Texte établi par Amand BineauGauthier-Villars (p. 135-202).

QUATRIÈME LEÇON.

(7 mai 1836.)
Premiers essais de Lavoisier. — Point de départ de sa théorie. — Résumé de ses travaux. — Sa discussion du phlogistique. — Son Traité de Chimie. — Ses expériences sur la chaleur. — Discussion de l’essai de J. Rey. — Réclamation de Lavoisier. — Sa mort. — Conclusion.

Messieurs,

En 1770, vous l’avez vu, Schéele ouvre la série si brillante des Mémoires nombreux et pleins de faits qui lui ont acquis une illustration dont j’ai essayé de vous expliquer les causes. Dès ses premiers travaux, il montre toute son habileté dans cet art de l’analyse qualitative, qui a toujours été sa méthode de prédilection. À mesure qu’il avance, elle se perfectionne entre ses mains ; et par l’examen des Mémoires successifs que nous devons à cet homme célèbre, il est facile de s’assurer que cette méthode y est toujours mise en œuvre, et qu’elle devient toujours pour lui d’un emploi plus commode et plus sûr. C’est en elle que l’on trouve vraiment le cachet de son génie ; car personne n’avait su, comme lui, reconnaître dans une réaction l’existence d’un corps nouveau, et, quand une réaction l’avait mis sur la voie d’un nouveau corps, personne, comme lui, n’avait su parvenir à l’isoler et à le mettre en évidence aux yeux de tous. On se ferait donc une juste idée de la nature de son talent, en disant que c’est l’un des créateurs de l’analyse qualitative et surtout de l’analyse par voie humide, genre de recherches dont le goût s’est perpétué chez les chimistes suédois qui lui ont succédé.

Ce n’est point à Priestley que nous devons la découverte d’une méthode propre à recueillir les gaz : d’autres, avant lui, avaient su le faire ; mais nul n’avait compris que leur formation fût si fréquente, que leur nature fût si variée, et lui seul a su les saisir partout où ils se produisent. Priestley nous a dotés d’ailleurs d’un art tout nouveau, l’art de mettre un gaz en rapport avec toutes les autres substances, malgré son état de fluide élastique ; et cet art, Priestley l’a possédé à un tel degré, qu’aujourd’hui même presque toutes les méthodes que nous employons dans le maniement des gaz se trouvent décrites dans ses ouvrages.

Cette même année 1770 qui a vu paraître les premiers travaux de Schéele et de Priestley, à laquelle il faut remonter pour retrouver les premiers linéaments du génie propre de ces deux hommes, cette même année, dis-je, se trouve marquée par l’apparition du premier Mémoire chimique de Lavoisier. C’est d’une recherche fort simple au fond qu’il est question dans ce Mémoire ; mais, quand on examine avec attention la méthode de l’auteur, on reconnaît avec surprise que le jeune Lavoisier, de même que ses deux illustres compétiteurs, possède déjà, et qu’il possède seul la méthode et l’instrument dont l’emploi constant doit caractériser plus tard toutes ses recherches.

Lavoisier se propose dans ce Mémoire de résoudre une question de la plus haute importance : il s’agit de savoir si l’eau possède ou non la propriété de se convertir en terre. On sent très-bien que, partageant les idées de son temps et regardant l’eau comme un corps simple, la conversion de l’eau en terre est pour lui un phénomène du plus haut intérêt et propre à jeter la plus vive lumière sur la nature d’un des éléments admis alors. Aussi, quand il entreprend cette expérience, voyons-nous Lavoisier procéder comme il doit procéder dans toutes les recherches délicates qu’il entreprendra par la suite. Ce n’est point une expérience qu’il tente au hasard, en passant, à laquelle il veut consacrer quelques heures de loisir : c’est une expérience à laquelle il se prépare, tout au contraire, de longue main, comme à une chose sérieuse, entreprise avec réflexion, exécutée avec calme et persévérance dans un grand but. On voit qu’il ne veut jamais consulter la nature en vain, et qu’il prend ses dispositions, de manière que la vérité, quelle qu’elle puisse être, soit nécessairement mise au jour.

Il fait donc construire une balance d’une parfaite précision, instrument qui avant lui n’avait jamais été sérieusement employé dans les recherches chimiques. Il en étudie les allures, reconnaît la nécessité des doubles pesées et ne manque pas d’en adopter l’emploi.

Comme il avait besoin de faire bouillir pendant longtemps de l’eau dans un vase de verre, et qu’il devait vérifier son poids de temps à autre pour s’assurer qu’il ne laissait rien échapper, il pèse ce vase à des températures diverses, et s’assure que le vase, quoique bien fermé, perd un peu de son poids quand il est chaud. Il n’en voit pas la cause, qui tient, comme on le sait maintenant, à ce que le verre est hygrométrique, à ce qu’il attire l’humidité de l’air, et qu’il s’en revêt d’une couche mince qui disparaît à une température assez haute pour la mettre en vapeurs. Mais, si Lavoisier ne découvre pas la cause de ce fait, il n’en déduit pas moins la nécessité, trop souvent négligée depuis, de faire les pesées qu’on veut comparer aux mêmes températures. Pour le moment, c’est tout ce dont il avait besoin.

Le vase dont il se servait est un de ceux qu’on désignait sous le nom de pélican, espèce d’alambic dont la partie supérieure communiquait avec le ventre. La vapeur d’eau condensée au chapiteau redescendait à l’état liquide au bas de l’appareil, pour y être soumise à une nouvelle distillation, parcourant ainsi et sans cesse toutes les parties de l’appareil par une circulation non interrompue, pendant toute la durée de l’expérience.

Lavoisier prend une certaine quantité d’eau ; il la pèse et l’introduit dans son pélican, dont le poids lui est connu ; il pèse l’ensemble pour plus de sûreté, et ferme le vase avec soin. Alors, avec cette persévérance éclairée qui ne s’est jamais démentie et dont il a donné tant de preuves toutes les fois qu’il a eu quelque recherche sérieuse à accomplir, nous le voyons, pendant cent et un jours, distillant continuellement cette eau et la faisant circuler sans cesse dans l’intérieur du vase, jusqu’à ce que l’expérience lui semble assez avancée pour donner un résultat certain.

Il pèse alors à la fois le vase et ce qu’il contient, et trouve que l’ensemble n’a pas changé de poids. Il démonte l’appareil pour peser séparément le vase et la liqueur, et il trouve que le vase a perdu 17 grains de son poids, tandis que l’eau a augmenté de densité, est devenue trouble et s’est évidemment chargée de quelque produit fixe. En effet, soumise à l’évaporation, elle laisse un résidu dont le poids s’élève à 20 grains.

Elle renfermait donc 20 grains de substances étrangères ; et, comme le vase n’en avait perdu que 17, un esprit moins hardi que celui de Lavoisier se serait arrêté peut-être à cette circonstance et aurait dit : Le vase a perdu quelque chose de son poids, et cette perte est représentée par une portion de l’augmentation de l’eau ; mais, pour expliquer le reste de cette augmentation, il faut nécessairement qu’une partie de l’eau se soit convertie en terre. Lavoisier, au contraire, passe outre : pour lui, cette augmentation de 3 grains ne prouve rien ; c’est quelque accident de l’expérience, et, dans la hardiesse de ce jugement, on le trouve tel qu’il sera toujours, saisissant le fond des choses par un instinct merveilleux, et jamais ne s’arrêtant à ces détails accidentels dans lesquels un esprit médiocre ne manque pas de s’égarer.

Par un singulier hasard, Schéele, vers le même temps peut-être, s’occupa de cette grave question de son côté. Il arrive à la même conséquence ; mais les moyens qu’il emploie sont bien différents. Schéele, au lieu de peser, analyse. Lavoisier n’analyse pas, il pèse. L’un et l’autre, ils font usage de la méthode qu’ils doivent préférer en toute occasion par la suite. Schéele s’assure en effet que l’eau ne se change point en terre, en déterminant la nature de cette terre qu’il reconnaît pour de la silice et en voyant que l’eau devenue alcaline s’est chargée des éléments solubles du verre. Lavoisier, de son côté, prononce le même arrêt ; mais il se fonde sur ce que le poids de l’eau est demeuré le même, et sur ce que la terre qui semblait se produire correspond en poids à la perte que le verre a subie.

La balance est donc dès le premier essai, entre les mains de Lavoisier, un réactif, permettez-moi cette expression, et un réactif fidèle dont il a fait depuis un usage constant.

Mais aussi n’est-ce point à la légère qu’il a choisi cet instrument. S’il l’adopte, c’est qu’il est guidé par une pensée nouvelle et profonde. Pour lui tous les phénomènes de la Chimie sont dus à des déplacements de matière, à l’union ou à la séparation des corps. Rien ne se pend, rien ne se crée, voilà sa devise, voilà sa pensée ; et, dès la première application qu’il en fait, il efface une grande erreur.

Pour lui, dans toute réaction chimique désormais, les produits formés doivent peser autant et pas plus que les produits employés. Si cette condition d’égalité ne se manifeste pas, c’est que la Chimie n’a pas su tout recueillir, ou bien qu’elle a méconnu l’intervention de quelque corps occulte. La balance vous apprend donc à l’instant qu’il faut retrouver le produit perdu, ou reconnaître la nature du corps qui est venu compliquer l’expérience. Son application à l’étude des phénomènes naturels devait donc révolutionner la Chimie et pouvait seule la révolutionner ; aussi voyez-vous Lavoisier, peu de temps après, fonder les premières bases de sa théorie sur l’application de cet instrument.

C’est en 1772, le 1er novembre, date que lui-même a pris soin de nous conserver, avant la découverte de l’oxygène, avant la plupart de ces grands travaux dont j’ai essayé de vous retracer l’histoire dans la dernière séance, qu’il consigna, dans une Note déposée à l’Académie des Sciences, les faits qui lui ont évidemment servi de point de départ pour la formation de l’admirable théorie qui a rendu son nom si justement illustre entre les plus illustres. Dans cette Note il dit : « Depuis quelques jours j’ai découvert que le soufre en brûlant donne naissance à un acide en augmentant de poids ; il en est de même du phosphore. Cette augmentation de poids vient de la fixation d’une prodigieuse quantité d’air. Si les métaux calcinés augmentent également de poids, c’est qu’il y a également fixation d’air, et par une vérification certaine je puis démontrer qu’il en est ainsi. En effet, si je prends une chaux métallique, si je la calcine avec du charbon en vaisseaux clos, au moment où elle se réduit, au moment où la litharge se change en plomb métallique, par exemple, on voit reparaître l’air qui s’était fixé lors de la calcination, et l’on peut recueillir un produit gazeux dont le volume est au moins mille fois plus grand que celui de la litharge employée. »

Ainsi, dès 1772, à une époque où ses recherches avaient à peine été dirigées vers l’étude de la Chimie, il établit nettement que les corps en brûlant augmentent de poids, par suite d’une combinaison, d’une fixation d’air, et qu’on peut ensuite faire reparaître celui-ci sous sa forme première. « Cette découverte, dit Lavoisier, me paraît une des plus intéressantes qu’on ait faites depuis Stahl », jugement que la suite de ses travaux n’a fait que confirmer et auquel la postérité donne une ratification éclatante.

