Jules Laisné (p. 332-336).


CHAPITRE XLV.

Le panier à salade. ― La mutilation. ― Jugement de Lacenaire. Sa main. ― Fin mystérieuse sur François.


On partit ensuite pour Paris. Le jour était déjà levé : à la froide bise de la nuit avait succédé une température assez tiède pour faire fondre la glace des jours précédents. Le dégel avait eu lieu, et le panier à salade dans lequel étaient enfermés les deux criminels enfonçait à chaque instant ses roues dans les ornières bourbeuses de la route.

Une quinzaine de gardes nationaux en uniforme, échappés de leurs différents postes, plusieurs artistes dramatiques, des ouvriers allant à leurs travaux, et retenus sur le lieu du supplice par les apprêts de l’exécution qui avaient eu lieu aux flambeaux ; quelques dames en équipage, sortant d’un bal donné par un personnage officiel, et en quête d’émotions violentes, étaient déjà sur la place. Le reste des spectateurs se composait de filles publiques et de la lie de cette population suspecte qu’on rencontre sur le chemin de toutes les exécutions.

Avril sauta plutôt qu’il ne descendit de la voiture et se dirigea vers la guillotine d’un pas ferme et délibéré, avec les allures d’un homme qui va s’attabler à une guinguette. Lacenaire, lui, mit plus de lenteur dans ses mouvements, et, pendant que son complice était aux mains du bourreau, il s’informait de M. Allard, si telle ou telle personne était là, absolument comme un acteur prêt à entrer en scène. Il fit ensuite un petit signe au sous-chef de la police de sûreté. Le fonctionnaire s’approcha de lui.

— Voulez-vous me permettre de vous embrasser, monsieur Canler ? lui dit-il à voix basse.

— Ma foi… non, répondit doucement et avec quelque hésitation celui-ci. Hier soir, oui ; c’eût été avec plaisir, mais aujourd’hui, devant tout ce monde… franchement, je ne m’en soucie pas.

— Qui sait, disait plus tard M. Canler à ce sujet, qui sait si Lacenaire, que j’avais fait prendre, n’aurait pas profité de ce baiser pour m’enlever quelque morceau de nez ou de visage ?…

Avant de se placer sur la planche fatale, Avril cria à son ami :

— Adieu, mon vieux Lacenaire ! adieu, courage… j’ouvre la marche…

Et il répétait encore cet adieu, lorsque le couteau coupa sa phrase.

Le bourreau de Beauvais était venu en aide à son collègue de Paris. Pour empêcher Lacenaire de voir le supplice d’Avril, cet exécuteur voulut lui faire tourner le dos à la sanglante machine. Avec cette politesse cérémonieuse qui ne le quitta jamais, Lacenaire lui dit :

— Monsieur le bourreau, seriez-vous assez bon pour me laisser voir Avril ?…

Il vit effectivement tomber cette tête ; mais Dieu le punit de cette bravade en prolongeant son agonie.

Il arriva, en effet, pour cette exécution, ce qui s’était rarement vu. La guillotine était très vieille : aucun ouvrier de Paris ne voulait la réparer, et le bourreau et ses aides étaient obligés eux-mêmes,de temps en temps, de la raccommoder tant bien que mal.

Lacenaire gravit les degrés de l’échafaud et adapta sa tête dans la rouge lunette.

Il était déjà dans cette horrible position depuis plus d’une minute, — intervalle immense dans un pareil moment ! — que le couperet n’avait pas encore glissé dans la rainure qui l’emprisonne. Au lieu de tomber sur son cou, le triangle s’était arrêté en route…

Il fallut le remonter !

Pendant ce temps par un suprême effort, Lacenaire se redressa sur ses coudes et regarda fixement l’instrument de mort, qui semblait reculer de lui avec horreur.

