Charpentier (p. 126-136).

XII

2 DÉCEMBRE

« Vingtras ! »

On casse ma porte !

« Vingtras, Vingtras ! »

C’est comme un cri de terreur !

Je saute du lit et je vais ouvrir, étourdi…

Rock ! pâle et bouleversé !

« Le coup d’État… »

Il me passe un frisson dans les cheveux.

« Les affiches sont mises ; l’Assemblée est dissoute ; la Montagne est arrêtée…

— Rendez-vous chez Renoul, tous, tous ! »


Je grimpe au sommet de l’hôtel et je tire de dessous une planche un pistolet et un sac de poudre. J’ai ce pistolet et cette poudre depuis longtemps, je les tenais en réserve pour le combat !


Alexandrine s’accroche à moi, — je l’avais oubliée.

Elle ne compte plus, elle ne comptera pas un moment, tant que la bataille durera ; elle ne pèse pas une cartouche dans la balance.

Je ne lui dis que ces mots :

« Si je suis blessé, me soignerez-vous ?

— Vous ne serez pas blessé, — on ne se battra pas ! »


On ne se battra pas ? — Je la souffletterais. Elle m’en fait venir la terreur dans l’âme !

C’est qu’au fond — tout au fond de moi, — il y a, caché et se tordant comme dans de la boue, le pressentiment de l’indifférence publique !…

L’hôtel n’est pas sens dessus dessous ! Les autres locataires ne paraissent pas indignés, on n’a pas la honte, la fièvre. Je croyais que tous allaient sauter dans la salle, demandant comment on allait se partager la besogne, où l’on trouverait des armes, qui commanderait : « Allons ! en avant ! Vive la République ! En marche sur l’Élysée ! Mort au dictateur ! »


On ne se battra pas ?


La rue est-elle déjà debout et en feu ? Y a-t-il des chefs de barricades, les hommes des sociétés secrètes, les vieux, les jeunes, ceux de 39, ceux de Juin, et derrière eux la foule frémissante des républicains ?

À peine de maigres rassemblements ! des gouttes de pluie sur la tête, de la boue sous les pieds, — les affiches blanches sont claires dans le sombre du temps, et crèvent, comme d’une lueur, la brume grise. Elles paraissent seules vivantes en face de ces visages morts !

Les déchire-t-on ? hurle-t-on ?

Non. Les gens lisent les proclamations de Napoléon, les mains dans leurs poches, sans fureur !

Oh ! si le pain était augmenté d’un sou, il y aurait plus de bruit !… Les pauvres ont-ils tort ou raison ?

On ne se battra pas !

Nous sommes perdus ! Je le sens, mon cœur me le crie ! mes yeux me le disent !… La République est morte, morte !


Dix heures.

On est assemblé chez Renoul.

« Y sommes-nous tous ? »

Oui, tous, et encore quelques amis. Il doit en venir d’autres à midi…

À midi ? Mais d’ici là, il faut commencer le branle-bas !

Il faut qu’à midi la rue soit en feu, que la bataille soit engagée, qu’on sache le mot d’ordre, et qu’on crie de barricade en barricade, et pour tout de bon, cette fois : Sentinelles ! prenez garde à vous !


On ne se battra pas !

Voilà qu’il vient d’arriver un grand garçon brun, long et gras, frère d’un célèbre de 1848.

Plus vieux que nous, couvert de son nom, il a la parole, on l’écoute.

Que dit-il ?

« Citoyens, je vous apporte le mot d’ordre de la résistance. — « Ne pas se lever ; attendre ; laisser se fatiguer la troupe ! »


Et on l’écoute ! et on ne le prend pas par les épaules, et on ne le jette pas dans la rue pour faire le premier morceau de la barricade ?

Je m’indigne !

« Proclamons plutôt que c’est fini, perdu ! Rentrez chez vous, faisons-en notre deuil ! Est-ce cela que vous voulez ?… »

On se récrie.

— Non ? — eh bien faites voir, comme un éclair, que tous les bras, toutes les âmes protestent et se révoltent… À l’œuvre, tout de suite ! Je vous le demande au nom de la Révolution !

— Que veux-tu donc faire ?

— Faire ce que nous pourrons, descendre l’escalier, entamer le pavé, crier aux armes ! aux armes !… Camarades, croyez-moi !… »

On m’arrête. L’homme brun, long et gras, se tourne vers les amis et demande si l’on veut suivre le mot d’ordre qu’ont donné les députés que l’on a vus ; ou bien si l’on veut m’écouter, moi : descendre l’escalier, entamer le pavé, crier aux armes !…

« Il faut obéir aux Comités », dit la bande.


