Le Bec en l’air/Texte entier

Le Bec en l’air
Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. NP-319).


ALPHONSE ALLAIS


(ŒUVRES ANTHUMES)




Le Bec


en l’air






PARIS

PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR

28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis

1897
Tous droits réservés


À FERNAND XAU
Directeur parfait, Ami meilleur encore.
A. A.


INSULTES À LA FRANCE


Voyant s’approcher le printemps, M. Pivre, négociant en Vins et Spiritueux, résolut de faire repeindre la façade de son magasin.

M. Pivre, disons-le tout de suite, est un bonhomme peu intéressant.

Il appartient à la catégorie de ces méprisables individus qui vendent, sous la fallacieuse dénomination de vin, un mélange d’eau de Seine, d’alcool amylique, de bitartrate de soude et de fuchsine.

M. Pivre, au lieu de mettre sa boutique sous le patronage d’un Borgia quelconque, avait eu le toupet de prendre cette enseigne :


AUX VIGNOBLES FRANÇAIS


Donc, l’abominable Pivre fit venir un peintre et le chargea de badigeonner sa façade avec de fraîches et pimpantes couleurs.

L’ouvrier se mit à l’ouvrage.

Il commença par gratter la peinture de la trompeuse enseigne.

Il gratta l’A, il gratta l’U, il gratta l’X, il gratta le V, il gratta…

Non, il allait se mettre à gratter l’I, quand midi vint à sonner.

C’est une vieille coutume administrative chez ce peintre d’aller déjeuner chaque fois que sonne midi.

Il fit ce jour-là comme il faisait tous les jours, et, lâchant là son ouvrage, se dirigea vers un petit restaurant du quartier.

Machinalement, un passant qui passait par là, comme l’indique son nom, leva les yeux vers l’enseigne abandonnée et lut, non sans stupeur, ces mots :


IGNOBLES FRANÇAIS


Puis, ce fut un second passant qui joignit son étonnement à celui du premier.

Puis un troisième.

Et savez-vous comment bientôt s’appelèrent les passants arrêtés ?

Ils s’appelèrent légion !

Et ce fut une légion hurlante d’indignation, écumante de fureur !

— Sale Prussien ! criaient les uns.

— Cochon d’Italien ! vociféraient les autres pas mieux renseignés.

Des cris, la foule ne tarda point à passer, aux projectiles.

Quelques cailloux, que je n’hésite pas à attribuer à la malveillance, brisèrent les vitres et même les litres, et en général tous les objets en verre étalés à la vitrine.

M. Pivre, attiré par tout ce fracas, et n’en devinant pas la cause, voulut réagir !

Ah ! il fut bien reçu, M. Pivre !

— À l’eau, le sale Prussien ! À l’eau, le cochon d’Italien !

Et un vieil ouvrier gueulait :

— Dire qu’on s’est fait casser la figure à Magenta pour ces gens-là ! Que ça nous serve de leçon !

Cependant, le badigeonneur avait accompli son déjeuner.

Il venait consciencieusement reprendre son ouvrage.

Sans souci de la cohue, il grimpa sur son échelle et gratta.

Il gratta l’I, il gratta le G, il gratta…

Non, il allait se mettre à gratter l’N quand une clameur s’éleva, d’enthousiasme et de pardon !

On lisait maintenant :


NOBLES FRANÇAIS


La foule se retira satisfaite, sans qu’on eût à déplorer autre chose que des dégâts matériels, comme dit Chincholle.

Et on dit que les Français sont difficiles à gouverner !

CONTRE LES CHIENS[1]


— Moi qui adore la plupart des bêtes, j’ai toujours professé une ardente répulsion pour le chien, que je considère comme l’animal le plus abject de la création.

Le chien est le type de l’animal larbin, sans fierté, sans dignité, sans personnalité.

… Une dame pleurarde et sentimenteuse interrompit ma diatribe :

— Oh ! le bon regard humide des bons toutous ! larmoya la personne. Comme ça vous console de la méchanceté des hommes !

Il n’en fallut pas plus pour me mettre hors de moi.

Les bons toutous ! Ah ! ils sont chouettes, les bons toutous !

Le chien est aimant et fidèle, dit-on, mais quel mérite à s’attacher au premier venu uniquement parce qu’il s’intitule votre maître, beau ou laid, drôle ou rasant, bon ou mauvais ?

On a vu des chiens, dit-on encore, se faire tuer en défendant leur maître contre un bandit.

Parfaitement, mais le même chien aurait pu être aussi bien tué en attaquant l’honnête homme pour le compte du bandit, si ce bandit avait été son maître et si l’honnête homme avait détenu l’indispensable revolver.

Le chien est un pitre qui fait le jacque pendant des heures, pour avoir du susucre.

C’est un lâche qui étranglerait un bébé sur le moindre signe de sa fripouille de patron.

Dans tout chien, il y a un fauve, mais un fauve idiot qui, sans l’excusable besoin d’une proie personnelle, fait du mal pour la quelconque lubie d’un tiers.

Le chien est lécheur : il lèche tout.

Il lèche la main qui lui donne un morceau de pain.

Il lèche la botte qui vient de lui défoncer trois côtes.

Il lèche bien d’autres choses, le cochon !

Et bien d’autres choses encore, le salaud !

Le chien a un instinct épatant, mais une âme de boue.

Ah ! quelle différence avec le chat, avec l’admirable chat !

Je sais par cœur tous les vers que les poètes ont faits sur les chats, les vers de Gautier, de Baudelaire, de Rollinat, et même tout le délicieux volume que leur consacra notre bon Raoul Gineste.

Ah ! les chats ! j’aime leur allure harmonieuse, forte, câline et souple.

J’aime leurs attitudes de mystère et de fierté.

Essayez de les frapper, ceux-là, même en jouant, et vous verrez quels crocs surgis et quelles griffes !

Ah ! les chats ! En voilà qui en remontreraient à Maurice Barrès pour l’individualisme et la culture du Moi !

… Mais non, il est généralement convenu que le chien est un bon toutou, et le chat, à peu d’exceptions près, une sale bête !

. . . . . . . . . . . . . . .

Depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, mon excellent ami le vicomte A. Bry d’Abbatut se refusait farouchement à partager mon horreur du chien.

Le chien, disait-il, avait du bon, beaucoup de bon.

Pour sa part, il était heureux de posséder Médor, un excellent terre-neuve qui avait vu naître son enfant, le petit Henri, et pour lequel Henri, Médor se serait fait hacher menu.

— Quand Médor est auprès d’Henri, je suis tranquille, aussi tranquille que si j’avais Henri dans mes bras.

Or, savez-vous ce qui arriva, la semaine dernière, dans la vaste propriété que possède mon ami le vicomte A. Bry d’Abbatut sur la côte d’azur ?

Non.

Eh bien, je vais vous le dire.

On avait donné au jeune Henri (trois ans et demi), déjà très assoiffé de sport, une petite voiture et un petit harnachement, le tout destiné à son véhiculage par l’excellent Médor.

Médor fut enchanté de cette combinaison.

Peu de chevaux, et non des moindres, se seraient aussi correctement comportés.

Oui, mais un jour que Médor trimballait Henri dans sa petite voiture, sur un chemin longeant une rivière, il arriva qu’un jeune ramoneur piémontais eut l’idée de faire une pleine eau dans la dite rivière.

Le terre-neuve, n’écoutant que son atavique instinct, ne balança pas une seconde.

Il se jeta à l’eau, lui, son attelage et le jeune Henri.

Et cet imbécile de chien, pour sauver un Savoyard[2] qu’il n’avait jamais vu de sa vie et qui, d’ailleurs, ne courait aucun danger, n’hésitait pas à noyer l’enfant confié à sa garde !

. . . . . . . . . . . . . . .

Autre histoire pour corroborer mon dire :

Un monsieur marié se promenant un matin avec son chien (une bête fort intelligente à laquelle il tenait comme à ses prunelles), rencontra une jeune femme très séduisante et d’abord facile.

Si facile, que cinq minutes après la rencontre, le monsieur marié et la drôlesse se préparaient à entrer dans le domicile d’icelle.

Tom avait suivi le couple luxurieux.

Mais la dame refusa l’entrée de ses appartements au toutou.

— Qu’à cela ne tienne ! fit le monsieur.

Et d’un grand coup de pied dans le derrière, il intima au chien l’ordre de regagner sa demeure.

Tom s’éloigna.

. . . . . . . . . . . . . . .

(Passage interdit par la censure.)

. . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure s’était à peine écoulée, que retentissait un léger grattement contre l’huis de la courtisane.

— Laisse-le tout de même entrer ! implora le monsieur.

Et il ouvrit la porte lui-même.

C’était, en effet, le bon Tom qui se trouvait là, le bon Totom, mais pas seul.

Le bon Tom était flanqué de la femme du mari adultère et de M. le commissaire de police du quartier.

Tenace à son vieux renom de fidélité, Tom éprouvait la plus âpre horreur pour toute espèce de trahison, même la conjugale.

Et il venait de mettre en pratique ses principes héréditaires !

— Mais, pourra-t-on objecter, par quel ingénieux procédé Tom avait-il pu décider l’homme de police à se déranger ?

Sans doute, il avait pris comme interprète son propre collègue… le chien du commissaire.

Ce qui prouve, une fois de plus, qu’on n’est trahi que par les chiens !


LE SCANDALE DE DEMAIN


Par cette époque où trône la pseudo-imitation de simili-faux strass, l’homme de bonne foi — j’entends de réelle bonne foi, — étreint en ses mains brûlantes son crâne prêt à éclater et murmure, abattu :

— Où s’arrêtera l’audace des contrefacteurs ?

Je puis lui dire, moi, à cet être loyal, où elle s’arrêtera, l’audace des contrefacteurs : elle est bien décidée à ne s’arrêter jamais, et elle ne s’arrêtera jamais, jamais, jamais !

Les hommes de réelle bonne foi n’ont qu’à porter le deuil de leurs espérances.

Le scandale que je dévoile en les lignes ci-dessous, et dont toute la presse s’occupera demain, va montrer quels sommets peut atteindre le toupet et l’ingéniosité des fraudeurs.

Pour ne pas faire moisir les charmantes jeunes femmes qui me font l’honneur de me lire, disons tout de suite que la police vient de découvrir à Paris l’existence de quatre gares clandestines.

Pour les personnes qui n’auraient pas bien entendu, je répète : La police vient de découvrir à Paris l’existence de quatre gares clandestines.

Quatre gares clandestines, vous avez bien lu, et qui correspondent chacune à une ligne secrète de chemin de fer.

La découverte de ce fait vraiment particulier mérite d’être contée par le menu.

Depuis assez longtemps, les Compagnies de chemins de fer s’apercevaient d’une baisse assez sérieuse dans leurs recettes, baisse que rien ne semblait justifier.

Une enquête, menée de la façon la plus intelligente, n’amena aucun résultat.

L’économiste Paul Leroy-Beaulieu, consulté à ce sujet, écrivit un volumineux rapport dont la conclusion, bien personnelle, était la suivante : la baisse dans les recettes des Compagnies doit correspondre à une diminution dans le nombre de voyageurs ou de marchandises transportés.

Les choses en étaient là quand, un jour, l’inspecteur de la Sûreté Fauvette, attablé chez un mastroquet de la rue de Flandre, observa des faits qui lui parurent éminemment louches.

Sur le coup de six heures et demie ou sept heures du soir, des clients, en assez grande quantité, pénétraient chez le mastroquet.

Ils se dirigeaient vers une salle située dans le fond du débit.

Tout ce monde entrait, entrait, et personne ne sortait, ne sortait.

Quelques centaines de personnes s’introduisirent ainsi et ne sortirent point.

Et d’autres centaines encore.

Et puis des milliers.

Ayant payé sa consommation d’abord, et d’audace ensuite, l’agent prit le même chemin que tous ces mystérieux personnages.

Dans un coin de la salle du fond, se spiralisait un escalier de trois cents et quelques marches qui vous conduisait au sein d’une cave, d’une immense cave puissamment éclairée à l’électricité.

Dans cette cave, la locomotive d’un train en partance haletait rythmiquement.

Le policier n’eut que le temps de se jeter dans un wagon.

Une demi-heure après, il débarquait dans une autre cave, la cave d’un mastroquet de Maisons-Laffitte.

Sa religion était éclairée.

Nul doute, désormais !

Une semaine ne s’écoula pas sans qu’on eût mis la main sur la vaste trame d’une entreprise encore inconnue dans l’histoire de la fraude.

D’importantes arrestations ont été opérées, hier.

On parle d’anciens hauts fonctionnaires des Compagnies, récemment destitués et qui se seraient mis à la tête de cette incroyable et peu délicate concurrence.

D’ailleurs, tout le personnel de ces chemins de fer clandestins serait, paraît-il, recruté parmi les employés, mécaniciens, etc., révoqués des Compagnies.

On s’attend à des révélations piquantes.

L’or anglais ne serait pas étranger à l’affaire.

À bientôt des détails circonstanciés.


Dernière heure. — On vient de découvrir, dans le grenier d’un marchand de grains du Vésinet, les douze locomotives dont la disparition avait fait si grand bruit, la semaine dernière, à la gare du Nord.

UTILISATION DE LA TOUR EIFFEL
POUR 1900


Au risque de faire beaucoup de chagrin à Maurice Barrès, les pouvoirs publics semblent disposés à exécuter une Exposition universelle en l’an 1900.

Je n’apprendrai rien à personne en ajoutant que ces magnifiques joutes de l’industrie internationale tiendront leurs assises dans les quartiers du Champ de Mars, du Trocadéro et des Champs-Élysées.

On ira même jusqu’à démolir — pleurez, mes yeux ! — cette merveille de grâce et d’aménagement qui s’appelle le Palais de l’Industrie.

La question de la suppression de la Tour Eiffel fut un instant agitée en haut lieu. (Peut-être même, ce haut lieu n’était-il autre que la propre troisième plate-forme de ladite tour.)

On discuta longtemps, paraît-il.

Finalement, sur la réflexion d’un judicieux esprit que, le conseil de la Légion d’honneur ayant laissé sa rosette à M. Eiffel, on pouvait bien conserver sa tour, on décida de ne point déboulonner encore le métallique édifice.

Apprenant cette résolution, mon ami le Captain Cap sourit dans ses longues moustaches, vida d’un trait le gobelet qui se trouvait à sa portée et dit :

— J’ai une idée !

— Le contraire m’eût étonné, Cap !

— Une idée pour rendre utile cette stupide tour qui fut, en 1889, une utile démonstration industrielle, mais qui est devenue si parfaitement oiseuse.

— Et puis, on l’a assez vue, la tour Eiffel !

— On l’a trop vue !… Conservons-la, soit, mais donnons-lui un autre aspect.

— Si on la renversait la tête en bas, les pieds en l’air ?

— C’est précisément à quoi j’ai pensé. Mais mon idée ne s’arrête pas là.

— Votre idée, Cap, ne saurait point s’arrêter ! Comme le temps, comme l’espace, elle ne connaît point de bornes !

— Merci, mon garçon !… Donc, nous renversons la tour Eiffel et nous la plantons la tête en bas, les pattes en l’air. Puis, nous l’enveloppons d’une couche de magnifique, décorative et parfaitement imperméable céramique.

— Bravo, Cap !… Et puis ?

— Et puis, quand j’ai obtenu un ensemble parfaitement étanche, j’établis des robinets dans le bas et je la remplis d’eau.

— D’eau, Captain ? quelle horreur !

— Oui, d’eau… Bien entendu, avant cette opération, j’ai débarrassé la tour des constructions en bois, et en général de toutes les matières organiques qui corrompraient mon eau. Devinez-vous, maintenant ?

— Je devine ou je crois deviner que vous exposerez à l’admiration des foules un somptueux gobelet quadrangulaire de 300 mètres de haut.

— Un gobelet rempli de quoi ?

— Un gobelet rempli d’eau.

— D’eau… comment ?

— Je comprends !… D’eau ferrugineuse. Ah ! Cap, vous êtes génial !

— Oui, d’eau ferrugineuse et gratuite à la disposition de nos contemporains anémiés. Au bout de quelques années, toute cette masse de fer, dissoute peu à peu dans l’eau des pluies, aura passé dans l’organisme des Parisiens, leur communiquant vigueur et santé…

— Si, au lieu d’eau, nous mettions du gin, Cap, du bon vieux gin ?

Le Captain me répondit sévèrement :

— Le goût du gin ne va pas avec le goût du fer.

UN DE MES AMIS QUI EST CONCIERGE


Comme je me trouvais de très bonne heure dans son quartier, j’eus l’idée de grimper à son altier cinquième étage et de serrer la main loyale de mon ami Schoze.

Mes appels, soit par voie de sonnette, soit par voie de heurts sur la porte, soit par voie d’indicibles et sympathiques clameurs, restèrent sans écho.

Assurément, il n’y était pas.

Mais comment expliquer l’absence de cet être si peu matinal et si peu découcheur ?

Peut-être mort ?

Pauvre garçon ! Oh ! non, je l’aurais su par sa belle-sœur.

Je redescendis les cinq étages, espérant trouver une explication chez la concierge.

Précisément, et à ma grande surprise, Schoze se trouvait dans la loge.

Il y était, confortablement assis en un vieux et ridicule fauteuil de tapisserie, et il lisait des journaux.

Dès qu’il m’aperçut, la pourpre de la confusion s’épanouit sur sa face, et le timbre de la visible gêne voila son organe.

Après les premières effusions :

— Je descends de chez toi, fis-je, et je ne t’ai pas trouvé.

— Naturellement, puisque je suis là.

— Et qu’y fais-tu, là ?

— Ce que j’y fais… Ce que j’y fais… j’y fais… que c’est moi qui suis concierge de la maison, maintenant !

De la part d’un joyeux farceur comme Brunetière, par exemple, ou Gaston Deschamps, j’aurais cru à une excellente plaisanterie.

Mais venant de mon ami Schoze, un des garçons les plus sérieux du dix-huitième arrondissement, l’assertion me parut digne de créance.

Il ne se fit pas prier, d’ailleurs, pour expliquer son étrange avatar.

En proie à une gêne provisoire, Schoze se trouvait en retard de trois termes.

Il commençait à s’accoutumer à cette situation, et même il se préparait, sans angoisse, à l’aggraver par un retard prochain de quatre termes (en attendant le mois d’avril où il se trouverait en retard de cinq), quand il reçut, vers le 15 décembre, la visite de son propriétaire.

Cet homme aimable, mais fripouille comme la plupart des industriels de sa sorte, lui apportait une proposition des plus avantageuses.

— Vous me devez trois termes, monsieur. Dans quelques semaines, vous m’en devrez quatre : je suis disposé à faire un exemple, et à vous jeter sur le pavé avec les quelques vagues détritus personnels que la loi vous concède. Je dissiperai le reste aux quatre vents des enchères publiques.

Mon pauvre ami Schoze pâlit à l’idée qu’on allait le séparer de ses bons livres, de ses petits bibelots, de ses belles gravures de Thornley.

— Vous ne ferez pas cela ! gémit-il.

— Non, ricana le vampire, je me gênerai !

Devant la douleur réelle du pauvre garçon, le vieux vautour sembla se raviser :

— Si vous tenez tant que ça à votre mobilier, je vous offre une petite combinaison…

— Tout ce que vous voudrez !

— Je vais, ce soir même, renvoyer ma concierge qui me vole. Remplacez-la jusqu’au 8 janvier, jour du petit terme.

— Moi, concierge !

— Pourquoi pas ? On doit tout supporter plutôt que faire tort d’un sou à son pauvre propriétaire !… Donc, vous serez concierge. Rien de plus simple que d’apprendre la situation respective du logement des locataires : M. Un Tel au premier à gauche, M. Tel autre au cinquième au fond du corridor, etc., etc. Et puis, quand vous vous tromperiez, cela n’a aucun inconvénient. Les locataires ne sont pas des gens bien intéressants. Allons, consentez-vous ?

— Dame !

— Voilà le 1er janvier qui arrive. Vous recevrez beaucoup d’argent à l’occasion des étrennes, et vous serez, alors, en mesure de me régler mon petit arriéré !

Schoze accepta.

Et voilà comment un brave garçon, pour conserver ses livres et ses Thornley, en arriva à tirer le cordon à des gens qui ne le valent certainement pas.

RADICALE PROPOSITION


Notre excellent confrère, M. Émile Gautier, qui est un poète, comme l’indique son nom de Gautier, et un savant, comme l’assure son prénom d’Émile, s’émerveillait l’autre matin, dans le Figaro, de la mirifique crinière — et tant polychrome ! — dont s’échevèlent les arbres des boulevards, depuis cette débauche de serpentins de jeudi dernier (jour de la Mi-Carême, si mes souvenirs sont exacts).

Comme poète, il admire.

Comme homme sérieux, il déplore.

Comme savant, il propose un remède.

Certes, le remède que propose Émile Gautier est ingénieux, mais je le trouve insuffisant.

On imposerait, d’après Gautier, aux marchands de serpentins une certaine composition de papier (pâte de bois et colle d’amidon) que la première averse pourrait réduire en une purée sans consistance et tout de suite disparue.

Gautier n’y a pas pensé, mais rien n’empêcherait le gouvernement d’interdire, de la même façon, tous les confettis qui ne seraient pas de cette composition.

Et même, comme on est exposé à en avaler quelques-uns, on pourrait les découper dans de minces pellicules de pâtes pectorales.

Malheureusement, le gouvernement dont nous jouissons pour l’instant a des tendances libertaires qui lui prohibent la moindre immixtion dans toute industrie, et principalement dans celle des frivolités carnavalesques.

C’est dommage, parce que, moi aussi, j’avais une solution au problème, et une solution autrement élégante que celle de Gautier, et combien plus radicale !

D’abord, moi État, je m’octroierais le monopole des serpentins, confetti, spirales, petits balais et autres.

Tous ces ustensiles seraient composés d’un papier spécial qu’on pourrait appeler — si personne ne s’y oppose — du fulmi-papier.

C’est assez dire que mon papier subirait la même préparation qu’on inflige au coton pour le transformer en fulmi-coton (trempage dans un mélange d’acides azotique et sulfurique, lavage, séchage, etc.).

Et, dans la nuit qui suivrait le Mardi-Gras ou la Mi-Carême, à l’heure où le dernier pochard vient de rentrer chez lui, on allumerait le tout.

Ceux de nos lecteurs qui ont eu l’occasion, au cours de leur existence mouvementée, d’allumer cinq ou six kilos de fulmi-coton dans le creux de leur main, savent avec quelle promptitude s’opère la combustion.

Le fulmi-coton a bien des défauts, mais on ne peut pas lui reprocher, quand il brûle, de brûler lentement. (Je tenais à lui rendre ici cette justice.)

Il ne faudrait pas plus de trente secondes pour que tout Paris fût déblayé du million et demi de kilos de papier multicolore qui l’encombre à chaque soir de bacchanal-day.

Le seul inconvénient de mon procédé gît dans le bris probable de toutes les vitres de la capitale.

Et peut-être que les immeubles eux-mêmes suivraient l’exemple des simples vitres.

Mais qu’importe la destruction de Paris, si les gens graves sont satisfaits !

Et les gens graves l’exigent : pas de serpentins dans les arbres, ça n’a pas l’air sérieux !

UNE NOUVELLE MONNAIE


Bien que M. Doumer[3] éprouve une vive répugnance à parler de son métier pendant les repas, il voulut bien cependant — parce que c’était moi — répondre à ma question.

— Pourquoi, mon cher ministre, lui avais-je demandé, cette obstination des Finances à ne point admettre l’emploi du nickel dans la fabrication des pièces divisionnaires ?

— Mon Dieu ! fit M. Doumer en reprenant des tripes, je vous dirai que j’ignore les raisons de mes prédécesseurs. Quant à moi, ma posture en la question est bien simple : non seulement je n’adopte pas le nickel, mais encore je suis disposé à supprimer l’or, l’argent et le cuivre.

— Allons donc !

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

— Et par quels autres métaux remplacerez-vous ceux-là ?