Permettez-moi d’insister, permettez-moi de vous faire remarquer encore que, dès 1772, Lavoisier possédait l’idée fondamentale sur laquelle tous ses travaux se sont appuyés, et qu’il y a été conduit par cet emploi de la balance que lui seul connaissait alors ; car, avant Lavoisier, les chimistes ignoraient l’art de peser. Dès cette époque, il sait donc que la combustion est due à une fixation l’air, que le corps en brûlant augmente de poids ; et sous ce rapport Lavoisier est tellement avancé, que les idées qu’il émettait ne pouvaient même pas être comprises.

Si j’insiste particulièrement sur cette remarque, c’est qu’elle jette le plus grand jour sur toutes les questions de priorité que le hasard a si souvent suscitées à cette époque entre Schéele, Priestley et Lavoisier. Elle permet d’affirmer, sans crainte, que Lavoisier, avant que Schéele ou Priestley eussent rien produit dans cette direction, avait déjà arrêté positivement le fond de ses idées : les découvertes postérieures faites par d’autres ou par lui-même n’en ont modifié que la forme. On lui a prêté des faits ; mais son point de vue primitif, demeuré pur, ne s’est altéré d’aucun emprunt.

Voulez-vous apprécier, du reste, toute la distance qui sépare Lavoisier de ses contemporains, lisez cette lettre de Macquer écrite, non en 1772, mais en 1778 ; non au moment où ses idées en germe pouvaient être confondues avec tant d’autres théories hasardées qu’un jour voit naître et mourir, mais six ans plus tard, et quand les idées de Lavoisier avaient déjà pour nous un sens complet et basé sur d’irréprochables expériences.

« M. Lavoisier, écrit Macquer, m’effrayait depuis longtemps d’une grande découverte qu’il réservait in petto, et qui n’allait à rien moins qu’à renverser toute la théorie du phlogistique. Où en aurions-nous été avec notre vieille Chimie s’il avait fallu rebâtir un édifice tout différent ? Pour moi, je vous avoue que j’aurais abandonné la partie. Heureusement, M. Lavoisier vient de mettre sa découverte au grand jour, dans un Mémoire lu à la dernière assemblée publique de l’Académie, et je vous assure que depuis ce temps j’ai un grand poids de moins sur l’estomac. »

Pauvre Macquer ! L’oxygène était connu, l’air analysé, le rôle de l’oxygène assigné dans l’oxydation et l’acidification, dans la respiration et la combustion ; dix Mémoires pleins de faits avaient éclairé toutes ces questions de la lumière la plus vive, et Macquer, et les autres chimistes de l’époque comme Macquer, n’y comprennent pas davantage ; tandis que Lavoisier, six années auparavant, alors que sa pensée commençait à peine à poindre, en mesure déjà la portée dans sa noble intelligence. « C’est la découverte la plus intéressante qu’on ait faite depuis Stahl ! « dit-il ; et ce cri de sa conscience nous prouve assez que le jeune Lavoisier avait dès lors le sentiment profond et juste de la révolution qu’il était appelé à accomplir dans les Sciences, pendant les années trop courtes de son âge mûr.

Un mot sur Lavoisier, que je vous présente au moment où, prononçant son fiat lux, il écarte d’une main hardie les voiles que l’ancienne Chimie s’était vainement efforcée de soulever au moment où, docile à sa voix puissante, l’aurore commence à percer les ténèbres qui doivent s’évanouir bientôt aux feux de son génie ; un mot, pour vous faire comprendre comment il s’était préparé à ses travaux, pour vous faire connaître la direction de son esprit, la tournure générale de ses idées.

Lavoisier, qui est pour moi l’homme le plus complet, le plus grand homme, peut-être, que la France ait produit dans les Sciences, Lavoisier est né à Paris, le 16 août 1743, six mois après la naissance de Schéele. Son père, qui possédait une fortune assez considérable, acquise dans le commerce, l’avait placé au collége Mazarin où il fit des études brillantes. Le voyant animé d’un zèle ardent pour l’étude des Sciences, il eut le bon esprit de lui abandonner la libre disposition de son temps, se confiant à bon droit en sa raison, jeune sans doute, mais éprouvée. Il le laisse donc libre de suivre ses dispositions naturelles, au lieu de lui assigner un état et de l’enfermer dans une existence routinière : il l’abandonne à ses propres inspirations, à l’âge où l’imagination pleine de séve possède des trésors de fécondité. Aussi le voyons-nous se livrer aux études scientifiques les plus variées, mais toujours d’une manière profonde, en homme que le besoin d’inventer pousse et maîtrise d’une manière impérieuse. Il étudie les Mathématiques, l’Astronomie auprès de l’abbé la Caille ; il reçoit des leçons de Botanique de notre illustre Jussieu ; enfin il veut apprendre la Chimie, et c’est à Rouelle, qui professait alors avec éclat, qu’est réservé l’honneur singulier de guider les premiers pas de Lavoisier dans l’étude de cette science.

Pendant quelque temps, Lavoisier fut indécis sur la route qu’il devait suivre ; il réussissait également dans ses études mathématiques et dans ses études relatives aux sciences naturelles. Un moment même on aurait pu le croire perdu pour la Chimie, entraîné qu’il était dans le tourbillon d’un homme ardent, auquel on doit les premiers essais d’une carte géologique de la France. Guettard veut l’associer à sa vaste entreprise, lui inspire le goût de la Géologie, et Lavoisier s’en occupe avec ardeur. Nous avons de lui, en effet, un Mémoire de Géologie, l’un de ses premiers écrits scientifiques, et qui, pour avoir été publié seulement dans les derniers instants de sa vie, n’en a pas moins été composé en 1767, au début de sa carrière.

À la sollicitation de l’administration, l’Académie avait proposé, un peu avant cette époque, un prix à décerner au meilleur Mémoire sur l’éclairage de la ville de Paris. Lavoisier voulut s’occuper de cette question, et ce fut pour lui l’occasion de se faire remarquer par une de ces actions où se décèle un caractère ferme et décidé qui ne recule devant aucune difficulté. Après quelques expériences, il s’aperçoit que sa vue manque de la délicatesse nécessaire pour apprécier les intensités relatives des diverses flammes qu’il voulait comparer. En conséquence, il fait tendre une chambre de noir, et s’y enferme pendant six semaines dans une obscurité parfaite. Au bout de ce temps, sa vue avait acquis une sensibilité extrême, et les moindres différences ne lui échappaient plus. Mais quel dévouement à la Science ne faut-il pas pour se condamner, à vingt-deux ans, à une réclusion aussi longue et aussi sévère ! Ce dévouement fut récompensé ; car l’Académie lui décerna une médaille d’or en 1776, à cette occasion.

Son esprit calme et ferme s’était déjà fait connaître dans une autre circonstance. La position honorable de sa famille l’obligeait à quelques devoirs sociaux ; mais le monde le distrait, le fatigue, et il cesse d’aller dans le monde. Bientôt cependant le défaut d’exercice, un travail trop soutenu, altèrent ses digestions ; peu à peu il réduit sa nourriture. Enfin, pendant plusieurs mois, il ne prend que du lait pour tout aliment, ne reculant, comme on voit, devant aucun sacrifice, pourvu que les recherches qui préoccupent sa pensée puissent suivre leur cours sans interruption.

Là, comme partout, Lavoisier se montre donc comme un homme qui prend froidement et avec maturité chacune de ses décisions, et qui les suit jusqu’au bout d’une manière ferme, sans qu’aucun obstacle puisse ébranler sa persévérance. Reportez-vous maintenant, car je viens de vous y ramener, au moment où il écrivait sa Note sur le rôle de l’air dans les combustions ou calcinations, et représentez-vous la conduite que devait suivre alors un jeune homme, que des problèmes bien moins sérieux, des occasions bien moins solennelles avaient trouvé si large dans la conception de ses plans de travail, si dévoué dans leur exécution.

Il ne s’agissait pas moins ici que de son existence tout entière, car il fallait refaire une science qui n’existait encore que de nom ; et cette science, c’était la Chimie, la plus embarrassée de toutes en détails qui semblaient inextricables alors. Lavoisier le comprit, et il n’hésita pas à sacrifier sa vie à ce grand but. Mais, pour l’atteindre, il lui fallait une vie arrêtée et calme, car il avait besoin de longues veilles, de veilles tranquilles ; il lui fallait une grande fortune, car il avait besoin d’aides, de produits coûteux et d’appareils de grand prix. Il s’occupe dès lors, en conséquence, à organiser son existence comme un général organise un plan de campagne ; il mesure de l’œil toute l’étendue de sa mission, et se prépare à l’accomplir avec cet esprit d’ordre et de méthode que vous lui connaissez déjà.

Aussi, en 1771, au moment même où il vient de se livrer à ses premières expériences sur l’emploi de la balance dans l’étude des phénomènes chimiques, le voyez-vous chercher tout à coup dans les finances une place de fermier général, qui doit lui procurer le revenu nécessaire. Il obtient en même temps la main de mademoiselle Paulze, fille elle-même d’un fermier général.

Sa fortune étant ainsi devenue considérable, il put consacrer à ses travaux une portion de son revenu qui paraîtra très-forte, car elle s’élevait de 6000 à 10000 francs, comme on a pu s’en assurer après sa mort dans ses comptes de laboratoire, qui étaient tenus avec autant de régularité que ses comptes de fermier général. Ses habitudes d’ordre se portaient sur les moindres détails.

Ses occupations nombreuses et en partie nouvelles pour lui eussent complètement absorbé son existence, si cet ordre parfait qui suppléait à tout, si cette rare présence d’esprit qui lui permettait de faire chaque chose au moment prévu ne lui eussent permis de partager son temps de façon à satisfaire à toutes les exigences de sa position et de ses goûts. Tous les matins, tous les soirs, il donnait quelques heures à la Chimie ; le milieu du jour, consacré aux affaires, il le passait à s’acquitter en homme de conscience des devoirs que sa charge lui imposait. Mais le dimanche, ce jour du repos, était pour lui un jour de bonheur complet ; il ne sortait pas de son laboratoire, et c’est là qu’avaient lieu ces réunions dont nos pères nous ont conservé le souvenir.

Le dimanche, il recevait avec une bienveillance sans pareille tous les jeunes gens qui, par leurs connaissances en Chimie, pouvaient profiter de sa conversation. Il attirait autour de lui tous les savants de son époque, français ou étrangers ; il y attirait tous les artistes dont le concours devenait chaque jour plus indispensable à l’accomplissement de ses expériences de précision. C’est dans ces conférences que les hommes les plus illustres sont venus tôt ou tard payer leur tribut d’admiration à Lavoisier. C’est là qu’après avoir écouté les discussions qui s’élevaient sur les points les plus délicats de la science avec une froideur qui pouvait sembler de l’indifférence, il les terminait presque toujours en émettant un avis auquel chacun venait se ranger. Mais aussi chez lequel de ses contemporains aurait-on trouvé comme en lui tant de qualités réunies : le calme de la pensée, l’esprit logique, l’imagination brillante et réglée, et, sur toutes choses, l’art d’expérimenter poussé à un degré qui n’a pas été surpassé depuis ?

