Labrador et Anticosti/Chapitre XV

C. O. Beauchemin & Fils (p. 319-343).



CHAPITRE QUINZIÈME

Pointe-aux-Esquimaux (suite)


La grande chasse au loup marin. — Autrefois et aujourd’hui. — Voyage à la morue. — À bord des goélettes. — Le voyage au hareng. — Comment on s’empare d’un banc de harengs. — Le rêve d’un pêcheur novice. — La petite pêche locale. — Un beau soir, sur le rivage… Un peu de lyrisme. — Bénéfice annuel d’un pêcheur. — La chasse à la Pointe-aux-Esquimaux. — Agriculture — Les Seigneurs de Mingan. — Nous sommes « dégradés ». — La pêche du homard. — Histoire naturelle du homard. — Le bon vent qui s’en vient. — L’enfance d’une petite Montagnaise.


La morte saison n’est pas longue ici. Dès le mois de mars, il faut retourner travailler sur la mer. C’est par la chasse au loup marin que débute l’époque de l’activité.

Aux îles de la Madeleine on prend, me dit-on, le loup marin à la ligne, comme la morue. Mais ici c’est une véritable chasse qu’on lui fait.

Donc, vers la fin de mars ou dans les premiers jours d’avril, les goélettes — qu’il faut dégager de la glace qui les emprisonne en dedans des îles, où elles ont passé l’hiver — partent de la Pointe-aux-Esquimaux, ayant chacune un équipage de neuf à douze hommes, qui partageront entre eux le gain du voyage, le propriétaire du vaisseau gardant pour lui deux ou trois parts. Chaque homme s’est pourvu lui-même des provisions dont il aura besoin. Un voyage de cette sorte, à une telle saison, n’est pas absolument une partie de plaisir, surtout lorsque les goélettes sont retardées par les glaces, et n’arrivent qu’au mois de juin aux endroits de chasse dans le détroit de Belle-Isle, au lieu d’y arriver dans la première quinzaine de mai, ce qui est l’époque ordinaire. Ainsi, en 1883, au 1er de juin, la moitié seulement des goélettes y étaient parvenues, et la dernière ne s’y rendit même que le 19 de ce mois. Plusieurs équipages souffrirent horriblement de la faim, en cette occasion ; sur d’autres vaisseaux, il n’était resté à bord que le nombre d’hommes strictement requis pour la manœuvre, leurs compagnons ayant gagné la terre ferme en passant sur les glaces.

Il y a plusieurs espèces de loups marins ou phoques qui fréquentent le golfe Saint-Laurent. Celui que l’on vient chasser sur les glaces, au printemps, c’est le brasseur ou cœur (Phoca groenlendica, Fabr.), le phoque à croissants de Buffon. Ce nom de phoque à croissants ou de cœur lui vient de deux taches noires qu’il a sur le dos, le reste de son pelage étant gris blanc. Cette espèce donne une huile plus abondante et de meilleure qualité pour le commerce. Les Esquimaux en mangent avec délices la chair et la graisse. Ne les chicanons pas sur cette affaire de goût, matière qui, du consentement universel, échappe à la discussion.

Il y a deux façons de faire la chasse au loup marin sur les glaces : au bâton et au fusil.

Quand on trouve les loups marins réunis, en troupeau de plusieurs milliers parfois, sur de grandes glaces qui peuvent avoir jusqu’à plusieurs milles de circuit ; ou encore, lorsqu’on les voit sur de petites glaces si bien tassées qu’il ne s’y trouve pas de vides à l’eau claire : on fait la chasse au bâton. Il s’agit dans ce cas, comme bien l’on pense, de surprendre l’animal et de ne pas lui laisser le temps de se jeter à la mer. Pour cet effet, les chasseurs débarquent sur la glace le plus loin possible des phoques, puis s’avancent sans tambour ni trompette ; et même, arrivés à une certaine distance, ils se traînent à plat ventre, sur la glace, mais toujours du côté le plus rapproché de l’eau, de façon à couper la retraite à l’ennemi, s’il s’avisait de vouloir se dérober par la fuite aux charmes de la petite opération qui se prépare. Quand on a de la sorte cerné les loups marins sans qu’ils s’en soient aperçus, tous les hommes, au signal convenu, se dressent subitement, et commencent le carnage de ces pauvres animaux qui, surpris et effrayés, ne savent plus que faire au premier moment. Un coup de bâton sur le museau suffit pour les assommer, ou du moins pour les étourdir ; car il faut avant tout les empêcher de se jeter à la mer, ce qu’un certain nombre réussit toujours à faire. On revient ensuite, et l’on aide à mourir ceux que le premier coup n’a pas tués tout à fait. En procédant de la façon que l’on vient d’exposer, une troupe de huit hommes peut abattre cinq à six cents phoques en une couple d’heures.

Il arrive que les glaces où se trouve le loup marin sont petites et tassées, mais laissent entre elles trop de vides, par où l’animal s’esquiverait facilement en dérobant, au chasseur la peau et l’huile sur lesquelles il compte. Alors on fait la chasse au fusil. Il s’agit toujours, assurément, d’approcher du loup marin le plus près que l’on peut sans en être aperçu. Aussi les chasseurs avancent sans bruit, se cachant derrière les blocs de glace quand ils en rencontrent, et tirent à une portée de quinze à trente pas, et quelquefois de plus loin encore, quand le loup marin est plus farouche. Certains jours même, l’animal est si peu de bon compte qu’on ne peut s’en approcher assez pour le tirer avant qu’il ait le temps de se jeter à la mer. Dans tout cela, il n’est question que des loups marins adultes, des loups marins dont le siège est fait, et qui savent à quoi s’en tenir sur les desseins du roi de la création. Quant aux jeunes, ils y vont d’abord avec une entière candeur ; ignorants encore du struggle for life, ils ne voient que des amis dans tous les êtres de la nature. On s’approche donc le plus aisément, et sans recourir à aucun artifice, de ces confiants petits animaux, et on les…. assomme sans plus de façon. Cette inconscience du danger ne dure d’ailleurs pas longtemps ; dès la fin d’avril, les jeunes phoques ont cessé d’être aussi naïfs. Déjà au fait des périls de l’existence, ils sont devenus aussi farouches, et même plus, que les vieux.

Quelquefois, les glaces sont de très petite étendue et séparées les unes des autres. On fait alors la chasse en canot. Deux hommes sont dans l’embarcation, l’un à l’arrière pour la diriger, l’autre à l’avant pour tuer au fusil les phoques qui se rencontrent sur les glaces. Il est évident que ce troisième mode ne vaut pas la chasse au bâton, qui est bien la plus expéditive et par conséquent la plus productive.