— Par aucun métal. Toutes les pièces, depuis celles de 100 francs jusqu’à celles de 1 centime, seront en celluloïd.

— En celluloïd !

— Parfaitement.

— Mais vous n’y pensez pas, ma vieille Excellence ! Le celluloïd est une matière sans valeur intrinsèque.

— Et le papier, jeune homme, a-t-il une valeur intrinsèque ?

— Pardon…

— Essayez de déchirer un paquet de billets de mille francs en petits morceaux et de vendre les débris à un chiffonnier, vous verrez ce qu’il vous en donnera, de votre intrinsèque.

— Ça n’est pas la même chose…

— Fondez en un seul lingot 10 francs de sous et vendez-les à un marchand, vous en trouverez 1 franc à peine.

— Oui, mais…

— Et l’argent donc !

— L’argent, oui, je sais…

— Et l’or ! Croyez-vous que si on trouve en Afrique ou en Australie seulement le quart de tout ce qu’on annonce dans les prospectus, la valeur de l’or ne va pas terriblement baisser ? Voyez-vous d’ici l’or à cent sous la livre ?

Il n’y avait rien à répliquer, M. Doumer était dans le vrai.

Avec une obligeance infinie et une urbanité dont je tiens à le remercier ici, publiquement, au nom des Lettres françaises, notre sympathique ministre me développa le nouveau système qui allait permettre à la France de reprendre enfin son rang à la tête des nations.

Une objection me vint, que je croyais définitive :

— Le celluloïd, cher ami, n’est-il point bien inflammable pour un tel emploi ?

— Celui de l’industrie, oui ; mais le nôtre sera rigoureusement incombustible.

— Vous avez trouvé un truc ?

— Oh ! un truc bien simple : nous le ferons fabriquer par la Régie !


COMMENT
ON FAIT LES BONNES MAISONS


Après avoir longtemps fait la sourde oreille, l’administration municipale de Chatouilly se décida enfin à écouter les injonctions de la nommée Vox populi et du sieur Consensus omnium.

L’opinion publique était, en cette occurrence, représentée par les boulangers, les bouchers et les limonadiers de Chatouilly, auxquels venaient s’adjoindre la totalité des bonnes du pays et un lot important de jeunes femmes incomprises ou simplement tendres.

Il s’agissait, j’aurais dû commencer par là, de la création d’une garnison et de la construction, naturellement, d’une caserne ad hoc.

Grosse affaire, mes amis, et qui n’alla pas toute seule.

Quelques propriétaires et rentiers, amis de la tranquillité, protestaient dans l’ombre, au nom, ah ! Bérenger ! des bonnes mœurs.

Au dire de ces Tartufes, la vertu des filles et des femmes de Chatouilly ne serait qu’une insignifiante bouchée pour les appétits génésiques des attendus lignards.

Des mères de famille tressaillirent d’épouvante, des maris virent en leurs songes se démesurer d’inéluctables cornes (des cornes d’abondance, espérèrent quelques autres à tendances sous-marines).

À force d’être partout chuchotée, cette question de mœurs, un beau soir, éclata en plein Conseil municipal.

Un édile qui, en sa qualité de rude capitaine en retraite, savait mal farder la vérité, s’écria :

— Il va venir un régiment ici, c’est entendu ! Il sera admirablement reçu par la population, c’est entendu ! Il trouvera à manger et à boire, c’est entendu ! Mais (se croisant brusquement les bras), tonnerre de sort ! je me demande où il trouvera… à aimer !

À cette sortie, le Conseil municipal tout entier se mit à rire d’une main, tandis que, de l’autre, il se voilait la face.

Le vieil homme d’armes, brandissant sa compétence et projetant sur la question une brutale lumière, insista longuement et déplorablement.

Pour en finir, le maire fit se constituer l’assemblée municipale en comité secret et le reste de la discussion se perdit dans le mystère et l’ombre.

Tout ce qu’on put savoir, c’est qu’une commission de trois membres avait été nommée dans un but des plus délicats.

On vit ces trois messieurs se promener fréquemment dans les rues écartées de Chatouilly, en gens qui chercheraient, comme qui dirait, une maison à louer.

Et puis, ces trois messieurs parurent avoir trouvé leur affaire.

On les aperçut à plusieurs reprises, en grande discussion avec un Auvergnat, marchand de ferrailles et cabaretier, un de ces Auvergnats dont la totale inconscience amène une fatale réussite dans les multiples affaires qu’ils entreprennent.

À la suite de ces conciliabules, le sieur Chamonenque, l’Arverne susdit, fit l’acquisition d’une vieille maison, proche de son cabaret, au bout de la ville.

Des ouvriers travaillèrent fébrilement à remettre en état l’antique immeuble, à le garnir de belles persiennes vertes et surtout à peindre sur sa devanture un fort spacieux numéro qu’il eût fallu être bien distrait pour ne point remarquer.

Tout fier, Chamonenque alla trouver le chef de la municipalité.

— Je suis prêt, monsieur le maire.

— Vous êtes bien pressé… Le régiment n’arrive que dans huit jours.

— Peu importe ; j’ouvrirai ce soir, quand ça ne serait que pour me mettre au courant.

— Les personnes sont arrivées ?

— Oh ! non ; je compte commencer modestement avec ma femme et ma bonne… Les dimanches, il y a ma belle-sœur qui ne refusera pas de nous donner un coup de main.

LE CAPTAIN CAP
ET
LA DÉFENSE NATIONALE


Le premier être humain que j’aperçus, en sortant de la gare, fut mon vieil ami le Captain Cap, qui remontait d’un pas songeur la rue d’Amsterdam.

En vue de cette occurrence, la main de Dieu eut, jadis, la précaution de placer à cet endroit l’Irish bar de notre vieux Austin.

Et puis il faisait si chaud depuis le buffet de Serquigny, ma dernière étape !

Nous entrâmes.

… Huit mois déjà passés que je n’avais vu le Captain !… Huit mois !…

La bonne rencontre ! Et quel parfum fleurait le Oldest Tom Gin de ce frais petit bar !

— Donnez-moi votre main, Cap, que je la serre encore.

— Et aussi la vôtre, vieux lâcheur.

— Ne m’accusez pas, Cap.

— Oui, je sais…

Le Captain avait tant de choses à me conter qu’il ne savait par où débuter. Je vins à son secours.

— D’où arrivez-vous, Cap, en ce costume de voyage ?

— Des grandes manœuvres de l’Est.

— C’était beau ?

— Oh ! je n’ai pas eu le temps de regarder les troupes !… J’avais d’autres chiens à fouetter !

— Je vois avec plaisir, mon cher Cap, que vous n’avez pas changé ! Car, il n’y a que vous au monde, et quelques aveugles, pour aller aux grandes manœuvres, sans jeter un coup d’œil sur les militaires.

— Je ne fus en contact qu’avec les généralissimes, Zurlinden, Félix Faure et Dragomirov.

— Vous avez de jolies relations, Cap !

— Dites plutôt que ces messieurs furent des plus honorés de me connaître.

— Ont-ils au moins su vous apprécier ?

— Il le fallut bien, mon invention étant de celles qui s’imposent à l’admiration des plus grosses légumes.

— Votre invention, Captain ?

— Mon invention, oui.

— Ah ! ah !

Ce Ah ! Ah ! cachait, de ma part, une intolérable démangeaison de connaître la nouvelle idée de mon prodigieux ami.

Mais lui se cavernait dans l’inexorable cloître du mutisme.

— Voyons, Cap, soyez gentil ! Dites-moi quelques mots de votre invention.

— Impossible !

— Indiquez-moi, seulement, de quoi il s’agit.

— Impossible ! impossible ! ce serait compromettre la défense nationale.

— La défense nationale ! le salut de la Patrie ! c’est vous qui venez me parler de ces sornettes, vous, Cap, l’apôtre de l’anti-européanisme !

— Le salut de la France m’intéresse autant qu’une partie de poker dice[4] et j’aime beaucoup le poker dice.

Je me levai, tendis la main à Cap et, d’une voix consternée :

— Au revoir, dis-je, ou plutôt adieu, Cap !

— Adieu ! Pourquoi adieu ?

— Parce que je veux ne plus jamais revoir un ami dont je perdis la confiance.

— Allons, asseyez-vous, grand enfant, je vais tout vous dire !… Mais jurez-moi que pas une de mes paroles ne sortira d’ici.

— Je le jure !

— Mon idée, comme toutes les idées géniales, est d’une simplicité vertigineuse. Elle consiste à remplacer, pour le transport des dépêches, les pigeons par les poissons.

— Des poissons volants ?

— Non, des poissons qui nagent tout bêtement, comme tous les poissons. Mieux que le pigeon (qui, comme son nom l’indique, est un imbécile), le poisson est éminemment éducable. De plus, il est d’une discrétion parfaite… Avez-vous jamais entendu un poisson faire des ragots sur son prochain ?

— Jamais, Cap !

— Le poisson était donc tout indiqué pour jouer un rôle important de messager militaire. Il porte les dépêches d’un général à un autre aussi fidèlement, plus sûrement et plus vite que n’importe quel idiot de pigeon.

— Et dire que personne n’a pensé à cela !

— Les gens sont si bêtes !

— Vos essais aux manœuvres de l’Est ont réussi ?

— Pleinement ! Mon équipe de poissons voyageurs a rendu les plus grands services à Saussier. Félix Faure n’en revenait pas.

— Et Dragomirov, qu’est-ce qu’il a dit ?

— Dragomirov était furieux ! Il prétend que de faire porter des dépêches aux poissons, ça leur abîme le caviar.


LE SOI-DISANT BOLIDE DE MADRID


GRAVES RÉVÉLATIONS


Le lundi 10 février 1896[5], vers dix heures et demie du matin, par un ciel pur et bleu où le soleil brillait ainsi qu’aux plus beaux printemps, une formidable explosion se produisit en l’air, au-dessus de Madrid, jetant la terreur parmi les habitants.

Il était exactement neuf heures vingt-neuf quand eut lieu ce phénomène : une lueur fulgurante illumina brusquement le ciel, tandis qu’une formidable détonation, bien supérieure aux plus effroyables coups de tonnerre, retentissait presque aussitôt.

Les vitres des maisons volèrent en éclats… etc., etc.

… Je pourrais continuer ce récit en détaillant les dégâts matériels (de beaux dégâts, bien entendu, puisque la scène se passe en Espagne), en insistant sur l’affolement de la population, etc., etc.

Je préfère arriver tout de suite à l’explication de ce phénomène, lequel (n’en déplaise à ces messieurs de l’Observatoire) n’a rien de météorologique.

Tout le monde, jusqu’à ce jour, a cru à un bolide.

Erreur !

D’une conversation que nous venons d’avoir avec M. Ollier, le sympathique consul de la Havane au Vésinet, il résulte l’explication suivante :

Pour peu, chers lecteurs, que vous lisiez assidûment les journaux, vous avez dû vous apercevoir que Cuba est, depuis quelque temps, en guerre avec l’Espagne, sa vieille métropole.

Contrairement à leurs voisins les Portugais, qui sont toujours gais, les Espagnols sont toujours gnols, surtout quand il s’agit de questions coloniales.

Cette monstrueuse expédition de Cuba est en train de leur coûter beaucoup d’or, beaucoup de sang, sans compter beaucoup de boue, comme dit Drumont, dès que viendra la saison des pluies.

Les Cubains ont la prétention de vivre libres dans leur pays libre : quand un peuple s’est mis bien en tête ce, très naturel, en somme, programme, rien au monde ne saurait se mettre en travers de la réussite.

Sans pouvoir favoriser ostensiblement le mouvement cubain, les États-Unis ne négligent rien pour en assurer le proche succès. (Doctrine de Munroë.)

L’ingénieur Blagsmith, un savant auprès duquel Edison n’est qu’un pâle enfant, a reçu de M. Cleveland la mission d’organiser scientifiquement et secrètement la déconfiture espagnole.

Pendant que les patriotes cubains se battent, et bellement, pour leur liberté, une équipe de hardis Américains va attaquer les Espagnols chez eux.

L’ingénieux Blagsmith a construit pour la circonstance un curieux appareil catastrophophore qui tient à la fois de la torpille, de l’obus et de l’aérostat.

D’un navire mouillé au large, il peut lancer son engin à l’endroit de terre qu’il désire et le faire éclater à l’instant voulu.

Le soi-disant bolide du 10 février n’était autre qu’un essai du procédé Blagmisth.

Cette tentative ayant parfaitement réussi, l’inventeur américain est retourné dans ses vastes usines de l’Illinois, pour y activer la fabrication de ce matériel guerrier.

Il compte être de retour sur les côtes d’Espagne dans les premiers jours de mars.

Si rien ne s’oppose à la bonne marche des opérations, Madrid devra être complètement détruit le dimanche 15 mars, à midi précis.

Les Madrilènes qui désireraient accomplir leurs devoirs religieux devront donc assister, ce jour-là, aux offices de la veille.


UN GARÇON SENSIBLE


Ah ! mon pauvre monsieur, me répondit mon ancienne concierge à laquelle je demandais ce que devenait son fils, c’est un garçon qui me donnera bien du tourment, allez ! Des natures impressionnables comme lui, qu’est-ce que vous voulez que ça fasse dans l’existence ?

Tout petit déjà, il était si sensible qu’on n’osait rien dire et rien faire, devant lui. Au moment où on s’y attendait le moins, il éclatait en sanglots.

Croiriez-vous, par exemple, qu’il ne voulait jamais manger de la crème fouettée, et il l’adorait, pourtant !

— Pourquoi qu’on la fouette, la crème, disait le pauvre enfant, puisqu’elle n’a pas été méchante ?

C’est comme pour le riz : il l’adorait aussi. Un jour, j’étais à la cuisine en train de lui préparer son plat favori. Tout d’un coup, il me demande :

— Qu’est-ce que tu fais, maman ?

— Tu vois, je fais crever mon riz.

Voilà mon enfant qui se met à pousser des cris, à pleurer, à s’accrocher à mon tablier :

— Je t’en prie, maman, j’ t’en prie, ne le fais pas crever, ce pauvre riz ! J’aime mieux ne pas en manger !

Et de tout, c’était la même chose.

Du reste, vous l’avez connu, vous savez ce qu’il en est.

Depuis votre départ de la maison, on a essayé de le mettre en apprentissage dans différentes industries : il n’a pu rester dans aucune.

D’abord, M. Henry Mercier, notre locataire du deuxième, a voulu le prendre avec lui dans sa grande manufacture de serrurerie.

Le soir même de son entrée, mon garçon est rentré, ses pauvres yeux tout rougis d’avoir pleuré.

— Non, maman, disait-il, non, maman, je ne pourrai jamais m’habituer à faire tant de pênes aux serrures !

Quelques jours après, il entrait dans une fabrique de poires tapées à Levallois-Perret. Il fit tous ses efforts pour y rester le plus longtemps possible, mais, au bout de huit jours, il me revint, bien décidé à ne pas y remettre les pieds.

— Ça beau être des poires, ça n’est pas une raison pour les taper comme ça ! C’est ignoble et ça me dégoûte !

Après, ce fut le tour de l’usine frigorifique d’Auteuil où il trouva une petite place, grâce à la recommandation de M. Maurice Bertrand, notre locataire du rez-de-chaussée.

Ah ! là, ça ne traîna pas ; il resta à peine deux heures et revint à la maison avec un gros chagrin et une indignation plus forte encore :

— Quelle infamie ! quelle lâcheté de frapper toutes ces pauvres carafes sans défense !

Et il parlait d’organiser une Société protectrice des Carafes dont chaque membre aurait droit de dresser procès-verbal aux personnes brutales qui s’oublient jusqu’à les frapper.

Au bout de quelque temps, il eut la chance d’entrer comme commis à la banque Raoul Ponchon.

Là, ça commençait à aller pas trop mal, quand son patron eut, un jour, le malheur de lui dire :

— Voici un petit travail qu’il s’agirait d’exécuter le plus vite possible.

Mon fils devient blanc comme un linge et sort de la banque en disant :

— Je ne suis pas un bourreau, monsieur Ponchon !

Sa dernière place, c’était dans la grande maison d’électricité Charles Lahonce, où l’avait présenté M. Vandérem, le grand romancier, vous savez bien, notre locataire du premier.

C’est une maison qui fournit à domicile des piles électriques pour actionner de faibles moteurs à l’usage de petits industriels.

Mon fils ne travaillait pas dans les ateliers ; il était attaché à l’administration.

Malgré toute sa bonne volonté, il ne put rester dans cette maison que huit jours. Comme il me l’expliquait très bien :

— Comment veux-tu qu’avec ma nature si douce, si sensible, si peu batailleuse, je passe toutes mes journées à administrer des piles ?

Bref ! le voilà encore sans place ! Pauvre garçon ! Un tempérament comme ça, c’est une vraie maladie !

Le soir, comme ça, vers cinq ou six heures, une tristesse terrible le prend.

— Qu’est-ce que tu as ? que je lui fais.

— Voilà la nuit qui tombe, me répond-il. Pourvu qu’elle ne se casse rien ! Pauvre nuit !

Encore, hier, un de ses camarades est venu l’inviter à une petite fête qu’il organise pour pendre la crémaillère.

Mon fils a refusé avec horreur. Pendre une crémaillère qui n’a rien fait. Ce spectacle était au-dessus de ses forces.

Ah oui, mon cher monsieur, on peut le dire : Pauvre garçon !

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Fort ému de ce récit et pour arracher le jeune homme à la vie de Paris, plus cruelle que toute autre, je priai un oncle que je possède à Thouars (Loir-et-Cher) de le prendre comme secrétaire.

Très brave homme, cet oncle n’a qu’un défaut : c’est de se laisser chambrer par sa gouvernante, la fille Azutat (Laure), une grande bringue noiraude et effrontée, très capable de se faire coucher, avec toute la couverture pour elle, sur le testament de mon vieux parent.

Et nous nous y attendons si bien, à cette captation, que, dans la famille, nous appelons cet héritage : l’héritage Allais, à Thouars !

Mon oncle est le type de ces vieux savants de province qui, lentement, mais sûrement, apportent leur modeste contribution à la science et qui font plus pour le bonheur de l’humanité que bien des commandants de recrutement dont je pourrais citer les noms.

Auteur de plusieurs opuscules parus chez Gauthier-Villars, notamment d’un Essai de logologie, d’un Petit traité de graphographie, d’Éléments de métrométrie, mon oncle est surtout connu du monde savant par ses bien personnels travaux technotechniques.

Je mis ce brave homme au courant de la situation matérielle et morale du fils de mon ancienne concierge : il en ressentit une vive pitié et prit avec lui tous les ménagements possibles.

Le pauvre garçon eut bien à souffrir au spectacle des travaux rustiques : c’était le moment où d’impitoyables faucheurs coupaient le blé, l’orge, l’avoine.

Pauvre blé ! Pauvre orge ! Pauvre avoine !

Et puis, ensuite, ce fut le grain qu’on battit !

Pauvre grain !

Le bruit de la machine à battre indisposait tellement l’âme de notre ami qu’il fuyait, pour ne point l’entendre, au fond des bois.

Dans la maison de mon oncle, il ne souffrit pas moins. La gouvernante, cette personne dont j’ai parlé plus haut, la fille Azutat (Laure), est affligée d’une manie respectable en soi, mais ridicule dès que poussée à l’excès : l’horreur de ces myriades de petites maculatures spéciales qu’on est bien forcé — si parfaitement élevé qu’on soit — d’appeler des chiures de mouches.

— Encore une chiure de mouche ! s’écriait fréquemment la mégère.

Et vite, elle dressait de terribles appareils de mort pour détruire les pauvres petits êtres ailés et bourdonnants.

Dans toute la maison, ce n’était que papier tue-mouche, que carafes à noyades, que fils attrape-mouches, etc., etc.

— Pauvres mouches ! sanglotait mon protégé.

Et chaque fois qu’il rencontrait un de ces meurtriers engins, il le jetait dehors.

D’où, fureur de la gouvernante et luttes homériques entre la Destruction et la Pitié.

Ce fut cette dernière qui eut le dessus.

Le fils de mon ancienne concierge, sentant que si les mouches ne se livraient plus à leurs petites incongruités, on les laisserait tranquilles, eut une de ces idées que seule fournit la Bonté, égale au Génie.

Il confectionna de petites boulettes, avec un mélange de bismuth et de miel de Narbonne.

Les mouches s’en régalèrent et contractèrent aussitôt une constipation opiniâtre, qui fut leur salut.

CURIEUSE IDÉE
D’UN
CYCLISTE ANGLAIS PRIS DE BOISSON


PROJET D’IMAGE PAR CARAN D’ACHE


I

Un Anglais jeune encore, mais original et un peu intempérant (provisoirement en villégiature dans un château des environs de Blois), roule sur sa bicyclette à une allure qui relève du vertige.

Il commet, en outre, mille imprudences, dont la moindre peut causer une catastrophe prématurée.


II

Il fallait s’y attendre !

Sa machine, lancée d’une main sûre, vient s’aplatir contre un orme séculaire en bordure sur la route.

Pas trop de mal cependant : un pneu crevé, quelques rayons cassés. D’insignifiantes éraflures personnelles.

Il fallait s’y attendre !


III

Après pansement externe et interne dans une pittoresque auberge où il y a un petit vin blanc, je ne vous dis que ça ! rentrée pédestre au château !


IV

L’Anglais s’empare du seul attelage disponible, une petite voiture en osier qui sert d’habitude aux bébés et que traîne un amour de petit âne.

Il s’y installe avec sa machine fracassée et se dirige vers Blois où d’habiles artisans refont des virginités aux bécanes endolories.


V

Il conduit son attelage à l’hôtel et recommande qu’on soigne bien son petit âne.


VI

L’habile artisan contemple la machine d’un œil professionnel, et :

— Il y en a pour une heure, déclare-t-il.

— Une heure ?

— Oui, une petite heure.

— Je reviendrai dans une petite heure, conclut l’Anglais.


VII

Notre insulaire, à qui le petit vin blanc de tout à l’heure a donné grand’ soif, va boire un bock dans le grand café de la rue Denis-Papin.

Et puis, un autre bock.

Et puis, un autre bock.

Le délai se passe ainsi, et notre ami revient chez l’habile artisan.


VIII

L’habile artisan n’a pas encore fini. Il a été dérangé, dit-il, par une incessante clientèle.

— Dans un quart d’heure, ce sera prêt.

— Dans un quart d’heure ?

— Dans un petit quart d’heure.

— Je reviendrai dans un petit quart d’heure.


IX

Loin d’avoir désaltéré l’Anglais, la bière, au contraire, ne fit que l’empâter. Il demande du gin et du soda.

— Nous avons bien du gin, dit le garçon, mais pas de soda.

— Alors, donnez-moi du gin sans soda !

Il remplace le soda absent par un petit supplément de gin.

Et il retourne, le petit quart d’heure expiré, chez l’habile artisan.


X

— J’ai encore été dérangé, fait le bécanier ; mais asseyez-vous, ça va être prêt dans cinq minutes.

— Cinq minutes ?

— Cinq petites minutes.

— Je reviendrai dans cinq petites minutes.


XI

Comme l’heure de l’apéritif a fini par sonner, l’Anglais retourne au café et se commande une absinthe copieuse et soignée, à laquelle il consacre ses cinq petites minutes.


XII

La machine est prête.

Heureusement ! car le fils de John Bull se trouve sur le seuil de l’ivre-mortisme.

Pourtant, il enfourche, assez cavalièrement, son ustensile et roule vers l’hôtel pour y retrouver la voiture et l’âne.


XIII

Le palefrenier n’est pas là.

— Ça ne fait rien, dit l’Anglais, je vais atteler moi-même.

Et il est tellement gris, le pauvre garçon, que voici comment il procède :

Il attelle l’âne à sa bicyclette.

Il s’ajuste sur le dos la petite voiture en osier, comme les Espagnols font de leur guitare.

Et il sort ainsi, à la grande stupeur des gens de l’hôtel !