Lavoisier était entré à l’Académie des Sciences en 1768, à l’âge de 25 ans ; il y succéda à Baron, chimiste peu connu. Vous concevrez sans peine (car un exemple du même genre s’est reproduit sous nos yeux) que Lavoisier ayant déjà quelque réputation dans les Sciences, appartenant déjà à l’Académie qui se l’était attaché plutôt sur des espérances que sur des faits accomplis, dut exciter beaucoup de murmures en acceptant une place de fermier général. « C’est un jeune homme plein d’avenir, disait-on ; mais, s’il se jette dans la finance, il est perdu pour la Chimie, il ne produira plus rien. » Et, lorsque Lavoisier venait entretenir l’Académie de quelques découvertes : « Ah ! disait-on encore, quel dommage qu’il soit fermier général ! il ferait bien davantage. »

Est-il besoin de le justifier de ces reproches, de prouver que Lavoisier, comme fermier général, a fait tout ce qu’il fallait faire pour se montrer supérieur à son emploi, et que Lavoisier, comme chimiste, n’a jamais eu à redouter les distractions causées par les devoirs du fermier général ? En tous cas, la tâche serait facile, comme elle le serait s’il fallait justifier Cuvier des mêmes accusations, aujourd’hui que les passions qui le poursuivaient sont venues, mais trop tard, hélas ! s’éteindre sur sa tombe.

À peine Lavoisier est-il entré dans la compagnie des fermiers généraux, que les savants le blâment comme un déserteur, et les fermiers généraux comme un intrus incapable de s’élever aux finesses de la profession. Ces derniers furent bientôt détrompés, et il sut s’attirer parmi eux une considération qui allait jusqu’au respect. Parmi eux, il a le premier proposé d’abaisser certains impôts, convaincu que le revenu, loin de diminuer, s’élèverait au contraire par cette mesure. C’est à lui que les Juifs de Metz durent l’abolition d’un impôt odieux, vieux reste des temps de barbarie.

Sous le ministère de Turgot, en 1776, il fut mis à la tête de la régie des salpêtres, et c’est à lui que l’on doit l’abolition de l’usage si vexatoire en vertu duquel les employés pouvaient pénétrer de force dans les caves, pour enlever les terres salpétrifiées qui en forment le sol. Il fit voir qu’on pouvait se passer de cette ressource, et qu’en se bornant même aux plâtras il était facile de quadrupler la production. Ainsi Lavoisier fait cesser les fouilles forcées ; il publie une instruction sur la fabrication du salpêtre, qui a longtemps guidé tous nos salpétriers ; il améliore la fabrication de la poudre ; et, dans toutes ces circonstances, ne le perdons pas de vue, c’est Lavoisier, fermier général, qui conseille ou qui agit, quoiqu’il ait le malheur de cumuler les lumières de l’homme d’affaires et celles du chimiste consommé.

En 1787, il fut nommé membre de l’Assemblée provinciale d’Orléans ; en 1788, il fut attaché à la Caisse des compte. Enfin, et pour terminer ce court résumé de sa vie publique, en 1790, il fut nommé membre de la célèbre Commission des poids et mesures.

Et certes, si sa vie n’eût été tranchée avant l’heure, qui pourrait douter que sa coopération n’eût été du plus grand secours pour toute la partie expérimentale des travaux de cette commission, lui si familier avec les recherches les plus délicates de la Physique ? Comment ne pas regretter les conseils de cet esprit si droit et si pratique, qui eût certainement trouvé quelque moyen propre à faire pénétrer promptement dans l’esprit des masses des nouveautés où l’on s’est un peu trop écarté peut-être des anciennes habitudes de la population ?

En 1791, Lavoisier mit au jour son Traité sur la richesse territoriale de la France, dont l’Assemblée constituante décréta l’impression aux frais de l’État.

Après ces détails, qu’il serait facile de développer, si c’était ici le lieu, n’avons-nous pas le droit de dire que Lavoisier, comme homme public, comme administrateur, a tenu noblement sa place, qu’il a bien mérité de son pays ? Et s’il n’a négligé aucun de ses devoirs comme fermier général, serait-ce donc au savant qu’on viendrait reprocher d’avoir manqué à sa mission ? Le résultat l’absout d’avance ; mais il est peut-être utile d’examiner avec quelque détail comment il l’a accomplie. Vous verrez à quel point le grand homme a su se multiplier, quand les circonstances l’ont exigé de lui. Prenez les volumes de l’Académie des Sciences de 1772 à 1786, et vous y trouverez au moins quarante Mémoires relatifs a l’établissement de sa doctrine.

En outre, vous voyez, pendant ce même temps, Lavoisier faire partie de toutes les Commissions, chargé de tous les Rapports difficiles ; vous le voyez se livrant tout entier, comme si rien n’eût préoccupé son esprit, aux recherches de Chimie que l’occasion commande, les plus aisées comme les plus arides, les plus agréables comme les plus dégoûtantes.

En même temps qu’il semble s’occuper avec tant d’ardeur des expériences nécessaires pour établir sa théorie, au moment où ses idées sur la chaleur le jettent dans une suite de recherches délicates, vous le voyez se livrer à un travail dont pas un chimiste ne voudrait peut-être se charger aujourd’hui. Il avait pour objet de reconnaître la nature des gaz produits par les matières fécales corrompues, des gaz qui se dégagent des fosses d’aisance, et devait conduire à découvrir quelque moyen de secours pour les malheureux ouvriers qui périssaient si souvent asphyxiés par ces gaz délétères ou brûlés par suite de leur explosion imprévue. Eh bien ! Lavoisier, fermier général et millionnaire, Lavoisier qui, dans chaque minute dérobée aux recherches qu’exigeait sa théorie, devait voir un vol fait à sa gloire, Lavoisier se livre sur ce sujet, avec son calme et sa persévérance accoutumés, à une longue suite d’expériences si nauséabondes que je n’aurais pas le courage d’en rappeler ici le moindre détail. Elles durent pendant plusieurs mois, et Lavoisier se dévoue à cette étude rebutante par de simples vues d’humanité : car il n’espérait rien de ses expériences, si ce n’est le moyen de sauver la vie à quelques malheureux. Ces essais terminés, il les raconte avec une simplicité parfaite, comme si cette charité sublime qui avait éveillé son attention lui eût épargné ou ennobli tous les dégoûts de ce long travail.

Vous le voyez, rien n’égale l’activité de Lavoisier comme savant. Pendant quatorze années, nos Mémoires académiques n’ont jamais manqué de s’enrichir de quelques-uns de ses écrits, inégalement distribués, il est vrai, car il est certaines années où ils sont très-nombreux et d’autres où il semble que Lavoisier se repose. Ainsi, l’année 1777 est remplie de ses Mémoires ; les années 1781, 1782 en sont encore remplies, à tel point que les volumes de l’Académie ne peuvent les contenir tous et qu’on est obligé de dire : « Cette année, M. Lavoisier a présenté tant de Mémoires qu’il a été impossible de les imprimer tous. »

Regardez-y de près néanmoins, et vous verrez que ces années d’abondance ne sont pas toujours celles qui ont coûté les plus grands travaux. Les Mémoires dans lesquels des recherches profondes et sévères se manifestent sont toujours précédés par quelque temps de repos et paraissent pour ainsi dire isolés. C’est ainsi que, lorsqu’on voit paraître le magnifique Mémoire sur les chaleurs spécifiques, où à tant d’exactes déterminations Laplace et lui ajoutent des observations d’un si haut intérêt sur la quantité de chaleur dégagée dans la combustion ou dans l’acte de la respiration, Lavoisier semblait se reposer depuis deux ans. C’est qu’il lui avait fallu le temps d’exécuter de nombreux essais préparatoires pour maîtriser l’emploi du calorimètre, outre le temps que les expériences précises avaient elles-mêmes exigé.

Ainsi, pendant quatorze ans, sa pensée toujours féconde et sa main toujours infatigable n’ont pas un seul instant connu le repos. Pendant quatorze ans, il a toujours payé sa dette à la Science avec la même régularité, suppléant au nombre des Mémoires par leur profondeur ou à leur profondeur par le nombre. Comme savant, que vouliez-vous donc qu’il fit de plus ? Non-seulement il a élevé un monument impérissable, mais il l’a élevé pierre à pierre, et il a soigneusement taillé, dressé, poli chacune d’elles. La collection de ses Mémoires ne fermerait pas moins de huit volumes ; nul Chimiste, jusqu’alors, n’avait autant travaillé que lui ; et s’il n’a pas travaillé davantage, hélas ! vous savez pourquoi.

Pour apprécier les services rendus aux Sciences par Lavoisier, il est indispensable d’établir une division entre ses travaux. Inséparables au fond, puisqu’ils tendent tous au même but, l’explication des phénomènes de la Chimie, leur nature oblige pourtant les distinguer en deux séries. Dans la première, nous placerons tous les Mémoires de Chimie qui ont trait à la théorie générale de la Science ; dans la seconde, nous mettrons tous les Mémoires de Physique relatifs à la chaleur et destinés à compléter la théorie de la combustion.

Considérez les Mémoires chimiques de Lavoisier, et vous éprouverez quelque étonnement à le voir allier à la plus grande hardiesse de pensée une extrême prudence, une excessive réserve dans le discours. Il commence par établir que les corps, en brûlant, augmentent de poids en absorbant de l’air, et s’il insinue que le phlogistique n’est pas nécessaire à l’explication des phénomènes, cette pensée arrive là comme en passant et sous la forme du doute. En parcourant la suite des Ouvrages de Lavoisier, on voit que ce phlogistique dont il a si peu parlé, il n’en est plus question : il ne l’admet ni ne le rejette ; il n’en parle plus. Pendant sept, huit, dix ans, il raisonne comme si jamais on n’avait parlé de phlogistique. On dirait (et il y a bien quelque chose de semblable) qu’il ne veut de querelle directe avec personne à ce sujet ; il veut que sa théorie s’établisse sur des faits et non sur les discussions d’une polémique, où il arrive si souvent que l’esprit l’emporte sur la raison, et où les deux adversaires laissent toujours quelque chose de cette paix du cœur dont rien ne dédommage, quand on l’a perdue.

Ainsi, en continuant à raisonner comme s’il n’y avait pas de phlogistique, il ramasse des faits observés avec un soin infini ; il prouve qu’ils peuvent s’expliquer sans l’intervention de cet agent. Ce ne sont pas des faits pris au hasard qu’il examine, mais les faits les plus importants de la science, ceux dont l’explication entraîne et comprend celle de tous les autres. Ce n’est qu’au bout de dix ans, quand tous ces faits sont analysés, lorsque ses idées sont sorties victorieuses de tant d’épreuves et de si rudes épreuves ; ce n’est qu’au bout de dix ans, lorsque les vues de son génie sont transformées en convictions inébranlables qu’il se résume, concentre ses forces, saisit au corps le phlogistique, le presse, l’accable d’arguments irrésistibles, et d’un seul coup le renverse foudroyé.

Après avoir commencé le feu en 1772, ce n’est qu’en 1783 qu’il livre la bataille ; jusque-là, aux yeux des esprits superficiels, il semble céder. C’est qu’il n’avait pas encore recueilli les faits nécessaires pour asseoir sa propre doctrine et pour en montrer toute la portée. Esprit essentiellement créateur, dominé du besoin d’inventer et non de celui de détruire, peu lui importe de tuer le phlogistique : il lui importe beaucoup de découvrir une explication plus conforme à la nature des choses.

