Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 198-209).


CHAPITRE XVII

LE PASSEPORT


La connaissance continua, mais sur ce ton ; Lamiel était maîtresse non seulement absolue, mais capricieuse. Cependant, après quinze jours, elle multiplia les rendez-vous, parce qu’elle commençait à s’ennuyer les après-midi, quand elle n’avait pas un beau jeune homme à vexer. Lui était fou d’amour. Elle passait sa vie à inventer des tourments :

— Mettez-vous en noir demain pour venir me voir.

— J’obéirai ; mais pourquoi ce costume si triste ?

— Un de mes cousins vient de mourir ; il était marchand de fromage.

Elle fut amusée de l’effet que ce détail produisit sur le beau jeune homme.

— Si jamais ceci se sait, se disait-il en regagnant tristement le château, je suis perdu de ridicule.

Il demanda à sa mère la permission de retourner à Paris. Probablement il n’eût pas eu le courage d’y rester, mais il fut refusé.

— Enfin, se disait-il le lendemain en allant au rendez-vous qui, ce jour-là, était dans une cabane des sabotiers d’un bois voisin, que l’on nie encore les progrès du jacobinisme : me voici portant le deuil d’un marchand de fromage !

Lamiel, le voyant bien exactement en deuil, lui dit :

— Embrassez-moi.

Le pauvre enfant pleura de joie. Mais Lamiel n’éprouva d’autre bonheur que celui de commander. Elle lui permit de l’embrasser, parce que, ce jour-là, sa tante venait de lui faire une scène plus vive encore qu’à l’ordinaire sur ses fréquents rendez-vous avec le jeune duc, qui faisaient l’entretien du village. C’était en vain que Lamiel changeait tous les jours le lieu de ses rendez-vous. Depuis trois jours, sa curiosité trouvait un plaisir infini à se faire raconter par Fédor les moindres détails de sa vie de Paris ; c’est pour cela qu’elle n’écouta pas la voix de la prudence qui lui commandait de l’éloigner d’un mot aussitôt qu’elle le verrait.

Le jour baissait rapidement. Lamiel et son ami quittaient le bois pour revenir au village. Le duc racontait avec un naturel charmant et beaucoup d’esprit sa façon de remplir ses journées à Paris ; Lamiel vit de loin son oncle Hautemare qui descendait d’une carriole louée, assez cher apparemment, pour l’épier. Cette vue l’impatienta.

— Vous avez toujours ce valet de chambre fidèle que vous appelez Duval ?

— Sans doute, dit Fédor en riant.

— Eh bien, envoyez-le à Paris chercher quelque chose que vous aurez oublié.

— Mais cela me dérange fort ; que ferai-je sans cet homme ?

— Vous pleurez comme un enfant qui a peur de sa bonne. Du reste, ne revenez me voir que quand Duval ne sera plus à Carville. Voici mon oncle qui court après moi et que je voudrais pouvoir renvoyer comme je vous renvoie. Adieu.

Lamiel essuya une scène fort longue et fort désagréable de la part de son oncle. La scène recommença quand elle rentra à la maison. La dame Hautemare avait la parole et la tint longuement. L’ennui paralysait tous les sentiments chez Lamiel ; elle se fût jetée dans la Seine sans balancer pour sauver son oncle ou sa bonne tante qui seraient tombés dans les flots ; mais quand, à cette jeune fille qui s’ennuyait tant avec eux, ils vinrent à parler de leurs cheveux blancs déshonorés par sa conduite, elle ne vit que l’ennui de leur conversation. Le bon vieillard Hautemare, ayant eu recours aux phrases du plus grand pathétique, lui demanda sa parole qu’elle ne sortirait pas le lendemain après dîner. Lamiel ne sut sérieusement comment la refuser, et sa religion à elle, c’était l’honneur : une fois sa parole donnée, elle ne pouvait y manquer. Son absence, dans tous les lieux ordinaires des rendez-vous, mit le duc au désespoir. Après toute une nuit d’incertitude, il avait sacrifié à sa maîtresse un homme qui était son maître. L’essentiel, aux yeux du jeune duc, était que Duval ne devinât pas sa disgrâce ; en conséquence, il l’accabla de caresses, et le chargea de lui rendre compte de la vie que menait le vicomte D***, son ami intime ; car le duc voulut bien confier à Duval qu’il était question pour lui d’obtenir la main de Mlle Ballard, fille d’un riche marchand de peaux, et que le vicomte, lui apprenait la lettre d’un ami commun, passait pour courir la même fortune.

On eût dit que, pendant cette semaine, les cataractes du ciel s’amassaient sur la Normandie ; il plut à verse pendant trois jours, et l’ennui de ce temps, qui ne passait pas sans un accompagnement de réprimandes dans la maison Hautemare, étouffa tout à fait le peu de pitié pour l’isolement futur des deux vieillards qui avaient pénétré dans le cœur peu sensible de notre héroïne.