XIV

Ce n’est que rentré au château qu’il s’aperçoit de son erreur.


XV

Il est le premier à en rire.

À-PROPOS INGÉNIEUX
D’UN
VOYAGEUR DE COMMERCE


J’ai toujours aimé le voyageur de commerce : philosophe, gai, souvent spirituel, qu’il pleuve ou vente, toujours il chante, soir et matin, sur son chemin, et lorsque, par hasard, quelqu’un s’informe : « Quel est donc ce farceur ? » vous pouvez répondre hardiment : « Eh bien, c’est un commis-voyageur ! » avec 80 chances pour 100 de ne pas vous tromper.

(J’ai même envie de faire une chanson là-dessus.)

Il y a peu de jours, j’eus l’occasion de déjeuner en compagnie de voyageurs, et je ne vous cache pas que ce fut pour moi une véritablement bonne heure.

D’abord, j’acquis sur différentes spécialités industrielles et commerciales des connaissances dont je me félicite aujourd’hui.

Et je connus, en outre, quelques piquantes anecdotes dont je m’excuse, envers ces messieurs, de dérober une, pour la servir en pâture à mes petites lectrices chéries :

Un voyageur d’une maison assez importante de la rue du Sentier rentrait dernièrement à Paris après une tournée plutôt infructueuse.

Un des patrons lui fit, à ce sujet, quelques observations mi-paternelles, mi-sévères :

— Je ne sais pas ce que vous avez, mon ami, mais depuis quelque temps, vous n’augmentez pas beaucoup notre chiffre d’affaires en province.

— Oui, je sais bien… mais, que voulez-vous ?… ce n’est pas de ma faute… Les affaires ne vont pas… Tout le monde se plaint…

— Ne croyez pas cela, mon ami ! Quand on représente la Maison Saül Troulalat et Alcindor, on doit faire des affaires quand même !

— Oh !

— Parfaitement !… Votre insuccès, j’en suis persuadé, tient à votre façon de vous présenter. Comment vous présentez-vous ?

— Je me présente… dame !… je me présente comme tout le monde.

— Montrez-moi comment vous vous présentez. Que dites-vous en entrant ?

Ici, le voyageur eut la forte velléité d’envoyer promener son patron. Après tout, il n’était pas payé pour faire ainsi le jacques devant son patron et ses collègues.

Mais l’autre insistait toujours, plus paternellement maintenant :

— Voyons, mon ami, montrez-moi comment vous vous présentez. Vous êtes un excellent employé, et si vous ne faites pas un chiffre d’affaires plus élevé, c’est que vous ne savez pas vous présenter au client… Que lui dites-vous en entrant, au client ?

— Je lui dis bonjour et je lui demande s’il désire voir ma collection.

— Justement. Eh bien ! ce n’est pas du tout ça. Je vais vous montrer, moi, comment on doit se présenter… Tenez, asseyez-vous là, mon ami. Vous allez jouer le rôle du négociant de province ; moi, je ferai le rôle de voyageur de commerce.

Et la petite scène suivante a lieu :

— J’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bonjour, monsieur ! dit le faux voyageur.

— Bonjour, bonjour ! grogne le faux négociant de province.

— J’ai une collection entièrement nouvelle avec moi, et je vous prie, monsieur, de bien vouloir m’accorder un instant pour vous la montrer !

— Qui êtes-vous ?

— Je suis M. X…, voyageur de la maison Saül Troulalat et Alcindor.

— Ah ! vous êtes le voyageur de cette maison ? Eh bien ! tant mieux pour vous !… Car si, au lieu d’être simplement le voyageur, vous étiez le patron, je vous sortirais de chez moi à coups de bottes dans le derrière !

Tout le monde, naturellement, à commencer par M. Alcindor lui-même, s’esclaffa de cette inattendue sortie.

Et le voyageur, malgré son très vif toupet, fait encore partie de la Maison Saül Troulalat et Alcindor.

UNE MAUVAISE NUIT

VAGUE SCÉNARIO POUR LE THÉÂTRE DE L’ŒUVRE

J’avais salué ce monsieur, machinalement, sans me rappeler où, ni quand je l’avais connu.

Lui me rendit un coup de chapeau, pas mieux informé.

Ce n’est qu’un bon quart d’heure après cette marque de mutuelle et banale courtoisie que je me souvins.

Ce gros homme rasé avait occupé — pas longtemps, mais il l’avait occupé — un petit appartement contigu à celui que j’habitais sur les hauteurs de Montmartre.

Il était quelque chose comme un substitut de province, ou je ne sais quoi d’autre dans la même industrie.

Affublé, en dehors de ses appointements, d’une rondelette aisance personnelle, il avait loué, à Paris, une petite garçonnière, où il venait consommer ses extra-judiciaires et honteuses fredaines.

Une fois par semaine, à peu près, je l’entendais rentrer chez lui sur le coup de deux heures du matin, avec une provisoire compagne.

Du fond de ma chaste couche, je percevais comme un murmure assourdi de débauche, je gloussais la douce protestation de l’homme surpris en plein sommeil, et je me rendormais de plus belle.

Un soir que je me trouvais dans la loge de ma concierge, dont la fille me demandait des billets de théâtre, je vis mon luxurieux voisin et sa maîtresse d’une nuit.

Lui, pareil à ses semblables.

Elle, une jolie petite bonne femme du Moulin-Rouge, sur laquelle je me sentais poindre, depuis quelque temps, de véhémentes intentions.

Le substitut entr’ouvrit la porte de la loge et demanda :

— Rien pour moi ?

— Rien, monsieur ! répondit ma concierge.

Et la petite concierge, dès l’huis clos, me dit :

— C’est votre voisin.

C’était lui, mon voisin !

C’était ce gros veau libidineux qui se permettait d’occuper, en compagnie de femmes légères, un appartement séparé du mien que par l’épaisseur d’une pelure d’oignon à peine.

Et je me fis, sur mon propre autel, le serment que ce justicier départemental ne dormirait pas cette nuit, ou qu’il dormirait mal, ce qui est plus terrible que de ne pas dormir du tout.

À peine fus-je entré dans ma chambre, que mon oreille se colla sur la cloison.

Mon voisin n’avait pas perdu de temps.

Déjà, il contait un tas de saloperies à la petite courtisane.

Celle dernière bâillait et tuait le temps à l’aide d’un breuvage dont je ne pus déterminer la teneur exacte.

Ils se couchèrent.

Alors, moi, chaussé de pantoufles dont la semelle semblait empruntée à la peau de dessous les pattes de je ne sais quel félin silencieux, j’ouvris ma porte, me glissai vers la sonnette du débauché.

… Ding ding ding ding ding ding !

Avez-vous entendu retentir jamais les sonnettes de Jéricho ?

Non ! dites-vous.

Eh bien, imaginez-les-vous.

Onze secondes s’écoulèrent et déjà mon oreille s’était remise à son poste contre la cloison.

Avez-vous jamais (pardonnez-moi de vous interpeller ainsi à tout bout de champ), avez-vous jamais, dis-je, perçu une couleur avec votre oreille ?

Non ! dites-vous.

Eh bien ! moi, j’entendis, j’entendis que ces deux individus étaient devenus blêmes.

— On a sonné !

— Oui, on a sonné !

— Quelqu’un a sonné !

— Il y a quelqu’un qui a sonné !

Bref, on se serait cru dans un drame de Mæterlinck.

— Il y a quelqu’un qui a sonné !

Un petit branle-bas s’opéra dans la chambre.

L’homme s’arma d’un revolver. (Les magistrats, peu confiants en le glaive de la justice, portent toujours sur eux un pistolet complémentaire.)

Il s’avança vers la porte d’entrée, accompagné de la jeune femme, elle-même armée d’un flambeau en simili-bronze :

— Qui est là ? Qui est là ?

Personne, comme de juste, ne répondit.

Ils insistèrent.

— Est-ce qu’il y a quelqu’un qui est là ? derrière cette porte ?

Le nommé Peau de Balle s’obstina dans son silence à la Mæterlinck. (Il jouait sans doute le rôle de l’Homme qui ne dit pas qu’il est là.)

Ils se rassurèrent alors : quelqu’un de la maison, sans doute, s’était trompé de porte.

Et ils reprirent leurs ébats.

Moi, alors, nouveau coup de sonnette.

Eux, seconde et, plus effroyable encore, terreur.

J’entendis nettement leur lividité croissante.

Et pour en finir à jamais avec la magistrature de mon pays, je me saisis d’un balai.

Pas un de ces balais qui servent aux sorcières à se rendre au sabbat…

Mais un de ces balais en forme de T, tout à fait propres à heurter un point situé hors de votre portée et sur votre plan.

Pan, pan, pan.

Trois coups frappés, la nuit, sur une persienne d’un cinquième étage d’une maison sans balcon ! Mystère ! Horreur !

À peu près certain que ces personnalités sans mandat ne dormiraient plus de la nuit, moi je goûtai un repos bien mérité.

Le lendemain matin, l’homme donnait congé de son appartement.

Et, peu après, la petite femme épousait un brave commerçant du quartier.

LE PRÉFET MAL REÇU


Très fatigué par cette journée de chemin de fer et ces deux heures de voiture, j’avais demandé en grâce à nos hôtes qu’on me laissât aller coucher tout de suite après dîner.

Pas plus tôt ma bougie éteinte je m’endormis à tour de bras.

Mais pas pour longtemps, hélas ! car bientôt des cris m’arrachaient à mon sommeil de brute avinée.

Je dis des cris : ce n’est pas le mot exact ; des appels, serait plus juste.

Il y avait, non loin, des gens qui appelaient d’autres gens, et ces autres gens ne répondaient pas :

— Théodore !… Alexandrine !… Alfred !… Pierre !… Élisa !…

À en juger par le timbre différent des voix, chaque personne appelait une personne différente, chacune à son tour, avec un petit temps d’arrêt entre chaque appel.

Tout à coup, comme atteinte d’une soudaine folie, une de ces personnes cria très fort et en scandant soigneusement chaque mot :

— Garçon !… un bock !… Bien tiré… sans faux col !

Et toute la troupe d’éclater de rire !

Dès lors, ce fut du délire ; ces gens entrèrent à bride abattue dans le domaine de l’incohérence.

J’entendis successivement interpeller Félix Faure, Sarah Bernhardt, Léon XIII, Caran d’Ache, etc., etc., etc., le tout sans préjudice pour diverses clameurs absolument imprévues, comme : As-tu vu la lune ?… Ohé ! Lambert !… Et ta sœur !

Voilà, pensais-je, une potée d’individus bien étranges ! Et quelle curieuse occupation, à dix heures du soir, d’interpeller le Président de la République française ou le chef vénéré de la chrétienté, alors que ces deux personnages sont, l’un au Jardin de Paris, l’autre au Vatican, si loin de ces imbéciles clameurs !

Il se fit une courte trêve ; après quoi tous ces fous — car, décidément, c’étaient bien des aliénés qui s’esbattaient ainsi — unirent leurs efforts pour proférer un énorme cri collectif de : Vive la République !

Et puis, tout rentra dans le silence !

J’en conclus qu’un gardien intervenu avait invité MM. les déments à aller se coucher !

Je ne fus pas long à me rendormir.

Le lendemain, dès le petit matin, mon hôte ouvrant la fenêtre inondait ma chambre de lumière, d’air, de parfums de fleurs et de chants d’oiseaux.

— Allons, lève-toi, grand feignant ! Tu n’es pas honteux d’être encore au lit à sept heures du matin !

Je n’étais pas honteux le moins du monde, mais je fis semblant d’être confus pour faire plaisir à mon ami.

— As-tu bien dormi au moins ? s’informa-t-il.

— Comme le peintre Luigi Loir lui-même ! Mais tu ne m’avais pas dit que ta propriété se voisinait d’une loufock-house ?

— D’une loufock-house ?

— Oui, d’une maison de fous, si tu préfères.

— Je ne comprends pas.

— Comment, tu n’as pas entendu, hier soir, tous ces insanes qui vociféraient : Félix Faure ! Et ta sœur ! Caran d’Ache ! As-tu vu la lune ? Qu’est-ce que c’est que tout ça ?

Mon ami se tenait les côtes.

— Alors, tu as cru que c’étaient des fous ? rassure-toi, ce ne sont que des imbéciles ! Je te les montrerai tout à l’heure.

Et j’appris que les vociférations de la veille se rapportaient tout simplement à un écho, un magnifique écho renvoyant très nettement les trois dernières syllabes des mots prononcés devant lui.

— L’écho du major Chipoteau, me dit mon ami, est célèbre dans la contrée. Pas de soir, où après dîner, les gens du pays ne viennent se faire répèter les trois dernières syllabes de leurs hurlements idiots ! Ah ! il peut se vanter de me raser, le major Chipoteau, avec son écho, ou plutôt avec mon écho. Car, en somme, c’est mon écho, cet écho-là, puisque c’est le mur de ma remise qui sert de réflecteur à la voix des Chipoteau !

— Qui est ce major Chipoteau ?

— Un ancien huissier de Melun qui se fait appeler major parce qu’il est capitaine dans la territoriale.

Et mon ami, arborant soudain une physionomie de ferveur extatique, dit d’une voix ardente cette prière :

» Dieu des armées ! Si l’heure bénie sonne des revanches, faites que je n’aie point à combattre dans la phalange de cette andouille ! »

Précisément, ce jour-là, le major Chipoteau était en proie à une activité fébrile

On inaugurait le lendemain, sur la grand’place de la commune, une statue érigée en l’honneur de l’illustre feu Louis-Victor Pétrousquin, un enfant du pays.

Le préfet avait promis de descendre chez Chipoteau, rapport aux opinions cléricales et monarchistes du maire.

Et Chipoteau préparait une réception digne de M. le préfet, duquel il attendait la croix pour le 14 juillet.

« Chipoteau, capitaine de l’armée territoriale, chevalier de la Légion d’honneur ! » Ah ! dame, ce ne serait pas de la petite bière.

L’ancien huissier en bombait déjà sa vaillante poitrine.

Tout se passa à merveille jusqu’au soir.

L’illustre Pétrousquin se vit glorieusement inauguré dans son bronze commémoratif.

Des discours furent prononcés, comme s’il en pleuvait.

Le préfet parla de la République et Chipoteau de la France ! Et tout le monde officiel s’en alla dîner.

— Chez Chipoteau, bien entendu.

Pendant le dîner, il y eut quelques personnes qui ne perdirent pas leur temps, dans la propriété voisine.

Une idée diabolique nous était venue.

— Certainement, nous disions-nous, Chipoteau ne manquera pas, après dîner, de montrer son écho au préfet. Or, cet écho dépend de nous, puisque c’est sur le mur de notre remise que se réfléchit le son des Chipoteau… Si on démolissait la remise, pendant qu’ils dînent ? Non, ce serait une blague un peu hors de prix !… Mais sans démolir la remise, si on rendait le mur impropre à réfléchir le son ?… Comment cela ? Oh ! bien simple ! En le capitonnant de bottes de foin… C’est ça ! Allons-y gaiement.

Nous y allâmes si gaiement, qu’en moins d’une heure toute la surface du mur réflecteur se trouvait bardée de bottes de foin.

Et quand, sur le coup de dix heures, le major Chipoteau amena M. le préfet au bon endroit et le pria d’appeler bien distinctement : Écho ! ledit écho répondit non moins distinctement : M… pour la République !

Le major Chipoteau ne sera pas encore décoré cette année.

LA VANITEUSE LOCALITÉ


— Mais enfin, mille tonnerres de cré tonnerre, vous commencez à me raser, avec vos grands hommes !… Est-ce ma faute, à moi, s’il n’est jamais né le moindre grand homme dans notre pays !

Et, furieux, monsieur le maire frappait à coups redoublés le drap vert de la table.

Cela se passait à une séance du Conseil municipal de Bizemoy-sur-Loreille.

Quelques édiles s’étaient mis en tête d’ériger sur la principale place de Bizemoy une statue, ou tout au moins un fort buste.

D’autres, peu exigeants, se seraient, à la rigueur, contentés d’une bonne plaque commémorative.

On avait mis M. le maire en demeure de découvrir un grand homme né natif de Bizemoy-sur-Loreille, mais M. le maire n’avait rien trouvé du tout.

— Vous ne me ferez pas croire, s’écria un des plus farouches conseillers, qu’il n’est pas né un seul grand homme à Bizemoy depuis le treizième siècle ! Car, enfin, Bizemoy date du treizième siècle ! Et même, notre ville avait une certaine importance avant la Révolution.

— Je ne vous dis pas, ripostait le pauvre maître ; mais, moi, je ne connais aucun grand homme né chez nous, et j’avoue ne pas m’en désoler autrement. Une ville peut très bien se passer de statues.

— De statues, peut-être, mais de plaques commémoratives ! Il m’est pénible, à moi, citoyen de Bizemoy-sur-Loreille, de penser que ma localité ne possède même pas une plaque commémorative, une de ces plaques comme on en rencontre parfois sur des maisons dans de petites bourgades de sept ou huit cents habitants !

— C’est, en effet, intolérable ! appuya la majorité turbulente du Conseil.

— Si on fouillait dans les archives, peut-être trouverait-on un bonhomme du temps passé, digne de bronze ou de marbre !

— C’est une idée.

Le secrétaire de la mairie fut chargé de cette recherche, à laquelle il travailla un long mois.

Finalement, il dut avouer son insuccès.

Le seul personnage vaguement notoire originaire de Bizemoy était un nommé Poncelet, qui fut gouverneur de Carcassonne sous Henri IV.

Malheureusement, ce personnage ayant un beau jour livré la ville à l’armée belge (contre une petite somme d’argent), peut-être ne convenait-il pas de perpétuer la mémoire de ce gentleman dont, d’ailleurs, la femme avait eu une fâcheuse tendance à se mêler de ce qui ne la regardait pas.

La population de Bizemoy-sur-Loreille fut atterrée : pas même une plaque commémorative à coller quelque part !

À la suivante séance du Conseil, un édile se leva, grave, et proposa :

— Messieurs, voulez-vous vous en rapporter à moi ? Notre vaillante petite cité aura sa plaque tout comme une autre, et nous l’inaugurerons dimanche, pas plus tard !

On convint de s’en rapporter au mystérieux édile — il paraissait si sûr de lui ! — et d’attendre au dimanche suivant.

. . . . . . . . . . . . . . .

À Bizemoy-sur-Loreille, vivait, en une coquette petite maison de la rue Saint-Michel, un vieux général de brigade en retraite, le général Dumachin (Jean-Baptiste-Auguste), un de ces héroïques débris qui, à l’instar du colonel Ramollot, ne se consolent pas de voir le gouvernement s’obstiner à recruter l’armée dans le civil.

Ce vieux brave était venu là vivre tranquillement de sa retraite.

. . . . . . . . . . . . . . .

Or, le dimanche suivant, vers six heures de l’après-midi, comme il revenait de la chasse chez des amis, le général Dumachin vit un grand attroupement autour de sa demeure.

Le maire en écharpe et les autorités semblaient l’attendre.

Dès qu’il parut, la fanfare municipale déchira l’air d’une vigoureuse Marseillaise.

La foule s’écarta, respectueuse.

Et le maire, sans un mot, mais avec une émotion visible, dirigea, de son doigt tendu, le regard du général vers une plaque de marbre fraîchement vissée au-dessus de la porte.

Lapidaire et d’or, l’inscription disait :


C’EST DANS CETTE MAISON

QVE MOVRRA

NOTRE ILLVSTRE COMPATRIOTE

DVMACHIN (JEAN-BAPTISTE-AVGVSTE)

GÉNÉRAL FRANÇAIS


Dumachin (Jean-Baptiste-Auguste), général français, la trouva plutôt mauvaise, et je ne compte étonner personne en annonçant que sa coquette petite maison de la rue Saint-Michel est à vendre présentement, sans la plaque.

CANARD EN WAGON


Dans le compartiment où nous montâmes, à Rouen, un monsieur se trouvait déjà installé. Cet homme, arrivant sans doute du Havre, dormait d’un bon sommeil que je devinai — j’en ai tant vu — un bon sommeil de pochard ayant bu, plus copieusement qu’il n’était utile, à la santé de la nouvelle année.

En face de lui, un superbe épagneul, allongé confortablement sur les coussins de la Compagnie, dormait aussi.

La fermeture un peu brusque de la porte réveilla les deux voyageurs.

L’être humain sursauta, frotta ses yeux, regarda autour de lui d’un œil effaré, rassembla ses souvenirs, débrouilla la réalité et, satisfait, se rassit.

Un bon sourire d’heureux poivrot lui plissa les yeux et il nous salua d’une voix enrouée :

— Madame, Monsieur, soyez les bienvenus dans cette enceinte, si j’ose m’exprimer ainsi.

Alors, il vit son épagneul et feignit de l’indignation à le voir si luxueusement couché.

— Je t’en prie, Canard, ne te gêne pas ! Mets-toi bien à ton aise ! Veux-tu un oreiller, une couverture ?

Canard ne daigna point répondre à ces ironies. Ayant sans doute assez dormi, il modifia légèrement son attitude dans le sens de la position du chien assis.

Le monsieur intempérant continua à se moquer.

— Ah ! monsieur Canard voyage en première ! Monsieur Canard est donc bien riche ! Montrez-moi votre ticket, monsieur Canard.

Mais M. Canard persévérait dans son mépris pour les propos du maître.

Peut-être le savait-il en ébriété.

Le pochard se tourna vers nous et s’informa poliment si la présence de son épagneul ne nous incommodait pas.

— Pas le moins du monde ! fûmes-nous unanimes à répondre.

— C’est que rien ne serait plus simple de le faire descendre. Il est habitué à suivre les voitures.

— Les voitures, peut-être, mais les rapides ?

— Les rapides ? Pfttt ! Ah ! on voit bien que vous ne connaissez pas Canard ! Canard suit les rapides en se jouant et en butinant comme les abeilles.

— Tous nos compliments !

— N’est-ce pas, mon vieux Canard, que tu suis un rapide, sans te presser, en cueillant des petites fleurs dans les champs pour ton bon mémaître ?

Canard répondit par quelques ouah ! ouah ! sympathiques.

Le maître de Canard sortit une pipe de son étui.

C’était une longue pipe en terre, infiniment jolie de forme, mais d’une gracilité inquiétante, à la voir entre les mains d’un homme qui a bu !

La tenant par l’extrême bout du tuyau, il la tapotait sur la paume de sa main pour en extirper de petits corps étrangers qui ne s’y trouvaient, d’ailleurs, pas.

Il tapotait, il tapotait de plus en plus fort.

S’inclinant vers son chien :

— La fumée de la pipe n’incommode pas monsieur Canard ?… Monsieur Canard ne répond pas ?… C’est que monsieur Canard m’autorise à fumer.

L’homme continuait à tapoter sa pipe.

— Hein ! mon vieux Canard, toi aussi, tu voudrais fumer une bonne pipe, dis ? Mais tu ne fumeras rien du tout, tu entends, rien du tout ! Voilà ce que tu fumeras ! Rien du tout !… Qu’est-ce que diraient Madame et Monsieur en voyant un chien fumer la pipe en chemin de fer ! C’est à peine si Madame et Monsieur veulent bien m’autoriser à fumer, moi, qui suis un électeur ! N’est-ce pas, Madame, n’est-ce pas, Monsieur ?

— Mais, comment donc ?

Ce que nous prévoyions arriva : la pipe, trop énergiquement tapotée, se cassa en deux morceaux, le tuyau d’un côté, le fourneau de l’autre.

Le pauvre monsieur poivrot contempla le désastre d’un air stupéfié, puis ses yeux se portèrent sur le nommé Canard.

— Ah ! tu ris, toi, espèce de cochon de Canard ! Ne pouvant fumer toi-même, ça te fait rigoler que je ne fume pas non plus ! (S’adressant à nous.) Regardez-le ! Est-il permis de se f… du monde à ce point-là ?

Le fait est que Canard avait positivement l’air de rire.

Ses lèvres, en manifestation de gaieté, se retroussaient aux commissures : Canard rigolait comme une baleine.