Du reste, en parcourant les Mémoires de Lavoisier qui ont pour objet la Chimie générale et l’établissement de son système, il est impossible de méconnaître la nature de sa méthode. On voit, en effet, qu’il existe un tel enchaînement entre les écrits de ce grand homme, que le premier conduit au second ; que le second est indispensable au troisième, et qu’ainsi de suite tous ses travaux se commandent, les faits conduisant à de nouvelles idées, et les idées nouvelles conduisant à leur tour à étudier, avec cette attention qui fertilise tout, des faits négligés jusqu’alors, ou à découvrir des faits inconnus, Quand il expérimente, c’est avec cette rigueur dont les observations astronomiques pouvaient seules jusque-là donner une idée ; quand il raisonne, c’est avec cette logique serrée qu’il a puisée à l’école de Condillac. Comment être surpris, d’après cela, si, une fois que tous les faits qu’il a étudiés ont pris leur place dans sa théorie, ceux qu’on découvre à côté de lui, ceux qu’on a découverts après lui sont également venus s’y ranger ?

Tous les Mémoires de Lavoisier ont donc entre eux une filiation non interrompue ; pas le moindre défaut de continuité ne s’y laisse remarquer. L’histoire des Sciences n’offre peut-être pas d’autre exemple d’une lutte poursuivie avec tant de persévérance et avec une telle suite dans les idées. Vous éprouveriez même, par cela seul, un plaisir singulier à la lecture de ses Mémoires originaux, en y voyant comment une science se fait, se fonde à l’aide des expériences les plus simples, pourvu qu’elles soient accomplies avec précision et liées par un raisonnement sévère.

Lavoisier commence par établir que, si l’on chauffe de l’étain dans un vase fermé, une portion de l’air se fixe sur l’étain, qui passe par conséquent à l’état d’oxyde (permettez-moi d’emprunter ce mot à la nomenclature actuelle). Lorsqu’une certaine quantité d’étain est oxydée, on a beau calciner plus longtemps, le reste du métal demeure intact, quoique le vase renferme encore une grande quantité d’air ; mais celle-ci ne peut plus s’unir au métal. D’ailleurs la quantité d’oxyde formée est proportionnelle au volume des vases. Ainsi, une portion de l’air disparaît, tandis que le métal augmente de poids par sa calcination, et la fixation de cet air explique l’augmentation observée.

À cette époque, M. de Trudaine-Montigny avait donné à l’Académie une lentille de grande dimension, connue sous le nom de lentille de Trudaine, et Lavoisier avait été chargé par cette compagnie d’exécuter une série d’expériences, à l’aide de ce bel instrument. La lentille fut placée dans le jardin de l’infante, dépendance du Louvre du côté de la Seine ; car alors l’Académie tenait séance au Louvre. À son aide, Lavoisier fit beaucoup d’expériences qui ont maintenant peu d’intérêt pour nous ; mais il en fit aussi quelques-unes qui en avaient beaucoup pour lui : je veux parler de la réduction de l’oxyde de mercure par l’action de la chaleur seule.

La calcination des métaux, celle du mercure par conséquent, exigeant le concours de l’air et n’ayant lieu que par l’absorption d’un gaz emprunté à l’air, on devait, par la réduction de la chaux de mercure exécutée sans intermède et par le seul effet de la chaleur, retrouver le gaz que l’air avait fourni. l’expérience consultée, Lavoisier obtient le gaz oxygène. Il convient, à la vérité, que cette découverte a été faite en même temps par Priestley. En général, on s’accorde même à attribuer la priorité sur ce point à ce dernier, et nous l’admettrons ici sans difficulté : la gloire de Lavoisier ne repose nullement sur des découvertes de ce genre ; elle en est tout à fait indépendante.

Comme Priestley, il voit que l’oxygène est un gaz propre à entretenir la combustion et à l’exciter, propre à entretenir la respiration ; mais il voit peu de temps après que c’est ce gaz qui engendre les acides. Il propose alors de l’appeler oxygine, générateur de l’aigreur, voulant ainsi rappeler le rôle qu’il lui attribue et qui est basé sur ses expériences relatives à la combustion du soufre et à celle du phosphore. Mais, après avoir adopté cette dénomination, voyant que les autres chimistes ne suivent pas son exemple, il l’abandonne lui-même, et pendant longtemps il se sert comme eux du terme d’air vital, sorte d’expression neutre, qui formait une transition nécessaire peut-être entre l’air déphlogistiqué de l’ancienne théorie et l’oxygine précurseur de la doctrine nouvelle. Mais, qu’on ne s’y trompe point, Lavoisier cédait sur le mot, sans céder sur le fond de ses idées ; il dédaignait les discussions inutiles ; il évitait les polémiques qu’il aurait pu soutenir avec tant de supériorité ; il se contentait d’observer des faits, de les raconter dans son style simple et grave, et il les laissait répondre pour lui.

Le rôle de l’oxygène comme acidificateur, déjà clairement indiqué dans la production des acides du soufre et du phosphore, ne fut pourtant bien établi par Lavoisier que par une discussion savante de la nature des composés nitreux. Ici il emploie un certain ensemble de faits, qui, comme il le remarque lui-même, ont tous été observés par Priestley ; mais, tandis que Priestley n’en avait tiré aucune théorie, Lavoisier en fait sortir une théorie parfaite.

Quand on met en contact l’acide nitrique et le mercure, il se dégage du gaz nitreux, et il se forme un sel qui, fortement chauffé, se convertit en mercure et en oxygène. Comme le mercure sort de cette expérience tel qu’il y était entré, on peut dire que c’est en perdant de l’oxygène que l’acide nitrique agit sur le mercure et se change en gaz nitreux. Lavoisier s’assure en effet que le gaz nitreux, à son tour, se transforme en vapeur rouge en s’unissant à l’oxygène, et que la vapeur rouge, unie à une nouvelle portion d’oxygène, représente l’acide nitrique ordinaire. Comme on voit, le rôle acidificateur de l’oxygène est établi ici indépendamment de la connaissance exacte du radical, car Lavoisier ignorait l’existence de l’azote dans l’acide nitrique.

C’est à peu près vers ce temps, en 1777, que, mettant à profit les expériences qui précédent, il exécute son analyse de l’air, aujourd’hui si célèbre, et que tous les Traités élémentaires de Chimie conservent encore comme un monument de son génie. Profitant de la propriété que le mercure possédait seul alors de s’oxyder à une certaine température et de perdre son oxygène à une température plus haute, il parvient à son aide à enlever la plus grande partie de son oxygène à un volume déterminé d’air. Ayant ainsi isolé le gaz azote, il chauffe l’oxyde de mercure produit et recueille à part l’oxygène. En mêlant enfin les deux gaz, il reconstitue l’air atmosphérique doué de toutes ses propriétés et en volume égal à celui qu’il avait employé.

Cette analyse et cette synthèse, également remarquables par la finesse du point de vue et par la délicatesse des expériences, le conduisirent à s’occuper de la respiration des animaux. Non-seulement il reconnut la formation de l’acide carbonique, mais il s’assura que la quantité d’oxygène absorbée était plus grande que celle qui était nécessaire pour former l’acide carbonique obtenu. À cette époque, la nature de l’eau n’étant pas connue, il ne pouvait aller plus loin. Cette absorption inexpliquée d’oxygène le conduisit à quelques-uns de ces rapprochements hasardés qu’il se permettait si rarement. Quand on calcine un métal, il y a absorption d’oxygène, dit-il ; n’en serait-il pas de même du sang ? N’est-ce point en vertu de cette espèce de calcination que le sang devient rouge, tout comme on voit le mercure former un oxyde rouge ; le fer, le plomb, former des oxydes rouges, comme le mercure ?

Ce rapprochement est hasardé, je le répète, et pourtant nous ne pourrions pas affirmer, dans l’état actuel de la Science, que le changement qui fait passer le sang bleu à l’état de sang rouge ne tienne point à une oxydation, mais à une oxydation qu’il faudrait envisager tout autrement que ne le faisait Lavoisier.

À peine Lavoisier a-t-il reconnu ce qui se passe dans la respiration, qu’on le voit découvrir par une analyse également exacte ce qui se passe dans la combustion des corps gras, de la cire, du bois. Il trouve qu’il y a formation d’acide carbonique et disparition d’une certaine quantité d’oxygène, qui s’emploie d’une manière inconnue, circonstances analogues à celles qu’il avait observées dans la respiration.

Ainsi, vous voyez qu’à cette époque toutes les expériences de Lavoisier deviennent autant d’occasions de découvrir ou de développer sa théorie. Bientôt il essaya cette théorie sur une expérience si simple à nos yeux, grâce à l’heureux succès de ses efforts, que nous aurions même quelque peine à comprendre l’importance qu’il y attachait. Il s’agit de la théorie de la préparation de l’acide sulfureux. Priestley venait de découvrir cet acide, mais il expliquait si mal sa production que Lavoisier crut nécessaire de l’étudier la balance à la main ; il découvrit bientôt que l’acide sulfurique perd, en agissant sur le mercure pour se changer en acide sulfureux, une quantité d’oxygène précisément égale à celle que prend le mercure qui se convertit en sulfate.

Lavoisier cherche en même temps avec le plus grand soin à se rendre compte d’un phénomène d’une telle simplicité pour nous, qu’il semblerait qu’on n’ait jamais eu besoin de l’expliquer ex professo : je veux parler de l’action des pyrites, du sulfure de fer naturel, sur l’air humide. Cette action était alors doublement intéressante à étudier, car le changement de ce sulfure en sulfate sous l’influence de l’air offrait à la fois un point de théorie et une question de Chimie industrielle à approfondir. Il arrive à prouver que, dans cette action, les pyrites absorbent l’oxygène de l’air, et qu’en même temps elles augmentent le poids. Il montre qu’il en est de même dans la combustion du pyrophore de Homberg, phénomène dont il donne la théorie exacte.

Enfin, Messieurs, Lavoisier (et c’est là un de ses plus beaux travaux), comprenant toute l’importance d’une exacte connaissance de la composition de l’acide carbonique, qu’il voyait reparaître dans tant de phénomènes naturels, persuadé que cet acide est la base de l’édifice qu’il veut construire, se livre à un travail d’une admirable précision, dans le but de connaître la nature exacte de cet acide. Et nous voyons, avec une surprise sans égale, qu’à cette époque, où l’art de l’analyse naissait à peine, en combinant ensemble les divers procédés et les corrigeant l’un par l’autre, Lavoisier arrive à connaître si bien la composition de l’acide carbonique qu’on n’y a rien changé depuis. Quand la théorie atomique est venue plus tard critiquer ces résultats, une connaissance plus approfondie des combinaisons du carbone est venue consacrer les chiffres établis par Lavoisier. Ce Mémoire est certainement un des plus beaux qu’il ait laissés, un de ceux où l’on voit le mieux son exactitude extrême comme expérimentateur, et où l’on peut juger le mieux de sa singulière sagacité dans l’art de combiner les expériences.