Maintenant, si l’on s’imagine que, la tuerie achevée, on va transporter tous ces cadavres de phoques dans les goélettes, pour s’en revenir à la Pointe-aux-Esquimaux, c’est que l’on ne s’entend guère aux affaires… on n’a pas reçu une « éducation pratique »… on n’a pas été aux « écoles anglaises »….

Les os et la viande du loup marin n’étant pas utilisables[1], pourquoi les emporterait-on ? C’est la graisse qu’il importe d’avoir, pour en faire de l’huile ; c’est aussi la peau, que l’on pourra vendre. Donc, sur la glace même, on lève la peau du loup marin ; et comme, fort heureusement, la graisse tient à la peau, on se trouve à enlever les deux ensemble. On charge les goélettes de ces dépouilles opimes, et l’on met la proue à l’ouest, pour arriver à la Pointe-aux-Esquimaux aussi vite que possible. Ici, on sépare la peau de la graisse, que l’on fait fondre pour en tirer l’huile.

Autrefois, c’était le bon temps, pour la chasse au loup marin comme pour tant de choses ! Donc, en ces jours d’heureux souvenir, l’huile se vendait jusqu’à 80 cents le gallon. Ensuite il est arrivé qu’avec l’adoption de l’étalon Impérial, c’est-à-dire l’augmentation de la mesure, coïncida la diminution du prix de vente. C’était bien le comble de l’infortune pour nos pêcheurs ! Aujourd’hui, le prix du gallon n’est, pour l’ordinaire, que de 30 cts. Quant à la peau du loup marin, qui seulement salée, et non davantage travaillée, s’est vendue jusqu’à une piastre et demie, elle ne vaut plus guère que quarante cents. Enfin, pour tout dire en un mot, suivant le propos d’un pêcheur, « à peine aujourd’hui compte-t-on une piastre, là où l’on comptait un louis il y a vingt ans. » Autrefois, quand la chasse était bonne, un homme gagnait jusqu’à $400, tandis qu’à présent un gain de $150 passe pour un « gros voyage au loup marin ».

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Au milieu de l’été, c’est-à-dire de la mi-juin à la mi-juillet, on prend le loup marin au rets, et sans avoir besoin de s’éloigner beaucoup de la Pointe-aux-Esquimaux. Cela consiste à tendre d’immenses filets — qui n’ont rien de commun, assurément, avec le point d’Alençon, de Venise, ou d’Angleterre — pour barrer le passage aux amphibies. L’idéal, en ce genre, c’est de fermer ainsi la voie entre des îles très voisines. En tout cas, une fois que ces animaux sont engagés dans la fatale embûche, la lance et le harpon en ont facilement raison ; et l’on s’efforce ensuite de convertir, avec le plus de succès que l’on peut, leur huile et leur dépouille en bons billets de banque. Du reste, cette capture du loup marin en été ne se fait guère sur une grande échelle.

Il est à remarquer, par exemple, que ce n’est plus le loup marin brasseur que l’on prend ainsi, l’été, presque à sa porte, mais une autre espèce qui fréquente également le golfe Saint-Laurent : le Phoca vitulina, Lin., le phoque commun, que nos pêcheurs nomment le loup marin d’esprit. Ce phoque est de moindre taille que le brasseur, qui mesure parfois jusqu’à neuf pieds. Que si l’on me demande d’où vient ce qualificatif de loup marin d’esprit, j’avouerai que l’histoire est muette à cet égard. Feu l’abbé Provancher s’est vu un jour, lui aussi, en face de ce difficile problème ; et, comme un savant ne doit jamais rester court, voici comment il s’en est tiré : « Quant aux loups marins d’esprit, dit-il, nos pêcheurs ne leur ont probablement donné ce nom que parce que, fréquentant habituellement les rivages, ils trouvaient qu’ils avaient plus d’esprit que les brasseurs de venir ainsi s’offrir à leurs poursuites[2]. » Se non è vero… Et d’ailleurs si l’on n’est pas satisfait de cette explication, ni le droit naturel, ni le droit positif ne s’opposent à ce que l’on en recherche une autre.

Dans l’est du golfe Saint-Laurent on capture aussi le loup marin brasseur au rets ; mais cela se fait à la fin de l’automne. Certes, on ne prend pas la peine d’aller si loin de la Pointe-aux-Esquimaux, pour cette pêche dont le bénéfice est peu considérable.

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Pour revenir à la flotte de la Pointe-aux-Esquimaux, on ne la met pas en hivernement après son retour du voyage au loup marin. Il faut au contraire reprendre bientôt la mer, cette fois pour courir sus à la morue.

C’est ordinairement dans la première quinzaine du mois de juin que les goélettes partent pour la morue. Elles parcourent les divers ports de la côte, jusqu’à ce qu’on trouve le poisson assez abondant quelque part pour qu’il paraisse avantageux de s’y arrêter pour pêcher. Les principales stations de pêche sont : Natashquan, Kégashka, la Romaine, la baie Wolf, les pointes Sainte-Marie, Harrington, Tête-à-la-Baleine, la baie des Moutons, les deux Mécatina, Saint-Augustin, Shecatica, Bonne-Espérance, etc. Quelquefois on descend jusqu’à Bradore et Blanc-Sablon, et même plus bas encore, lorsque la morue est très rare.

Les goélettes de 40 à 55 tonneaux ont un équipage de huit hommes et trois mousses d’une quinzaine d’années, et sont munies de trois barges ; quelquefois elles ont quatre barges, et dans ce cas elles emmènent deux hommes de plus. Les goélettes de 25 à 35 tonneaux portent six hommes et deux mousses, et n’ont que deux barges.

Ces petites embarcations sont très légères ; elles n’ont que dix-huit pieds de quille. Elles peuvent contenir jusqu’à cinq ou six cents morues de grosseur moyenne. On les achète des pêcheurs de la Nouvelle-Écosse à la fin de la saison de pêche.