— Canard, mon petit Canard, si tu continues à te f… de moi, je te jure que ça va tourner mal !

Canard se dressa sur ses quatre pattes et secoua ses puces.

La fureur de l’autre ne connut plus de bornes.

Il ouvrit la porte du wagon, et d’un coup de pied dans le derrière, invita poliment l’épagneul à se retirer.

Canard roula sur la voie, mais la pauvre bête, à notre grand soulagement, se releva tout de suite et se mit à nous galoper parallèlement.

Au bout d’une minute, nous l’avions perdu de vue.

Le pochard prenait maintenant une figure de justicier.

— J’adore Canard, nous déclara-t-il, mais je ne supporterai jamais qu’il se f… de moi devant le monde, comme il vient de le faire !

— Pauvre bête !

— Je lui en ficherai, moi, des pauvres bêtes ! Et puis, vous savez, s’il se permet de rentrer à la maison avant moi, je lui casserai les reins à coups de parapluie.

En arrivant à la gare Saint-Lazare, l’homme sauta vivement sur le trottoir, et quand nous sortîmes, nous l’entendions encore appeler :

— Pstt ! Canard ! Canard ! come along Canard !

SANTA CLAUS’ MISTAKE


Je viens de lire dans un vieux Magazine américain un conte de Noël qui m’a paru tout à fait charmant. Je vais vous le dire à mon tour, pour voir si vous serez du même avis :

Il y avait une fois un bon vieux bonhomme d’environ quatre-vingt-dix ans.

C’était un ancien marin qui était mousse au temps où l’on fit la guerre de l’Indépendance.

Perclus de rhumatismes et de douleurs goutteuses, le pauvre vieux homme se sentait mûr pour la tombe et le repos céleste.

Malgré son âge et ses infirmités, il n’avait pas renoncé aux bonnes plaisanteries.

La veille de Noël, il mit son soulier dans la cheminée, pour voir.



À la porte voisine, demeurait la plus délicieuse jeune fille qui se puisse rêver.

Pleine de vie et d’allégresse, elle n’avait encore vu fleurir que seize printemps.

Sa figure, ses yeux, ses cheveux, sa bouche, sa taille, ses pieds, rien en elle qui ne fût la grâce même et la perfection !

Toute rose d’espérance et de joie, elle mit, la veille de Noël, son soulier dans la cheminée, pour voir.


Le matin de Noël, le vieux bonhomme trouva dans la cheminée une foule de boîtes et de paquets soigneusement ficelés.

Quand il eut déballé tous ces objets, il essuya ses lunettes plus de mille fois, et à la fin, il éclata de rire, pensant qu’il rêvait.

Voici ce qu’il y avait dans les boîtes et dans les paquets :

Des peignes en écaille, des épingles à cheveux, des bracelets, des bagues, des colliers, des boucles d’oreilles, des jarretières, des gants, des robes de toutes les couleurs, un chapeau avec un petit oiseau dessus, un chapeau avec des rubans, un chapeau avec des fleurs, des éventails, un nécessaire de toilette, des souliers de bal en satin, des corsets (oh ! cette taille !), des ombrelles, des bas de soie, une foule de flacons de parfumerie, deux manchons, plus de vingt livres de confitures, un toutou havanais et quantité d’autres objets de même nature qu’il serait fastidieux d’énumérer.

L’ancien marin essuya ses lunettes encore une fois et fit cette réflexion :

— Quelle singulière aventure ! Et quels drôles d’objets pour un vieux bonhomme comme moi, si près de la tombe !… Pour sûr, et j’en suis effrayé, le père Noël a bu un petit coup de trop cette nuit !



Le matin de Noël, la jolie fillette trouva dans la cheminée une foule de boîtes et de paquets soigneusement ficelés.

Quand elle eut déballé tous ces objets, elle frotta ses jolis grands yeux plus de mille fois, et, à la fin, elle éclata de rire, pensant qu’elle rêvait.

Voici ce qu’il y avait dans les boîtes et dans les paquets :

Deux paires de bésicles en or, six gros cachenez de laine, deux tabatières, douze pipes, trois livres de tabac à priser et six livres de tabac à fumer, une douzaine de bonnets de coton, une chancelière, une boîte de rasoirs avec tout ce qu’il faut pour se faire la barbe, trois bonnes et solides cannes, un livre de prières imprimé en gros caractères, tout un assortiment de bonnes vieilles liqueurs hollandaises d’Erven Lucas Bols, et quantité d’autres objets qu’il serait fastidieux d’énumérer.

La jolie fillette se frotta les yeux encore une fois et fit cette réflexion :

— Quelle singulière aventure ! Et les drôles d’objets pour une petite fleur des champs comme moi ! Sans doute, papa Noël a cru que c’était aujourd’hui 1er avril !


La nuit passée, le père Noël s’aperçut de son erreur.

Alors, il se mit à rire, à rire, à rire, d’un rire qui lui secouait tout le corps.

Il en était malade !

Mais, le soir, quand le vieux marin rentra dans sa chambre et qu’il aperçut le changement opéré, son esprit fut frappé de surprise, de joie, et aussi, un peu de mélancolie.

Après dîner, quand la charmante fillette rentra dans sa chambre, pas un paquet de pétards au monde n’aurait produit un fracas comparable à l’explosion de ses cris de joie et de surprise.

Et maintenant, quand le vieux bonhomme se rappelle son aventure, les idées sont très embrouillées, et il se demande si ce n’est pas lui qui avait bu un petit coup de trop, ce jour-là.

Quant à la fillette, ses idées aussi sont très embrouillées.

Elle croit qu’elle a rêvé, la jolie petite Daisy ; mais elle n’en est pas bien sûre.

MISÈRES


Depuis quelque temps, on n’entend parler que de malheurs.

Jetez les yeux autour de vous et un long cortège de misères vous apparaîtra, douloureux, insecourable, hélas !

Pour ma part, deux de mes amis viennent d’être ruinés de fond en comble.

Le premier, un nommé Anatole, avait placé toute sa fortune dans la Société Générale des Moteurs à eau de mélisse pour voitures de culs-de-jatte.

La faillite de cette Compagnie réduit Anatole à la plus affreuse indigence.

Mon autre ami, un nommé Gustave, a reçu, ce matin même, du Spitzberg, une dépêche qui lui annonce sa déconfiture intégrale.

Les immenses plantations de lichens qu’il possédait dans ce pays ont été complètement détruites, brûlées par la terrible lune rousse qui a sévi dans la nuit du 15 au 16 décembre, et dont le souvenir est présent à la mémoire des agriculteurs. Tout est à replanter !

Or, le lichen met au moins dix ans avant de rapporter le plus mince profit.

D’ici là, que voulez-vous qu’il fasse, mon pauvre ami Gustave ? je vous le demande un peu, que voulez-vous qu’il fasse ?

Ces deux catastrophes, survenues dans mon entourage, ont assombri mon caractère d’habitude plutôt enjoué.

Mais, soyons un homme, et sachons nous raidir contre l’adversité !

Envolez-vous, blue devils, et allez retrouver le Grand Diable, votre maître !

Aussi bien, les gens ne sont pas si malheureux que ça.

Ils ont l’air malheureux, mais quand on va au fond des choses, on s’aperçoit qu’ils sont plus riches que vous.

Témoin ce monsieur qui achetait, hier soir, le Temps en même idem que moi.

Il explora longuement ses poches et n’y trouva point les quinze centimes exigés par M. Hébrard, pour la livraison de son vespéral organe.

Tristement, le monsieur remit le Temps où il l’avait pris, s’excusant auprès de la dame du kiosque :

— Excusez-moi, madame, je n’ai pas d’argent.

Comme ce monsieur avait toutes les allures du véritable gentleman, et aussi une belle jaquette neuve, et aussi de belles bottines laquées, et aussi un beau chapeau bien luisant, je ne crus pas me risquer trop en lui proposant le prêt de ces quinze centimes.

Il accepta, me demanda ma carte en vue d’une prochaine restitution. (Comme je n’avais pas de cartes à moi, je lui remis celle de Raoul Ponchon, qui fera une drôle de tête en recevant ces trois sous. Mais cela n’a aucun rapport avec mon récit.)

Le gentleman semblait littéralement foudroyé par le destin.

— Ah ! c’est bien triste, allez, monsieur, de se trouver dans Paris sans un sou !… J’ai froid, et rien pour me couvrir !… j’ai soif, et rien pour m’abreuver !… j’ai faim, et je ne sais pas où je dînerai ce soir !… Et où coucherai-je, cette nuit !

Comment diable un monsieur si bien mis en était-il venu à telle pénurie ?

Ma nature pitoyable ne manqua pas cette belle occasion de se manifester.

— Monsieur, lui dis-je, je ne suis pas bien riche, mais si je puis vous être utile en quelque chose ?

— Utile… en… en quoi ?

— Si une petite somme…

— Merci bien ! j’ai oublié chez moi mon porte-monnaie, mais si je veux de l’argent, je n’ai qu’à monter à mon cercle.

— Vous disiez tout à l’heure que vous ne saviez pas où dîner.

— Je ne sais pas où dîner, parce que je suis invité dans trois maisons différentes.

— Vous prétendiez avoir froid et ne savoir comment vous couvrir.

— J’ai eu l’imprudence de sortir sans pardessus.

— Vous avez soif ! disiez-vous !

— Horriblement soif ! Et, au lieu d’argent, vous feriez bien mieux de m’offrir un bock.

Je fus tout de même un peu vexé de voir que ce gentleman s’était payé ma tête.

POUR ARRIVER


Un vieux clerc d’huissier, poète mort jeune, et revenu de tout — même de Paris — lui avait donné cette expérimentale et précieuse indication :

— Mon petit ami, tu vas à Paris faire de la littérature, parfait ! Que tu aies du talent ou pas de talent, c’est kif kif bourrico, comme dit Sarcey. Pour arriver, faut du culot, des relations et de la publicité. Du culot, ça te viendra tout seul. Des relations, tu t’en feras par les demoiselles d’abord, par les dames ensuite : tu es assez joli garçon et assez roublard pour ça. Quant à la publicité, ne compte pas sur les autres. Fais-la toi-même, ta publicité. Arrange-toi pour faire imprimer ton nom dans les journaux tout le temps, tout le temps, à propos de bottes, à propos de demi-bottes, à propos de savates, à propos de rien du tout… Encore une petite absinthe, veux-tu ?

Le jeune homme accepta… de commander une nouvelle absinthe pour son ami le vieux clerc d’huissier qui connaissait si bien le Paris des Lettres et des Arts.

Le lendemain, notre jouvenceau, à bord d’une confortable troisième classe d’un excellent train omnibus, cinglait vers la capitale.

Bien décidé à mettre en pratique les conseils du sous-officier ministériel, il s’affubla, dès les premiers jours, d’un aplomb ineffable.

Des relations, il s’en créa d’une façon fort intelligente, ma foi, mais dont la description déborderait le mince cadre où je dois me confiner.

Quant à la publicité, il la pratiqua d’une manière à la fois fort ingénieuse et terriblement encombrante.

« Avoir son nom imprimé dans les journaux, tout le temps, tout le temps, à propos de bottes, à propos de demi-bottes, à propos de savates, à propos de rien du tout ! » Telle fut sa bien arrêtée devise.

Quelques jours après son arrivée à Paris, il lut dans les journaux qu’un cambrioleur avait dévasté une chambre de bonne dans la rue Paul-Hervieu. Fort heureusement, ajoutait le fait divers, le concierge eut le temps de fermer sa porte et le larron fut arrêté par deux gardiens de la paix qui se trouvaient là par le plus grand des hasards. Ce malfaiteur était un nommé Durand, déjà condamné pour nombreux méfaits et recherché par la police.

Notre nourrisson des Muses, qui s’appelait — j’ai oublié de le dire — César Durand (où avais-je la tête ?) se frappa le front d’un doigt génial et écrivit ce billet, qu’il recopia sur une trentaine de feuilles de papier et qu’il adressa à une trentaine de journaux :


« Monsieur le rédacteur,


» Vous racontiez, hier, dans votre estimable journal, qu’un nommé Durand venait d’être arrêté au moment où il dévalisait une chambre de bonne dans une maison de la rue Paul-Hervieu ; voulez-vous avoir l’obligeance de rassurer ma famille et mes amis en annonçant que je n’ai rien de commun avec ce regrettable anonyme ?


» Veuillez agréer, monsieur le rédacteur, etc., etc.

» César Durand,
» Homme de lettres. »


Cette rectification passa, comme une lettre à la poste, dans une vingtaine de journaux parisiens.

Certains organes même tinrent à agrémenter la communication de quelques lignes confraternelles et aimables pour le jeune César Durand.

Un tel début l’encouragea.

Plus jamais, on n’imprima dans les feuilles le nom de Durand, sans qu’une rectification signée César Durand ne parût le lendemain même.

Il s’enhardit.

Un jour, les journaux annoncèrent qu’on avait assassiné, à Saint-Ouen, un vieux brocanteur dont on ne connaissait que le sobriquet Coco.

Vite, César Durand prit sa plume et conjura les gazettes de rassurer sa famille et ses amis en affirmant que la victime n’avait rien de commun avec lui, confusion possible, car lui aussi avait porté le sobriquet de Coco au lycée, et encore maintenant ses petits-neveux ne l’appelaient que l’oncle Coco.

Cette communication ne rencontra l’hospitalité que dans de vagues organes peu encombrés et encore moins lus.

Beaucoup de secrétaires de rédaction commençaient à avoir soupé des petits billets de César Durand.

César Durand se rabattit sur les échos de théâtre.

Chaque fois qu’au courrier des théâtres on annonçait qu’un directeur venait de recevoir Chose, une pièce en trois actes de M. Machin, César Durand protestait avec la plus sombre énergie.

Lui aussi avait dans ses cartons une pièce en trois actes, intitulée Chose. Certes, il ne doutait pas de la bonne foi de M. Machin, mais il tenait à réclamer la priorité de ce titre arrêté depuis plus de trois ans.

Dans cette voie, César Durand alla un peu loin, et le billet qu’il vient d’adresser à MM. les courriéristes théâtraux pourrait bien lui clore à jamais cette inoffensive publicité.

Un journal, ces jours-ci, insérait cette petite note :

« M. Sardou travaille en ce moment à une pièce à grand spectacle qui sera donnée cet hiver. Le sujet de cette pièce est encore tenu secret ainsi que le théâtre auquel elle est destinée. Quant au titre, rien n’est encore décidé. »

César Durand ne pouvait point laisser passer une si belle occasion :


« Monsieur le rédacteur,

» Vous publiez dans vos colonnes l’écho suivant : M. Sardou travaille… etc., etc.

» Or, par une rencontre de circonstances où je ne veux voir qu’une coïncidence (assez bizarre, avouez-le), je travaille moi-même à une pièce à grand spectacle. Le sujet de cette pièce est encore tenu secret, ainsi que le théâtre auquel elle est destinée ; quant au titre, rien n’est encore décidé.

» Je ne veux pas recommencer un procès fait souvent à M. Sardou ; mais, pour tout homme loyal, il y a, cette fois, autre chose qu’un hasard fortuit.

» J’attends sans crainte la réponse de M. Sardou.

» Veuillez agréer, mon cher confrère, etc.

» César Durand,
» Auteur dramatique. »


Hélas ! les chers confrères furent rebelles à la protestation de César Durand, auteur dramatique.

Ils la jugèrent insuffisamment fondée et ne l’insérèrent pas.

César Durand cherche un autre truc.

UN VÉRITABLE EXPLORATEUR


Ce jour-là, certes, il faisait froid — et je ne serai pas assez idiot pour prétendre le contraire — il faisait froid, un de ces braves petits froids secs qui vous ont un léger goût de pierre à fusil et qui font dire au monde que, si ça continue, on devra se vêtir plus chaudement.

Encore une fois, il faisait froid, mais — nom d’un chien ! — pas assez froid pour nécessiter cette lourde houppelande longue jusqu’aux pieds, ce bonnet d’astrakan, ces bottes fourrées et ces gants de renard bleu.

Plus je me moquais de sa tenue quasi-polaire, plus cet imbécile semblait s’y complaire.

Il se mirait dans la glace, ajustait son col, tirait ses manches et, d’un coup de poing, rectifiait l’économie de son bonnet.

Très agacé de ce manège, j’en arrivai à lui dire des choses plus déplaisantes que ne comportait la situation.

Il riposta aigrement.

Je maintins mes acrimonies.

Et il me tendit sa carte :


Pascal Lagneau
EXPLORATEUR
Nouvelle-Zemble.


Pascal Lagneau, explorateur !

Si je ne suis pas mort de rire en lisant ces mots, c’est que ma destinée n’implique pas la mort par le rire.

À vous, ça ne paraît pas drôle, parce que vous ne connaissez pas Pascal Lagneau ; mais, pour moi, qui l’ai connu pas plus haut que ça, la chose comportait un irrésistible comique.

Pascal Lagneau (entre mille autres détails typiques) vint s’installer à Paris dans les environs de 1878.

Depuis ce moment, il ne quitta plus la capitale qu’une fois par an, au moment des courses de Trouville, et encore c’était pour aller à Bougival.

Et c’est ce monsieur qui tendait sa carte avec la qualité d’explorateur à la Nouvelle-Zemble !

Avec énormément de dignité, je lui rendis son carton, le flagellant de ces paroles vengeresses comme des lanières :

— Mon ami, vous êtes un farceur !

Alors, sans raison apparente (je dis apparente, car, vraiment, il n’avait pas l’air plus gris que vous ou moi), le voilà qui fondit en larmes, me serra sur son cœur et m’entraîna dehors.

— Viens, gloussait-il, je vais tout te dire. Toi… toitoi… tu me comprendras !

Nous entrâmes au New old Bar qui, par bonheur, se trouvait à un quart de portée de fusil, et j’appris, longuement contée en de diffus propos, l’histoire suivante :

Pascal est, à l’heure qu’il est, du dernier bien avec une petite femme mariée que son mari — un sale type — fait étroitement surveiller, bien qu’ils soient, tous les deux, en instance de divorce.

Jusqu’à présent, la pauvre petite créature a tous les droits pour elle, mais dame ! si on la pinçait en flagrant délit avec un quidam, les choses procédurières prendraient pour elle un autre reflet, sans doute.

« Évitons le flagrant délit ! » telle est la devise de nos deux tourtereaux.

À ce but, le brave Pascal imagine un radieux truc qui diminue, en de fortes proportions, les chances de pinçage.

C’est son susdécrit costume d’explorateur. Oyez-en l’avantage !

Alors, qu’il est vêtu d’une seule chemise et que l’arrache à ses occupations l’indiscret toc-toc du commissaire et du mari, Pascal Lagneau peut, en costume d’explorateur, ouvrir lui-même la porte à ces messieurs, moins de dix secondes après la sommation, battant ainsi de cinq secondes le record des pompiers de Montréal (en d’autres circonstances, il est vrai).

Les bottes, la houppelande à laquelle attiennent les gants, et le bonnet, tout cet attirait est chaussé, enfilé, coiffé en dix secondes !

Toujours le sourire sur les lèvres, Pascal Lagneau reçoit le commissaire sceptique et le grincheux mari.

De la meilleure grâce du monde, il leur offre sa carte, leur confie qu’il n’a pas voulu s’embarquer pour les régions polaires sans avoir présenté ses devoirs respectueux à la petite madame.

Et le tour est joué !

Le commissaire, toujours sceptique, le mari plus grincheux encore, n’ont plus qu’à se retirer.

Et mon ami Pascal n’a plus, comme disait cette vieille canaille de père Thiers, qu’à reprendre ses chères études.

LE COUP DU LAROUSSE


Mon nouvel appartement se trouvant un peu loin de la Bibliothèque nationale, où m’appelle la journalière documentation de mes chroniques si substantielles, j’ai dû me résoudre à acheter un Larousse, un de ces braves Larousse qui donnent au plus induré crétin les airs malins de l’omniscient.

(Vous ne me verrez plus que rarement dans votre hall, ami Louis Denise, érudit bibliothécaire et charmant camarade !)

Ce Larousse, dont la masse imposante s’étale au bas de mon fort joli buffet Louis XIII, converti ad hoc, me rappelle d’autres Larousse qu’au temps de ma jeunesse j’acquis dans des conditions exceptionnelles de désordre financier.

Je ne sais pas si les choses, au quartier Latin d’aujourd’hui, se passent encore ainsi : mais, quand notre budget frisait l’imminente catastrophe, nous faisions le coup du Larousse.

Nous achetions à des gens dont c’était le métier la Grande Encyclopédie.

Nous l’échangions contre vingt billets mensuels de 30 fr., soit 600 fr., et nous étions bien heureux de revendre notre ouvrage 300 fr.

Comme placement de père de famille, c’était plutôt contestable, mais palper 300 fr. d’un coup, ô délire !

Mon fournisseur à moi était un abominable vieux bouquiniste de la rue Saint-Séverin qui se chargeait, du même coup, de me vendre le Larousse et de me trouver un acheteur le lendemain même.

J’aimais assez cette simplication transactionnelle.

Or, il arriva qu’un jour j’achetai un Larousse chez ce sordide vieillard, que je lui signai immédiatement ses vingt billets, et qu’il me livra illico le gros ballot de forte toile où s’enfermait le Larousse.

J’avais, en outre, sa parole que mon acquisition trouverait preneur le lendemain ou, au plus tard, le surlendemain.

Le soir même, comme je parlais de l’affaire devant des amis, un étudiant riche me proposa de lui céder mon Larousse pour 400 fr.

Pensez si je topai ! En un clin d’œil les 400 fr. furent dans ma poche, et le ballot au sein du coquet petit appartement de mon ami, l’étudiant riche.

Par pure complaisance, je passai chez le bouquiniste :

— Ne vous occupez pas, lui dis-je, de me chercher quelqu’un pour mon Larousse… je l’ai vendu.

— Vous… l’avez… vendu ?

— Je l’ai vendu à un de mes amis.

— Vendu ?

— Vendu et livré.

— Livré !

Je crus que le vieux allait s’évanouir. Sa physionomie, ordinairement terreuse, passait maintenant au vert sale.

C’était dégoûtant, mais effroyable ! Bientôt, il reprit ses sens.

— Courez vite chez votre ami, râla-t-il, reprenez le ballot !… Peut-être ne l’a-t-il pas encore ouvert… Et rapportez-le-moi tout de suite ! Allez vite… Prenez une voiture à mon compte !

Il fallait que la situation fût grave pour que ce rapiat parlât de payer une voiture.

Sans rien comprendre, j’obéis.

Mon ami, l’étudiant riche, me reçut froidement :

— Je comprends toutes les plaisanteries, dit-il, mais, vraiment, celle-là dépasse les limites assignées par le simple bon goût.

Du doigt, il me montrait le ballot éventré, et, au lieu du Larousse promis, je ne sais quels innommables in-quarto dont la valeur intrinsèque atteignait à peine celle du vieux papier.

Je compris tout.

Le vieillard de la rue Saint-Séverin m’avait vendu un Larousse factice, dont le racheteur factice n’était autre que lui-même.

Canaille, va !

À cette époque, je jouissais d’un caractère emporté.

Je ne perdis point une si belle occasion de gueuler comme toute une ralinguée de putois.

Ah ! le pauvre vieux n’en menait pas large !

Il se traînait à mes pieds, me suppliant de ne pas déshonorer ses cheveux blancs (il avait des cheveux jaunes), sa femme (il était veuf depuis trente-cinq ans) et ses enfants (il n’avait jamais eu d’enfants).

Mais moi, je continuais à le traiter d’usurier et à le menacer du procureur de la République.

À la fin, je proposai un arrangement amiable :

Il livrerait un vrai Larousse à mon ami l’étudiant riche.

Il me laisserait en possession de mes 400 francs.

Il déchirerait les vingt billets par moi souscrits.

Devant mon air résolu à aller jusqu’au bout, cette vieille crapule accepta mes conditions.

Je me demandai longtemps si mon procédé avait été bien délicat : à l’heure qu’il est, je ne suis pas encore fixé.