À cette époque, on expliquait mal la dissolution des métaux dans les acides. C’est même avec un vif intérêt qu’on voit un géomètre illustre, Laplace, soupçonner le premier qu’en mettant un métal avec un acide et de l’eau, celle-ci se décompose, et fournit l’hydrogène qu’on recueille avec le zinc ou le fer. Il soupçonnait donc aussi que l’oxygène était un autre élément de l’eau, qu’il produisait la modification du métal et qu’il déterminait sa dissolution dans les acides. Voilà, Messieurs, une idée nécessaire à sa théorie, une idée importante que Lavoisier a certainement empruntée à un autre ; mais, s’il fallait dire la part qu’a prise dans l’invention de cette idée chacun de ces deux grands hommes qui se voyaient tous les jours, qui se faisaient part mutuellement de leurs connaissances, avec tant d’abandon, compensant ce qui manquait à l’un par ce que possédait l’autre, il serait difficile de le faire aujourd’hui, si Lavoisier lui-même n’avait pris le soin de rendre justice à Laplace.

Guidé par ce point de vue, Lavoisier analyse avec soin et la balance en main, selon son usage, les phénomènes de la dissolution du mercure dans l’acide azotique, ainsi que ceux de la dissolution du fer dans le même acide ou dans l’acide sulfurique. Il donne la théorie exacte de ces diverses réactions.

Tout en s’occupant de la dissolution des métaux dans les acides, il ne néglige point d’examiner ce qui se passe quand un métal en précipite un autre de ces dissolutions, et il y trouve un moyen de reconnaître la quantité d’oxygène qui se combine avec ce métal. À la vérité, les résultats qu’il donne à cet égard ne sont pas exacts, mais la Science n’était pas assez avancée pour un pareil travail.

Enfin, et toujours dans le même groupe de Mémoires, vous trouverez une table des affinités de l’oxygène, fondée sur ses propres expériences, et un travail très-approfondi sur l’oxydation du fer.

Fort de cette longue suite d’expériences, après tant d’épreuves décisives qui ont toutes confirmé ses idées, Lavoisier demeure convaincu que dans toutes les réactions la quantité de matière employée se retrouve toujours dans les produits, sous une autre forme sans doute, mais avec le même poids. Il conçoit alors la possibilité d’établir une équation. dans laquelle, en mettant d’un côté toutes les matières employées, de l’autre côté toutes les matières produites, on aura toujours l’égalité dans les poids. Et non-seulement il conçoit cette vue nouvelle, mais il en tire immédiatement tout le parti qu’on peut en obtenir. « En effet, dit-il, je puis considérer les matières mises en présence et le résultat obtenu comme une équation algébrique ; et, en supposant successivement chacun des éléments de cette équation inconnu, j’en puis tirer une valeur et rectifier ainsi l’expérience par le calcul et le calcul par l’expérience. J’ai souvent profité de cette méthode pour corriger les premiers résultats de mes expériences et pour me guider dans les précautions à prendre pour les recommencer. »

Tel est le premier essai de ces équations atomiques que nous écrivons si souvent aujourd’hui ; seulement, par suite des progrès de la Chimie, nous avons introduit des atomes là où Lavoisier parlait d’un poids quelconque ; mais c’est toujours la même idée, le même point de vue.

La pensée première de Lavoisier reparaît donc toujours dominante et agissante : rien ne se perd, rien ne se crée ; la matière reste toujours la même ; il peut y avoir des transformations dans sa forme, mais il n’y a jamais d’altération dans son poids. J’emploie ces termes à dessein, ce sont ceux qu’il employait lui-même. Personne encore n’a présenté Lavoisier comme ayant introduit ce point de vue dans l’étude de la Chimie ; cependant je crois pouvoir vous assurer que c’était chose à laquelle il attachait une haute importance. Mais, s’il est clair que les idées de Lavoisier sur la permanence de la pesanteur des corps qui se combinent ou qui se séparent, s’il est clair, dis-je, que ces idées sont générales et justes, ses vues sur l’oxygène et sur le rôle qu’il joue dans la nature ne le sont pas moins, et elles ont eu l’avantage de se traduire en expériences éclatantes, qui, décrites en un langage nouveau et d’une clarté sans égale, ont eu le privilège d’absorber longtemps l’attention publique.

La formation de l’eau est si fréquente, sa décomposition se présente si souvent dans nos phénomènes, qu’il est difficile de comprendre que Lavoisier ait pu, pendant bien des années, travailler au développement de sa théorie sans connaître la nature de l’eau. À cette époque critique de sa vie, ses travaux sont vraiment curieux à étudier ; car on voit à chaque instant des décompositions ou formations d’eau troubler les phénomènes qu’il observe, sans que jamais sa raison fléchisse. Il explique ce qu’il comprend, ce qui échappe à sa pénétration, il l’enregistre, confiant dans l’avenir.

On voit paraître enfin le Mémoire qui couronne l’édifice, celui où il établit la composition de l’eau. Il expose comment il a été amené à reconnaître cette composition ; il y rappelle comment Laplace a été conduit à penser que les métaux devaient décomposer l’eau, quand ils donnent naissance à des sels en dégageant du gaz inflammable. C’est ainsi qu’il est conduit lui-même à tenter une expérience fort simple ; il met sur le mercure, dans une cloche, de l’eau et de la limaille de fer, qui au bout d’un certain temps s’est convertie en oxyde noir de fer. L’eau s’est décomposée, et son hydrogène s’est dégagé ; c’est là le premier fait relatif à la décomposition de l’eau. Mais cette expérience est beaucoup trop lente, et comme, dès cette époque, on savait que la chaleur est un moyen d’augmenter l’activité des actions chimiques, il en conclut qu’en faisant passer la vapeur d’eau dans un tube de fer rougi la décomposition marcherait beaucoup plus vite. De là, l’expérience célèbre dans laquelle il exécuta, conjointement avec Meusnier, une analyse de l’eau qui levait tous les doutes que sa synthèse laissait encore à quelques esprits.

Des lors, Lavoisier put approfondir tous ces phénomènes compliqués dont il avait d’abord ébauché l’étude. Il put se rendre compte de ce qui se passe dans la respiration, dans la combustion, partout enfin où il y a formation d’eau. Une lumière soudaine vient éclairer tout ce qu’il a fait ; les anomalies qui l’ont arrêté autrefois ne l’arrêtent plus ; il en voit la cause, il en voit la nature. Il s’était perdu tant de gaz, il s’était fait tant d’eau, il avait eu tort de n’y point faire attention, de ne pas suivre ce fil qui l’eût dirigé. Mais ce qu’il faut admirer, c’est que toutes ses expériences anciennes qui semblaient inexactes et imparfaites deviennent par là tout à fait précises, sans qu’il y ait rien à modifier dans le jugement général qu’il en avait porté.

C’est ainsi qu’il est amené à reconnaître la nature des corps organiques, à établir qu’ils contiennent de l’hydrogène, de l’oxygène et du carbone, éléments auxquels plus tard Berthollet ajoute l’azote en ce qui concerne les matières de nature animale. C’est ainsi que Lavoisier se trouve conduit à imaginer sa méthode d’analyse pour des substances organiques, qui consiste, comme on sait, à les convertir en acide carbonique et en eau, en les brûlant avec une quantité déterminée d’oxygène, méthode si féconde qui est encore la nôtre, quoique les moyens d’exécution aient changé.

Sa théorie était complète alors, et rien n’eût expliqué un plus long silence à l’égard de la doctrine du phlogistique.

Enfin, en 1783, Lavoisier se livre à une discussion approfondie et décisive de la théorie de Stahl, et, dès son début, il caractérise les découvertes du chimiste allemand avec une noble impartialité.

« De ce que quelques corps brûlaient et s’enflammaient, dit-il, Stahl en a conclu qu’il existait en eux un principe inflammable. S’il s’était borné à cette simple observation, son système ne lui aurait pas mérité, sans doute, la gloire de devenir un des patriarches de la Chimie et de faire une sorte de révolution dans cette science. Rien n’était plus naturel, en effet, que de dire que les corps combustibles s’enflamment, parce qu’ils contiennent un principe inflammable ; mais on doit à Stahl deux découvertes importantes, indépendantes de tout système, de toute hypothèse, qui seront des vérités éternelles.

» La première, c’est que les métaux sont des corps combustibles, que la calcination est une véritable combustion et qu’elle en présente tous les phénomènes.

» La seconde, c’est que la propriété de brûler, d’être inflammable, peut se transmettre d’un corps à l’autre. Si l’on mêle, par exemple, du charbon qui est combustible avec de l’acide vitriolique qui ne l’est pas, l’acide vitriolique se convertit en soufre, il acquiert la propriété de brûler, tandis que le charbon la perd. Il en est de même des substances métalliques ; elles perdent par la calcination leur qualité combustible ; mais, si on les met en contact avec du charbon et en général avec des corps qui aient la propriété de brûler, elles se revivifient, c’est-à-dire qu’elles reprennent aux dépens de ces substances la propriété d’être combustibles. »

Il est aisé de voir que Lavoisier et Stahl, en les supposant contemporains, n’auraient pas tardé à se deviner et à s’entendre.

Mais à cette époque Macquer, Baumé et bien d’autres chimistes s’étaient façonnés chacun un phlogistique à leur taille, pour répondre aux exigences nouvelles de la Science. Ce n’était donc plus au phlogistique de Stahl que Lavoisier avait affaire, mais bien à une foule d’êtres de ce nom, qui n’avaient aucune qualité commune, si ce n’est qu’ils étaient tous insaisissables, par aucun moyen connu.

Eh bien ! dans ce Mémoire qu’on lit encore avec un vif d’intérêt, Lavoisier trouve l’art d’exposer les théories de ses adversaires modernes avec une netteté et une précision telles, qu’on peut croire que leurs inventeurs en comprirent pour la première fois le véritable sens. Ce n’est qu’après les avoir ainsi épurées et rehaussées, comme pour les rendre dignes de sa colère, qu’il les discute et les renverse à jamais.

Chacune de ces définitions modernes du phlogistique, qu’on pourrait appeler la monnaie avilie de l’antique pièce d’or de Stahl, chacune de ces définitions est évoquée à son tour et vient tomber sous les coups de Lavoisier, qui s’écrie enfin :

« Toutes ces réflexions confirment ce que j’ai avancé, ce que j’avais pour objet de prouver, ce que je vais répéter encore, que les chimistes ont fait du phlogistique un principe vague, qui n’est point rigoureusement défini, et qui, en conséquence, s’adapte à toutes les explications dans lesquelles on veut le faire entrer : tantôt ce principe est pesant, et tantôt il ne l’est pas ; tantôt il est le feu libre et tantôt il est le feu combiné avec l’élément terreux ; tantôt il perce à travers les pores des vaisseaux et tantôt ils sont impénétrables pour lui. Il explique à la fois la causticité et la non-causticité, la diaphanéité et l’opacité, les couleurs et l’absence des couleurs. C’est un véritable Protée qui change de forme à chaque instant. »

Prenez la Note de 1772 où il établit l’augmentation du poids des corps qui brûlent, et le Mémoire de 1783 où sont ramassées en faisceau toutes les conséquences des expériences qui l’ont occupé dix années, et vous aurez les deux termes extrêmes de cette admirable série de Mémoires. Le dernier est un résumé plein de vie de ce vaste ensemble, et il offre un parfait modèle d’impartialité et de bon goût. Il est impossible de triompher avec plus de modestie et de simplicité, et pourtant le triomphe avait coûté de bien grands efforts de génie, et promettait à la Science un avenir dont l’imagination de Lavoisier, mieux qu’aucune autre, pouvait se former un tableau aussi magnifique qu’exact.

