle le ferait monter chez elle et lui tendrait les lettres sans rien dire. Un instant elle s’attacha à cette vision, puis s’en détourna, car elle se sentait humiliée à la pensée d’humilier Deering. Elle tenait à conserver son image intacte. Non, mieux valait ne pas le revoir.

Il lui avait menti au sujet des lettres, — il lui avait menti quand il voyait un intérêt à regagner ses faveurs. Oui, voilà ce qu’il fallait retenir ; il l’avait recherchée parce qu’il la savait riche, il était même revenu d’Amérique tout exprès pour l’épouser. Oui, c’était cela, sans aucun doute… Comment ne l’avait-elle pas compris sur le moment ? Elle se sentit écœurée de sa propre sottise, et de la grossièreté des artifices de l’homme.

Mais pourquoi était-il sorti à pareille heure ? Et elle s’en voulait de se préoccuper encore des allées et venues de son mari…

Se détournant de la fenêtre, elle revint s’asseoir, se demandant ce qu’elle allait faire. Non, elle ne lui montrerait pas les lettres ; elle les laisserait simplement sur sa table et s’en irait. Elle quitterait la maison avec son fils et Andora. C’était déjà un soulagement que d’entrevoir un plan défini, un acte auquel pouvaient se raccrocher ses pensées en déroute. Elle s’en irait, bien entendu ; et en attendant, afin de ne pas le voir, elle feindrait une migraine et resterait dans sa chambre jusqu’après le déjeuner. Puis elle et Andora rassembleraient quelques effets, et s’enfuiraient avec l’enfant, tandis que Deering resterait à paresser là-haut dans l’atelier. Lorsque la maison s’écroule, il faut bien la quitter ; rien de plus simple, rien de plus inévitable…

Elle fut arrêtée par l’impossibilité de se figurer ce qui arriverait ensuite. Quelques efforts qu’elle fît, elle n’arrivait pas à s’imaginer, elle et l’enfant, loin de Deering. Faiblesse, sans doute ; car n’avait-elle pas tous les atouts de son côté, jeunesse, fortune, énergie ? Il était bien plus difficile de s’imaginer ce que deviendrait Deering, incapable de rien en dehors d’elle. Combien ils avaient vécu heureux ensemble ! Si illogique et même immoral que cela lui parût, elle savait cependant quel bonheur il avait éprouvé par elle. Certes, ce n’est pas comme cela que cela se passe dans les romans ! Lorsque le bonheur est « fondé sur un mensonge, » il s’écroule fatalement. D’après ce qui se passait dans tous les romans qu’elle avait lus, Deering, lui ayant menti une fois, aurait continué à le faire. Et pourtant, elle savait bien qu’il n’en avait rien été ; car, s’il l’avait épousée sans amour, à coup sûr il l’aimait aujourd’hui.

Elle chercha à s’imaginer ce que serait sa nouvelle vie. Ses amis ne l’abandonneraient certainement pas ; mais elle n’éprouva aucun soulagement à cette pensée. Elle n’avait qu’un désir : demeurer ce qu’elle avait été avant que son enfant n’eût joué avec le sachet. Pourquoi le lui avait-elle donné ? Elle était si heureuse ! Et ne l’étaient-ils pas tous les trois ? Tout en elle criait vers ce bonheur perdu, comme le petit avait crié quand on lui avait enlevé son jouet. Combien elle regrettait d’en savoir si long ! Les parens laissent ignorer tant de choses aux enfans, — ils les protègent contre tous les sombres secrets du mal et de la douleur. Et de même, pour que leurs aînés pussent supporter la vie, ne valait-il pas mieux qu’ils ignorassent bien des choses ?…

Mais après tout, pourquoi quitterait-elle cette maison qui était la sienne ? Ici, avec son fils et Andora, elle pourrait encore se faire un semblant d’existence. Ce serait Deering qui partirait ; il comprendrait son devoir dès qu’il aurait vu les lettres.

En esprit, elle le vit s’en aller, sortir de la maison comme il l’avait quittée tout à l’heure. Elle vit la grille se refermer sur lui pour la dernière fois. Elle le voyait aussi clairement que s’il se fût trouvé dans la pièce… Il en coûterait à Deering d’en revenir aux privations et aux expédiens d’autrefois ; et cependant elle savait qu’il n’implorerait pas son pardon…

Tout à coup il lui vint une autre idée. Andora n’aurait-elle pas couru lui annoncer la découverte des lettres avec une de ses phrases romanesques : « Fuyez, vous êtes découvert ? » Et si vraiment Deering l’avait quittée pour toujours ? Après tout, cela n’aurait rien d’étonnant de sa part. Sous son apparence de douceur, il demeurait toujours évasif et fermé. Il s’était peut-être dit qu’il irait au-devant de Lizzie et se placerait sur la défensive. Il se pouvait en effet qu’elle l’eût vu sortir de cette grille pour la dernière fois…