Quand une goélette s’est arrêtée dans un endroit de pêche, on met les barges à la mer, et deux hommes descendent dans chacune, pour aller à la recherche de la morue sur les fonds qu’elle a coutume de fréquenter. Tantôt la morue se trouve à de faibles distances de la goélette ; tantôt il faut aller fort loin pour la trouver. Dès que l’embarcation est chargée, elle vient mettre son poisson à bord de la goélette. Mais lorsque la morue est rare, on n’attend pas que la barge soit chargée pour revenir : les barges ne doivent pas être plus de sept ou huit heures au large, sans apporter le poisson qu’elles ont pris. La raison en est que si la morue restait plus longtemps sans être vidée, après sa capture, la grande quantité de capelan qui remplit toujours son estomac l’exposerait à se gâter. En tout cas, si la pêche donne bien, les barges font jusqu’à trois et quatre voyages par jour ; cela commence à deux ou trois heures du matin, et peut se prolonger jusqu’à près de neuf heures du soir.

À mesure que les pêcheurs déposent la morue sur le pont de la goélette, les hommes restés à bord et les mousses la piquent, ce qui consiste à lui couper la gorge et à lui fendre le ventre ; la décollent, c’est-à-dire lui enlèvent la tête et les intestins ; la tranchent, c’est-à-dire lèvent toute l’arête ; enfin la salent. On prépare de la sorte de cinq à sept mille morues par jour ; quelquefois on atteint les neuf à dix mille, mais c’est bien exceptionnel. Tout ce travail est fait par les hommes du bord ; ceux des barges ne font pas autre chose que pêcher.

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Mais on peut se demander comment, dans ces voyages au long cours, on se procure la bouette nécessaire pour la pêche.

C’est presque toujours le capelan dont on se sert pour amorcer les hameçons. Et ici, pas plus qu’ailleurs, le capelan ne tombe tout rond du ciel. Il faut aller le seiner aux endroits… où il y en a. Les pêcheurs n’ont pas le temps de faire ces expéditions au capelan ; c’est aux hommes du bord à les fournir de bouette. Or, comme le saleur de la goélette a presque toujours de l’avance sur le trancheur, c’est lui qui est chargé d’entretenir la provision de capelan. Quatre ou cinq goélettes réunissent leurs intérêts en cette matière, et envoient ensemble leurs saleurs, dans une embarcation spéciale, prendre du capelan avec une seine qui mesure de trente à quarante brasses de longueur, sur trois ou quatre brasses de hauteur. Deux fois par jour, le matin et le soir, il faut ainsi aller au capelan, que l’on trouve parfois tout près des goélettes, parfois à trois ou quatre milles de distance. Puis on se partage le butin.

Le lançon, le hareng, l’encornet et les clams ou coques, sont aussi de bonne bouette pour la pêche à eau profonde. On peut même employer le hareng, l’encornet et les clams conservés dans le sel, quand on va au loin, sur les bancs, où l’on ne pourrait guère autrement se procurer de la bouette. C’est là sans doute, avant tout l’affaire de la morue !

Mais d’ordinaire, en ces questions, la morue n’est pas fanatique.

Ainsi, lorsque le capelan est très rare et qu’en même temps la morue s’adonne à mordre bien, on se sert de tout ce que l’on veut en guise de bouette, c’est-à-dire de lard, de viande, d’oiseaux de mer, etc. Car la morue est renommée pour sa gloutonnerie. Il faut dire pourtant que son humeur n’est pas toujours la même. « J’ai vu durant des semaines, me racontait un pêcheur, la morue être abondante au point que la mer en était épaisse. Nous nous servions de bouette très fraîche : eh bien, la morue n’en faisait aucun cas, tellement que deux hommes pouvaient à peine en prendre une vingtaine en deux ou trois heures ! » — Comme à la chasse, alors ! où c’est toujours le gibier qui a tort de ne pas se tenir immobile vis-à-vis le canon du fusil.

Il fallait donner tous ces détails sur la bouette, afin d’empêcher les âmes candides de s’inquiéter de l’endroit où l’équipage des goélettes peut bien aller piocher les vers qu’il faut pour prendre tant de milliers de morues…

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Trois cents quintaux de morue, c’est un bon voyage pour une goélette de deux barges ; les goélettes servies par trois ou quatre barges prennent de quatre à cinq cents quintaux. Quant à certaines grandes goélettes de la Nouvelle-Écosse, qui jaugent jusqu’à cent tonneaux et plus, elles atteignent les chiffres de sept, huit et neuf cents quintaux. Mais, aussi, elles portent des équipages d’une quinzaine d’hommes, et leur campagne dure tout l’été.

Ces goélettes de la Nouvelle-Écosse, comme aussi celles des États-Unis, du Cap-Breton, etc., se servent de doris, qui sont plus légères encore que les petites barges de nos Labradoriens. Ces goélettes ont chacune de douze à quinze de ces embarcations, suivant leur tonnage et le nombre de leurs hommes. Chaque pêcheur conduit une doris, soit pour pêcher à la ligne près de terre, soit pour tendre les lignes de fond, le soir, sur les bancs et à une certaine distance de la goélette, soit pour les lever, le matin.

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Quant à nos pêcheurs de la Pointe-aux-Esquimaux, ils sont de retour vers la fin de juillet ou dans la première quinzaine du mois d’août. Alors, on débarque la morue, on la lave et on la fait sécher, opération qui dure parfois près de deux mois, lorsque le temps est pluvieux. On la vend ensuite dans la localité même, ou bien on l’envoie sur les marchés d’Halifax ou de Gaspé. Quand tout est vendu, on donne sa part au propriétaire de la goélette, qui, lui, ne partage aucunement dans les dépenses. Pour ce qui est du reste de la somme réalisée, on le divise, après paiement de toutes les dépenses, entre tous les hommes, qui ont parts égales. Les mousses, suivant la valeur de leur travail, reçoivent, chacun, le tiers, la moitié ou les deux tiers d’une part.

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Cependant, après cette deuxième campagne de pêche, tout n’est pas encore dit, ou plutôt, tout n’était pas dit : car maintenant cela est changé. Mais, jusqu’à ces dernières années, on remettait à la voile pour le bas du golfe, afin d’y faire en grand la pêche au hareng.

Du voyage de la pêche à la morue, qu’il y eût ou non des bancs de morue, on s’en revenait toujours à la Pointe-aux-Esquimaux assez de bonne heure pour être prêt à partir, vers le milieu du mois d’août, pour le « voyage du hareng » ; car ce voyage était l’un des plus lucratifs.