Mais, si la tâche de Lavoisier était accomplie, la nôtre ne l’est point encore. Il est d’autres aspects sous lesquels il faut l’envisager, pour vous donner une idée juste de ses travaux. Après s’être montré avec tant d’éclat comme expérimentateur, il va reparaître d’une manière non moins remarquable comme écrivain, dans la rédaction de son Traité de Chimie, ouvrage éternel, dans lequel en deux petits volumes il établit, sans négliger aucun détail, les bases de sa chimie nouvelle ; dans lequel ses idées se formulent à l’aide d’un style si pur, si transparent, qu’il efface tous les ouvrages qui l’ont précédé et qu’il les efface même d’une manière qu’on a le droit d’appeler nuisible.

En effet, pendant la période qui a suivi Lavoisier, vous voyez tous les ouvrages qui lui sont antérieurs tomber dans un inexprimable abandon. La Science pour la génération qui s’élève ne date que de Lavoisier ; ce n’est que dans Lavoisier qu’on étudie la Chimie. Cependant avant lui-bien des faits avaient été observés ; mais ces observations se trouvaient tellement rabaissées par la grandeur de ses découvertes, que la lecture des ouvrages antérieurs était devenue intolérable à ceux qui avaient étudié le sien. Parmi les faits observés par les anciens, tous ceux que sa théorie expliquait n’avaient plus d’intérêt, et ceux qu’elle n’expliquait pas répugnaient à l’esprit d’une jeunesse, formée à l’étude de cette Chimie, qui ne voulait désormais laisser passer aucun fait, aucun détail sans explication, et qui procédait en tout avec une rigueur géométrique. Dans ce Traité de Chimie, comme je le disais tout à l’heure, Lavoisier nous apparaît comme un écrivain d’un style très-remarquable ; c’est ce style noble, ce style simple et clair qui convient à la Science. On reconnaît partout cet élève de Condillac qui honore son maître, ce logicien parfait qui n’emploie jamais un mot sans le bien définir, qui n’énonce aucune idée qui ne soit en harmonie avec celle qui précède et avec celle qui doit suivre.

C’est le même style, le même ordre, les mêmes vues élevées et philosophiques qu’on rencontre dans l’exposition de la nomenclature chimique, ouvrage que vous trouvez maintenant sur les quais, chez tous les bouquinistes, et dont le sort semble bien au-dessous de son mérite. C’est qu’aujourd’hui la nomenclature est passée dans le langage. Cet ouvrage est une grammaire dont personne n’a besoin. Ouvrez ce livre cependant, et vous y trouverez un discours plein d’intérêt, où Lavoisier examine le caractère et la formation des langues, et leur liaison avec la nature des choses qu’elles expriment : ce morceau est un de ceux qui font le plus d’honneur à la plume de Lavoisier, considéré comme écrivain ou comme philosophe.

Si maintenant nous laissons de côté les travaux chimiques de Lavoisier, nous aurons encore à le présenter sous un point de vue qui n’a pas moins d’importance : je veux parler de Lavoisier physicien. Ne vous attendez pas que, sortant de mon objet, j’aille vous entretenir ici de ses recherches concernant la Physique pure ; s’il ne s’était occupé que de travaux de ce genre, je laisserais aux physiciens le soin d’en faire connaître le mérite ; mais il s’est occupé de la chaleur d’une manière tellement importante, tellement nécessaire à l’établissement de son système, qu’il est indispensable de faire connaître les idées sur lesquelles il s’est appuyé.

Lavoisier commence par établir que la chaleur accumulée dans les corps n’en altère nullement le poids. Elle doit donc être considérée comme un fluide impondérable. Ce fluide se présente sous deux formes ; tantôt il est libre, et alors il est dans un état de mouvement continuel, il tend à se mettre en équilibre dans les corps qui avoisinent celui qui le renferme ; tantôt il est combiné et en repos.

Quand il est libre, sa présence se révèle par son action sur le thermomètre ; mais, quand il est combiné, le thermomètre devient insensible son action.

Partant de là, il fait voir que, quand un corps se transforme en vapeur, il absorbe toujours beaucoup de chaleur ; que l’eau, l’alcool, l’éther en exigent une grande quantité. Il fait voir que cette absorption est d’autant plus remarquable que l’évaporation du corps est plus rapide.

Ainsi des vapeurs sont les corps liquides ou solides transformés en gaz ou fluides élastiques, par l’absorption d’une grande quantité de chaleur. Il veut le faire voir d’une manière tout à fait décisive, il veut prouver que les vapeurs sont absolument de la même nature que les gaz, conclusion qu’à la rigueur on n’eût pu tirer des expériences dont nous venons de rendre compte, puisque les vapeurs ne se voyaient point, et qu’elles ne devenaient sensibles qu’aux yeux du physicien, par la pression qu’elles exerçaient sur le mercure du baromètre. Il imagine, pour démontrer cette identité, des procédés ingénieux. Il fait voir, par exemple, qu’au moyen d’une cuve remplie d’eau il peut obtenir l’éther sous forme de gaz, et qu’il suffit pour cela que cette eau soit maintenue à une température de 40 degrés ; par conséquent, si l’éther n’est point gazeux, à Paris, par exemple, c’est que la température est un peu trop basse et la pression un peu trop forte. Mais l’éther devient un véritable gaz sur les plateaux élevés de l’Amérique du Sud.

Il prouve le même fait pour l’alcool et pour la vapeur d’eau, au moyen d’un bain d’eau mère de nitre chauffé à 110 degrés, à l’aide duquel il peut développer ces vapeurs dans un appareil semblable à celui dont M. Gay-Lussac a fait usage plus tard pour prendre leur densité.

Qu’arriverait-il donc aux différentes substances qui composent notre globe, si la température en était brusquement changée, se demande alors Lavoisier ? « Que la terre soit transportée tout à coup dans une région beaucoup plus chaude du système solaire, dit-il, et bientôt l’eau, les fluides analogues et le mercure lui-même entreront en expansion ; ils se transformeront en fluides aériformes ou gaz qui deviendront parties de l’atmosphère. Ces nouvelles espèces d’air se mêlant avec celles déjà existantes, il en résultera des décompositions, des combinaisons nouvelles, jusqu’à ce que, les nouvelles affinités étant satisfaites, les principes de ces différents gaz arrivent à un état d’équilibre ou de repos. »

Ainsi, pour lui les vapeurs sont des gaz ou quelque chose d’analogue, et, en pressant les conséquences, il est conduit à conclure que les gaz ne sont eux-mêmes autre chose que des corps primitivement liquides ou solides, réduits en vapeurs, des corps qui, par leur combinaison avec le calorique, ont pris l’état gazeux.

Ainsi, quand il prend du gaz oxygène, qu’il le combine avec un corps quelconque qui le solidifie, le gaz oxygène perd la chaleur qui, combinée d’abord avec lui, le maintenait à l’état de gaz ; et cette chaleur qui se perd et se dissipe rend compte à Lavoisier des phénomènes de la combustion.

Les corps solides sont donc des gaz dépouillés d’une partie de leur chaleur, et Lavoisier ne manque pas d’en tirer une conséquence qu’il oppose à celle qui précède :

« Si la terre se trouvait tout à coup placée dans une région très-froide, dit-il en effet, l’eau qui forme nos fleuves et nos mers, et le plus grand nombre des fluides que nous connaissons se transformeraient en montagnes solides, en rochers très-durs, d’abord diaphanes, homogènes et blancs, comme le cristal de roche, mais qui, avec le temps, se mêlant avec des substances de différente nature, deviendraient des pierres opaques diversement colorées.

» L’air, dans cette supposition, ou au moins une partie des gaz qui le composent, perdant son état élastique, reviendrait à l’état de liquidité, produisant ainsi de nouveaux liquides dont nous n’avons aucune idée. »

Or vous savez comment cette belle conclusion a été vérifiée par M. Faraday et par M. Thilorier dans ces dernières années.

En général, et l’on ne peut manquer d’en être frappé, tout ce que Lavoisier a écrit sur la chaleur, soit dans le recueil de ses Mémoires, soit dans sa Chimie, est rempli de verve et de vérité. S’agit-il de faits, ils sont observés, mesurés avec une délicatesse infinie ; s’agit-il d’opinions, elles sont pesées et mûries avec un soin tel, qu’elles sont presque toutes admises aujourd’hui comme des vérités reconnues.

En général, Lavoisier ne laisse rien d’important en arrière dans l’étude d’un phénomène, à moins que l’expérience ne soit impossible. C’est ainsi qu’il arrive à sentir la nécessité d’étudier les phénomènes relatifs à la chaleur combinée, et qu’il invente avec Laplace le calorimètre qui porte leur nom, et à l’aide duquel ils ont mesuré la chaleur spécifique des principaux corps. Ce sont eux qui ont cherché les premiers à se rendre compte de la quantité exacte de chaleur dégagée par la combustion des corps, et la Science possède à peine d’autres données que les leurs sur cet important sujet. C’est à l’aide du même appareil qu’ils ont expliqué (car c’est à eux que cette découverte est due) les phénomènes de la respiration et de la chaleur animale, en faisant voir que non-seulement l’oxygène est absorbé dans la respiration, mais encore que la chaleur animale est représentée, en grande partie, par la chaleur mise en liberté pendant la combustion du charbon brûlé dans le poumon.

En Physique comme en Chimie, Lavoisier se montre toujours le même. C’est toujours cet esprit mesuré et logique dont la marche mérite d’être étudiée et méditée, car on est sûr d’y découvrir comment procède l’esprit d’invention appliqué aux plus nobles conceptions de notre intelligence.

Dans tous les cas, Lavoisier débute par une idée juste et profonde, mais par une idée incomplète, qui commence à poindre, qu’il présente avec hésitation et dont l’intérêt ne saurait frapper que les connaisseurs. Les premières conséquences en sont immédiatement soumises à l’épreuve de l’expérience ; il en découle d’autres vues qui mènent à de nouveaux essais que Lavoisier poursuit sans relâche, tant que son œil peut découvrir quelque circonstance obscure ou inexpliquée dans l’ensemble des faits qu’il veut approfondir.

C’est ainsi que son idée première, qui apparaît d’abord voilée et confuse, peu à peu s’illumine et s’élargit, sans cesser d’être elle-même. C’est ainsi que, tout en conservant son caractère originel, elle devient successivement remarquable, importante, sublime. C’est ainsi que, fécondée par le génie, elle sort de ses langes pour se convertir en une de ces conceptions éblouissantes de clarté qui honorent l’esprit humain et qui illustrent à jamais un siècle et un pays.

Chez lui l’expression suit la même progression. Simple et sans ornement dans ses premiers essais, elle devient plus travaillée à mesure que le sujet grandit ; elle se colore, quelque poésie vient même se mêler à sa grave pensée, et l’on peut dire que, dès qu’elle est sûre du terrain, son imagination ne craint pas de s’y engager et de se permettre quelques images, toujours justes et du meilleur goût.