Le pire, c’est que je ne rencontrai jamais le pauvre malhonnête homme sans le forcer à me payer un bock, et je trinquais ainsi : « À la tienne, immonde fripouille ! »

Alors, lui, souriait gomme-gutte.

UN GARÇON TIMIDE
OU
POUR SE DONNER UNE CONTENANCE


La conversation tomba sur la timidité et les gens timides. C’était à qui conterait l’anecdote la plus comique sur les gaucheries que peut faire commettre la timidité, quand elle est pousée à un point extrême.

Que de mariages manqués, que de carrières brisées, que de vies ratées ne doit-on pas à ce ridicule défaut !

— Évidemment, conclut un vieux monsieur solennel, la timidité est fertile en inconvénients de toutes sortes ; mais, enfin, on n’en meurt pas !

— Vous avez tort, vieux monsieur solennel, de parler ainsi, répliquai-je. On en meurt, et pour moi j’ai un de mes amis… ou plutôt je ne l’ai plus, puisqu’il en est mort.

— Mort de timidité ?

— Mort de timidité, ou, si vous préférez, mort des suites de la timidité.

— Contez-nous cela.

— Volontiers, à condition qu’on remette un peu de genièvre dans mon faible grog.

La maîtresse de la maison se chargea elle-même de cette délicate mission, et s’en acquitta en véritable femme du monde.

Mon verre, qui était plus qu’à moitié vide, se trouva rempli du coup. Charmante personne !

— Parlez, dit-elle.

— Voici : J’avais pour ami au quartier Latin un étudiant en médecine, très brave garçon et très distingué, mais timide jusqu’à la catastrophe. Jamais il ne sortit sans, sous son bras gauche, une grosse serviette bourrée de livres et de papiers, et, à la main droite, un parapluie. Pourquoi cette serviette qu’il n’ouvrait jamais ? Pourquoi ce parapluie quand flamboyait Phœbus ? Il me l’avoua un jour en un sourire touchant : c’était pour se donner une contenance.

— Au lieu d’un parapluie, il aurait pu prendre une canne, votre ami, objecta le vieux monsieur solennel.

— C’est l’observation que je lui fis, vieux monsieur solennel, mais il répondit qu’une canne, c’était trop provocant… Vous ne l’auriez pas fait entrer seul dans un café quand même les hallebardes auraient plu dans la rue. Résigné, il faisait les cent pas sur le trottoir, attendant qu’un ami vint pour pénétrer avec lui. En entrant, il se mouchait très fort pour se donner une contenance, feuilletait fébrilement les illustrés pour se donner une contenance, et parfois buvait plus que de raison, toujours pour se donner une contenance.

— Une mauvaise contenance, alors ! observa le vieux monsieur solennel.

— Ça dépend des goûts, vieux monsieur solennel, ripostai-je cruellement ; moi, je trouve que les pochards sont les seuls au monde à avoir un peu de tenue… Mais poursuivons notre tragique récit. Comment ce pauvre garçon parvint-il à passer des examens, on ne le saura jamais ! La chose me semble surtout à l’honneur de messieurs les professeurs qui durent apporter à ce résultat des trésors de pitié. Bref, il arriva à la fin de ses études de médecine et sa thèse, seule, lui restait à passer. Il avait, pour cette thèse, choisi un sujet qui paraîtrait bien démodé, maintenant, mais qui, à l’époque, était assez original : De l’emploi de la presse hydraulique pour le traitement des constipations opiniâtres.

— Tiens, interrompit encore le vieux monsieur solennel, il faudra que j’essaye ce procédé.

— Inutile, vieux monsieur solennel : vous êtes constipé de naissance, ça ne se guérit pas !… Un jour que mon pauvre ami était à sa table de travail, tout près de sa fenêtre, bien en train de piocher sa thèse, soudain, il leva les yeux et aperçut, à la maison d’en face, sur le balcon, tout un lot de jeunes hommes et de jeunes femmes qui le contemplaient en riant beaucoup, et dont quelques-uns, même, braquaient sur lui d’indiscrètes jumelles. Mon pauvre ami devint rouge, orange, jaune, vert, indigo, violet, puis rouge, orange, etc. Il passa, comme disent les bonnes gens, par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel… Cependant, la féroce jeunesse du balcon continuait à le lorgner impitoyablement… Mon pauvre ami perdit la tête. Il avisa une grosse corde qui avait servi à lier sa malle, l’accrocha au ciel de lit et se pendit…

— Oh !

Pour se donner une contenance.

UN MODE D’ÉCLAIRAGE
RELATIVEMENT PEU CONNU


Je viens de feuilleter avec délices les magnifiques ouvrages que ne manque jamais de m’envoyer, aux approches du premier de l’An, la somptueuse maison Quantin.

Celui de ces livres qui subjugua le plus mon attention, c’est l’Éclairage à travers les âges.

Rien de plus intéressant que l’historique de la lumière dans l’humanité.

Le premier flambeau qui éclaira le monde fut, au dire des savants, le soleil pour le jour, et la lune pour la nuit.

Ce procédé, assurément économique, avait le désavantage d’illuminer fort insuffisamment l’intérieur des cavernes en lesquelles gitaient nos pères.

Les soirées du 14 Juillet y perdaient, en outre, beaucoup de leur éclat.

Nos aïeux se mirent à l’œuvre, en vue d’obtenir un éclairage plus pratique.

Avant d’arriver au bec Auer, beaucoup d’essais intéressants furent tentés.

Le plus ancien est celui qui remonte à l’âge de pierre.

Il consistait en un choc sec de deux silex, l’un contre l’autre.

Les ainsi jaillissantes étincelles produisaient une lumière vive, mais, hélas ! trop intermittente et mal appropriée aux travaux tant soit peu minutieux, comme par exemple l’expertise en écritures publiques ou privées.

L’âge de pierre aboli, nous arrivons à l’âge de sapin : apparaît la torche de résine…

… Mais le cadre exigu dont je dispose m’interdit de m’étaler longuement sur ces annales.

Aussi bien, l’Éclairage à travers les âges vous racontera mieux que moi les passionnantes luttes de l’être humain contre les ténèbres.

J’ai constaté avec peine, cependant, que ce si complet et si consciencieux ouvrage avait oublié un mode d’éclairage assez peu connu, à la vérité, mais bien digne, tout de même, d’être révélé aux masses.

J’espère qu’en sa prochaine édition, l’auteur de l’Éclairage à travers les âges ajoutera à son beau livre un léger appendice relatif à mon histoire.

Un vieux homme, que je connaissais pour l’avoir rencontré dans les pires endroits de Paris, eut un jour une idée (que je serais bien bête d’hésiter à qualifier de géniale) :

Les terrains qui circonvoisinent les dépôts et raffineries de pétrole sont, en général, fort mal cotés pour la culture du petit pois auquel ils (les terrains) communiquent un sale goût d’essence tout à fait inacceptable.

Pour ce qui est des asperges, même inconvénient.

Et, aussi, même inconvénient pour tout légume destiné à l’alimentation.

À quoi attribuer ce phénomène ?

Condensation, sur lesdits terrains, des vapeurs de pétrole ?

Simple infiltration, peut-être ?

Qu’importe !

Mon bonhomme passa avec toutes les usines et tous les entrepôts de pétrole de la banlieue de Paris des marchés à long terme qui lui assuraient, à des prix véritablement dérisoires, la jouissance de ces terrains.

Il y planta des poireaux.

Les poireaux poussèrent superbes et saturés d’éblouissants carbures.

Il les vendit pour des chandelles perfectionnées.

Ce nouveau mode d’éclairage conquit rapidement une vogue immense.

Et notre ingénieux bonhomme gagna des sommes énormes qu’il consacra uniquement à la satisfaction de ses plus bas appétits.

LA NOUVELLE MACHINE
DU
CAPTAIN CAP


Comme j’avais rencontré mon excellent ami le Captain Cap devant la Leicester Tavern, je lui dis simplement :

— Nous entrons ?

— Oh ! que non pas ! répondit vivement Cap.

— Alors au Chicago Bar, c’est tout près ?

— Au Chicago Bar pas plus qu’à la Leicester Tavern !

— Vous m’inquiétez, Cap.

— Tant que durera le conflit Anglo-Américain, je ne mettrai les pieds en aucun établissement John-Bullesque ni Uncle-Sameux. Dans la situation que j’occupe, l’intégrale neutralité s’impose à moi.

— Et dans les brasseries vénézuéliennes, Cap, y allez-vous ?

— Le moins possible… D’ailleurs, je ne bois plus rien à Paris. Dès que j’ai soif, je vais dans les départements, j’enfourche ma nonuplette…

— Pardon, Cap, de vous interrompre. Votre… quoi enfourchez-vous ?

— Ma nonuplette… Ah ! vous ne connaissez pas ma nonuplette ! Comme son nom l’indique, c’est un cycle monté par neuf personnes, comme la sextuplette est montée par six.

— Neuf personnes !

— Ah ! c’est une fameuse machine que ma nonuplette ! Uniquement composée de brins d’osier assemblés et renforcés par des bandes de papier gommé !

— Pas de métal ?

— Pas ça de métal ! Pas ça !

— Et c’est solide ?

— Pourquoi donc pas, je vous prie ? Une panthère, c’est solide ! Un albatros, c’est solide ! Un requin, c’est solide ! Et pourtant, citez-moi une pièce métallique entrant dans la construction de ces organismes !… Le bon Dieu est trop malin pour employer du métal dans la confection de ses petits trucs.

— Vous devez aller vite, avec votre nonuplette ?

— Deux cent trente-quatre kilomètres à l’heure.

— Cap, mon vieux Cap, j’ai une peur terrible que vous n’abusiez de mon ingénuité.

— Mais pas du tout, cher ami, je vous jure !

— Deux cent trente-quatre kilomètres à l’heure !

— Pas un millimètre de moins. Je dois d’ailleurs ajouter que ma nonuplette, machine et coureurs, pèse, tout compris, environ un kilo.

— Tout s’explique, alors ! Mais un kilo, y songez-vous, un simple kilo, pour tout ce monde-là ?

— Je dois encore ajouter, pour terrasser vos doutes, que ma nonuplette est allégée par un ballon dont la force ascensionnelle représente, à un kilo près, le poids de la machine et des coureurs.

— Vous m’en direz tant ! Mais la résistance de l’air contre ce ballon ?

— Nulle ! Mon ballon affecte la forme d’un tire-bouchon à deux pointes, une par-devant, une par-derrière. Il se visse dans l’air comme le tire-bouchon se vrille dans le liège, c’est-à-dire sans résistance appréciable… D’où qu’il souffle, le vent n’arrive même pas à nous faire hausser les épaules.

— Pauvre vent !

— Allons, mon cher Allais, décidez-vous ! Venez avec nous prendre un verre à Dunkerque !

— Volontiers !

Mon acquiescement parut enchanter Cap, mais le capitaine se rappela bientôt qu’un léger accident était survenu, le matin même, à un brin d’osier de sa nonuplette.

Finalement, nous entrâmes dans un petit café blanc et or, où un garçon, entre deux âges, nous servit deux excellents bocks de bière Dreher.

ILOTES MODERNES


Tous les bons citoyens qui ont le souci de relever, au physique et au moral, la race de France, applaudiront, comme moi, à l’énergique campagne qu’on commence à mener dans l’Université contre les abus des spiritueux de toute sorte.

Dans les écoles normales, où se forment nos futurs instituteurs, ont lieu des conférences démontrant les dangers de l’alcool et les moyens d’enrayer les déplorables habitudes d’intempérance qui s’infiltrent chaque jour, de plus en plus avant, dans nos mœurs.

À partir de l’année prochaine, l’éducation anti-alcoolique aura pénétré dans tous les lycées, collèges, écoles, etc., etc., de France.

Bravo ! Monsieur Combes, bravo !

Mais ce n’est pas tout que la conférence ; le livre doit aussi prêter son concours à cette œuvre moralisatrice.

Un De pochardis illustribus, paraît-il, est sous presse.

Les jeunes gens indignés y liront la vie des célèbres poivrots qui déshonorèrent l’humanité, depuis Noé jusqu’à…

(Chut, ne nous brouillons pas avec une nation amie, ou réputée telle !)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il ne faudrait pas, pourtant, que MM. les Universitaires, instigateurs de ce mouvement, s’imaginassent l’avoir inventé de toutes pièces.

Avant eux, bien avant eux, les instituteurs lacédémoniens, mettant la pratique au-dessus de la théorie, avaient coutume d’enivrer devant leurs élèves plusieurs ilotes (et non pas pilotes, comme on l’écrit parfois à tort.)

Ce spectacle dégoûtait tellement les jeunes Lacédémoniens que, plutôt que d’accepter la moindre consommation, ils préféraient se faire dévorer la poitrine par des renards en bas âge.

Un tel résultat ne vous semble-t-il pas bien fait pour encourager la pratique de cette leçon de choses renouvelée des Grecs ?

Oui, n’est-ce pas ?

Mais, il n’y a plus d’ilotes, dites-vous ?

Tous gens libres, alors ?

Vous n’êtes pas difficiles, vous, si vous considérez la société moderne comme dénuée d’esclaves.

Vous avez lu ça dans le si subtil et tant personnel Paul Leroy-Beaulieu, un jeune économiste de beaucoup d’avenir.

… Revenons à notre sujet.

Mettons, il n’y a plus d’ilotes !

Mais il existe toute une classe de citoyens gémissant dans la détresse. Je veux parler des professeurs que l’Université chassa de son sein pour cause d’ivrognerie.

Tous les pédagogues se trouvant dans ce cas éprouvent d’extrêmes difficultés à trouver une autre place, soit dans la diplomatie, soit dans les conseils d’administration des Compagnies de chemins de fer.

Ne voilà-t-il pas une situation toute faite pour eux, ces bons types de vieux poivrots !

On ferait, du même coup, en les saoulant devant la studieuse jeunesse, deux bonnes œuvres.

On moraliserait les adolescents tout en flattant les goûts de braves individus des plus intéressants, en somme.

MORT DE M. COQUELIN CADET


Avant que ne s’installent, autour de ce trépas prématuré, des légendes — en lesquelles le ridicule le disputera à l’odieux — je tiens à raconter, aussi brièvement que possible, cette catastrophe dont je fus le témoin et aussi — hélas ! — la cause.

Depuis pas mal de temps, Coquelin Cadet me tourmentait pour que je déjeunasse avec lui. Il tenait à me présenter à sa nouvelle petite bonne amie, assuré, disait-il, qu’elle me plairait beaucoup.

Il fut donc décidé que j’acceptais ce matin. Nous nous mîmes à table à onze heures et le repas fut un de ceux dont on dit que la cordialité ne cessa d’y régner.

Aussitôt après déjeuner, nous prîmes congé de la jeune femme et nous nous dirigeâmes vers le Théâtre-Français où son service de semaine appelait le célèbre sociétaire.

Vers midi et demi environ (exactement midi trente-quatre), nous vîmes, se dirigeant vers la scène, MM. Émile Bergerat et Camille de Sainte-Croix dont les comédiens se disposaient à répéter la pièce : Manon Roland.

Tout d’abord, Coquelin Cadet ni moi n’avions aperçu ces messieurs.

À un moment prêté…

(Ordinairement, on dit à un moment donné, mais je ne veux rien accepter en une aussi pénible circonstance. Je rendrai ce moment dès que j’aurai un peu de temps devant moi.)

À un moment prêté, dis-je, c’est moi qui, dans l’ombre des coulisses, découvris la présence des deux spirituels dramaturges.

— Tiens ! fis-je sans penser à mal, voici 5,000.

— 5,000 quoi ? demanda Cadet un peu interloqué.

— 5,000… Je dis : voici 5,000.

— J’entends bien, mais 5,000 quoi ?

— 5,000 !

Cadet haussa les épaules, geste qui, chez lui, indiquait comme un dédain des propos d’autrui.

Mais comme il semblait en proie à l’insoutenable angoisse de ne pas comprendre, je vins à son secours :

— 5,000… Le compte est facile à faire : 4,000 de Sainte-Croix et 1,000 Bergerat, ça fait bien 5,000 !

Coquelin Cadet tomba raide sur le sol.

Un médecin, le docteur Paul Mounet, qui passait, fortuit, en ces parages, ne put que constater la mort du brave artiste.

Hâtons-nous de rassurer les amateurs de fin comique : M. Coquelin Cadet laisse un neveu naturel qui l’imite à s’y méprendre et dont M. Claretie a signé l’engagement sur le cadavre pantelant encore de l’oncle.

Alas, poor Ernest !


P.-S. — Ai-je besoin d’ajouter que cette nouvelle était prématurée. M. Coquelin Cadet en fut quitte pour une semaine de repos.

À l’heure qu’il est (7 h. 20), le sympathique sociétaire serait tout à fait bien portant, sans un diable de cor…

IMPRUDENCE DES FUMEURS


Je ne sais pas avec quelle autre maladie mon pauvre ami confondait l’encéphalite ; mais, à chaque instant, il invoquait cette inflammation pour expliquer ses fréquents petits malaises.

— Tu ne manges pas, Prosper !

— Non, c’est mon encéphalite qui me retombe sur l’estomac.

D’autres fois, Prosper exigeait de prendre une voiture pour une course insignifiante, parce que son encéphalite lui travaillait les pieds.

Prosper, d’ailleurs, adorait tous les mots qui sortent du répertoire commun et surtout les mots d’aspect scientifique.

Il proférait volontiers :

— Me voici ce soir à Montmartre et ce matin je déjeunais à Grenelle… Je suis un véritable cosmopolite !

Ou bien :

— Laissez-moi vous conter le dernier anachronisme de madame C… Elle a demandé à son architecte ce qui coûtait le plus cher : le mètre cube de gaz ou le mètre cube d’électricité.

Il s’esclaffait de rire et répétait :

— Le mètre cube d’électricité ! A-t-on idée d’un pareil anachronisme !

Un jour que je l’avais à peine blagué :

— Toi, me dit-il, tu es un bon garçon, mais mitigé de beaucoup de rosserie.

Prosper n’avait d’autre raison de vivre ici-bas que sa qualité d’inventeur.

Entre mille autres découvertes par lui baptisées d’appellation saugrenues, cosmopolites, anachroniques et mitigées, je citerai le pyrocide.

Le pyrocide, comme l’indique son nom baroque, fruit de l’incestueuse copulation d’un lapin grec et d’une carpe latine, est un liquide destiné à détruire le feu en général, et les incendies en particulier.

Chaque fois que nous traversions le jardin des Tuileries, Prosper ne manquait pas, montrant la place vide du palais, de déplorer :

— Dire qu’avec mon pyrocide !…

Il en avait toujours, dans ses poches, de son fameux pyrocide, et souvent il l’essayait devant nous, l’hiver, dans les petites réunions artistiques et littéraires où nous consommions notre studieuse jeunesse.

— Tenez, vous allez voir.

Il sortait de sa poche une fiole dont le contenu arrosait la houille flamboyante de la cheminée.

Résultat : un dégagement de vapeurs corrodantes à l’envi, expulsantes de chacun, sternutatoires et strangulatoires.

Peu après — hâtons-nous de l’ajouter — le feu flambait de plus belle en l’âtre joyeux.

Le pyrocide n’avait anéanti aucune combustion.

— Je ne suis pas encore bien fixé sur les proportions, expliquait Prosper.

Or, il arriva, un beau jour, qu’un jeune homme, fraîchement débarqué à Paris et titulaire d’un petit héritage, se laissa épater par les grands mots de Prosper et versa quelques billets de mille francs dans son entreprise de pyrocide.

Triomphal déjà, Prosper parlait de congédier les pompiers de Paris et de les remplacer par de simples employés à lui, chargés de la judicieuse distribution du pyrocide sur les incendies qui viendraient à se produire sur les points les plus variés de la capitale.

Tout entier à la réalisation de son rêve, il n’assista plus à nos petites réunions.

Quand nous le revîmes, un sombre désespoir, une amère tristesse se peignaient sur ses traits.

— Eh bien ! Prosper, quoi donc ?

— Ah ! mon pauvre ami, quel affreux malheur !

— Parle !

— J’avais installé, à Ivry, un entrepôt de mon pyrocide. Plus de trois mille hectolitres de ce liquide s’y trouvaient déjà réunis. Tout cela détruit, anéanti en moins d’une heure !

— Par quoi donc ?

— Par un incendie, mon pauvre ami !

L’ÉCOLE SCARRON


Tous les économistes s’inquiètent, à bon droit, du sombre état où patauge l’agriculture française.

Le blé récolté chez nous ne peut soutenir la concurrence des blés de Russie, d’Amérique et d’Australie.

Les fermiers, ne gagnant plus d’argent, se voient dans l’impossibilité de payer leurs propriétaires. Ces derniers donnent impitoyablement congé à leurs fermiers et ne trouvent plus à louer leurs terres.

Dans beaucoup de districts, les champs, n’étant pas cultivés, tendent à se transformer en forêts vierges, ou tout au moins demi-vierges.

Ah ! tout cela n’est pas gai !

Les publications spéciales, journaux, revues, brochures, s’évertuent à chercher la cause du mal et à trouver le remède qu’il serait urgent de lui appliquer.

Paul Leroy-Beaulieu, un garçon remarquablement intelligent, est d’avis qu’on mette un gros impôt sur les produits agricoles étrangers.

Les campagnards français pourraient alors augmenter leurs prix de vente et, d’après le savant économiste, leurs bénéfices s’accroîtraient d’autant.

Le pain à vingt sous la livre, voilà l’idéal de P. L.-B. !

Quelques théoriciens ont attribué la crise à d’autres causes et proposent de sagaces réformes. Tous ces gens sont plus bêtes les uns que les autres. Le malaise dont souffre notre culture nationale ne date pas d’aujourd’hui. Déjà, Louis XIV[6], inquiet de la mauvaise tournure que prenaient les choses paysannes, avait, à cet égard, exigé des tuyaux de son vieux Sully, en qui il avait toute confiance, et Sully lui avait répondu, en imitant l’accent de Dupuis :

— Sire, l’agriculture manque de bras. Voilà de quoi elle manque, l’agriculture !

Je ne suis pas de ceux qui trouvent ce mot de Sully Prud’homme.

Au contraire, on ne saurait mieux mettre le doigt sur la plaie.

L’agriculture manque de bras.

Elle ne manque que de ça, mais elle en manque bien.

C’est pénétré de cette vérité qu’un groupe important de philanthropes vient de fonder l’École Scarron. L’École Scarron, comme l’indique son nom, est instituée pour recevoir les jeunes culs-de-jatte français et leur fournir une instruction agronomique conforme aux vieilles traditions aussi bien qu’aux progrès les plus récents de la science moderne. L’agriculture manque de bras, mais elle ne manque pas de jambes. Les culs-de-jatte suffiront donc amplement, et sans déchet regrettable, au relèvement de l’agriculture en France. Messieurs les fondateurs de l’École Scarron m’ont prié de faire part de leur entreprise à ma nombreuse clientèle. Voilà qui est fait. Ajoutons que l’envoi du moindre cul-de-jatte sera accueilli avec reconnaissance.


QUESTION DE DÉTAIL


Le Président. — Accusé, je vous préviens que le système de mutisme dans lequel vous vous renfermez vous fera beaucoup de tort.

L’Accusé. — Heu !

Le Président. — Entrez plutôt dans la voie des explications et dites-nous les motifs qui vous ont poussé à tuer cette pauvre femme.

L’Accusé. — Vous y tenez beaucoup, monsieur le président ?

Le Président. — J’y tiens, au nom de la justice.

L’Accusé. — Allons-y !… Interrogez-moi.

Le Président. — Vous voilà devenu plus raisonnable ! Dites-nous pourquoi vous avez d’abord tué votre concierge et pourquoi vous l’avez ensuite découpée en vingt-huit morceaux.

L’Accusé. — Parce que je ne pouvais pas faire autrement.

Le Président, un peu étonné. — Vous ne pouviez pas faire autrement ?