Le quatrième jour, il pleuvait encore, mais un peu moins, et Lamiel, en gros sabots et bonnet de coton sur la tête, et vêtue d’un morceau carré de toile cirée au milieu duquel il y avait un trou pour passer la tête, se rendit à tout hasard à la cabane des sabotiers, au milieu du bois de haute futaie. Au bout d’une heure, elle y vit arriver le duc, mouillé autant qu’on peut l’être ; mais elle remarqua qu’il n’avait pris soin que de son cheval et non de lui-même. Ce cheval venait de faire trois ou quatre lieues fort vite dans les environs.

— Je viens de revoir tous nos autres rendez-vous, dit le duc, qui n’avait pas l’air très amoureux et passionné. Épervier n’en peut plus ; vous n’avez pas d’idée des boues de ce pays,

— Oh ! que si ! une paysanne comme moi connaît bien ça… J’aime Épervier parce qu’il vous rend ridicule ; dans ce moment, vous l’aimez cent fois plus que celle que vous appelez pompeusement votre maîtresse. Cela ne me fait aucune peine, mais cela est ridicule pour vous.

Ce mot, qui semblait un mot de figure, était parfaitement vrai. Jadis Lamiel avait été au moment d’aimer et de devenir amoureuse de l’abbé Clément. Quant au duc, elle le regardait par curiosité et pour son instruction.

— Voilà donc, se disait-elle, ce que Mme la duchesse appelle un homme de bonne compagnie ? Je crois que, s’il fallait choisir, j’aimerais encore mieux cet imbécile de Jean Berville qui m’aimait pour cinq francs. Voyons la mine qu’il va faire à mes propositions. Il n’a plus son Duval, dont l’adresse et l’effronterie ont réduit sa peine à un sacrifice d’argent. Comment diable ce beau garçon va-t-il s’y prendre ? Peut-être qu’il ne s’y prendra pas du tout ; il aura peur et me serrera dans ses bras comme un fusil de pacotille. Voyons.

— Mon beau petit Fédor, ce pauvre Épervier (cheval pur sang qui a disputé un prix aux courses de Chantilly, où les paysans avaient l’esprit de vous faire payer un poulet deux louis) est bien mouillé et vous n’avez pas de couverture, il peut prendre froid ; je vous conseille de quitter votre habit et de le jeter sur son dos. Au lieu de parler avec moi, vous devriez promener Épervier dans le bois.

Fédor ne pouvait répondre tant il était inquiet pour son cheval, tant Lamiel avait raison !

— Ce n’est pas tout, continua-t-elle ; il va bien vous arriver une pire chose : le bonheur vous tombe sur le dos.

— Comment ? dit Fédor tout ahuri.

— Je vais m’enfuir avec vous, et nous irons habiter ensemble le même appartement à Rouen, le même appartement, entendez-vous ?

Le duc restait immobile et glacé par l’étonnement ; Lamiel frémit aussi, puis continua :

— Comme l’amour pour une paysanne peut vous déshonorer, je cherche à toucher de mes mains cet amour prétendu, ou, pour mieux dire, je veux vous faire convenir que vous n’avez pas un cœur assez robuste pour sentir l’amour.

Il était si plaisant, que Lamiel lui dit pour la seconde fois depuis qu’ils se connaissaient :

— Embrassez-moi, et avec transport ; mais vous faites tomber mon bonnet de coton. (Il faut savoir que rien n’est plus hideux et plus ridicule que le bonnet de coton porté par les jeunes femmes de Caen et de Bayeux.)

— Vous avez raison, dit le duc en riant.

Il lui ôta son bonnet, lui mit sa casquette de chasse et l’embrassa avec un transport qui eut pour Lamiel tout le charme de l’imprévu. Le sarcasme disparut de ses beaux yeux.

— Si tu étais toujours comme ça, je t’aimerais. Si le marché que je vous propose vous convient, vous vous procurerez un passeport pour moi, car je crains les gendarmes. (Ce sentiment est comme inné dans les pays qui ont eu des Chouans vers 1795.) Vous prendrez de l’argent, vous demanderez permission à Mme la duchesse, vous louerez un appartement bien joli à Rouen, et nous vivrons ensemble, qui sait ? dix jours au moins, jusqu’à ce que vous me sembliez ennuyeux.

Le jeune duc était transporté de la plus vive joie ; il voulut l’embrasser de nouveau.