On se rendait ainsi, avec les goélettes, jusque sur la côte de Terre-Neuve, dans le détroit de Belle-Isle, et l’on parcourait les différents endroits de cette côte, depuis Savage Cove jusqu’au Port-au-Choix. On y attendait le hareng, qui arrivait ordinairement dans les premiers jours de septembre. Quelquefois aussi on traversait à Forteau et à la baie de Bradore, sur la côte nord. On ne pêchait pas le hareng à la ligne ! Il en faudrait du temps, pour compléter la cargaison d’une goélette, si l’on prenait le hareng de cette façon ! C’est à la seine, comme on l’imagine bien, que l’on fait cette pêche. Les seines dont on se servait, dans ces expéditions, avaient cent, cent vingt et même cent trente brasses de longueur, sur une largeur ou profondeur de huit à dix brasses. Avec des appareils de telles dimensions, il n’était pas rare que l’on prît, d’un seul coup, douze à quinze cents barils de harengs ; on a vu même des coups de seine de deux mille barils. Mais quand on prend en moyenne trois, quatre ou six cents barils, on ne se plaint pas. Une seule seine suffisait pour le service de deux ou trois goélettes de quarante à cinquante tonneaux.

Mais voyons d’un peu plus près comment on procède pour prendre d’un coup tant de harengs, dans les expéditions faites à bord des goélettes.

À l’approche de l’automne, le hareng qui habite le détroit de Belle-Isle longe les côtes de Terre-Neuve et du Labrador, pour aller prendre ses quartiers d’hiver à Bonne-Baie et à la baie des Îles (côte occidentale de Terre-Neuve). En certains endroits, il passe si près de terre et en bancs si compacts, qu’on pourrait en prendre avec la main.

L’embarcation chargée de seiner porte un équipage de sept hommes. L’un de ces hommes, le « maître », se tient à l’avant ; il doit surveiller les mouvements du hareng, et diriger la manœuvre en conséquence. Il y a ensuite quatre rameurs, et, à l’arrière, deux hommes pour gouverner l’embarcation et mettre la seine à l’eau lorsqu’on rencontre le hareng.

C’est vers l’heure du soleil levant que l’on part de la goélette. On visite les anses et les pointes jusqu’à deux ou trois milles de distance, lorsqu’il fait beau. Quand la mer est calme et l’eau peu profonde, on aperçoit le hareng à plus de cent pas en avant. Lorsqu’on le voit à cette distance, on fait le moins de bruit possible avec les rames ; et dès qu’on arrive assez près, on déborde la seine et on renferme le hareng. D’autres fois, on constate que le hareng s’en vient lui-même sur l’embarcation : alors, on s’arrête, on le laisse avancer, et quand il est à portée, on le renferme. Et cette façon de procéder manque rarement son effet ; car le poisson se trouve pris avant d’avoir eu le temps de rebrousser chemin. Mais les choses ne vont pas si bien quand il vente et que par suite la mer est agitée ; alors, en effet, on ne voit le hareng que lorsqu’il est tout près. Le bruit des rames l’avertit du danger ; la panique se met dans ses rangs, et le sauve-qui-peut est si vite exécuté que les pêcheurs ne peuvent plus attraper que les vieillards, les malades et les infirmes.

La pêche à la seine, telle que je viens de la décrire, se fait à toute, heure du jour ; mais le moment le plus favorable, c’est quand la mer achève de monter.

Que fait ou des prisonniers dont l’on s’est emparé ?

Les barges suivent toujours l’embarcation qui porte la seine. Dès que la prise est opérée, elles viennent prêter main-forte aux vainqueurs. On commence par assécher la seine, c’est-à-dire que l’on tasse le hareng autant que possible, afin de pouvoir le prendre plus facilement pour en remplir les barges. Celles-ci vont de la seine à la goélette tant qu’il y a du poisson à transporter.

Si l’on a fait un trait, c’est-à-dire une capture, de 600, de 1000 ou de 1200 barils, et que l’endroit soit à l’abri du mauvais temps, on ferme la seine et on la fixe pour qu’elle reste dans la même position. En ce cas, on ne transporte à bord de la goélette que la quantité de hareng que l’on peut préparer et saler en vingt-quatre heures ; les jours suivants on revient chercher du poisson, jusqu’à ce que la seine ait été vidée. Dans ces occasions d’un bon trait de seine, on ne dort pas tant que le hareng n’est pas tout « sauvé ». Assez souvent, on passe de la sorte jusqu’à quarante-huit et même soixante heures sans clore l’œil. — En vingt-quatre heures, un équipage entendu arrive à remplir dans les conditions voulues au delà de cent barils.

Parfois, il faut aller très loin de la goélette pour rencontrer le hareng ; et alors il peut arriver que l’on n’utilise pas même le tiers d’une prise de cinq ou six cents barils. Car, à cette distance du bord, lorsque le jour s’en va et que le vent s’élève, surtout si l’endroit est farouche, il n’y a qu’à rendre le hareng à la liberté, à ramasser la seine et à battre en retraite.

Lorsque la goélette est complètement chargée, ce qui — au hasard des circonstances — réclame plus ou moins de temps, on s’en revient : dénouement qui ne surprendra personne. On vend la cargaison, en gros ou en détail, le plus avantageusement qu’il se peut, et l’on partage les bénéfices suivant le même système qu’après les voyages à la morue.

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Eh bien, voilà comment on fait en grand la pêche du hareng. Le jeune lecteur peut maintenant laisser courir son imagination la bride sur le cou. Le voilà à bord d’une goélette de pêche, en route pour la côte de Terre-Neuve. Que la mer est belle, dans ces douces soirées du mois d’août… Le voilà sur l’embarcation qui va seiner. On rencontre un extraordinaire banc de harengs ; on le prend en entier… dix mille barils ! Cela ne s’est jamais vu ailleurs qu’en rêve ; mais qu’importe ! Et ce n’est pas du petit hareng !… On charge la goélette, et il y paraît à peine dans la seine. Je vous assure qu’on en passa, cette fois, des jours et des nuits à saler du hareng ! Il en fallut des bas de laine, pour mettre tout l’argent qui se gagna cet automne-là. — Oh ! les plaisirs de la mer ! Je le crois bien, qu’on sera pêcheur toute sa vie, quand on y a goûté !…

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Or tout cela, c’était dans le bon vieux temps, qui toutefois n’est pas encore bien éloigné.

Mais comme le hareng ne donnait presque plus, depuis plusieurs années, et que, partant, les profits étaient minimes ou nuls, les propriétaires de goélettes ont à peu près cessé de faire ces voyages pénibles.