Peut-être aiguisait-il en ce moment suprême une dernière et funèbre moquerie, car sa bouche se crispait pour railler ; mais la mort faucha sur ses lèvres blêmes cette dernière plaisanterie. Une partie de son menton fut emportée… La veuve Chardon était vengée !

Ainsi périt cet homme dont la froide cruauté et l’impassibilité dans le meurtre sont devenues proverbiales. Sa tête cependant ne présente aucun caractère de férocité. Elle est volumineuse ; le front est large et bien formé ; les parties cérébrales destinées à l’intelligence sont plus développées que celles affectées aux appétits matériels. Il a été constaté, — et ceci donne un vigoureux démenti à la science de Spurzheim et de Gall, — que Lacenaire, phrénologiquement, avait toutes les bosses d’un homme bon, doux, sensible, religieux, ayant en horreur l’injustice et le vol, et à cent mille lieues de l’assassinat.

Mais comme une terrible contrepartie de ce crâne menteur, on m’a montré la main de Lacenaire, conservée par un procédé chimique. C’est la chose la plus sinistre qui se puisse voir ! Cette main momifiée, aux doigts maigres et canailles, aplatis et élargis aux extrémités comme des têtes de jeunes serpents, explique la cruauté rampante de cet homme. Les poils qui la recouvrent ont des reflets sanglants lorsqu’on les regarde au prisme de la lumière. On dirait un débris de sépulcre égyptien. Elle sent encore l’odeur acre et pénétrante du baume mystérieux qui l’a maintenue jusqu’ici dans sa hideuse réalité. C’est bien là la main qui assassine les vieilles femmes dans leur lit.

Lacenaire, pris a l’improviste, au milieu de ses crimes, avait voulu se faire passer pour le vengeur des déshérités de ce monde, pour un assassin exerçant, avec sa tête pour enjeu, de sanglantes représailles contre une société marâtre. L’évidence de ce mensonge se démontre par le choix même de ses victimes, par le peu d’habilité qui présida à ses meurtres, et surtout par sa rage meurtrière contre ses dénonciateurs. Non, il n’y a pas d’assassin systématique, heureusement, encore moins d’assassin-poète ! Les vers de Lacenaire sont là pour prouver qu’il n’avait aucun droit à déshonorer ce titre divin.

Ce scélérat ne manquait pas de cette instruction vague et incomplète que donne l’éducation universitaire, mais son amour-propre démesuré lui fit prendre ces notions banales pour du talent. Placé en face de son impuissance quand il lui fallut vivre de sa plume, il ne fut pas assez fort pour accepter la lutte, les durs labeurs et les souffrances de cette ingrate carrière des lettres. Alors il se drapa dans sa vanité, vécut de faux et d’escroqueries, et se choisit un auditoire d’hommes illettrés dont il devint l’oracle. Ses appétits matériels devenant de plus en plus tyranniques, la soif inextinguible et funeste dont il était affligé se développant sans cesse, il ne put jamais faire halte dans le chemin du crime.

C’est alors qu’abolissant en son âme d’athée la conscience, il se fit sans remords, pour vivre sans travailler, entrepreneur d’assassinats. La justice divine le fit trébucher sur un grain de sable. En se voyant à tout jamais perdu, il se cramponna en désespéré à son orgueil, et eut encore la force de mourir bravement après avoir composé lui-même une complainte sur sa vie.

Quant à François, il partit avec le dernier départ de forçats qui eut lieu à Bicêtre, et scandalisa la foule par l’immoralité de ses propos. Il se vanta d’avoir fait voir le tour aux jurés par ses discours devant les assises, et arriva au bagne en riant.

Quelques jours après son arrivée, nous a-t-on dit, il fut envoyé en mer avec d’autres forçats pour accomplir un travail pénible. Ses compagnons revinrent sans lui, et prétendirent qu’il s’était noyé. On se rappelle que François avait été le premier délateur dans l’affaire Chardon et que Lacenaire l’avait condamné à mort.

fin.