Ce qu’il est dans chaque partie de ses recherches, Lavoisier l’est aussi pour leur ensemble.

Ainsi, quand, parvenu au terme de ses recherches, il croit pouvoir les réunir en un ouvrage élémentaire destiné à les populariser, celui-ci présente une description claire, nette et logique de toute la Chimie philosophique qui lui est due. Cependant, pris à part, chaque chapitre ne brille que par sa clarté, mais leur ensemble offre l’enchaînement le plus parfait et le plus logique.

Mais, quand cet ouvrage est terminé et qu’il veut en résumer les principes, sûr alors de ses détails, car ce qu’il veut avant tout, c’est une base composée de faits certains, de faits vrais, incontestables, il écrit son discours préliminaire, modèle de raison élevée, de philosophie et de logique, tout comme il est un modèle de langage noble qui convient aux sciences. C’est ainsi que pour lui les faits ne sont qu’un moyen de s’élever à de hautes pensées.

Avec Lavoisier tout tend sans cesse à la perfection, à la vérité, à la simplicité. À mesure qu’il avance dans sa carrière scientifique, ses expériences deviennent plus précises et plus délicates, ses opinions plus arrêtées et plus étendues, son langage plus net et plus translucide.

Tel est le caractère du génie toujours plus fort que son sujet. Telle est la marche de celui qui sait enchaîner la nature, et qui, l’œil toujours fixé sur la vérité, ne se laisse jamais éblouir par de fausses lueurs.

Écoutez Priestley, au contraire, et il vous dira : Messieurs, plus j’avance et moins je comprends ; plus je découvre et moins je sais ; plus j’examine et plus je doute ; et si vous voulez l’en croire, il ajoutera que c’est là une des nécessités des sciences expérimentales, que c’est là une preuve de l’excellence de sa méthode et de la justesse de ses idées. Or, sa méthode, elle se réduit à dire que les faits sont tout, et les idées générales un vain fantôme, bon tout au plus à faire découvrir quelques faits nouveaux.

Mais, tandis que l’horizon s’obscurcit de plus en plus autour de lui, pour Lavoisier chaque jour apporte une nouvelle lumière. Plus il découvre de faits, mieux il les comprend. Chacune de ses découvertes sert à aplanir quelque difficulté qui restait encore. Tous les faits qu’on observe autour de lui servent à compléter quelque raisonnement demeuré imparfait. C’est, en effet, le propre d’une théorie générale vraie ; non-seulement elle permet d’expliquer ce qu’on sait déjà, mais encore ce que l’on apprend ensuite, et même ce qu’on laisse à découvrir à la postérité.

Du reste rien de plus commun que ce contraste. Bien des gens qui raisonnent comme Priestley se trouvent encore dans la Science, et ceux qui raisonnent comme Lavoisier sont rares. Aujourd’hui comme alors, demain comme aujourd’hui, vous trouverez des hommes qui diront : Plus je découvre de faits, moins je les comprends ; et d’autres plus rares qui ont acquis le droit de dire : Plus je découvre de faits, plus ils raffermissant mes opinions.

Mais vous me demanderez sans doute si la théorie de Lavoisier, cette théorie qu’on lui attribue aujourd’hui d’un consentement unanime, vous me demanderez si elle n’a suscité aucune de ces réclamations si communes dans les sciences. Vous aurez raison, car la beauté des résultats de Lavoisier, la précision inconnue de ses expériences, en fixant sur lui des regards jaloux, lui attirèrent le sort qui menace tous les inventeurs de haut parage. Tant que ses idées demeurèrent obscures, on ne dit rien ; mais, vers l’époque où sa théorie commençait à devenir une puissance, on déterra un ouvrage où cette théorie se trouvait présentée dans ce qu’elle avait d’essentiel. C’est là une chose dont nous sommes journellement témoins. Quand on annonce une idée nouvelle, il se trouve certains esprits qui disent aussitôt qu’elle n’est pas vraie ; quand on leur a prouvé qu’elle est vraie, ils se consolent en disant qu’elle n’est pas nouvelle, et ils le prouvent facilement, car il est toujours possible, en consultant les anciens documents, d’y trouver une pensée quelconque qui se rapproche plus ou moins des opinions qu’on attaque. C’est ce qui est arrivé pour Lavoisier.

En 1630, époque où Salomon de Caus publiait ses expériences sur la vapeur d’eau, Jean Rey, médecin périgourdin, écrivait quelques essais sur la cause de l’augmentation de poids des métaux qu’on calciné. Cette augmentation de poids était connue dès la naissance de la Chimie. Au viiie siècle, Geber en parle d’une manière parfaitement claire, en ce qui concerne le plomb et l’étain ; mais personne n’en avait pu donner d’explication satisfaisante. Jean Rey l’explique en prouvant par le raisonnement et l’expérience que les métaux qu’on calcine augmentent de poids, par le meslange de l’air espessi ; c’est-à-dire parce qu’ils s’emparent d’une certaine quantité d’air. Il serait trop long de le suivre dans la manière dont il établit cette opinion ; mais il est certain que son ouvrage démontre qu’il entendait parfaitement la nature de ce phénomène. Ses raisonnements deviennent surtout remarquables, quand on compare son explication avec celles qui étaient présentées par ses contemporains et dont l’absurdité nous révolte aujourd’hui.

Ainsi, consultez l’un des beaux esprits du temps, Scaliger, il trouvera cette augmentation toute simple ; il vous dira qu’elle tient à la perte des parties aériennes du métal, que les métaux augmentent de poids par la calcination de la même manière que les tuiles par la cuisson, confondant ainsi, par une lourde bévue, le poids absolu et la densité.

Consultez Cardan, il vous dira que le plomb calciné devient plus lourd, parce qu’il perd sa vie métallique, que l’oxyde n’est plus qu’un cadavre, et il ne manquera pas d’ajouter qu’un cadavre pèse toujours plus que l’animal en vie. Ces détails vous expliquent pourquoi l’excellent ouvrage de Jean Rey n’a pas été compris et comment on a droit de dire qu’il ne pouvait pas l’être des hommes de son temps.

Mais Jean Rey était inconnu à Lavoisier. Comment voulez-vous qu’il en fût autrement ? Il n’existait de cet ouvrage que deux exemplaires, dont un seul était complet et fut retrouvé dans une bibliothèque publique, la grande bibliothèque du roi. Cependant il fut réimprimé en 1777 et répandu avec quelque profusion. On eût laissé croire volontiers alors que Lavoisier avait emprunté à cet ouvrage le fond de ses idées ; mais il n’en est rien, soyez-en convaincus. Si Lavoisier n’avait pas découvert l’augmentation de poids des métaux pendant leur calcination ; il en avait certainement découvert la cause. Sa Note de 1772 respire la candeur et la bonne foi. Et de plus il avait découvert, et c’est là le point sur lequel il insiste surtout, que, dans toutes les opérations de la Chimie, on devait retrouver ce qu’on y avait mis.

C’est là sa découverte fondamentale, celle d’où découlent toutes les autres ; et, s’il arrive à expliquer comment se passent tous les phénomènes de la Chimie, c’est que, la balance à la main, il a étudié tous ces phénomènes, qu’il en a examiné les divers produits, qu’il a pesé tout ce qu’il employait et tout ce qu’il formait, méthode dont la Chimie est fière et qu’elle n’abandonnera certainement jamais.

Ce n’est pas tout, Messieurs, mais rappelez-vous que cette théorie est née en 1772, que depuis lors elle avait gagné chaque année une nouvelle certitude, et qu’en 1783, époque où elle était complète, où elle n’avait plus rien à acquérir, Lavoisier était encore seul de son opinion. Seul, je me trompe, Laplace la partageait, mais parmi les chimistes aucun ne s’était prononcé en sa faveur. Vous serez surpris et vous comprendrez peut-être les souffrances auxquelles est condamné le génie, en voyant, à l’époque dont je parle, quand ses idées étaient développées avec une clarté qui ne laissait rien à désirer, en voyant, dis-je, qu’à cette époque Lavoisier était en France sans aucun appui parmi les chimistes, et qu’à l’étranger personne ne partageait ses doctrines. Bergmann, qui vivait encore, lui faisait des objections telles qu’en vérité on a peine à les comprendre. En Angleterre, personne n’était de son avis.

Enfin le jour de la justice arrive pour lui, mais bien tard, car ce n’est qu’en 1787 que Fourcroy professe concurremment les deux théories et qu’il consent à les mettre en parallèle dans ses cours. Berthollet adopte celle de Lavoisier en 1787. Guyton Morveau mettait en avant vers la même époque une nouvelle nomenclature, mais il l’appliquait à la théorie du phlogistique. Lavoisier, après quelques discussions, finit par entraîner tous les suffrages, et obtint que la nomenclature nouvelle serait l’expression de ses doctrines. Ce fut un vrai triomphe pour lui ; car bientôt cette théorie si belle, exposée dans un langage si clair et si logique, obtint la faveur populaire et réunit tous les suffrages.

Après vous avoir montré ce que Lavoisier était devenu homme savant, quels services immenses il avait rendus au monde, il me reste à remplir une tâche bien douloureuse : il me reste à vous exposer comment cette vie si belle, si pure, fut brusquement tranchée. Vous ne pouvez vous faire une idée de l’émotion qu’on éprouve quand on a parcouru, comme je viens de le faire, ses Mémoires, l’honneur de la France, quand on a suivi, pas à pas, cette existence si pleine, si dévouée aux sciences et au bien public, vous ne pouvez, dis-je, vous faire une idée de l’émotion qui saisit au cœur, quand on ouvre l’ouvrage dont il s’occupait au moment de sa mort. Sa théorie était complète alors, mais il avait besoin de la résumer, d’en présenter les bases fondamentales à la postérité. Ce besoin était devenu plus impérieux que jamais, car à cette époque, par un de ces retours dont vous avez vu plus d’un exemple, la théorie de Lavoisier n’était plus celle de Lavoisier, c’était celle des chimistes français. On confondait l’établissement de la nomenclature avec la découverte des faits et l’invention des idées qu’elle représente. Ainsi Lavoisier, après avoir vu sa doctrine contestée sous le rapport de l’invention, la voyait encore s’échapper de ses mains par un partage auquel tous les chimistes de son temps étaient appelés.

Ce nouveau coup lui fut très-pénible. « Cette théorie n’est pas, comme je l’entends dire, celle des chimistes français, elle est la mienne, s’écrie-t-il, dans une réclamation écrite presque au pied de l’échafaud. C’est une propriété que je réclame auprès de mes contemporains et de la postérité. »

À cet égard tout nuage a disparu et ses mânes doivent être apaisées.

Alors il conçut la pensée de former un recueil de tous ses Mémoires, afin de donner au public les moyens d’apprécier si cette doctrine lui appartenait ou non. Si cet ouvrage était complet, nous pourrions parcourir d’un seul coup d’œil la série de ses recherches, et ma tâche eût été plus facile ; mais, au moment même où il s’occupait de sa publication, la mort, une mort affreuse, vint le frapper, et ce recueil incomplet demeure comme le monument le plus touchant que l’on puisse rencontrer dans l’histoire des sciences. Rien n’est douloureux à voir comme cet ouvrage dont le second volume seul est entier, et dont le premier et le troisième en train de s’imprimer semblent tranchés par la même hache qui frappait leur auteur !… La phrase est coupée là où se trouvait sa plume au moment où le bourreau vint le saisir. Je le répète, il n’est point d’émotion comparable à celle-là ; il n’est rien de plus dramatique au monde que la vue de ces funèbres pages, de ces pages inachevées, dont un voile de sang nous dérobe la suite.