Un autre arrive encore.

Est-il aussi pour fatiguer la troupe ?

Oui… et il apporte quelque chose de plus.

« On fera passer, dit-il, un mot d’ordre pour ce soir. Ce soir, rendez-vous place des Vosges… »

Mes camarades me regardent ; suis-je convaincu, cette fois ?

« Convaincu ? Je suis convaincu que nous sommes perdus… Convaincu que nous sommes des enfants, convaincu que si nous étions des hommes d’action, nous aurions déjà une barricade commencée…

— Nous serions tout seuls… hasarde Renoul, le plus prêt à se ranger de mon avis, et la voix frémissante.

— Tout seuls ! Mais si tout le monde en dit autant, c’est la lâcheté sur toute la ligne ! Que ceux qui parlent de fatiguer la troupe aillent derrière les soldats, les mains dans leurs poches, avec des chaussettes de rechange !…

Allez chercher des chaussettes, monsieur, moi je dis qu’il faut aller chercher des combattants et en faire venir en commençant le combat.

— Où le commencer ?

— Où nous voudrons, encore une fois ! Sous ces fenêtres… n’importe où ! Et je m’offre à arracher le premier pavé.

Ce n’est pas pour montrer que j’ai du courage, c’est pour indiquer que je sens venir la défaite à pas de loup ! Je ne crois pas que nous pouvons, à nous dix, sauver la République, mais nous monterons sur un tas de pierres, sur le plus haut tas, et nous crierons : « À nous ! à nous ! Voyez, nous sommes dix ; dix hommes de dix-huit ans en redingote… dix des Écoles ! Que les Blouses viennent nous commander ! »

Je m’accroche aux habits, aux regards de mes camarades… Il paraît que je dis une folie. On me blâme, on me parle même avec colère.

« Tu commences par insulter ceux qui viennent avec nous.

— Je n’insulte pas. Je dis que c’est insensé de croire que la troupe sera fatiguée avant nous ; je dis que nos souliers seront usés, nos bas percés, nos talons mangés, nos voix cassées avant que les soldats aient une ampoule… — Fatiguer la troupe !… »

Le dégoût et la douleur m’étranglent.


On ne se battra pas !


Je reviens à Renoul et aux autres :

« Pour la dernière fois, je vous en supplie. Pas besoin de mot d’ordre ! Partons ensemble, prenons un bout d’étoffe rouge, arrachons ces rideaux, déchirons ce tapis et allons planter ça au premier carrefour ! Mais tout de suite ! Le peuple perd confiance, la troupe devient notre ennemie, Napoléon gagne du terrain à chaque minute qui s’envole, à chaque phrase que nous faisons, à chaque bêtise que dit cet homme, à chaque cri que je jette en vain !… »

On ne m’écoute plus ; on fait même autour de moi un cercle de fureur. J’ai trouvé le moyen d’exaspérer mes amis…

Il y en a un qui m’a dit déjà :

« Si nous survivons, tu te battras avec moi. »


Si nous survivons ? Mais nous en prenons le chemin.


Il faut se rendre pourtant à l’avis de tous ! — Je serais seul, tout seul, et désavoué par les miens. Les étudiants qui me connaissent me demanderont où sont les autres, où est ma bande ?

J’ai pensé à aller quand même me planter, comme je l’ai dit, devant la porte, avec une barre de fer pour soulever les pierres. Où la prendrai-je, cette barre ? il faut que je l’arrache à la boutique et aux mains de quelqu’un ; on se mettra vingt pour m’assommer et on me la cassera sur le dos. — Puis, avant tout, le tort d’être isolé ! Je n’aurai pas qualité d’envoyé de barricade, ni de délégué de résistance…

« Il va faire remarquer la maison, et l’on viendra nous assassiner ! voilà ce qui arrivera », a dit Lisette, pendant que je criais si fort.


Il faut se rendre !…


Se rendre à la merci de ce frère d’adjoint !

Je lance encore un suprême appel.

« Vous croyez qu’il faut de la discipline… la discipline, toujours la discipline… mais c’est l’indiscipline qui est l’âme des combats du peuple !… Ah ! bourgeois !… »

On me met la main sur la bouche ; un peu plus, ils m’étrangleraient. Ils ont leur énergie de leur côté, c’est leur conviction qui parle ; mais pourquoi a-t-elle ce caractère d’obéissance, ce respect des mots d’ordre à attendre et du signal à recevoir ? Ils veulent des chefs ! et pourquoi ? C’est le plus brave qui commande.