L’Accusé, cynique. — Dame ! je ne pouvais pas la couper en morceaux d’abord, et la tuer ensuite.

Le Président. — Accusé, vous jouez sur les mots.

L’Accusé. — Il n’y a guère que là-dessus que je puisse jouer, dans ma position.

Le Président. — Si vous êtes décidé à n’être pas plus sérieux, brisons là.

L’Accusé. — Soit, je vais parler.

Le Président. — Pourquoi avez-vous tué cette malheureuse ? Pas pour la voler, puisque vous êtes riche. Pas pour la violer, puisqu’elle vous dégoûtait. Aviez-vous un motif particulier de vengeance ?

L’Accusé. — Aucun.

Le Président. — Alors, quoi ?

L’Accusé. — Cette femme détenait un genre de laideur que les plus énergiques efforts ne m’amenèrent jamais à supporter.

Le Président. — On ne tue pas les gens, et surtout on ne les découpe pas en vingt-huit morceaux, parce qu’ils sont vilains.

L’Accusé. — Aussi, n’est-ce point pour cela seulement que je l’ai tuée et dépecée…

Le Président. — Pour quel autre motif, alors ?

L’Accusé. — Cette concierge était si vilaine que j’en avais perdu le boire, le manger, le dormir et le reste. Partout où je me trouvais et à n’importe quelle heure, je pensais à sa laideur et m’en angoissais intolérablement. J’essayai de voyager. Les plus beaux paysages du monde ne purent me faire oublier — passez-moi le mot — la sale gueule de ma portière…

Le Président. — N’aggravez pas votre position par des trivialités.

L’Accusé. — On me conseilla de tâter de la suggestion. Je me rendis chez l’excellent docteur Vivier…

Le Président. — Un charmant garçon.

L’Accusé, ironique. — Charmant ! Ce praticien, au moyen de quelques passes magnétiques, me plongea dans l’hypnose la plus intense et me tint à peu près ce langage : « Votre concierge, pour l’œil d’un observateur superficiel, est laide à faire frémir. Mais essayez de la détailler et vous verrez, vous verrez qu’elle est charmante. » Sous l’empire de cette suggestion, je rentrai chez moi… (L’accusé se tait, en proie aux pénibles souvenirs.)

Le Président. — Achevez vos confidences.

L’Accusé, passant sa main sur son front. — Je rentrai chez moi, je pris un grand couteau de cuisine, je descendis chez la concierge et je fis comme le médecin m’avait dit…

Le Président. — ???

L’Accusé.Je la détaillai !

LA QUESTION DE LA SÉCURITÉ
DANS LES THÉÂTRES
EN CAS D’INCENDIE EST RÉSOLUE


En sortant, l’autre soir, de la représentation du Cercle du Camélia, je me demandais, non sans angoisse :

— Si le feu éclatait, pourtant, dans cette modeste enceinte à dégagements plus modestes encore ?

Car ladite représentation du Cercle du Camélia avait lieu dans le Théâtre Moncert, minuscule endroit recelant environ cinq cents spectateurs et n’exigeant pas moins de quarante minutes pour les expectorer tous.

Un incendie, une panique subite, et voilà que de familles en deuil, grand Dieu !

Et dans quelles déplorables conditions de confortable, tous ces trépas !

… J’ai beaucoup étudié la question, en cas de catastrophe, des dégagements de théâtres et, plus généralement, de tous repaires à cohues.

La chose est plus compliquée que ne se l’imaginent certains ornithologues.

Disons même que cet important problème serait actuellement sans solution, si M. Raymond Préfontaine, le jeune et brillant échevin de Montréal (Canada), ne s’en était pas mêlé.

Dès les débuts de son enquête, M. Préfontaine s’aperçut que la largeur et la multiplicité des corridors de dégagement n’avait aucune espèce d’importance.

En cas de catastrophe, les corridors servent de goulot à ce bouchon qui s’appelle la foule.

Si le corridor est très large, la foule — matière éminemment élastique et dilatable — forme un plus gros bouchon, voilà tout !

De même, si vous avez beaucoup de corridors, vous avez beaucoup de bouchons : et voilà encore tout !

Ce n’était donc pas là que gisait la solution du problème (hic non jacebat lepus).

… L’heure avancée à laquelle j’écris ces lignes (j’ai du monde à dîner pour 7 heures, il est 8 heures moins le quart, et je burine ces mots sur un airain sis à vingt bonnes minutes de chez moi), l’heure avancée, dis-je, à laquelle j’écris ces lignes, me prohibe bien des développements et pas mal de superfluités.

Relatons donc, rapide comme la pensée, le résultat de notre ami Préfontaine, que 1,527 Montréalais ont pu expérimenter sur eux-mêmes, à la dernière représentation du Caraïb-Club de la rue Craig.

Au premier cri de : Au feu ! et en moins d’une minute, tous les assistants, hommes et femmes, étaient déshabillés.

Se saisissant d’une boîte en fer-blanc placée à sa portée, chacun s’enduisait largement et totalement de vaseline.

Une minute après, tous les spectateurs se trouvaient dans la rue Craig, sans qu’il y eût eu, grâce à cette matière lubrifiante, la moindre bousculade, le moindre accroc, dans les couloirs du Caraïb-Club. Voilà-t-il pas là un joli résultat et bien digne d’être généralisé ?

La vaseline pourrait, d’ailleurs, être remplacée, dans les endroits chic, par un justaucorps en peau de pêche.

HISTOIRE DE POILS


— Je suis bien sûr que vous ne me reconnaissez pas, dit l’homme qui venait de me serrer la main.

— Mon Dieu ! monsieur, votre regard ne m’est pas inconnu, non plus que le timbre de votre voix, mais ma souvenance est dénuée de précision.

— Comment ! vous ne vous rappelez pas ?… Il y a deux ans, à l’écluse Saint-Julien, quand vous veniez me voir avec Mirbeau…

— Kariste !

— Lui-même !

Quantum mutatus ?

— Vous me trouvez changé ?

— Dame ! Vos cheveux, où sont-ils ? eux, jadis si tumultueux ! Et votre barbe, comment dirai-je ? tant fluviale, naguère !

— Que diriez-vous donc, si vous voyiez mon âme ?

— Vous devriez la faire peindre, votre âme, puisque si curieuse ! Il y a des artistes pour ça, maintenant.

— Ah ! oui, les peintres de l’âme ! Croyez-vous, hein ?

— C’est une bonne idée que ces messieurs ont eue de s’adonner à cette spécialité. Dire qu’on n’avait jamais pensé à ça, avant eux !

— Moi (Mirbeau a dû vous le dire), je peins maintenant des têtes de vainqueurs sur les boîtes d’allumettes et de jolies petites bonnes femmes sur les émaux de Pennelier.

— Ça vaut mieux que d’aller au café ; mais, dites-moi, Kariste, en quels gouffres s’engloutirent vos cheveux, en quels abysmes votre barbe ?

— C’est une étrange histoire que la disparition progressive de mon jadis opulent système pileux !… Étrange et comique à la fois !

— Kariste, vous n’allez pas me raconter Champignol malgré lui.

— Ni malgré lui, ni malgré un autre, ni malgré personne. On ne doit rien faire malgré personne, car si vous avez raison, les autres sont loin d’avoir tort !

— Votre bienveillance, charmante d’ailleurs, ne me dit pas le pourquoi de votre crâne tondu et de votre barbe rase aux joues.

— Cette aventure capillaire semble vous passionner tant et tant, mon ami, que je vais vous la dire.

— Vous m’obligerez.

… Et Kariste me conta sa petite histoire.

Quand il se fut aperçu de l’inanité de l’Art pour l’Art, quand il eut reconnu la pénible niaiserie d’essayer à figer sur des toiles la Nature, la belle, radieuse, fraîche, éclatante Nature, à la figer moyennant les fangeuses pâtes des marchands de couleurs, quand il eut… Mais assez, ne dites pas de mal de la peinture, mon garçon !

Alors, il se rangea et épousa la fille de son patron.

Stratagème d’autant plus roublard qu’il n’avait pas de patron et que son patron n’avait pas de fille.

La vérité, c’est qu’il épousa la fille du patron d’un autre.

Cette jeune personne exigea de Kariste qu’il fît, avant l’hymen, couper ses cheveux et sa barbe, et que sa garde-robe de désormais sortît de la Belle Jardinière, ainsi que celle des gentlemen vraiment dignes de ce nom.

Kariste s’engagea à tout ce qu’on voulut, mais, le jour de la noce, il s’amena froidement, sans avoir perdu, aurait dit Gambetta, une pierre des forteresses de sa chevelure, ni un pouce de terrain de sa barbe.

La demoiselle fit un nez ! et jura de se venger. Elle n’en eut pas le temps.

Huit jours après son mariage, l’excellent Kariste rencontrait, place Pigalle, une ancienne petite bonne amie à lui, chez laquelle il montait prendre une tasse de thé, la tasse de thé du souvenir !

Exquis, ce thé ! Et rappelant à Kariste d’anciens et si bons quarts d’heure !

Par malheur, la jeune personne au thé fleurait délicieusement le cherry-blossom et des relents de ce parfum s’attardèrent en la barbe du peintre, révélateurs incontestables.

Le pauvre garçon s’aperçut de cette malencontrosité juste au bas de son escalier.

D’un bond — ô génie déclenché par l’angoisse ! — Kariste était chez un coiffeur et le priait de lui rogner un millimètre de sa barbe et chevelure.

— Comme tu sens drôlement ! fit sa grincheuse et bourgeoise jeune épouse.

— Ah ! fit d’un air dégagé l’adultère Kariste, c’est probablement ce cochon de perruquier qui m’aura mis de l’odeur dans les douilles.

— Tu t’es fait couper les cheveux ?

— Un peu, tu vois.

— Ça n’est pas malheureux, enfin, que tu te décides !

— J’y retournerai demain, si tu veux.

— Tu me feras plaisir.

— Et après-demain.

— De mieux en mieux !

— Et tous les jours.

— Bravo !

Kariste fit comme on l’incitait.

Chaque jour, il alla chez son coiffeur se faire couper un tout petit bout de cheveux et de barbe.

Mais auparavant (la canaille !) il montait chez son ancienne petite bonne amie, laquelle lui servait d’excellent thé et des baisers au cherry-blossom.

Seulement, ce pauvre Kariste est bien embêté, aujourd’hui : sa femme n’aime pas beaucoup les gens à trop longs cheveux, mais elle a horreur des types à cheveux courts.

Alors, il trouve que la vie est bien compliquée, n’est-ce-pas ?

TROP DE PRÉCAUTION NUIT


Nous avions encore une grande demi-heure avant le départ du train.

Il faisait chaud.

Nous avions soif.

La terrasse d’un café voisin nous tendait ses bras.

Un garçon, plutôt dégoûtant, nous apporta deux verres de bière tiède, mais mal tirée.

À côté de nous, un monsieur sirotait une absinthe.

— Oh ! l’imprudent, fit mon ami Romarin d’un ton effrayé, me désignant le buveur.

— Pourquoi, imprudent ?

— On ne sait jamais ce qu’on risque à boire une absinthe à la terrasse d’un café de province.

— Tu m’épouvantes !…

— Ainsi, moi, il m’est arrivé deux fois dans ma vie de boire en public une néfaste absinthe. La première fois, j’y perdis une admirable situation.

— Et la seconde ?

— La seconde fois, je manquai un mariage superbe.

— Mon pauvre ami !

— C’est comme j’ai l’honneur de le dire. Il y a quelques années, très fortement recommandé, j’avais obtenu, en province, une place absolument inespérée, et, je l’avoue, en disproportion avec mes faibles mérites. Je devais, le lendemain, entrer en fonctions. La malencontreuse idée me vint de m’asseoir à une table extérieure d’un café de la ville et de m’y faire servir une absinthe. Mon futur directeur, passant par là, m’aperçut qui dégustais, non sans délices, la glauque liqueur. Il conclut de ce spectacle que j’étais un induré poivrot, et me fit savoir, le jour même, sa volonté bien arrêtée de se passer de mes services.

— Voilà qui est fort consternant, ma foi !

— Cette mésaventure me fit prendre en grippe le produit de Pernod fils, et je demeurai longtemps sans en absorber la moindre goutte. Pourquoi n’ai-je point persisté dans cette belle attitude ?

— Oui, pourquoi ?

— L’année dernière, j’étais à deux doigts de l’hymen ! Ma famille m’avait découvert, à Rambouillet, une jeune fille charmante qui me plaisait fort et dont la dot était rondelette. Le seul inconvénient, à mes yeux, résidait dans l’excessive pruderie du papa de la demoiselle. Imagine-toi que ce vieux serin ne m’accorda sa fille qu’après mon serment de n’avoir jamais connu de maîtresse !

— Tu n’es pas dénué d’un certain culot, toi !

— Oh ! pour ce que ça m’a servi ! Enfin, tout allait bien, quand, la veille du jour du contrat, j’eus la malheureuse… la diabolique idée de prendre une petite absinthe à une terrasse de café…

— Ton beau-père vint à passer…

— Laisse-moi continuer. Je demandai donc une absinthe ; mais, me souvenant de ma première mésaventure, je demandai une absinthe blanche. Mon beau-père vint à passer, comme tu dis. Oh ! la tête qu’il fit ! Le soir même, je recevais de cet homme vertueux le conseil d’emprunter le train de Paris sans esprit de retour. Cet idiot, prenant mon absinthe blanche pour de l’orgeat, en avait tiré les conclusions que tu devines.

— Tous ces gens vertueux sont de vieux saligauds… Et la jeune fille, tu t’en consoles ?

— Aisément. Elle s’est mariée depuis avec un garçon beaucoup mieux que moi, sous tous les rapports, et qu’elle fait cocu, à bras raccourcis.

INDÉLICATE FAÇON
DE
FAIRE LA CONNAISSANCE D’UN MONSIEUR


La coïncidence des fêtes de la Pentecôte et du beau temps (un peu de vent, peut-être ?) avait incité mille Parisiens (je dis mille pour éviter d’être taxé de bluffage) à se donner de l’air vers la plupart des points cardinaux.

(Les points cardinaux sont des points, bien entendu, rouges, placés là pour apporter un peu de diversion aux fameux points noirs que les conservateurs timorés, tel Paul Leroy-Beaulieu, aperçoivent, non sans frémir, à l’horizon.)

Dimanche, lundi et même un peu mardi, il y eut au Havre — pour ne citer que ce port de mer — grand affluence de touristes arrivés de la capitale.

Parmi ces derniers, citons un nommé Ovide Durarluyr, rentier follichon, entre deux âges, et doué d’une séduisance plutôt contestable.

Une jeune et délurée demoiselle accompagnait, sans enthousiasme d’ailleurs, ce birbe.

Petite actrice dans un théâtre où l’on joue Relâche, cette enfant tenait pour le moment, chez ledit Durarluyr, l’emploi de grande amoureuse, rôle mal joué par elle, étant donné le partenaire.

Mais si puissante est, en notre siècle, la force de l’or, que des actrices acceptent, parfois, contre de l’argent, le sacrifice de leur corps adorable.

Tel était le cas de notre héroïne.

Quand j’aurai dit qu’elle portait le prénom — assez répandu en France — de Marie, j’en aurai fini avec le portrait physique et moral de cette mercenaire donzelle.

Lundi, Ovide et Marie déjeunaient à Frascati, en face de la Grande Grise, comme Maizeroy appellerait la Manche.

Une grouillante cohue s’agitait en ce restaurant, à telle enseigne que, sur le coup de midi et demi, pas une table ne se trouvait libre.

Juste à ce moment, un jeune gentleman se présenta.

Et quand je dis un gentleman, ce n’est pas par ridicule manie d’exotisme, mais bien parce que le nouveau venu était un Anglais.

S’il avait été un Espagnol, j’aurais dit un caballero.

S’il avait été un Italien, j’aurais dit un signor.

Et ainsi de suite.

Mais c’est un Anglais, alors je dis un gentleman.

Et comme il n’a pas beaucoup plus de vingt ans, je dis un jeune gentleman.

Je pourrais même dire a young gentleman, mais je ne suis pas payé pour écrire en anglais.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette digression polyglotte m’a pris beaucoup de place et je m’aperçois que s’il me reste trois centimètres de papier sur dix de large pour conter le reste de mon histoire, c’est tout le bout du monde.

Soyons donc cursif.

Le jeune gentleman, sur leur consentement, s’assit à la table d’Ovide et de Marie.

Il déploya, pour plaire à cette dernière (ah ! comme ce nom lui va bien : la dernière des dernières !), des trésors de grâce, d’esprit et de générosité.

Il était jeune, beau et riche.

Marie n’hésita pas à plaquer son compatriote.

Le soir même, le nouveau couple s’embarquait à bord du bateau de Southampton.

Esseulé, mélancolique, Durarluyr se promenait sur la jetée.

Un clair de lune splendide !

Un steam-boat superbe qui sort du port.

Du steam-boat, une voix forte vient qui crie, avec un accent fortement anglo-sardonique :

— Ohé ! Durarluyr ! Ohé !… Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance !

Et le pauvre Durarluyr comprit bien qu’il fallait prendre le mot connaissance dans son acception la plus biblique.

Et le mot fait aussi.

UN CÉRÉMONIAL FIXÉ


Pour mon ami Comiot.


Entre les mille renseignements qu’on implore de moi, chaque jour, des quatre coins du monde entier (et auxquels, à mon grand regret, le loisir me manque de répondre), une demande m’a particulièrement, et à plusieurs reprises, frappé :

« Peut-on, non sans décence, assister à une inhumation en tenue de cycliste, et avec sa machine ? »

Après une longue, fatigante et minutieuse enquête, je suis en état de répondre.

Et je réponds : OUI.

De l’avis général recueilli sur 1,123 points différents du globe, on peut assister aux inhumations en tenue de cycliste et avec sa machine (dessus ou à côté, selon l’allure du convoi).

Dans presque toute l’Australie, dans la partie Nord-Ouest de la Nouvelle-Zélande, on manufacture des bicyclettes spécialement destinées à cet emploi.

Ces machines sont rigoureusement noires, sauf les parties de métal composées exclusivement d’argent.

Le pneu est fabriqué d’un caoutchouc blanc (comme on l’obtient facilement par la vulcanisation à la magnésie).

La lanterne doit être allumée et voilée d’un crêpe.

(À San-Francisco, on admet comme deuil la lanterne à verre violet, mais cette coutume ne semble pas devoir s’implanter aisément dans les autres États de l’Amérique du Nord.)

L’insigne porté ordinairement à la boutonnière ou à la casquette, est sévèrement proscrit : il doit être remplacé par une grosse larme en argent.

Pour la tenue personnelle du cycliste, du noir, bien entendu.

Si le défunt ne faisait pas partie de votre famille, les bas en damiers noirs et blancs.

À l’enterrement d’un cycleman des îles Auckland, auquel j’assistai, je fus particulièrement frappé d’un petit cérémonial que je verrais avec plaisir s’acclimater en France.

De même qu’aux obsèques des militaires les tambours voilés résonnent de n minutes en n minutes ; de même, à ces funérailles, les assistants cyclistes agitaient tous ensemble leurs grelots à des intervalles déterminés.

L’émotion ainsi obtenue est intense.

Au cas où le cher disparu pédalait lui-même (de son vivant, bien entendu), on fait suivre son cercueil de sa machine entièrement voilée et tenue à la main par un fidèle serviteur ou un ami dévoué.

… Tous les folliculaires vendus aux vieux partis trouveront, sans doute, superflus et frivoles ces détails funèbres.

Moi, je crois bien faire en fixant, dès maintenant, un cérémonial appelé — trop souvent, hélas ! — à nous rappeler que les morts vont vite, même quand ils renoncent à la bicyclette.

DANGER DE LA SIMULTANÉITÉ
DU
SURMENAGE CÉRÉBRAL ET DE LA PASSION AMOUREUSE


Une charmante jeune femme, artiste dans un petit music-hall du quartier Saint-François, au Havre, me montrait récemment un poulet d’amour qu’elle venait de recevoir d’un de ses adorateurs.

Ce dernier, — car nécessaires les suivants détails — est un jeune homme de fort bonne famille, mais dans une situation modeste et qui prépare ses examens d’admission dans je ne sais plus quelle carrière.

Ces examens comportent une forte partie géographique et plus spécialement franco-géographique.

Aussi, notre jeune ami passe-t-il des nuits entières à l’étude des départements de notre France adorée, de leurs chefs-lieux et de ceux aussi d’arrondissement et de canton.

Un abrutissement lui vint de cette trop constante application et ses amis eurent, un beau soir, l’idée de le distraire un peu, moyennant une soirée, inaugurée dans les petits concerts dont pullule le Havre et terminée chez des filles du plus facile abord.

Ce fut dans l’une de ces petites boîtes à musique que notre jeune homme remarqua la charmante artiste mentionnée ci-dessus.

Il s’en éprit soudainement.

Rentré chez lui, garçon raisonnable, il essaya d’étouffer l’incendie qui commençait à flamber en son cœur. Inutilement !

Sur son atlas, l’image de la belle s’interposait entre ses regards et la carte de France.

L’étude des Possessions françaises ne lui amena pas davantage l’oubli.

Et, le lendemain soir, il revint à la contemplation de la jolie chanteuse.

C’en était fait !

Toute lutte devenait vaine.

Le pauvre garçon se décida bientôt à déclarer sa flamme, et voici un échantillon de l’étrange billet qu’il écrivit au cours d’une nuit de fièvre, après avoir cherché une dernière et inutile fois l’oubli dans l’étude de la géographie :


« Mademoiselle,

« Depuis que j’ai aperçu vos jolis yeux (Calvados), je ne vis plus et mon rêve serait de vous arracher à la scène inférieure (chef-lieu Rouen) où vous déployez tant de grâce (Alpes- Maritimes), et tant de talent (Doubs) ; malheureusement, je ne possède pas la forte somme (chef-lieu Amiens).

» Consentirez-vous à manger avec moi la soupe et le bœuf (Seine-Inférieure).

» Etc., etc.

» Pour vous, je me sens (Yonne) très capable de commettre un meurtre, mademoiselle (chef-lieu Nancy).

» M’autorisez-vous à vous voir (Doubs) ? Voulez-vous que je vous cause (Charente-Inférieure) ? Et quand (Calvados ?) Etc., etc. »

Quand j’eus terminé la lecture de cette douloureuse missive, je la remis silencieusement à sa piquante destinataire.

— Ça ne vous fait pas rire ? demanda la jolie sans-cœur.

— Fichtre non, car j’estime que ce pauvre garçon est appelé, dans pas bien longtemps, à devenir fou à lier !

Chef-lieu Moulins.

CHACUN PREND SON PLAISIR

IL LE TROUVE


Et tous les jours qui suivirent, il en fut de même.

C’était mathématique, comme disent les personnes qui ne connaissent pas la valeur exacte des mots.

Dès que sonnait la demie de sept heures du soir, nos voisins, ce monsieur et cette dame si réservés, si calmes jusqu’à ce moment, partaient d’un éclat de rire fou et semblaient en proie à une allégresse si désordonnée, que la gaieté des héros d’Homère eût semblé, près d’elle, un pâle sourire.

Le monsieur, un sexagénaire décoré, se mettait à gambiller sur le sable de son jardin.

La dame, une rondelette et grisonnante matrone, s’asseyait pour se tenir les côtes plus à son aise.

Jusqu’à la bonne qui se convulsait de joie en venant annoncer : « Madame est servie ! »

Il m’arrivait souvent, dans la journée, de rencontrer le couple par les allées du parc, et rien de son aspect n’indiquait les forcenés rigolos qu’allaient bientôt devenir ces dignes bourgeois.

À défaut d’autre explication, j’avais fini par mettre cet excès simultané sur le compte d’une triple loufoquite périodique.

Un jour, je devins fort inquiet.

Ma bonne, ma pauvre bonne, que rien pourtant ne semblait désigner à une telle névrose, ma bonne, elle aussi, éclatait de rire dès que sonnait la demie de sept heures du soir.

Et elle continuait à rire jusqu’à l’heure venue de se coucher.