Elle jeta de nouveau un regard autour d’elle, comme si cette pensée revêtait d’un nouvel aspect ce qui l’environnait. Oui, cette sortie de son mari ne s’expliquait qu’ainsi. Midi, l’heure de leur déjeuner, avait déjà sonné, et Deering était d’une exactitude scrupuleuse. Seule une circonstance inattendue pouvait l’avoir décidé à quitter la maison à cette heure-là, Et sans la prévenir !… Après tout, il valait peut-être mieux qu’Andora lui eût parlé ! Lizzie se défiait de son propre courage ; elle espérait presque que son amie lui aurait épargné cette épreuve. Ce ne fut toutefois pas sans un certain dépit qu’elle envisagea cette possibilité. « Pourquoi Andora s’est-elle mêlée de cela ? » Elle éprouvait un vague ressentiment à la pensée que Deering avait peut-être été soustrait à sa vengeance. En ce moment-là, s’il s’était trouvé à la maison, elle serait aussitôt allée chez lui et lui aurait jeté son mépris au visage. Mais il était sorti ; elle ne savait où aller le chercher, et chose étrange, à la colère qu’elle ressentait contre lui se mêlait un secret instinct de protection, de cette sollicitude particulière chez la femme habituée à veiller sur l’homme qu’elle aime. Qu’il lui paraîtrait étrange de ne jamais plus sentir cette sollicitude, de ne jamais plus l’entendre dire, la main posée sur ses cheveux : « Comment, petite sotte, vous étiez vraiment inquiète ? »

La pensée de ce contact devint tout à coup une sensation si réelle que Lizzie se raidit et rejeta la tête en arrière comme pour écarter la main de son mari. La seule pensée de ses caresses lui était devenue odieuse ; et cependant, elle en ressentait l’impression dans tout son corps. Elle la ressentait, mais avec horreur et répugnance. C’était comme une étreinte à laquelle elle cherchait à se soustraire, et qu’elle resserrait en faisant des efforts pour s’en débarrasser. On eût dit que son esprit sondait son corps pour être sûr de sa soumission, épiant en lui le moindre mouvement de révolte…

Pour échapper à cette obsession, elle se leva et s’approcha de la fenêtre. Il n’y avait personne dans le jardin, mais tout à coup Lizzie vit la grille s’ouvrir et son cœur tressaillit de joie ou de regret, — elle n’eût su dire lequel. Un instant plus tard, la porte livra passage à une voiture d’enfant poussée par la bonne, et escortée de Juliette et d’Andora. Les yeux de la jeune femme se posèrent, comme si elle le voyait pour la première fois, sur le groupe familier, et elle demeura immobile au lieu d’aller à la rencontre des enfans.

Elle entendit sur l’escalier un bruit de pas, et Andora frappa à la porte. Lizzie tourna la clé et ouvrit à son amie, qui la pressa avec émotion sur sa maigre poitrine.

— Ma chérie ! soupira miss Macy, rappelez-vous que vous avez votre enfant, et moi !

Lizzie se dégagea doucement. Elle regarda Andora avec une répulsion qu’elle ne pouvait s’expliquer.

— Avez-vous parlé à mon mari ? demanda-t-elle, en reculant avec froideur.

— Si je lui ai parlé ? Non, répondit Andora, avec un regard étonné.

— Alors, vous ne l’avez pas rencontré depuis qu’il est sorti ?

— Mais non, ma chérie. Il est donc sorti ? Je ne l’ai pas vu.

Lizzie s’assit avec un vague sentiment de soulagement. Son émotion lui remonta à la gorge et l’empêcha de parler.

Tout à coup une idée vint à Andora :

— Je comprends, ma chérie ! Vous ne vous sentez pas la force de lui parler vous-même. Vous voulez que j’y aille à votre place ?

Elle regarda vivement autour d’elle, flairant la lutte.

— Vous avez raison, chérie ! Dès qu’il rentrera, j’irai le trouver. Le plus tôt sera le mieux.

Elle suivit Lizzie qui, machinalement, était revenue à la fenêtre, et l’entoura de son bras. Soudain la grille s’ouvrit de nouveau, et Deering entra.

— Le voilà ! s’écria miss Macy, serrant le bras de Lizzie. Je vais descendre tout de suite. Vous me permettez de parler pour vous ? Vous avez confiance en mon tact ? Oh ! croyez-moi, vous pouvez vous fier à moi ! Je saurai ce qu’il faut lui dire.

— Ce qu’il faut lui dire ? répéta distraitement Lizzie.

Tandis que son mari remontait l’allée, elle eut la vision de leurs trois années de mariage. Ces années étaient toute sa vie. Jusque-là tout dans son existence avait été incolore et inconscient, telle la vie de la plante tant qu’elle n’a pas atteint la surface du sol.

Ces trois années ne lui avaient sans doute pas apporté la réalisation de ses rêves de jeune fille. Mais si certaines de ses illusions avaient été détruites, celles-ci se trouvaient être remplacées par des réalités autrement précieuses. Lizzie comprit maintenant qu’elle s’était peu à peu faite à la nouvelle image de son mari, tel qu’il était, tel qu’il serait toujours. S’il ne lui représentait pas le héros de ses rêves, c’était du moins l’homme qu’elle aimait et qui l’avait aimée. Et elle s’aperçut, dans un dernier éclair de pitié et d’intelligence, que, de même qu’un marbre compact peut être fait de cailloux et de débris sans valeur, peut-être n’est-il pas impossible, avec de médiocres élémens, de façonner un amour capable de résister aux plus forts assauts de la vie…

Elle sentit la pression de la main d’Andora se faire plus lourde.

— Ayez courage, ma pauvre chérie ! Je lui donnerai les lettres sans dire un mot. Vous pouvez vous en rapporter à mon sens de la dignité. Je sais tout ce que vous éprouvez en ce moment !

Deering avait atteint le seuil de la maison. Lizzie le suivit des yeux silencieusement jusqu’à ce qu’il eut disparu sous l’auvent de la porte ; puis elle se retourna et jeta sur son amie un regard où il y avait de la pitié.

« Pauvre Andora ! » dit-elle, « mais vous n’en savez rien, non, absolument rien !… »


Edith Wharton.

(titre original : The Letters, 1910)