Pour montrer combien la « flotte » de la Pointe-aux-Esquimaux a pu mettre d’argent « dans la place », comme on dit, je tiens à mentionner ici que, en 1870, le produit total des trois voyages, au loup marin, à la morue et au hareng, s’est élevé à $72, 000. On comprend bien que, à cette époque, on n’avait pas besoin de s’adresser au gouvernement pour avoir du secours, au commencement de l’hiver ! Mais il est juste d’ajouter que cette année 1870[3] fut exceptionnelle et que jamais, ni avant, ni après, la pêche n’a été aussi productive.

* * *

Il reste à parler de la petite pêche, qui se pratique à la Pointe-aux-Esquimaux comme aux autres endroits de la Côte.

D’abord, pour ce qui est du saumon, il ne s’en prend pas à la Pointe même. Mais la rivière Romaine, qui se jette dans le fleuve à six ou sept milles à l’ouest d’ici, abonde en saumons, paraît-il, et possède même « une espèce particulière de truite blanche et argentée[4] ». Cette rivière est louée, pour la pêche à la ligne, à des « officiers », comme disent nos braves gens de la Côte.

La truite de mer ne se prend pas en cette localité.

Le flétan n’y est pas assez commun pour qu’on le pêche d’une manière sérieuse et pour le commerce.

Quant à la morue, on la prend en dehors des îles, à une distance de la Pointe qui varie entre quatre à huit ou neuf milles. Il y faut pêcher à une profondeur de 25, 30 et même 40 brasses : c’est pourquoi on est obligé d’ajouter à la ligne une cale du poids de quatre livres. Comme chaque ligne se termine par deux hameçons, et comme deux morues ne manquent jamais de venir en même temps s’y accrocher, chacune pesant en moyenne dix ou douze livres, on voit que ce n’est pas la besogne la moins fatigante qu’il y ait au monde, que de tirer de l’eau tout cet appareil, d’une telle profondeur, depuis l’aube jusqu’au crépuscule ; et quand l’on a affaire à des morues de vingt-cinq à trente livres, comme il s’en rencontre, l’exercice devient encore plus pénible. C’est un rude métier que celui du pêcheur : on a dû le penser bien des fois depuis que l’on a commencé à lire ce volume.

Il y a, à la Pointe, une centaine de barges pour la pêche à la morue.

La bouette dont on se sert consiste quelquefois en clams, sorte de mollusques bivalves, qui restent utilisables jusqu’à huit jours après avoir été recueillis. Ces coquilles s’enfoncent dans le sable du rivage, et, lorsque la mer est basse, on les déterre avec une bêche. Comme, d’une part, il faut beaucoup de clams pour approvisionner une barge, et que, de l’autre, il faut donner bien des coups de bêche pour trouver beaucoup de clams, on aime mieux seiner le capelan ou le lançon, quand il y en a : cela exige moins de travail.

Une seine manœuvrée par six hommes suffit à prendre assez de cette bouette pour une douzaine de barges. L’automne, le lançon se conserve durant deux ou trois jours ; mais en été il faut le prendre tous les jours.

L’un de ces soirs, nous avons assisté à cette prise du lançon, que l’on seine vis-à-vis même le village, tout près de terre. La température était calme et douce ; le soleil couchant empourprait de ses derniers feux et le ciel et les eaux. Toute la population était là, sur le rivage. Car les barges venaient d’arriver de la mer, et l’on était fort occupé à les décharger du poisson pris durant la journée. Déjà des équipes de pêcheurs, entrant résolument dans l’eau glacée, promenaient ici et là des seines retenues par une extrémité dans les canots. Chaque coup de seine ramenait, avec des monceaux d’herbes marines, vertes, rouges ou brunes, une quantité de ces jolis lançons, au corps allongé et svelte, aux flancs argentés. On en remplissait aussitôt les paniers destinés aux barges desservies par chaque seine ; et à voir ces corbeilles où s’agitaient et sautillaient ces petits poissons, à qui les dernières lueurs du soleil donnaient les plus riches reflets, on aurait dit des vases remplis des plus merveilleux trésors de diamants, de saphirs, de turquoises, de rubis, d’émeraudes, de topazes ; puis, à mesure que le soleil disparaissait et que s’éteignaient les belles colorations, il n’y restait plus, semblait-il, que les bouillonnements de l’argent en fusion… Mais nos pêcheurs étaient loin de ces poétiques imaginations ! Tout leur souci était de transvider à pelletées ces pauvres petits poissons, que j’étais probablement le seul à prendre en pitié. Ces braves gens s’occupaient à divers soins sur la plage, les uns en devisant joyeusement, les autres en fredonnant quelque couplet de chanson naïve ; les enfants couraient d’un groupe à l’autre, mêlant aux voix graves la note aiguë de leur babillage infatigable. Tout ce monde, assez insensible aux beautés de la nature splendide de ces lieux, était heureux sans le savoir. Car il en est souvent du bonheur, ici-bas, comme de la santé : c’est quand on n’en a plus, qu’on s’aperçoit qu’on en avait.

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Jusqu’à ces dernières années, chacun préparait le poisson qu’il prenait et le vendait, ainsi que l’huile de phoque, à son compte, soit à Québec ou Halifax, soit sur les lieux mêmes aux traders qui passaient. Mais, depuis quelques années, il y a à la Pointe-aux-Esquimaux un « bourgeois », c’est-à-dire un commerçant qui fait des avances de provisions, et prend en remboursement tout ce qu’on lui apporte : huile, morue et autre poisson, fourrures, vieux fer[5]. C’est M. L.-P. DeCourval, qui joue ici ce rôle utile à la population. Mais il n’y passe que l’été. Il est sans doute regrettable qu’il n’y ait pas à la Pointe, comme en d’autres endroits de la Côte, de ces établissements ouverts toute l’année, et qui, durant l’hiver, fournissent aux gens les provisions nécessaires, en comptant, pour se rembourser, sur les produits de la prochaine saison de pêche.

Quant à la morue que l’on pêche en automne, on ne la fait pas sécher. Mais on la sale et on la vend sur le marché de Québec.

J’ai interrogé quelques pêcheurs sur leur gain moyen de chaque année, et j’ose à peine rapporter leur réponse, tant je crains qu’elle ne paraisse incroyable. — Cette année, m’ont-ils dit, le loup marin a complètement manqué ; la morue donne peu encore. Les sauterelles mangent tout ce que nous avons semé de légumes. Si cela continue de la sorte, tous nos bénéfices, provenant de la chasse au loup marin, de la pêche au hareng et à la morue, s’élèveront à peine à cent piastres. Dans les bonnes années, notre gain total, tous frais payés, peut être de deux cents piastres. Il y a loin de cet état de choses à la prospérité d’autrefois, surtout au temps où le loup marin abondait ! Et des familles doivent passer l’année avec des ressources aussi modiques !