Impatienté, je la pressai de questions :

— Me direz-vous, Augustine, de quoi vous riez si fort ?

— C’est les merles, monsieur, c’est les merles qui me font rire.

— Les merles ? Quels merles ?

— Les merles du monsieur et de la dame d’à côté.

Quand l’accès de ma bonne fut un peu calmé, je sus tout :

Le monsieur et la dame d’à côté logent, paraît-il, à Paris, dans une maison au deuxième étage.

Or, le locataire du premier étage possède un perroquet dont le tumultueux verbiage prohibe tout repos aux locataires de l’immeuble.

Réclamations, menaces de procès, rien n’a pu modifier cette nuisance.

Alors, les gens du deuxième étage (mes voisins de campagne) ont imaginé une terrible vengeance.

Avant de partir pour la mer, ils ont acheté une vingtaine de merles recrutés parmi les merles les plus tapageurs du quai de la Mégisserie.

Une vieille femme, demeurée seule dans l’appartement, a pour mission de nourrir ces infatigables jaseurs.

Toute la journée, elle tient les persiennes closes.

Dès que sonnent sept heures et demie du soir, elle ouvre tout grand l’éclairage électrique de l’appartement et distribue dans chaque pièce les cages de merles.

Et allez donc !

Les braves oiseaux, charmés par la factice lumière, attaquent les plus brillants morceaux de leur répertoire, et le concert dure jusqu’à neuf heures du matin.

— Alors, interrompis-je ma bonne, le monsieur et la dame d’à côté rient en pensant à la tête que fait le locataire d’en dessous à partir de sept heures et demie.

— Non, monsieur, ce qui les fait le plus rigoler, c’est de penser à la tête du perroquet.

UTILISATION
DE
CERTAINS RÉSIDUS INDUSTRIELS


Un jeune ingénieur américain, M. Gym Nott, qui s’est fait une brillante et lucrative situation dans une grosse maison de publicité sous-marine, nous contait dernièrement quelques typiques anecdotes touchant l’industrie moderne.

Tous, nous l’écoutions, bouche bée, anéantis d’admiration.

Ah ! si notre vieux Brunetière avait été là ! regrettait chacun.

Parmi tous ces récits, malheureusement trop techniques pour être insérés en cette place, j’en ai retenu un, fort susceptible d’intéresser une grande partie des lecteurs et des lectrices de ce recueil.

Notre ami Gym Nott nous parlait des résidus industriels dont la science d’aujourd’hui sait tirer un si habile parti.

Car il est loin, le temps où les savonniers jetaient au ruisseau de profitables glycérines, où les chimistes du gaz ignoraient l’art d’isoler l’éclatante fuschine, charme de certains châteaux-margaux, et de quelques hauts-médocs, dont plus exacte serait l’appellation de bas-médiocres.

Un exemple, entre mille, de l’ingéniosité des fabricants nos contemporains.

Cyclistes ou non, vous avez certainement entendu parler de la

SELLE SANS BEC

Comme l’indique son nom, cette selle est une selle dépouillée de tout bec.

Beaucoup de vélocipédistes la préfèrent à n’importe quelle autre, en dépit de son prix un peu plus élevé.

La fabrication de la selle sans bec est des plus simples : on prend une selle ordinaire et on lui enlève le bec.

M. L…, le fabricant de cet objet, eut, un jour, l’idée d’utiliser tous ces becs sans emploi, et il y réussit à merveille.

La principale propriété du bec, dans la salle, étant de déterminer une certaine inflammation, ce fut un jeu pour M. L…, un jeu d’enfant, de transformer cette simple inflammation en incandescence et de faire servir ses becs à l’éclairage.

Pour une idée lumineuse, voilà, n’est-ce pas, ce qu’on peut appeler une idée lumineuse.

Et c’est ainsi qu’on a, chaque jour, l’occasion d’admirer sur les murs de toutes les villes de France une affiche qui vante les mérites de la

SELLE SANS BEC

à côté d’une autre qui exalte l’éblouissante clarté du

BEC DESELLE

Vous me direz qu’il n’y a dans tout cela rien de bien extraordinaire.

Parfaitement, vous répondrai-je, mais encore est-il qu’il fallait y penser.

L’éternelle histoire de la brouette de Pascal !

AÉROSTATION


La question de la navigation aérienne vient, si j’en crois le dernier compte rendu de l’Académie des Sciences, de faire un nouveau pas.

M. Langley, Américain déjà connu pour quelques idées ingénieuses, et secrétaire de la Smithsonian Institution, a communiqué à la savante compagnie le résultat de ses expériences.

Un oiseau à vapeur construit par lui, et pesant 12 kilogrammes, s’envola de lui-même et parcourut près d’un kilomètre en une minute et demie ; après quoi, il se décida à regagner le sol.

Voilà un résultat coquet et un début plein de promesses.

Travaillez, monsieur Langley, perfectionnez votre engin et revenez-nous à l’Exposition de 1900 avec un aérodrome (c’est ainsi que M. Langley dénomme sa machine) capable d’enlever M. Sarcey et de le trimballer sur l’aile des zéphyrs, telle une plume de tourterelle.

(Un joli spectacle, dites, mesdames !)

Ce problème de la navigation aérienne m’a toujours passionné.

À peine au sortir de l’enfance, j’expérimentais des parachutes.

Un jour, entre autres, il me souvient d’avoir attaché à un vieux parapluie un panier dans lequel j’avais délicatement posé le chat d’un jeune ami à moi.

Nous étions au grenier.

Tout à coup, vient à s’élever une jolie brise N.-N.-O., à qui je confiai mon aérostat.

Le tout alla se heurter contre le clocher de l’église voisine, au coq duquel le chat, non sans terreur, s’empressa de s’agripper, en attendant qu’un intrépide pompier vint le quérir.

Plus jamais je ne fus réinvité dans la famille de mon jeune ami.

Quelques années plus tard, j’eus l’occasion de faire un nouvel essai d’aérostation animale.

C’était au quartier Latin, en la chaude après-midi d’un dimanche d’été.

Nous nous trouvions, quelques amis et moi, dans une brasserie de la rue de Médicis, transformée depuis, mais alors servie par un petit lot de jeunes femmes dont les noms en diront plus que d’épais discours.

Ces créatures s’appelaient Totote, Titine, Tata et autres.

Une horrible vieille bonne femme dont le nez et le sens très vif des transactions révélaient l’origine hébraïque (ne s’appelait-elle pas, d’ailleurs, Rebecca Lévy ?), entra dans l’établissement.

Cette personne était de celles qui trafiquent de tout, dans le quartier des Écoles, de tout, depuis le collier à huit rangs de perles jusqu’au modeste bâton de rouge à dix centimes.

Toujours accompagnée d’un affreux et ridicule petit chien, cette retorse créature me dégoûtait abondamment.

Pendant qu’elle essayait de vendre un corset à Titine ou à Tata (je ne me souviens plus bien), j’aperçus à travers les vitres un marchand de ballons rouges qui passait.

Vous devinez le reste.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, j’avais débarrassé le bonhomme de sa légère marchandise.

Avec la rapidité de l’éclair, la subtile Totote m’avait remis, sous couleur de le caresser, l’odieux roquet.

Une lanière passée sous le ventre de la bête vint s’accrocher à la corde des ballons rouges, et vogue la nacelle !

Je le répète, il faisait terriblement chaud, ce jour-là, et les ballons, dilatés au maximum, jouissaient d’une force ascensionnelle peu commune.

— Mame Rebecca ! mame Rebecca ! Votre cabot qui s’envole.

La mère Rebecca, affolée, sort à la hâte.

Trop tard, hélas !

Notre aérostat, déjà à la hauteur d’un bon deuxième étage, file dans la direction de la rue Soufflot.

— Suivez-le en voiture, mame Rebecca ; il finira bien par retomber à terre !

La mère Rebecca sauta dans un sapin.

Fous de joie, nous sautons dans une autre voiture, Tata, Totote, Titine, deux amis et moi.

Et nous voilà partis, les yeux et les bras en l’air, galopant à la suite de la hurlante vieille.

— Cocher, par ici ! Non, par là ! Le voilà qui tourne à gauche ! Non, à droite !

Les ballons continuaient à filer, à filer vers des destinations mystérieuses.

Le pauvre chien, qui d’abord avait aboyé comme un putois, semblait se faire une raison.

Nous arrivâmes ainsi avenue des Gobelins, où se tenait, ce jour-là, une sorte de fête foraine.

Un camarade eut une excellente idée.

Il saisit un de ces fusils qui servent à tirer les faux pigeons dans les foires, et creva un ballon.

Alors, tout le système dégringola, pas trop fort, heureusement, car l’infortuné cabot en fut quitte pour la peur.

La mère Rebecca en fit une maladie, et ne me pardonna jamais les cinquante sous de voiture que lui coûtait ma si curieuse expérience.

MUCH ADO


Heureusement, tout s’arrangea.

Il n’y avait, en cette affaire, qu’un simple malentendu, et nos relations diplomatiques avec la Chine purent reprendre plus cordiales que jamais.

Rappelons brièvement les faits.

Dans les différentes occasions où le vice-roi du Petchili se trouva en contact avec les notabilités françaises, lors de son voyage en notre pays, on ne fut pas peu surpris de s’apercevoir que ce Chinois ponctuait la conversation de bruits étranges, de petits tumultes incongrus, apanage ordinaire des gens mal élevés.

Certaines personnes se contentèrent d’en sourire : « Dame ! disait-on, un vice-roi du Petchili… ! »

D’autres messieurs prirent la chose plus au sérieux et prononcèrent les mots de cochon et d’individu qui se f… de la France.

M. Hanotaux fut tellement affecté de ces incidents qu’il en contracta une soudaine jaunisse, laquelle nécessita son départ immédiat pour Vichy.

Mais, si notre ministre était aux eaux, de fidèles émissaires suivaient l’homme d’État chinois en Angleterre et surveillaient son attitude.

Si le vice-roi du Petchili se tenait silencieux et congru devant Sa Gracieuse Majesté, la France avait le droit de se juger insultée.

Au cas contraire, l’honneur était sauf.

Cette dernière occurrence triompha, et le vent fut désormais aux bruits de paix, si j’ose m’exprimer ainsi.

Je trouve dans la Cloche illustrée (un journal havrais des plus intéressants et magistralement dirigé par M. Albert René) de curieux détails sur les incidents qui mirent fin à cette crise diplomatique dont pantelait l’Europe.

Tout d’abord, M. Jules d’Ingouville, le correspondant en Angleterre de la Cloche illustrée, relève une erreur commune à tous les Français.

On eut tort en France de prendre pour irrespectueuses les petites détonations de Li-Hung-Tchang.

Au contraire, il fallait les considérer comme autant de manifestations de bonne camaraderie. « Vous voyez, signifiait ce laisser-aller, je ne me gêne pas, je fais comme chez moi, je vous considère comme des copains. »

Et cela est si vrai que les Anglais, fort connaisseurs en mœurs chinoises, attendaient anxieusement et souhaitaient fort lesdites manifestations.

Par un sentiment de tact qui lui fait le plus grand honneur, Li-Hung-Tchang réserva la primeur de ses chinoises cordialités pour la famille royale.

C’était au cours de la visite détaillée que le vice-roi fit au château d’Osborne.

On en était aux écuries.

Très fier de ses canassons, le prince de Galles présenta tout d’abord le fameux Parsimmon, le crack de son écurie.

— Il a battu Saint-Frusquin d’une tête dans le Derby d’Epsom, dit le prince.

— Alors, il court très vite ?

— Très vite.

— Eh bien ! si vite que coure votre cheval, je parie qu’il ne rattrapera pas celui-là !

Celui-là !… Vous avez compris, n’est-ce pas, de quoi il s’agissait ?

La glace était rompue.

Victoria rit, à se tenir les côtes, de cette spirituelle boutade.

Le prince de Galles, tous ses enfants, les petits Connaugt et tous les mômes royaux ne s’étaient jamais tant amusés.

C’était plaisir que de voir rigoler ces jeunes princes comme de simples va-nu-pieds irlandais.

Une heure après, M. Hanotaux avisé de ces incidents, s’écriait devant plusieurs personnes que je pourrais nommer : « Beaucoup de bruit pour rien ! »

UN GRAND BILLARD


Comme la pluie n’avait pas l’air décidé à ne plus choir, je fis au Captain Cap la proposition de jouer au billard, histoire, ajoutai-je, de tuer le temps.

— Hélas ! répliqua Cap, ce n’est pas nous qui tuons le temps, mais bien le temps qui nous tue !

— Alors, seulement, pour le faire passer.

— Hélas ! insista Cap, ce n’est pas nous qui faisons passer le temps, mais bien le temps qui nous fait passer !

— On aurait pu aller loin avec ce système-là ; aussi, crus-je devoir n’insister point.

Et pourtant, j’insistai tout de même.

— Volontiers, obtempéra le hardi navigateur, mais où ?

— Ici même, Cap, au premier.

(Car je dois prévenir le lecteur, s’il en est temps encore, que cette scène se passait dans le petit café blanc de la rue Bleue, bien préférable, selon moi, au petit café bleu de la rue Blanche.)

Cap haussa les épaules :

— Un billard au premier ! Vous badinez, mon cher !

— Je…

— Un billard qui peut se loger dans un immeuble, si vaste soit cet immeuble, n’est qu’un joujou dérisoire, bon seulement pour garçonnets et fillettes.

— Ah !

— La dernière fois que j’ai joué au billard, tel que vous me voyez, mon cher Alphonse, c’était dans les Nouvelles-Galles du Sud.

— Ah !

— Et sur un tapis dont le petit côté ne mesurait pas moins d’un mille marin et demi (2 kil. 778 m.).

— Peste ! mon cher !

Et ma stupeur, l’avouerai-je, se coupa d’un doigt d’incrédulité.

— Parfaitement ! fit Cap de sa voix la plus tranquille.

Et quand ce diable d’homme m’eut conté son affaire, je reconnus — nom d’un chien ! — que la monstruosité de son dire n’était qu’apparente.

… En 1888, Cap, chargé par l’Institut libre de Bougival d’une exploration géologique dans les Nouvelles-Galles du Sud, s’aventura au creux d’une large vallée en laquelle la main de l’homme n’avait encore jamais fichu les pieds.

Aucune végétation ne s’épanouissait en ces lieux, pour cette excellente raison que la terre végétale y était remplacée par un formidable gisement de malachite.

Contrairement au vieux dicton, qui prétend que la malachite ne profite jamais, Cap tira un parti étonnant de cette richesse minéralogique.

En un rien de temps, il avait fait niveler horizontalement le bloc de malachite, et fondé à Pifpaftown (la plus proche cité du gisement) le Grandiose Billard Club.

Rien que pour le capitonnage des bandes de cet important billard, on eut recours à un peu plus de six mille quintaux de caoutchouc. Les billes — ingénieuse innovation — c’étaient d’énormes fromages sphériques dits de Hollande, et composés d’une pâte qu’un traitement assez simple (pyrolignite d’alumine) transforme en ivoire de tout premier cartel. Il ne fallait pas songer, bien entendu, avec une installation aussi démesurée, à se servir de queues, comme vous et moi.

Des canons montés sur des affûts roulant, eux-mêmes, sur de rapides cable-cars, du dernier modèle, circulaient autour de l’exorbitant billard, et projetaient les énormes boules sur la surface de la malachite.

L’habileté du joueur consistait alors autant à bien viser qu’à doser convenablement la charge de la gargousse.

Cap m’affirma qu’en peu de temps ce sport devenait passionnant.

Et je n’eus plus de peine à comprendre le mépris qu’il éprouvait pour nos pauvres petits ridicules billards européens.

CHANSON


composée en collaboration
avec M. Franc-Nonain,
à l’occasion de la venue en France
de la Famille Impériale Russe
(septembre 1896)
.


Air : Joséphine, elle est malade.


1er couplet.

Empereur-e de Russie
Tu fais bien de venir, car
Tu verras qu’on t’apprécie
Et de toutes parts,
Et de toutes parts,
Nous crierons : Vive le tsar !

2e couplet.

Toi qui, de la beauté slave,
Noble tsarine, est la fleur,
Le Français, galant et brave,
Garde au fond du cœur,
Garde au fond du cœur,
L’image de ta splendeur.

3e couplet.

Peuple russe, quand la France
Acclame tes souverains,
Vers vous tous son cœur s’élance.
Soldats et marins,
Soldats et marins,
Marchons les mains dans les mains !

4e couplet.

Et toi, bébé moscovite,
Petit’ grand’-duchesse Olga,
En France reviens-nous vite
Avec ton papa,
Avec ton papa,
Tu seras notre dada !

5e couplet.
En l’honneur de sa nourrice,
Poussons un cordial bravo !
Choisie par l’impératrice,

Pour son bon lolo
Pour son bon lolo ;

C’est pas toujours rigolo !
6e couplet.

À l’impériale voiture,
Grâce à un simple moujick
Jamais de mésaventure !
Crions donc : Hip ! Hip !
Crions donc : Hip ! Hip !
Hourrah au cocher Osip !

7e couplet.

N’oublions pas le pilote
Desprès du port de Cherbourg !
À son bord, dame, ça ballotte
Plus qu’à Pétersbourg,
Plus qu’à Pétersbourg,
Dans les salons de la cour.

MÉPRISE ANGLO-BELGE


On m’a montré, hier, au Concours hippique de Bruxelles, un monsieur auquel il est arrivé une bien drôle d’aventure.

Ce pauvre homme, que ses affaires appelaient à Londres, exprimait dans le salon d’une dame anglaise (il y a beaucoup d’Anglais à Bruxelles) sa vive appréhension de sa traversée prochaine et du mal de mer, qui ne manquerait pas de s’ensuivre.

— Oh ! fit la dame anglaise, vous êtes effrayé avec le mal de mer ?

— Oui, donc ! répondit le monsieur.

— Alors, je vais vous donner une bonne système, pour que vous êtes très tranquille sur la mer. Vous prenez à chaque quart d’heure un cuiller à café de lui, et voilà que vous êtes tout à fait bien.

Appelant la gouvernante de sa fillette :

— Miss Annie, allez, je vous prie, copier dans ma livre de recettes celui pour le mal de mer.

Et, pour donner plus de confiance encore, la dame ajouta :

— C’est un système que il me donnait un vieux, mon oncle, qui était un missionnaire dans les New South Wales, autrefois…

Miss Annie copia la recette et la remit au monsieur, qui la fit, dès le lendemain, exécuter à son apotheck ordinaire.

À son retour à Bruxelles, la première démarche du pâle voyageur fut pour la dame :

— Madame, je vous remercie beaucoup de votre aimable intention, mais je dois vous avertir que votre drogue contre le mal de mer a été précisément à l’encontre de votre but.

— Vous avez été malade ?

— Comme un monceau de vaches, madame.

— Aoh ! C’est étonnant !

— Et pourtant j’ai suivi vos instructions à la lettre : tous les quarts d’heure, j’ai pris une cuiller à café de cette préparation.

— Aoh !

— Si bien qu’avant d’arriver à Douvres, j’avais avalé tout le pot.

— Aoh ! Tout le pot !… Quel pot ?

— Mais donc le pot de la drogue !

— Aoh ! Cette chose ne devait pas être dans un pot !… Dans une bouteille, oui !

— Le pharmacien me l’a donnée dans un pot.

— Montrez-moi le papier que vous donnait miss Annie.

Le monsieur, après une courte investigation dans son portefeuille, retrouva le papier et le remit à la dame.

Celle-ci de s’exclamer :

— Aoh ! cette stioupide Annie !… Au lieu de la système pour le mal de mer, elle avait copié la recette pour la mayonnaise !

Le brave monsieur conclut philosophiquement :

— Ça est quand même heureux que miss Annie ne s’est pas davantage trompée. Voyez donc, si elle m’avait fait ingurgiter de l’encaustique pour jaunes chaussures !

PLAISIR D’ÉTÉ


J’ai là, devant moi, sur mon bureau, un tas de lettres haut comme ça, sans exagérer.

Cette correspondance provient d’une portion de mes lecteurs qui semble s’être donné le mot, depuis la venue de la belle saison, pour me demander le même renseignement.

Ces lecteurs, gens établis et mariés, me prient de leur indiquer un divertissement inédit auquel ils pourront, cet été, goûter quelque plaisir, eux et leur famille.

Ce divertissement doit donc réunir les conditions qui caractérisent le divertissement de famille, savoir : une moralité rigoureuse et une dépense peu élevée.

Je ne saurais mieux faire qu’en indiquant à ces braves gens le passe-temps auquel je me livre moi-même et qui m’a déjà procuré quelques heures ineffables, doublées, ce qui n’est point à dédaigner, d’un rondelet petit profit.

Voici le détail de l’opération :

Il y a un mois, je me suis procuré un certain nombre de fioles, de ces bouteilles à étroit goulot qui servent aux pharmaciens à mettre leurs potions.

Dans chacune de ces fioles, j’ai inséré un petit colimaçon juste assez gros pour pénétrer.

Afin que le petit animal ne périsse point d’inanition, chaque jour, je lui envoie des feuilles fraîches de groseillier, de poirier et d’oseille (cette dernière en petite quantité).

Un bouchon, rustiquement fabriqué avec une feuille roulée, suffit à empêcher l’évasion de mes petits pensionnaires.

Ces derniers semblèrent, d’ailleurs, s’accommoder à merveille de leur transparente captivité, car on les vit grossir à vue d’œil.

Au bout de trois semaines, ils étaient devenus de bons gros escargots semblables à ceux de leurs confrères que les gens de cuisine accommodent à la mode bourguignonne ou à toute autre mode.

C’est à partir de ce moment que put se pratiquer ma spirituelle plaisanterie.

Reçois-je des amis dans ma coquette villa, alors je revêts mon air de rien et, habilement, au cours d’une promenade dans le jardin, je fais tomber la conversation sur les limaçons (pas de trop haut, bien entendu, car elle les briserait).

— On ne croirait pas, dis-je, comme la coquille du limaçon peut devenir élastique avec une légère chaleur… rien qu’en la chauffant dans la main, par exemple.

— Ah ! vraiment ? fait le pauvre monsieur… ou la pauvre dame.

— Mais oui… Ainsi, avec un peu d’habitude, on peut faire entrer une de ces bêtes dans une bouteille à petit goulot, à tout petit goulot.

— Allons donc !

— Mais, je vous assure !

— Je voudrais bien voir ça !

— Rien de plus facile !

Je crie à ma bonne (laquelle est dressée à ce genre de sport) :

— Virginie, apportez-moi une petite bouteille.

— Celle-ci est-elle assez grande ? s’informe d’un air innocent la rouée servante.

— Oui, elle ira bien.

Pendant ce temps, j’ai ramassé à terre un assez gros limaçon et, pour bien démontrer que ce n’est pas un limaçon en caoutchouc, je heurte, avec un bruit sec, sa carapace contre le verre.

Les yeux de mes visiteurs s’ouvrent démesurément.

— Alors, s’effare l’un d’eux, vous avez la prétention de faire entrer ce limaçon dans cette bouteille ?

— Voulez-vous parier cent sous ?

— Sans casser ni la carapace, ni la fiole ?

— Sans casser quoi que ce soit.

— Eh bien, je parie cent sous !

(Si mon interlocuteur n’est pas très riche, j’abaisse le taux de la gageure jusqu’à, parfois, cinquante centimes.)

Deux minutes après ce dialogue, et à la suite d’une habile substitution, je montre au parieur ma petite bouteille avec, en son sein, un gros limaçon.

Neuf fois sur dix, le subterfuge n’est point découvert.

En ce cas, tout en jouissant de la stupeur de mes hôtes, j’empoche froidement le montant du pari, ce qui est autant de repris sur les petites dépenses que ces derniers m’ont occasionnées. Dam !

Un dernier détail tout à mon honneur et qui pourrait bien me valoir une médaille de la Société protectrice des animaux :

Chaque fois que mon truc réussit, je casse la fiole et rends la liberté à l’animal.

