Éditions Prima (Collection gauloise ; no 39p. 13-15).

VI


Depuis quelque temps, on ne voit plus Yvette au petit bar.

Elle y venait régulièrement, avec son ami, à l’heure de l’apéritif, Elle s’installait sur un tabouret devant le comptoir d’acajou. Les souples mouvements de reins — les tordions, eût dit Brantôme — qu’elle exécutait pour s’asseoir plus confortablement, faisaient valoir ses formes rondes, pleines et fermes sous la robe collante et légère comme un maillot de soie.

C’est un bien intéressant spectacle qu’une belle fille sur un tabouret de bar. Mais il ne faut pas conseiller l’épreuve aux maigres, aux trop minces, aux demoiselles qui ont « la silhouette à la mode » tout juste bonne pour constituer un porte-manteau.

Maintenant, l’ami d’Yvette vient s’asseoir solitaire et brouter des pailles avec un air morne, aspect de ruminant malade. L’ami d’Yvette aurait-il du chagrin ? Quelque trahison peut-être ?

Cet homme-là doit souhaiter secrètement de trouver un confident. Les amoureux malheureux ont presque toujours besoin d’un confident ; les amoureux heureux aussi, d’ailleurs.

Je fais donc la connaissance de l’ami d’Yvette. C’est facile. Depuis le temps que nous nous rencontrons devant l’abreuvoir d’acajou.

Eh bien ! elle n’est pas sentimentale, elle est même farce, l’histoire de l’ami d’Yvette.

Il était, avant le départ de la belle fille, un gros garçon content de soi, avec une tête carrée d’homme d’affaires, une courte moustache en brosse à dents, un chapeau mou trop petit, selon le goût de la plupart des Français. Maintenant, il a la prunelle éteinte et les yeux pochés.

Il me parle d’Yvette. Elle est dans le Midi, sur la Riviéra. Il vient de lui offrir un mois de Côte d’Azur.

J’interroge :

— Et vous n’êtes pas parti avec elle ?

— Les affaires… Vous savez. Oh ! je ne voulais pas la laisser aller seule là-bas. Mais vraiment…

Il hausse ses robustes épaules avec rage. Il fait bien de les hausser, car elles sont sensiblement avachies, depuis quelque temps, ses robustes épaules. Il continue :

— Tous les jours, monsieur, c’étaient des insinuations, puis des scènes, des larmes, une comédie, quoi !

« — Je suis malade ! je tousse ! Il me faudrait le Midi ! Rien qu’un mois. Naturellement, tu ne veux pas. Tu préfères me garder ici, par jalousie, et puis pour toi… pour ta distraction, parbleu ! Ce que les hommes sont égoïstes ! »

« Enfin, bref, monsieur, explique l’ami d’Yvette, elle commençait à m’assommer avec ses jérémiades. Je songeais, sérieusement, à la quitter. Le devina-t-elle ? Les femmes sont si fines, monsieur… »

Marie-Louise qui vient d’arriver, me fait un petit signe de connivence et murmure derrière l’ami d’Yvette « Plus que tu ne le crois, va, mon gros ». Marie-Louise prononce « plusse » comme les gens du Midi et les Montmartrois. Et « mon gros » reprend :

— Un beau soir, elle, qui, jusqu’alors s’était montrée plutôt… comment dire, plutôt passive, se montra d’une… activité ! Ah ! Monsieur, quand j’y pense, quand je pense à cette nuit-là… !

— Vous en avez encore le frisson, je comprends çà.

— Non, j’en ai encore mal aux reins. Et après cette nuit-là, d’autres suivirent et des matins, et des après-midi. Elle a usé de tous les meubles les uns après les autres…

— Qu’est-ce que vous me dites-là !

— Oui, monsieur, le lit, le divan, les chaises, la peau d’ours, jusqu’à la table de la salle à manger, oui monsieur… au dessert. Je n’en pouvais plus… Je ne voulais pas l’avouer… On a son orgueil d’homme, n’est-ce pas. Mais, tout de même, à la fin, je craignais pour ma santé et j’ai déclaré à Yvette :

— Tu veux aller dans le Midi, ma chérie ? Eh bien ! va… Je ne suis pas aussi égoïste que tu le crois… Va… je t’offre le voyage et le séjour. Ah ! les femmes, monsieur ! on ne les connaît jamais bien. Qui l’eût cru ? Qui l’eût cru ?

L’ami d’Yvette se lève, paie et s’en va.

Marie-Louise se tord. Elle répète en montrant du doigt le gros garçon :

— L’eusses-tu cru ? L’eusses-tu cru ?-

Et elle m’expliqua :

— Pas bête, hein, monsieur, le truc d’Yvette pour se faire offrir le Midi sans perdre son ami ? Cet homme-là, il est fou d’elle, maintenant…