Comment cet événement est-il arrivé ? Comment Lavoisier, après une vie si honorable et si pure, a-t-il été conduit sur l’échafaud par les fureurs de la Révolution ? Hélas ! c’est une chose toute simple !

Lavoisier était fermier général et comme tel il fut compris dans la prescription qui les atteignit tous. Il connut son péril, mais, dans le moment même où la mort planait sur sa tête, il continuait encore ses travaux ; il poursuivait, il hâtait l’impression de ses œuvres avec un calme, une sérénité dignes des temps antiques. Peut-être pensa-t-il qu’il était au-dessus du péril, et que sa réputation, sa gloire, exigeraient quelque prétexte raisonnable à son accusation. Confiance funeste ! Le prétexte ne manqua pas : on se contentait si aisément alors.

En 1794, le 2 mai, un membre de la Convention, nommé Dupin, ancien commis de son beau-père, vint porter à cette Assemblée un acte d’accusation contre tous les fermiers généraux ; Lavoisier s’y trouva compris. Peu de jours après, le rapport est lu et changé par Fouquier-Thinville en un acte d’accusation près le tribunal révolutionnaire.

Lavoisier était de garde, il apprend le danger qui menace sa tête, on le prévient qu’il va être arrêté. Moment cruel ! Que devenir ? Que faire ? Représentez-vous le grand homme proscrit, isolé tout à coup, déjà retranché de la société par ce décret funeste, n’osant plus rentrer chez lui, errant dans ce Paris où il n’est plus d’asile qu’il puisse réclamer, qu’il ose accepter, car il porte la mort avec lui.

Le hasard lui fait rencontrer un homme que vous avez connu, un homme de cœur, notre vieux Lucas de l’Académie et du Jardin des Plantes. Lucas prend Lavoisier, l’emmène avec lui et le cache au Louvre dans le cabinet le plus retiré du secrétariat de l’Académie des Sciences qui était déjà détruite elle-même. Circonstance touchante, comme si cette Académie que Lavoisier avait tant illustrée, où il avait jeté tant d’éclat, se ranimant tout à coup au péril qui menace sa tête, ouvrait son sein, pour y cacher son bienaimé ou pour recueillir au moins les pensées solennelles de ses dernières heures !

Lavoisier passe un jour ou deux tout au plus dans cette retraite ; il apprend que ses collègues sont arrêtés, que son beau-père est arrêté. Il n’hésite plus, il s’arrache à l’asile qu’on lui avait ouvert et va se constituer prisonnier. Le 6 mai, il est condamné à mort, et le 8 mai, jour de funeste mémoire, il monte à l’échafaud.

Le tribunal, s’il est permis de profaner ainsi ce nom, le tribunal n’hésite pas un instant : pour lui Lavoisier n’est qu’un chiffre. Ce n’est point Lavoisier qu’on a condamné, c’est le fermier-général numéro 5, sans plus d’attention ; et c’est peut-être cette indifférence imprévue pour lui qui a causé sa perte. D’autres ont échappé au même péril à la faveur des démarches les plus actives ; mais lui et les siens n’ont pu s’imaginer que cette gloire, dont ils sentaient tout le poids, n’aurait aucune espèce d’influence sur ses juges ; ils se sont trompés.

Il fut condamné, comme tous ses collègues, sous le prétexte le plus puéril, mais il n’en fallait pas d’autre à cette époque… L’arrêt porte :

« Condamné à mort, comme convaincu d’être auteur ou complice d’un complot qui a existé contre le peuple français, tendant à favoriser le succès des ennemis de la France ; notamment en exerçant toute espèce d’exactions et de concussions sur le peuple français, en mêlant au tabac de l’eau et des ingrédiens nuisibles à la santé des citoyens qui en faisaient usage. » Vous n’ignorez point que, dans la fermentation du tabac, il est nécessaire d’ajouter une certaine quantité d’eau ; c’est, parce qu’un ancien commis vint assurer, et sans preuve aucune, qu’on en avait mis trop, que les fermiers généraux furent condamnés à mort.

On dit que Lavoisier, condamnée mort, aurait demandé un sursis, sous prétexte de terminer quelques expériences importantes et que ce sursis lui fut refusé ; cela paraît douteux. Lavoisier est mort, comme on mourait alors, avec calme et résignation, en même temps que ses collègues, avec le même sentiment qui l’avait porté à venir partager leur captivité.

On dit aussi qu’une députation du Lycée des Arts vint lui offrir une couronne, la veille de sa mort, dans sa prison. C’eût été là, Messieurs, une pauvre jonglerie, peu digne d’une circonstance aussi douloureuse ; mais je crois pouvoir assurer que le fait n’est point vrai, car, parmi les personnes qui auraient figuré dans cette scène théâtrale, se trouve désigné Cuvier qui, à cette époque, n’était pas encore à Paris.

Un fait bien digne d’être remarqué et qui, défiguré, a pu servir de base à cette anecdote, c’est la démarche d’un homme qui ne s’occupait point de Chimie, du docteur Hallé, dont les amis savent tous la bonté, le courage. Hallé apprend avec horreur que Lavoisier est arrêté ; d’une main tremblante, il rédige un rapport sur ses travaux où il essaye de retracer les services qu’il a rendus à la société ; il lit ce rapport au Lycée des Arts, il distribue cet écrit ; mais rien n’arrête le terrible tribunal.

Parmi les chimistes du temps, un seul osa se permettre des démarches actives et pressantes : c’est Loysel, l’auteur d’un ouvrage estimable sur l’art du verrier ; mais ses démarches furent vaines et peut-être, pour l’honneur de l’humanité, convient-il d’ensevelir dans l’oubli la réponse froide et sardonique qui les accueillit.

Quelques personnes vous diront : Oui la mort de Lavoisier fut un crime abominable, un malheur publie ; mais du moins la Philosophie n’y a-t-elle rien perdu ; son système était complet, achevé ; il se fût reposé désormais.

Hélas ! Messieurs, cette consolation, tant faible soit-elle, cette consolation même nous manque !

Sans doute, le cercle tracé par Lavoisier se trouvait fermé, sans doute l’esprit humain s’y débattra longtemps encore avant d’en sortir ; mais, loin d’être épuisé, son génie semblait se ranimer d’un nouveau feu, et ces chaînes qu’il nous a forgées, sa main les eût soulevées en se jouant.

Lisez ses œuvres et vous verrez qu’ici Lavoisier se promet de terminer bientôt ses expériences sur la chaleur produite par la combinaison des corps ; que là il annonce qu’il va s’occuper d’une étude attentive de l’affinité, d’après des vues qui lui sont propres ; qu’ailleurs il parle d’un grand travail sur la fermentation, travail terminé, dont nous ne connaissons qu’une faible partie.

Lisez ses œuvres, Messieurs, et votre douleur repoussera toute consolation, car vous y lirez :

« Ce n’est point ici le lieu d’entrer dans aucun détail sur les corps organisés ; c’est à dessein que j’ai évité de m’en occuper dans cet ouvrage, et c’est ce qui m’a empêché de parler des phénomènes de la respiration, de la sanctification et de la chaleur animale.

» Je reviendrai un jour sur ces objets. »

Ces lignes s’imprimaient en 1793 ; une année après il n’était plus !

Maintenant, Messieurs, vous connaissez la vie de Lavoisier tout entière, car nous avons cédé, vous et moi, à une impulsion irrésistible. Votre émotion m’a maîtrisé ; tous les sentiments qui remplissaient mon cœur se sont fait jour, et l’on m’accusera peut-être d’avoir tenté l’éloge de Lavoisier ! Hélas, Messieurs, cette témérité était loin de ma pensée, et cependant je ne voudrais rappeler aucune des paroles échappées de mes lèvres. Vous me comprendrez, car il ne me reste plus qu’une réflexion a ajouter, et cette réflexion est triste, elle est pénible à faire. Après une vie si honorable, après une mort si cruelle, qu’avons-nous fait pour Lavoisier ? Qu’a fait la France pour Lavoisier ? Où trouver un monument qui rappelle sa mémoire, un simple buste qui lui soit consacré ? La France, hélas ! semble l’avoir oublié. Nous ne possédons qu’un portrait de Lavoisier : c’est tout ce qui nous reste de lui, un portrait de famille peint par David.

Mais si les monuments se taisent, l’univers nous redit sans cesse son nom. L’air, l’eau, la terre, les métaux, c’est lui qui nous en a fait connaître la nature. La combustion des corps, la respiration des animaux, la fermentation des matières organiques, c’est lui qui nous a révélé les lois et dévoilé les mystères.

Les hommes ne lui ont élevé aucun monument de bronze ou de marbre, mais il s’en est érigé lui-même un moins périssable : c’est la Chimie tout entière. Comme il domine, comme il maîtrise encore cette science ! Ne voyez-vous pas son ombre planer sur elle ? Ne la voyez-vous pas grandir, s’élever sans cesse, comme si chacun de nos efforts, chacune de nos découvertes, continuant son œuvre, devait tourner encore au profit de sa gloire ?

On vous a dit souvent : La théorie de Lavoisier est modifiée ; elle est renversée !

Erreur, Messieurs, erreur ! non, cela n’est pas vrai ! Lavoisier est intact, impénétrable, son armure d’acier n’est pas entamée.

Lavoisier a composé la monographie de l’oxygène. Plus tard, on a calqué sur elle la monographie du chlore, celle du soufre et successivement celle de tous les corps analogues. Et ces travaux, qu’on a quelquefois opposés aux siens, n’ont paru le combattre qu’alors qu’ils étaient mal compris.

Qu’il me serait facile de le prouver et quel bonheur je mettrais à le faire, si l’occasion s’en présentait, si la nécessité s’en faisait sentir !

Aussi, Messieurs, si l’on vous demande quel est le monument que la cendre de Lavoisier réclame, répondez sans crainte : c’est une édition complète de ses œuvres. C’est là ce dont il s’occupait quand la mort est venue le frapper ; c’est là le dernier vœu de son agonie. Il serait facile d’établir l’ordre qu’il avait le désir de suivre lui-même, car les portions qu’il avait déjà imprimées serviraient de guide dans ce classement.

Permettez-moi d’ajouter, et ce n’est pas là une vaine promesse arrachée à l’émotion dont je suis accablé, permettez-moi d’ajouter que je publierai cette édition des œuvres de Lavoisier ; que je doterai les chimistes de leur évangile.

Puisse cette publication, cet hommage, faible expression des sentiments de vénération qui remplissent mon âme, puisse cette tentative isolée, réveiller les souvenirs, exciter le zèle de personnes plus haut placées. Mieux que moi, elles élèveront à Lavoisier un monument digne de la France, un monument qui puisse exprimer à la postérité notre profonde admiration pour son génie et notre douleur éternelle pour sa mort-prématurée.