3 décembre.

Depuis hier, onze heures, nous courons, cherchant le danger et sentant la déroute.

Nous nous sommes réconciliés, pour appeler aux armes, publiquement. On s’est battu, de ci, de là, avec une écharpe rouge au bout d’une canne — point comme il fallait pour vaincre. Alexandrine avait raison.

Les redingotes ont pris le fusil ; les blouses, non !


Un mot, un mot sinistre m’a été dit par un ouvrier à qui je montrais une barricade que nous avions ébauchée.

« Venez avec nous ! » lui criais-je.

Il m’a répondu, en toisant mon paletot, qui est bien usé cependant :

« Jeune bourgeois ! Est-ce votre père ou votre oncle qui nous a fusillés et déportés en Juin ? »

Ils ont gardé le souvenir terrible de Juin et ils ont ri en voyant emmener prisonnière l’assemblée des déporteurs et des fusillards.

Quelques hommes de cœur ont fait le coup de feu — les ouvriers n’ont pas bougé.

Cinq cents gantés qui tirent et meurent, ce n’est pas une bataille !…

Le frère de l’adjoint se promène toujours et dit :

« Allons fatiguer la troupe. »


4 décembre, au soir.

Nous n’avons pas fatigué la troupe, et je ne puis plus me tenir, je n’ai plus de voix dans la gorge ; à peine s’il peut sortir de ma poitrine des sons brisés, tant j’ai crié : « Vive la République ! à bas le dictateur ! » tant j’ai dépensé de rage et de désespoir, depuis que Rock a frappé à ma porte…


Il est je ne sais quelle heure. J’ai regagné l’hôtel j’ignore comment — en m’attachant aux murs, en traînant les pieds, en soutenant de mes mains ma tête, pesante, pesante comme s’il y était entré du plomb, et je suis tombé sur mon lit.

Je n’ai pas reçu une blessure, je ne saigne pas ; je râle…

Le sommeil me prend, mais il me semble qu’une main m’enfonce la bouche dans l’oreiller ; je me réveille suffoquant et demandant grâce, j’ouvre ma fenêtre.

J’entends un roulement de coups de fusil !

On se bat donc encore ? On m’avait dit que c’était fini, que tous ceux qui avaient du cœur étaient épuisés ou morts.

C’est sans doute des prisonniers qu’on achève ; on dit qu’on tue à la Préfecture…

Si la lutte avait recommencé !

Je dois y être !… Ma place n’est pas dans ce lit d’hôtel. Je vais essayer de repartir, d’aller voir…

Mais le sommeil m’accable, mais mes jambes refusent le service, mais j’ai le bras droit qui est lourd comme si j’avais un boulet au bout.

Encore des coups de fusil !

Oh ! je descendrai tout de même !

Tout le monde dort dans la maison, excepté deux ou trois personnes qui jouent aux cartes.

Il y en a un qui dit : Quatre-vingts de rois ! et l’autre qui répond : « Dis plutôt quatre-vingts d’empereurs ! »

Et je croyais qu’on se battrait, que les jeunes gens se feraient hacher jusqu’au dernier ! — Cinq cents de bésigue, quatre-vingts d’empereurs…

J’ai pu me traîner jusque dans la rue. Comme elle est noire !… Je descends jusqu’au pont. Des factionnaires montent la garde.

« Où allez-vous ? »

Si j’avais du courage, si j’étais un homme, je leur dirais où je vais… où je crois de mon devoir d’aller. Je crierais : À bas Napoléon !

Je regretterai plus d’une fois peut-être dans l’avenir, de ne pas avoir poussé ce cri et laissé là ma vie…

J’ai balbutié, tourné à gauche…

La Seine coule muette et sombre. On dit qu’on y a jeté un blessé vivant et qu’il a pu regagner l’autre rive en laissant derrière lui un sillon d’eau sanglante. Il est peut-être blotti mourant dans un coin. N’y a-t-il pas quelque part une flaque rouge ?

Je n’entends plus la fusillade, mais les factionnaires reparaissent, victorieux et insolents.

C’est fini… fini… Il ne s’élèvera plus un cri de révolte vers le ciel !

Je suis rentré, le cerveau éteint, le cœur troué, chancelant comme un bœuf qui tombe et s’abat sous le maillet, dans le sang fumant de l’abattoir !