Il y a bien la chasse qui, durant l’hiver, peut donner quelques profits ; mais cette ressource n’est pas à la portée de tout le monde. Du reste, les bons hivers de chasse ne se présentent guère qu’à des intervalles de dix ou quinze ans. En dehors de ces années exceptionnelles, quelques chasseurs, suivant la pittoresque expression d’un pêcheur, accrochent de temps à autre un petit nombre de martres, loutres, loups-cerviers, visons, renards, rats-musqués, etc. Pour ce qui est des renards, il est à remarquer que, pour dix ou quinze rouges, on ne prend qu’un seul argenté ou noir ; or le renard argenté est le seul qui a de la valeur, sa peau se vendant de soixante à cent piastres. Il y a aussi du castor ; mais, en général, peu de blancs de la Côte en prennent avantage, comme si les Montagnais avaient à cette chasse une sorte de droit exclusif.

Comme on le voit, il n’y a pas à compter sérieusement sur la chasse pour augmenter les revenus de l’année ; et quand la pêche n’est pas beaucoup bonne, comme il arrive quelquefois, c’est la disette ou à peu près pour cette brave population de la Pointe-aux-Esquimaux. Plus d’une fois, il a fallu recourir à la bienveillance des gouvernements, pour en obtenir des provisions à l’entrée de l’hiver. C’est ce qui fait souhaiter, à ceux qui s’intéressent au sort de ces pêcheurs, de les voir s’adonner encore davantage à la culture des patates et des légumes.

Sans doute, il ne saurait être question de cultiver ici les céréales. On sème seulement un peu d’avoine, pour en faire du fourrage. Et si l’on peut ici utiliser un peu de fourrage, ce n’est que pour nourrir les quelques vaches et bœufs que l’on possède. Car les chevaux y sont absolument inconnus. Cependant l’histoire rapporte qu’autrefois il y avait à la Pointe un représentant de la race chevaline. Mais ce temps est déjà loin ; et les enfants du hameau ne connaissent sans doute le noble coursier que par la gravure, ce qui les prive de tout espoir d’apprendre l’art de l’équitation. Quand on parle ici de voitures, il s’agit de «voitures d’eau». Les touristes feraient bien de retenir ce renseignement.

Comme il n’y a pas de chemins entre la Pointe et les postes plus ou moins éloignés de l’est et de l’ouest, le seul usage que l’on ferait des chevaux serait de les employer à sortir de la forêt les bois de chauffage. Les distances à parcourir pour cet objet étant peu considérables, on remplace avantageusement, pour ces transports, le cheval par le bœuf qui, plus tard, donnera de la viande de boucherie. N’est-ce pas que c’est sage ? C’est même tellement sage, que l’on devrait bien remplacer, par un plus grand nombre de bœufs, cette multitude de chiens dont la nourriture est assez coûteuse, et qui ne servent à peu près à rien. Car l’on voyage très peu l’hiver, et la plupart des familles pourraient se défaire, sans inconvénient, de l’attelage dont elles sont toutes pourvues.

À défaut des céréales, on peut au moins cultiver ici, avec avantage, divers légumes. Le sol n’est que du sable, il est vrai ; mais les moyens de l’engraisser ne manquent pas : on a pour cela à sa disposition le varech qu’apporte la mer, le capelan et le lançon que l’on peut facilement seiner, et les déchets de poisson. Grâce à ces engrais, la terre produit en abondance les patates et les choux de Siam. On peut aussi y faire réussir le chou, le navet et les oignons ; ceux-ci à la vérité n’arrivent pas à une taille phénoménale, et les oignons d’Égypte n’ont pas de concurrence à redouter de leur part.

La pierre que l’on trouve à la Pointe n’est pas de formation granitique, comme celle qui se rencontre sur une si grande partie de la Côte Nord ; c’est de la pierre à chaux, qui, malgré son nom, n’est généralement pas propre à faire de bonne chaux. Cela gênera beaucoup, quand il sera question de construire des fortifications à la Pointe-aux-Esquimaux. En attendant, on ne bâtit que des maisons en bois, ce qui ne veut pas dire qu’il y ait en ce pays ce que l’on appelle le gros bois de construction.

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Et cette question de bois nous ramène encore à cette affaire des droits de la Seigneurie de Mingan. Ici comme à d’autres endroits, les gens s’en montrent préoccupés. L’agence de la Rivière-Saint-Jean voudrait bien conclure avec les habitants des baux de vingt ans, même pour une redevance très légère : ce serait en effet la reconnaissance des droits de la Seigneurie. Mais, pour la même raison, les gens refusent généralement de se rendre aux avances qu’on leur fait. Il faut avouer aussi que toutes les péripéties judiciaires qui se sont déroulées, jusqu’à ces derniers temps, devant tous les tribunaux possibles, et dont on a entendu parler, ont fini par brouiller les esprits ; et l’on n’est pas encore très convaincu que la Seigneurie a vraiment et définitivement triomphé devant les tribunaux. — Or la coupe libre des bois est justement l’un de ces avantages que la Seigneurie assurerait aux habitants par la passation d’un bail. En attendant que les choses s’éclaircissent encore davantage, on prend du bois sur les îles qui bordent la Côte depuis Mingan, et qui sont en dehors de la juridiction de la Seigneurie.

Mercredi, 17 juillet. — Dès mardi, nous étions prêts à partir de la Pointe-aux-Esquimaux. Car Monseigneur avait un peu pressé les travaux de la mission, afin de pouvoir se mettre en route pour Natashquan, aussitôt que les circonstances le permettraient. Mais voilà ! Les circonstances n’étaient pas de bonne humeur, hier. Il y avait une brume à ne pas voir le bout de son bras ; et surtout il ventait de l’est. Si, après tout, on peut partir par vent contraire, pour faire un trajet de cinq ou six lieues que l’on mettra peut-être tout un jour à parcourir, il n’est guère tentatif de s’embarquer dans ces conditions pour un voyage de vingt-cinq lieues, avec la perspective de rester à bord durant huit jours. Il a donc été décidé, sans débats beaucoup prolongés, de ne pas entreprendre le voyage sans avoir l’espérance fondée de se rendre à destination en peu de temps.