Dans le cas contraire, je brise le tout sous mon talon rageur… Voilà !

Les personnes qui voudraient s’amuser, cet été, au moyen de ce petit stratagème, devront s’y prendre dès maintenant pour être prêtes à la fin du mois.

PLAISIR BÊTE ET CRUEL


Les personnes qui me font l’honneur de suivre les chroniques si documentées que je publie parfois dans ces colonnes, se souviennent peut-être d’un petit divertissement champêtre que je me permis de leur indiquer récemment.

Il s’agissait — rappelons la chose en deux mots — de petits colimaçons qu’on introduisait, à l’état d’enfance, dans des fioles à mince ouverture et qu’on laissait ainsi prospérer et grossir, à seule fin de déterminer la stupeur chez de naïfs invités et de provoquer des gageures profitables.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… On étouffe ici ! Permettez que j’ouvre une parenthèse.

Certains états météorologiques (encore mal déterminés) infacilitent parfois la nombreuse capture desdits.

Pour remédier à cet inconvénient, laissez-moi vous indiquer un système que je tiens, d’ailleurs, d’une des plus gracieuses lectrices, et qui pourra vous servir à l’occasion.

Aucun limaçon — le fait est connu — ne saurait résister à l’envie de prendre l’air après une bonne pluie d’orage.

Profitez donc des bonnes pluies d’orage pour faire vos provisions de limaçons.

Mais, me dites-vous, on n’a pas toujours une bonne pluie d’orage sous la main.

C’est là où je vous attendais, braves gens à l’âme simple.

Avez-vous quelquefois frémi à un orage, au théâtre ?

Fûtes-vous jamais assourdi par les plaques de tôle qu’agitent de frénétiques machinistes ? Ébloui par la fulguration du lycopode soudain flambé ?

Eh bien ! transportez en votre jardin ces procédés de spectacle, remplacez l’eau du ciel par un copieux arrosage d’eau légèrement tiédie au soleil, et vous obtiendrez un résultat suffisant pour illusionner le plus roublard des limaçons (et il en existe de diantrement malins dans le tas !)

Rien de comique alors comme de voir ces pauvres animaux sortir en toute hâte de leur cachette et se diriger vers les feuilles mouillées avec une célérité qui ne semble point de leur apanage.

Car, ainsi que l’a observé Hippolyte Briollet, on dit toujours : Lent comme un escargot ! C’est bête ! L’escargot ne marche-t-il pas ventre à terre ?

… Allons, bon, un courant d’air ! Si cela ne vous incommode pas, mesdames, nous allons fermer la parenthèse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me fatiguai vite à mettre tant d’escargots dans des bouteilles, et bientôt je modifiai ce sport légèrement.

Aujourd’hui, c’est des papillons que j’inclus

en mes transparentes prisons, et c’est beaucoup plus gracieux.

Je les prends à l’état de cocon (c’en est actuellement la saison) et j’agis avec ces cocons comme avec les petits limaçons.

Quelques jours d’attente, abolie la chrysalide et vive le papillon aux mille couleurs !

Ce qu’il y a de pénible à contempler un pauvre être, et si brillant, enfermé, s’oublie au curieux et jamais déjà vu du spectacle.

Mes jolis captifs, je les nourris avec des fleurs de réséda, qu’ils préfèrent à toutes autres.

Et je songe parfois, bêtement cruel :

— Si c’est vrai, pourtant, la métempsychose, et qu’en le frêle papillon que voilà, frissonne l’âme d’un vieil aventurier qui accomplit trois fois le tour du monde et dont les dangers firent le bonheur, comme il doit s’ennuyer dans cette petite bouteille dont la capacité ne dépasse pas un huitième de décimètre cube !

LE CROCODILE ET L’AUTRUCHE

FABLE SUD-AFRICAINE


Il y avait une fois un crocodile qui sommeillait au bord d’une rivière.

Vint à passer une autruche, une belle autruche, stupide de cerveau et fière des superbes plumes qu’arborait son derrière.

Quand elle aperçut le crocodile :

— Te voilà, toi, grand vaurien ! dit-elle avec l’insolence des volatiles de sa caste.

Vexé de cette désobligeante interpellation et furieux d’être ainsi réveillé inutilement, le crocodile répondit sur le ton de l’aigreur :

— D’abord, vous commencez à me raser, vous, avec vos façons de parler allig à tort et à travers : sachez que je ne suis pas un grand vaurien, mais bien un grand saurien, ce qui n’est fichtre pas la même chose !

Vaurien ou saurien, peu importe. Vous n’en êtes pas moins un des plus vilains moineaux de toute la zone. Dieu, que vous êtes laid, mon pauvre ami !

Et en faisant ces mauvais compliments au saurien (car le crocodile est bien un saurien), la ridicule autruche se tournait et se retournait pour faire admirer les magnifiques plumes de son postérieur.

À ce moment, un nuage de poussière apparut à l’horizon :

— Alerte, alerte, fit le crocodile complaisant, voici venir des chasseurs d’autruches ! Filez, ma belle amie, ou gare les balles de ces messieurs ! Quant à moi, ma laideur est ma sauvegarde.

— Le fait est, répondit l’autruche, qu’on n’a aucun intérêt à vous tuer, vous, et à s’emparer de votre queue pour la mettre sur les chapeaux des belles dames anglaises, comme on fait de la mienne.

Au lieu de s’attarder à cette dernière insolence, l’autruche aurait mieux fait de filer, car au même instant, une balle venait la frapper en plein cœur.

Le crocodile eut, aussi, un grand tort, celui de se réjouir de ce résultat, car le bruit qu’il produisit, en se frottant les mains, fit se retourner un des chasseurs.

Une balle dans l’œil le foudroya.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques mois après ces événements, dans un grand magasin de New-Bond-Street, une jeune femme, d’une rare élégance, extrayait de son portefeuille des bank-notes pour payer des plumes d’autruche qu’elle venait d’acquérir.

Or, ce portefeuille était fabriqué avec la peau de notre feu crocodile, et les riches plumes ne provenaient point d’une autre croupion que celui de notre regrettée autruche.


MORALITÉ


Soyez vilain ou soyez beau,
Pour la santé, c’est kif-kif bouricot.

JUJULES A MANGÉ LES PRUNEAUX


En entrant à l’improviste dans la salle à manger, j’entendis la porte du buffet qui se fermait brusquement et je surpris mon petit Jujules en train d’essuyer sa bouche avec sa manche.

M’apercevant, Jujules imprima à toute sa physionomie un air de candeur ineffable et ses yeux reflétèrent l’azur même du ciel.

Quand je vois mon petit Jujules arborer tant de sérénité, ma religion est fixée : Jujules vient de faire un mauvais coup.

Oui, mais quel mauvais coup ?

Sans l’espoir, d’ailleurs, d’une réponse sincère, j’interrogeai l’enfant :

— Qu’est-ce que tu viens de faire ?

— Rien, papa.

— Comment, rien ?

— Non, rien, je t’assure, papa !

— Tu as pris quelque chose dans le buffet ?

— Rien, papa.

— Tu l’as refermé quand je suis entré.

— Oui, papa, je l’ai refermé pour empêcher la poussière d’entrer.

— Tu l’avais donc ouvert ?

— Non, papa, il y était avant.

Ce qui m’agaçait dans les réponses de mon petit Jujules, ça n’était pas tant son mensonge, bien naturel en somme, que son air de se moquer de moi, dans les grandes largeurs.

Et je connais mon Julules : quand il a cet air-là, Torquemada lui-même ne lui arracherait pas son secret.

Je résolus donc de procéder à une enquête personnelle et j’explorai les flancs du buffet, en vue d’y trouver quelques traces révélatrices du passage de Jujules.

Mon investigation ne fut pas longue.

Un compotier se trouvait là qui avait contenu des pruneaux.

Les pruneaux étaient absents, mais de la sauce s’y étalait encore.

Un détective de six mois aurait compris.

— Jujules, tu as mangé les pruneaux qui restaient du déjeuner ?

— Non, papa.

— Je te dis que si !

— Je te dis que non, moi !

— Où sont-ils alors, ces pruneaux ?

— Est-ce que je sais, moi ! Est-ce que tu m’as donné les pruneaux à garder ?

J’aime beaucoup mon petit Jujules, mais je pense que les enfants menteurs et obstinés ont besoin d’une correction.

J’allais donc châtier l’enfant quand mon épouse Brigitte, attirée par le bruit, entra dans la salle à manger.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit cette dame.

— Il y a que Jujules vient de manger des pruneaux et qu’il ne veut pas l’avouer.

— Est-ce vrai, Jujules ?

— Non, maman, ça n’est vrai ! Je n’ai pas mangé les pruneaux ; pourquoi que j’aurais mangé les pruneaux, d’abord ?

Brigitte, mon épouse, est d’une faiblesse déplorable à l’égard de notre fils. Tout ce qu’il fait est bien fait.

Naturellement, elle prit parti pour Jujules contre moi.

— Pourquoi, mon ami, voulez-vous que cette enfant ait mangé les pruneaux ? S’il les avait vraiment mangés, il le dirait, n’est-ce pas, mon petit Jujules ?

— Oui, maman.

Et en disant ce oui, maman, le crapaud me regardait de son œil le plus narquois, semblant me dire : « Oui, c’est moi qui les ai mangés, les pruneaux ! Et puis, j’en mangerai encore ! Et puis, zut pour toi ! »

Une altercation des plus vives éclata entre Brigitte et moi.

Avez-vous vu une lionne au lionceau duquel on reproche d’avoir mangé des pruneaux en temps prohibé ?

Au cours de cette orageuse discussion, une idée lumineuse me jaillit soudain :

— Oui, m’écriai-je, c’est Jujules qui a mangé les pruneaux ! Et je vais vous le prouver.

— Ah ! mon Dieu ! clama la lionne, vous n’allez pas lui ouvrir le ventre, au moins !

— Non !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques minutes après cette scène, la science comptait une application de plus.

Grâce au tube de Crookes, qui ne me quitte jamais, et un accumulateur d’une énergie peu commune, je photographiai Jujules, suivant le procédé dont se sert Rœntgen pour photographier à travers les substances opaques.

Le cliché confirma mes prévisions. On y apercevait clairement, dans l’estomac de mon petit Jujules, les sept noyaux de pruneaux qu’il avait dévorés.

Fort de ma découverte, je voulus confondre l’enfant.

Mais ce dernier, très au courant des découvertes modernes, me répondit cyniquement :

— La prochaine fois que je prendrai quelque chose dans le buffet, ce sera des substances insensibles aux rayons X.

UN CURIEUX POINT DE DROIT


La lettre suivante, trouvée dans mon courrier de ce matin, m’a laissé particulièrement rêveur, perplexe même.

Si quelque jurisconsulte de mes lecteurs trouvait une solution au problème posé, je lui serais vivement reconnaissant de me l’adresser, car il y a là une question d’intérêt public à laquelle les indifférents seront seuls à ne se passionner point :

Voici les passages essentiels de la lettre :

« Cher monsieur Allais,

» Vous, à qui les plus formidables points d’interrogation semblent jeux d’enfant ; vous, pour qui toute science est sans mystère, tirez-moi d’embarras.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Je suis possesseur, dans les environs de Paris, d’un charmant pavillon entouré d’un parc qui mesure 134 mètres de long sur 87 de large.

» Mais ce qui me chiffonne au-delà de toute imagination, c’est que, connaissant la longueur et la largeur de ma propriété, j’en ignore la hauteur.

» Mon droit de propriétaire s’étend-il ou plutôt s’élève-t-il jusqu’aux étoiles, jusque par delà les étoiles (ô rêve !), ou bien s’il s’arrête quelque part ?

» Et où ?

» Les livres de droit que j’ai feuilletés sans relâche depuis quelques jours sont muets à cet égard.

» Y aurait-il lacune de la loi ?

» Ou bien le législateur aurait-il reculé devant une aussi grave question ?

» Quoi qu’il en soit, cher monsieur Allais, je suis horriblement tourmenté depuis que ce problème hante mon esprit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Précisons :

» Un ballon a-t-il le droit de passer sur ma propriété ?

» Évidemment, répondez-vous.

» Bon, mais à quelle hauteur ?

» Bien sûr que si cet aérostat se contente de planer à un millier de mètres au-dessus de mon jardin, je n’aurai rien à dire.

» À cinq cents mètres, pas davantage.

» À trois cents mètres, non plus.

» Et même à cent mètres.

» Mais, voyez-vous ce ballon voletant à un mètre de mon sol ?

» N’allez pas crier à l’impossibilité d’un tel fait, car l’aventure m’est arrivée pas plus tard que dimanche dernier.

» J’avais quelques amis à déjeuner, des messieurs, des dames et des enfants.

» Comme le temps était fort beau, nous mangions dehors, sur la magnifique pelouse qui s’étale devant ma maison.

» On venait de servir le café quand un petit garçon de l’assistance s’écria : « Tiens ! un ballon ! »

» En effet, un ballon s’avançait dans notre direction.

» Tout à coup, cette sphère volante sembla se décider à regagner le plancher des vaches et nous la vîmes qui s’abattait assez rapidement sur notre tête.

» Elle n’en était plus qu’à quelques mètres ; nous distinguions parfaitement les deux messieurs dans la nacelle, quand l’un d’eux s’écria, nous désignant :

» — Ne descendons pas là, ces gens ont une trop sale gueule !

» (Excusez l’expression, elle n’est pas de moi.)

» L’autre répondit :

» — Tu as raison !… Tiens ! voilà pour sucrer leur café.

» Et, en même temps, il vida sur nous tous un plein sac de sable du plus désagréable effet.

» Délesté, le ballon remonta et disparut bientôt à l’horizon.

» Comme c’est agréable, n’est-ce pas !

» Comprenez-vous, maintenant, cher monsieur Allais, pourquoi je voudrais être fixé sur mes droits de propriétaire, en hauteur ?

» Je compte sur vous pour m’envoyer au plus tôt la solution de ce point de droit laissé, jusqu’à ce jour, dans l’ombre.

» J’ai l’honneur, etc., etc.

» Signé : Un fidèle admirateur de votre beau talent. »


Moi aussi, me voilà bien embarrassé pour élucider un litige tant inouï.

En attendant que les hommes de loi aient prononcé leur sentence, si j’étais à la place du fidèle admirateur de mon beau talent, j’élèverais mes murs à 3 ou 400 mètres de hauteur, et puis, sur le tout, je tendrais une belle toile métallique bien solide.

Et puis, je m’arrangerais pour ne plus inviter à déjeuner des gens dont la gueule dégoûte à ce point de braves aéronautes.

LA BELLE INCONNUE


Il descendait le boulevard Malesherbes, les mains dans ses poches, l’esprit ailleurs, loin, loin (et peut-être même nulle part), quand, un peu avant d’arriver à Saint-Augustin, il croisa une femme.

(Une jeune femme dont la description importe peu ici. Imaginez-la à l’instar de celle que vous préférez et vous abonderez dans notre sens.)

Machinalement, il salua cette personne.

Mais elle, soit qu’elle n’eût point reconnu notre ami, soit qu’elle n’eût point remarqué son salut, continua sa route sans marque extérieure de courtoisie réciproque.

Et pourtant, se disait-il, il l’avait vue quelque part, cette bonne femme-là, mais où diable ! et dans quelles conditions ?

En tout cas, insistait-il à part lui, c’était une bien jolie fille, avec laquelle on ne devait pas s’embêter.

Au bout de vingt pas, n’y pouvant tenir, obsédé, il rebroussa chemin et la suivit.

De dos aussi, il la reconnut.

Où diable l’avait-il déjà vue, et dans quelles conditions ?

La jeune femme remonta le boulevard Malesherbes jusqu’à la jonction de cette artère avec l’avenue de Villiers.

Elle prit l’avenue de Villiers et marcha jusqu’au square Trafalgar.

Elle tourna à droite.

Et lui, la suivant toujours, se disait :

— C’est drôle, j’ai l’air de rentrer chez moi.

Avec tout ça, il ne se rappelait encore pas où diable il l’avait déjà vue, cette jeune femme, et dans quelles conditions.

Arrivée devant le no  21 de la rue Albert-Tartempion, la dame entra.

Ça, par exemple, c’était trop fort ! La voilà qui pénétrait dans sa propre maison !

Elle prit l’ascenseur.

Lui, quatre à quatre, grimpa l’escalier.

L’ascenseur stoppa au quatrième étage, son étage !

Et la dame, au lieu de sonner, tira une clef de sa poche et ouvrit la porte.

Quelque élégante cambrioleuse, sans doute.

Lui, ne faisait qu’un bond.

— Tiens, dit la belle inconnue, tu rentres bien tôt, ce soir !

Et seulement à ce moment il se rappela où, diable ! il l’avait vue, cette jeune personne, et dans quelles conditions.

C’était sa femme.

PERROQUET HÉRITIER


Quand Hérodote prétendait que les perroquets ont pour coutume de vivre fort vieux, cet estimable polygraphe n’avançait rien à la légère.

Les perroquets, en effet, ont pour coutume de vivre fort vieux, à moins pourtant qu’un persil meurtrier ne vienne faucher en sa fleur le fil de leurs ans jaseurs.

(Un persil, qui fauche un fil en sa fleur… quelle littérature !)

La longévité plus ou moins considérable des perroquets peut même amener certains litiges spéciaux, témoin ce procès curieux qui va se plaider jeudi prochain devant le tribunal de Pont-l’Évêque.

Rappelons brièvement les faits :

Le 27 mai 1868, une vieille fille, la demoiselle Marie Popette, mourait laissant la totalité de son petit avoir (2,300 fr. de rentes) à son perroquet, antique oiseau que lui avait jadis légué un sien vieil oncle, et auquel elle avait voué un attachement véritablement maternel (au perroquet, bien entendu.)

Comme la loi française interdit formellement de remettre argent, valeurs ou titres ès-mains d’un oiseau quelconque, les petites rentes de la vieille fille furent confiées à une bonne qu’elle avait à son service, au moment de sa mort.

Le testament, en effet, portait que la légataire jouirait de cette fortune tant que vivrait son perroquet ; après quoi, les rentes s’en retourneraient aux héritiers naturels.

Ces derniers, vous voyez d’ici leurs sentiments à l’égard de l’oiseau rentier.

— Bah ! se consolaient-ils, cette volaille n’est plus de la première jeunesse. Patientons un peu.

Et ils patientaient.

Le perroquet en question était un perroquet fort mal élevé, un perroquet à vocabulaire grossier.

Son premier maître, un vieux soldat de la Révolution et de l’Empire, lui avait inculqué quelques clameurs dans ce genre : M… pour les Bourbons ! pour saluer le passage d’un ecclésiastique : Vive l’Empereur ! pour un militaire en uniforme : Cochons d’Anglais ! pour les personnes à allures de touristes, quelle que fût, d’ailleurs, leur nationalité, etc., etc.

Or, à la grande rage des héritiers, le discourtois perroquet ne mourait pas souvent. Pourtant, d’après les calculs les plus raisonnables, il devait avoir au moins cent ans.

Ah ! la sale bête !

Un doute affreux envahit l’âme cupide des héritiers, ou plutôt l’âme cupide de leurs descendants, car les premiers, en désespoir de cause, s’étaient décidés à trépasser avant leur cohéritier à plumes.

Si le perroquet d’aujourd’hui, se disaient-ils, n’était plus le même que celui de 1868 !

En un mot, s’il y avait eu substitution !

Une enquête habilement menée vint confirmer les soupçons.

On apprit que la bonne femme chargée du soin de l’animal s’absentait souvent, emportant avec elle son précieux vert-vert.

Elle se rendait à la campagne, chez des parents à elle, qui possédaient eux-mêmes trois perroquets absolument semblables au héros de notre histoire.

Ces trois perroquets étaient sévèrement dressés à prononcer le répertoire du nôtre, savoir : M… pour les Bourbons ! Cochons d’Anglais ! et autres urbanités analogues.

Comment ne pas avoir dans cette réunion d’oiseaux une réserve, un… comment dirai-je donc ?… un véritable Conservatoire de perroquets destinés au remplacement du manquant, au cas échéant ?

La justice fut aussitôt saisie de l’affaire.

Un vétérinaire commis à l’examen de l’oiseau litigieux ne put conclure nettement sur son âge probable. (Le perroquet n’offre pas, comme le cheval, la ressource du contrôle dentaire.) Les choses en sont là.

Je ne manquerai pas, jeudi, d’assister à la séance du tribunal, et je télégraphierai aussitôt le verdict (par fil spécial).

INFÂME CALOMNIE


La première chose que je lus, aujourd’hui, en me réveillant, fut un article publié par un grand journal du matin et signé du nom de Graindorge (pseudonyme, m’a-t-on affirmé, de notre grand dramaturge national Alfred Capus).

Cet article n’était autre qu’un dialogue entre M. Bertillon et sa bonne, dialogue roulant sur la pantelante question de la dépopulation en France.

Cette conversation entre sa servante et le chef du service anthropométrique avait-elle eu lieu réellement, ou bien si elle n’était que le fruit de l’imagination de M. Graindorge ?

Voilà ce que je résolus sur le champ d’élucider.

Car les journaux les plus graves se sont mis, depuis quelques temps, à publier des badinages écrits parfois sur un ton sérieux auquel le lecteur bénévole — tel moi — se laisse prendre.

D’après l’article en question, la bonne de M. Bertillon, jeune fille fort dévouée à son maître, se serait décidée, de concert avec un aimable soldat, son cousin, à faire œuvre de chair dans le but de relever un tantinet (on fait ce qu’on peut) la courbe de la natalité française.

… Une heure ne s’était point écoulée et je sonnais à la grille de l’élégante villa qu’occupe à Auteuil l’infatigable mensurateur.

Une jeune servante, accorte à souhait, vint à la porte.

Tout d’abord (et peut-être parce qu’elle n’avait pas encore ouvert la bouche), je ne remarquai pas que la gentille bonne était lotie d’un fort accent alsacien.

Ce n’est qu’après.

— M. Bertillon ? fis-je d’une voix insinuante.

— Il n’est pas ici, monsieur, il est à son affaire d’entrecôte aux pommes et de riz.

Je crus comprendre, comme aurait pu le faire n’importe quel Français adulte, que cette affaire d’entrecôte aux pommes et de riz cachait que M. Bertillon prenait sa matutinale pâture.

— Comment ! m’effarai-je un peu, M. Bertillon déjeune si tôt !

— Je ne vous dis pas que M. Bertillon déjeune, je vous dis qu’il est à son affaire d’entrecôte aux pommes et de riz !

— J’entends bien, mais…

Je n’achevai pas : j’avais compris !

La jeune enfant des chères provinces perdues voulait dire anthropométrie !

Brave fille, va !

Alors, n’ayant pas M. Bertillon sous la main, ce fut elle que j’interviewai.

La petite bonne lut attentivement l’article de M. Graindorge, que je lui tendis.

Elle entra dans une vive colère et s’exprima, sur notre confrère, avec une trivialité peu commune et un rare bonheur d’invectives. Cela, bien entendu, tempéré par la douce musique de sa prononciation alsacienne.

L’accent de la sincérité brochait sur le tout.

M. Bertillon, que je rencontrai lui-même peu après, m’affirma qu’il ne fallait voir en l’article de M. Graindorge qu’une aimable facétie, une galéjade, comme dit Auguste Marin.

Il ajouta même, sur le compte de sa jolie petite bonne, une réflexion personnelle non dénuée de piquant mais impossible à insérer dans un ouvrage qui se respecte.

C’est dommage !


  1. Il n’est, bien entendu, nullement question dans cette diatribe des chiens de nos lecteurs.
  2. J’ai dit plus haut que le ramoneur était Piémontais. La voilà bien, l’unité italienne !
  3. Quantum mutatus ab illo… !
  4. Jeu de dés dont la règle est semblable à celle du poker avec des cartes.
  5. Vous êtes trop jeunes pour vous souvenir de cela.
  6. Ou peut-être Henri IV. La prochaine fois que j’irai à la

    Bibliothèque nationale, je m’en informerai.