Anonyme
s. n. (p. 14-15).


No. 9. LA DOUBLE INJURE.



La ſcène eſt en Allemagne : la Baronne de *** à qui toutes les Dames de ſon pays ne reſſemblent pas quant à sa paſſion pour la propreté, ne ſe couche jamais ſans avoir pris un bain. Le Chevalier de *** jeune François voyageur, amoureux de la Baronne, (c’eſt à-dire très curieux de coucher avec elle) eſt très recommandé au Baron, et jouit dans la maiſon d’un accès très libre, le jour bien entendu ; mais n’ayant pas le projet de filer un roman, c’est la nuit et l’heure de l’immanquable bain qui lui conviennent, le ſervice du Baron retenant celui-ci fort tard à la Cour. Une ſoubrette, ſéduite par l’argent et les douces manieres du Chevalier, ſe prête à lui fournir l’occaſion d’une prompte victoire. Le Chevalier étant introduit et caché ſous un lit, l’eſpiègle Domeſtique s’abſente, ſous un léger prétexte, au moment où la maîtreſſe, in naturalibus, va ſe plonger dans ſa baignoire. Le paravent cache ce meuble aux yeux du ſpectateur ; mais ce qu’on voit à merveille, c’eſt que le Chevalier eſt ſorti de ſa retraite ; qu’après le rude combat, qui ſans doute a précédé le moment tranquille choiſi par l’artiſte, Madame en eſt afin à calculer ſi elle peut ou non couronner les flammes de l’amoureux Chevalier. Il fait preuve, lui, d’un deſir fort touchant ; il joue de la main droite à communiquer auſſi vivement à la Baronne le feu dont il eſt lui-même conſumé. On croiroit que la Dame eſt ſur le point de porter à ſon tour, mais par diſtraction, la main ſur le flambeau qui luit ſi vivement pour elle. Le triſte portrait du Baron, bardé de ſes ordres et cuiraſſé comme le tenant d’un tournoi, pend derriere la bergere. Coëffons, croyez-moi, cette vieille figure, dit avec inſolence le demi-triomphant Chevalier ; et il allonge en même tems le bras gauche, faiſant les cornes au portrait. Quand même cette ingrate faillie ne refroidiroit pas un peu la Baronne, (car elle n’eſt pas sans délicateſſe et ſans une sorte de conſidération pour ſon époux) le triomphe du jeune fat avorteroit encore. Au moment de ſon mauvais procédé, le Baron ſurvient ; il a tout entendu derriere le paravent. Vous le voyez brandiſſant, avec plus de mépris que de colere, ſon épée déjà nue ; mais ce n’eſt qu’un premier mouvement qui lui permettra d’entendre ce que pourra dire la Baronne pour ſa juſtification. Un homme de Cour ſait s’accommoder des plus mauvaiſes dans ce genre ; afin d’éviter le ſcandale et le ridicule, il n’arrive donc rien de plus tragique que l’expulſion proviſoire du Chevalier et de la ſoubrette. Ils vont s’en conſoler à l’auberge du voyageur. Celui-ci, le lendemain, replâtre le mieux qu’il peut ſa ſottiſe, et offre une réparation les armes à la main. Une réponſe noble et froide l’en dispenſe, ſans lui donner lieu de croire qu’on aura peur de ſe meſurer avec lui. Deux heures après, le Chevalier eſt dans ſa chaiſe de poſte, et court à d’autres ſuccès.