Aujourd’hui, il vente encore de l’est, et nous ne partons pas plus qu’hier. Monseigneur et ces messieurs prennent un repos bien opportun, après les fatigues du ministère si laborieux auquel ils se sont livrés dans les jours précédents.

Mardi, dans la relevée, M. l’abbé Lagueux a voulu ajouter, à ses exploits antérieurs de sportsman, de nouveaux lauriers. Accompagné d’un guide, il a nolisé un canot, et, bravant la perfidie de l’élément liquide, il est parti pour la pêche au homard. L’endroit qu’habitent ces monstres, plus laids que redoutables, est à quelque distance de la Pointe. L’expédition se passa strictement d’après le programme arrêté d’avance. On se rendit au lieu désigné ; on prit des homards tant que l’on voulut ; et l’on s’en revint. À l’instant, nous étions convoqués à venir contempler, dans la cuisine du presbytère, tous ces trophées de victoire, vulgairement étendus sur le plancher. Horrible déploiement d’animaux singulièrement conformés, agitant en tous sens pattes, antennes, pinces !

Il y a beaucoup de différence entre la pêche de la truite ou de la ouananiche, et celle du homard. Celui-ci est loin d’être exigeant sur la nature de l’appât qu’on lui présente ; il n’engage pas avec son adversaire de ces luttes d’agilité et d’adresse où la victoire est longtemps indécise. Il s’en faut bien ! Vous promenez un bâton parmi les varechs qui recouvrent les cailloux, au fond de l’eau ; et, s’il y a là un homard, il s’attache au bâton par ses serres. Vous retirez le bâton ; l’animal ne le lâche pas : « il tient son bout ! » Par exemple, il n’y tient plus du tout, au sortir de l’eau ; il voudrait rester dans son élément. Aussi le pêcheur doit-il se hâter de le saisir au bon moment. Quand on pêche le homard en grand et pour l’industrie, ou remplace le bâton par d’autres engins qui permettent de prendre à la fois un bon nombre de pièces.

Le homard, nous disent les savants, appartient au groupe des crustacés podophtalmaires, au sous-ordre des décapodes, à la division des macroures, à la famille des astacidés. Voilà le lecteur bien renseigné ! S’il ne l’est pas à son gré, il n’a qu’à s’en prendre à lui-même. Pourquoi tout le monde n’est-il pas naturaliste ?

Assurément l’on n’est pas obligé de savoir tout ce qui peut se savoir concernant les macroures, et en particulier les homards et les écrevisses. Mais il y a toujours bien, dans leur histoire naturelle, deux faits très curieux qu’il ne serait pas convenable d’ignorer, et que je vais rappeler en faveur des plus jeunes de mes lecteurs.

Ces crustacés sont, comme on sait, recouverts entièrement d’une enveloppe fort dure qui reste toujours ce qu’elle est, sans augmentation d’épaisseur, ni de volume. Or l’animal qui est là-dedans, acquiert de la taille chaque année. Et voici le problème qui se présente : le contenu accroît son volume, tandis que le contenant n’éprouve aucun changement. Eh bien, la solution de la difficulté n’est pas plus embarrassante pour le homard et l’écrevisse, que pour cet enfant qui grandit ou monsieur un tel qui se voit envahi par un malencontreux embonpoint. Toute la différence est dans le procédé, qui, chez nous, ne manque pas d’être compliqué : car il nous faut aller chez le marchand, et débattre avec lui une quantité de questions sur le tout-laine, le mi-coton, la double ou simple largeur, le prix de la verge ; ensuite, passer par les mains du tailleur qui, à son gré, nous mesure à son aune ; recevoir le vêtement nouveau quinze jours après le temps convenu, et constater alors, à grand renfort d’interjections très énergiques, qu’il est trop juste, qu’il nous serre déjà. Je crois bien ! Nous avons encore engraissé durant tout ce temps-là… Ah ! si les gens maigres s’imaginent que c’est amusant de prendre de l’embonpoint !

Vivent les macroures ! Ils n’ont, eux, qu’à se laisser vivre, et à attendre. Car tout vient à point à qui sait attendre. Chaque printemps, donc, ils constatent que leur habit est trop juste et qu’il les serre vraiment. Alors, il faut l’enlever ! Quelques jours de jeûne précèdent l’opération. Puis, au moment opportun, on se frotte les pattes les unes contre les autres (en signe de satisfaction, évidemment), et l’on se met sur le dos. Ensuite, on fait de la gymnastique : on agite la queue, les antennes, on se remue de cent façons, on se gonfle à droite, à gauche ! J’avoue que l’exercice est violent ! Tant et si bien que ça craque, fend et déchire partout ; et voilà que tout le « vieil homme » est dépouillé, et plus rien ne reste de l’ancienne enveloppe. Une simple membrane recouvre l’animal ; mais, dans une couple de jours, elle aura durci et sera devenue très résistante. — Réflexion faite, tenons-nous-en au marchand et au tailleur ; car, généralement, on sauve de leurs mains, sinon la bourse, du moins la vie, et… c’est quelque chose. Tandis que les écrevisses et les homards, quand ils ont changé d’habit, sont à moitié morts de fatigue ; et plusieurs, parmi les jeunes surtout, en meurent tout à fait.

J’arrive au second point de cette étude de physiologie comparée.

Mon cher lecteur, je ne vous le souhaite pas, assurément. Mais, enfin, comme à d’autres, il peut vous arriver d’avoir la jambe fracassée par une balle venant d’où vous voudrez, lancée par un imbécile qui joue avec une carabine ou par un chasseur maladroit (il y en a quelques-uns, m’a-t-on dit, même en Canada). Si vous aimez mieux que je vous la fasse écraser dans un accident de chemin de fer, cela m’est bien égal ; et pour peu que cela vous agrée davantage, je suis prêt à vous y broyer et les deux jambes et les deux bras. Vous voilà entre les mains des médecins et chirurgiens, qui ne vont pas se faire faute de jouer du bistouri sans ménagement, et, avec le temps, de vous guérir à la perfection. Alors, on vous ajustera des bras et des jambes artificiels ; ce sera fort dispendieux et fort incommode.

Eh bien, si vous étiez homard ou écrevisse, ou macroure enfin, les choses se seraient bien mieux passées.