— Non pas, lui dit-elle, vous ne m’embrasserez jamais que quand je vous l’ordonnerai. Mes parents m’ennuient avec des sermons infinis, et c’est pour me moquer d’eux que je me donne à vous. Je ne vous aime pas ; vous n’avez pas l’air vrai et naturel ; vous avez toujours l’air de jouer une comédie. Connaissez-vous l’abbé Clément, ce pauvre jeune homme qui n’a qu’un seul habit noir et bien râpé ?

— Et que voulez-vous faire de ce pauvre Clément ? dit le duc en riant avec hauteur.

— Celui-là a l’air de penser ce qu’il dit et au moment où il le dit. S’il était riche et qu’il eût un Épervier, c’est à lui que je m’adresserais.

— Mais vous me faites là une déclaration de haine et non d’amour.

— Eh bien, n’allons point à Rouen ; ne faites rien de ce que je vous ordonne. Moi, je ne mens jamais ; jamais je n’exagère.

— Mon amour est si ardent qu’il finira par échauffer cette statue si belle, lui dit Fédor avec un sourire. La grande difficulté, c’est le passeport !… Ah ! que n’ai-je Duval !

— J’ai voulu voir ce que vous seriez sans Duval.

— Quoi ! vous seriez machiavélique à ce point ?

Peu à peu, Fédor comprenait son bonheur ; il insista même beaucoup pour que Lamiel se persuadât un instant qu’elle était déjà arrivée à Rouen ; mais il ne parvint qu’à se faire renvoyer une demi-heure avant le coucher du soleil. Puis elle le rappela ; le bois était si rempli d’eau qu’elle voulut monter en croupe jusqu’à la grande route. La sentir si près de lui fut trop fort pour la raison de Fédor ; il était ivre d’amour et tremblait au point de pouvoir à peine tenir la bride de son cheval.

— Eh bien, retourne-toi, lui dit Lamiel, et embrasse-moi tant que tu voudras.

Ivre de bonheur, Fédor eut un éclair de caractère : il alla directement chercher un garde-chasse dans ses forêts, qui habitait à plus de deux lieues, ancien soldat ; il lui donna quelques napoléons et lui demanda un passeport de femme.

Lairel réfléchit beaucoup ; cet homme avait beaucoup de caractère, de force de volonté et peu d’esprit ; il n’inventait pas. Le duc fut obligé, pour la première fois de sa vie, de penser et d’inventer. Il eut bientôt trouvé un moyen.

— Vous avez une nièce, demandez un passeport pour elle ; elle a fait un héritage à Forges, plus loin que Rouen ; mais elle doit parler à un procureur de Rouen et ensuite à un parent cohéritier qui habite Dieppe. Peut-être devra-t-elle aller à Paris. Donc, mon cher Lairel, passeport pour Rouen, Dieppe et Paris. Vous me remettez le passeport ; trois jours après, vous déclarez au maire qu’elle a égaré le passeport, qu’elle se dégoûte de ce voyage, car un passeport perdu est un mauvais présage, et qu’elle reste. Je vous ferai écrire de Rouen une lettre qui parlera de l’héritage et dira qu’il n’est plus besoin du voyage.

— Je vais faire tout ça de point en point, dit Lairel ; mais l’honneur ! Le nom de ma pauvre nièce va être porté par quelque demoiselle que M. le duc fait venir de Paris.

— Vous avez peut-être raison, mais changez un peu l’orthographe du nom de votre nièce. Comment s’appelle-t-elle ?

— Jeanne Verta Laviele, âgée de dix-neuf ans.

Le duc arracha une page du registre du garde-chasse et écrivit : Leviail Jeanne-Gerta.

— Tâchez d’avoir un passeport sous ce nom-là.

— Il n’est que neuf heures, le maire est au cabaret ; je vais lui tirer cette carotte. S’il ne va pas consulter le curé, la bête est à nous.

Le même soir, à onze heures trois quarts, le garde-chasse vint au château, malgré un temps horrible, et remit au jeune duc un passeport avec un nom ainsi écrit : Geanne Gertait Leviail. C’est moi qui ai écrit : j’aurais écrit tout ce que j’aurais voulu.

Le duc lui donna pour étrenne autant de napoléons que Lairel espérait de francs.

À huit heures, il alla passer devant la porte de Hautemare et se mit près de la portière, le passeport à la main ; Lamiel le remarqua fort bien.

— Il n’est pourtant pas nigaud, se dit-elle ; mais peut-être que Duval est de retour au château ! Puis, bien contre son attente, elle eut pitié des deux pauvres vieillards qu’elle allait abandonner. Elle leur écrivit une fort longue lettre, assez bien faite. Elle commençait par faire don à sa tante de toutes ses belles robes, puis elle promit qu’elle reviendrait dans deux mois et sans avoir manqué à ses devoirs. Enfin, elle conseillait à ses excellents parents de dire qu’elle était partie de leur consentement pour aller soigner une vieille tante malade, près d’Orléans, dans leur pays.