Fort simplement, quand les pattes, les pinces ou les antennes de ces crustacés sont rompues ou brisées, tout cela repousse ! Je vous laisse à penser si Aristote et Pline ont dit là-dessus de belles choses. On va jusqu’à affirmer que certaines espèces abandonnent d’elles-mêmes des parties de leurs membres, lorsqu’un danger les menace. C’est au point précis des articulations que s’effectue cette reproduction des pattes cassées, et il y a des crustacés qui enlèvent eux-mêmes les tronçons qui seraient intacts, afin que la cassure soit bien à l’articulation même, ce qui facilitera la pousse du membre nouveau. Remarquons aussi que, à chaque membre blessé, la réparation se fait dans l’exacte proportion de ce qui en avait été enlevé. Tout cela se produit dans un temps relativement court. Et si le membre nouveau n’acquiert pas sur-le-champ la grosseur et la longueur qu’il faudrait, ces défauts se répareront au changement de peau qui a lieu chaque printemps ; la croissance sera plus rapide en ces parties neuves, et la symétrie se trouvera enfin restaurée.

Or à chaque pas, en histoire naturelle, on rencontre des merveilles de ce genre ! Et l’on y voit, à tout instant, la bonne providence du bon Dieu, qui a tout disposé avec tant de sagesse, tant de puissance et tant de bonté ! — Voilà ce que je voulais signaler aux enfants qui liront ces pages. Quant aux grandes personnes, je vous engage, chers petits amis, à être bien persuadés qu’il n’en est pas une, oh ! non, pas une qui, sans mieux reconnaître, plus admirer, et aimer davantage le bon Dieu, puisse regarder le brin d’herbe de la prairie, écouter le pinson qui babille, suivre l’abeille s’empressant au butin, contempler l’étoile qui dans la belle voûte d’azur toujours scintille !…

Jeudi, 18 juillet. — Aujourd’hui, c’est encore du vent d’est, et il y a de la brume, et il pleut. On peut imaginer à quel point nous ne partons pas. Plus le vent sera contraire, moins nous partirons ! Du reste, le vent d’ouest s’en vient… ; au témoignage du télégraphe, il est déjà rendu à Magpie.

Je vais finir par une étude de mœurs mon enquête géographique, ichtyologique, etc., sur la Pointe-aux-Esquimaux.

Il y a, au presbytère, une petite Montagnaise d’environ quatre ans, et que l’on élève à la canadienne.

Elle n’avait guère plus de deux ans quand elle devint orpheline, à Mingan. Laisser partir cette enfant, à l’automne, pour suivre les sauvages à la chasse, ce n’était guère praticable, et cependant, que faire ? Qui prendrait soin de la petite créature ? — M. le G. V. Gendron, qui se trouva là, résolut le problème, en annonçant qu’il se chargeait de la faire élever au Couvent de la Pointe-aux-Esquimaux. En attendant qu’elle eût assez vieilli pour y être admise, elle demeurerait au presbytère.

Mais il arriva que le « personnel » féminin de la maison curiale trouva l’enfant « bien fine », et s’y attacha tellement, qu’il ne put se résoudre à s’en séparer, quand elle fut d’âge à être reçue au Couvent. Il n’est pas, du reste, encore urgent qu’elle commence à présent son cours d’études.

Cela m’a fourni l’occasion de la suivre de près, durant ces six jours, et de voir à quel point les manières d’être de cette enfant des bois peuvent différer de celles des petits enfants canadiens.

Eh bien, il n’y a pas de différence ! Sans doute, on reconnaît aisément la petite sauvagesse à sa chevelure d’ébène, à la couleur de son teint, à ses traits fortement accusés. Mais c’est là tout. À part ces indices caractéristiques qui tiennent à la race, la petite Montagnaise a les mêmes façons d’agir que les enfants de nos familles.

Elle ne sait pas un mot de la langue montagnaise, ce qui n’est guère étonnant. Quant au français, elle le parle comme une Canadienne du même âge. On dit que les Montagnais n’arrivent pas à prononcer correctement toutes les consonnes de notre alphabet, surtout les labiales b, v, f, les linguales l et d. Or je n’ai pas constaté que l’enfant éprouve la moindre difficulté à articuler ces consonnes. Cela démontre sans doute que si les sauvages adultes qui parlent notre langue avaient lié connaissance, dès leur bas âge, avec notre alphabet, jamais aucune de nos consonnes n’aurait eu à se plaindre de leur articulation.

Pour ce qui est des jeux et des façons d’agir propres à l’enfance, la petite sauvagesse ressemble absolument aux enfants canadiens. Après avoir assisté à la cérémonie de la confirmation, elle n’a pas manqué, durant des heures, de porter sur la tête un linge blanc quelconque, à l’imitation du voile blanc des nouvelles confirmées. Elle chante parfaitement des cantiques, le Tantum ergo, le Salve regina et autres morceaux de plainchant, ce qui indique chez elle de l’oreille et de la mémoire.

On la menace quelquefois de la renvoyer chez les sauvages ; l’on n’y manque pas surtout quand il se présente au presbytère quelqu’un de ses compatriotes. Il faut voir alors avec quelle énergie elle s’en défend. L’un de ces matins, où l’on venait encore de lui tenir ces propos, elle courut vers Monseigneur, qui était à déjeuner : « Moi veux être une petite fille blanche ! » dit-elle à Sa Grandeur avec insistance.

Il y a, chez M. le G. V. Gendron, qui ne dédaigne pas les études scientifiques, des oiseaux empaillés, des mollusques et autres objets d’histoire naturelle. Quelqu’un d’entre nous s’étant permis de caresser l’un de ces beaux oiseaux de mer, la petite Montagnaise lui cria vivement : « Prends garde ! la bibite ! a va te manger ! » On ne saurait être plus canayen.

Tout cela prouve quelle est l’influence souveraine de l’éducation. Quand même on serait d’origine montagnaise : si l’on est élevé à la canadienne, Canadien l’on sera.

  1. Pourtant, avec les os, on pourrait faire du phosphate, matière qui a de la valeur à divers égards. Mais nos pêcheurs n’entendent guère la chimie.
  2. Naturaliste canadien, vol. I, p. 285.
  3. L’année 1870 est également mémorable au Saguenay et au lac Saint-Jean, par la récolte extraordinairement abondante qui suivit le grand incendie du 19 mai.
  4. Nos rivières et nos lacs. Québec, 1895.
  5. Il y eut déjà, comme je l’ai dit précédemment, un « bourgeois », J. Hamond, qui s’établit à la Pointe, vers 1860, pour l’exploitation de la pêche, et qui faisait aussi des avances aux gens. On acheta plus tard la maison qu’il habitait, pour en faire le presbytère de la Mission.