Labrador et Anticosti/Chapitre II

C. O. Beauchemin & Fils (p. 7-30).



CHAPITRE DEUXIÈME

Betsiamis


Un yacht fameux. — Messe pontificale. — Du latin à la montagnaise. — Chapelle et presbytère. — Le P. Arnaud. — Les Oblats sur la Côte Nord. — Le P. Babel. — Les prétendus vols des Oblats. — Un marguillier antiscolaire. — Un revenant. — Des Escoumins à Betsiamis. — Les missions d’autrefois. — Les courses évangéliques du P. Babel. — Les chapelles bâties par les Oblats. — La rivière Betsiamis.


Samedi, 27 juillet.[1] — Le village de Betsiamis est bâti au fond d’une large et profonde baie, à l’entrée de laquelle le steamer Otter s’est arrêté. Il y a une bonne distance à parcourir pour se rendre à terre. Mais le yacht du Père Arnaud a déjà accosté le steamer et nous y descendons aussitôt. Le yacht du Père Arnaud n’est pas le premier venu. Ses proportions sont assez considérables, et l’on peut y voyager fort commodément. Il est aménagé non pour prendre part à des régates, ni pour transporter des marchandises, mais pour recevoir à son bord un bon nombre de passagers. Il est occupé dans toute sa longueur par une cuisine, à l’avant, et une grande chambre garnie de lits de chaque côté ; durant le jour, cette pièce se transforme à volonté en salon, en fumoir, en salle à dîner. L’équipage est formé de Montagnais qui s’acquittent à merveille de la manœuvre.

En arrivant à terre, Monseigneur est reçu par la bourgade entière, ayant à sa tête les RR. PP. Arnaud et Lemoine, de la résidence de Betsiamis, et les RR. PP. Murphy et Gervais, de l’Université d’Ottawa.

L’entrée de l’Évêque qui est le commencement de la mission, fut une cérémonie fort solennelle. La procession se déroula du presbytère à la chapelle, au chant de l’hymne Iste confessor. À la suite de la croix, escortée d’acolytes en soutane rouge et cotta, venaient les enfants de la tribu, deux à deux ; les hommes marchaient en arrière du dais et fermaient la marche.

Dimanche, 28 JUILLET. — Aujourd’hui l’Église célèbre la solennité de la fête de sainte Anne, et à cette occasion Monseigneur officia pontificalement, à six heures du matin. De jeunes Montagnais en soutane rouge, coiffés d’une calotte de même couleur, remplissaient les divers offices de servants. À certain moment, j’eus l’occasion de leur donner quelque avis concernant leur fonction ; mais j’en fus pour mes frais, car ces enfants ne savaient pas un mot de français.

Il n’y avait pas de chantres au chœur. Tout le peuple de la nef, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, chantait les diverses parties de la messe, non pas en latin, mais en langue montagnaise. Il a fallu une permission spéciale de Rome pour autoriser ces chants liturgiques en langue vulgaire. Cette permission est d’ailleurs bien justifiée. Il faut déjà assez d’efforts, disent les Oblats, pour apprendre aux sauvages les répons de la messe en latin, et encore, on n’y réussit qu’en modifiant en une certaine mesure les mots latins, autant que peut le requérir l’inaptitude des sauvages à prononcer quelques lettres de notre alphabet. Il n’y a pas de meilleure façon de prouver ce que je viens de dire, que de citer tout au long le texte du Confiteor, tel qu’il se trouve dans une petite brochure intitulée Tshishtekiikan Tshe Apatstats Ilnuts, 1895 kie 1896, publiée « Nete État A. Côté et Cie. »

Konpiteor Teo omnipotenti, Peate Marie semper Pirjini, Peato Mikaeli Arkanjelo, Peato Joani Patiste, Sanktis Apostolis Petro et Polo, omnipus Sanktis et tipi Pater, kuia pekapi nimis kojitasione perpo et opere, mea kulpa, mea kulpa, mea maksima kulpa. Iteo prekor Peatam Mariam semper Pirjinem, Peatum Mikaelem Arkanjelum, Peatum Joanem Patistam, Sanktos apostolos Petrum et Polum, omnes Sanktos et te Pater, orare pro me at Tominum Teum nostrum.


LA CHAPELLE DE BETSIAMIS.

Mgr Labrecque lit le sermon, qu’un interprète traduisait à mesure à l’assistance. Cet interprète est un vieil Huron, nommé Picard, qui réside à Godbout, et que l’on a fait venir précisément pour remplir cette fonction. C’est un homme très intelligent, et il s’acquitte très bien de son rôle, ne négligeant pas de prendre le ton oratoire quand il le faut. Les Pères qui entendent le montagnais nous disent que la traduction, telle que l’improvise notre Huron, ne laisse rien à désirer.

La chapelle est longue de 120 pieds, en y comprenant la sacristie. Sa construction a été commencée en l’automne de 1853. Elle est parfaitement décorée, à l’intérieur comme à l’extérieur. Peinte en blanc, et entourée d’un bouquet d’arbres au vert feuillage, elle est de l’aspect le plus coquet. Il n’y manque rien, non seulement des objets nécessaires au culte, mais même de tout ce qui peut donner de l’éclat aux cérémonies religieuses. Aussi les sauvages en font grand cas et Betsiamis est comme une cité sainte que tout Montagnais souhaite visiter au moins une fois dans sa vie, quelle que soit la distance à parcourir pour s’y rendre. Pour ces enfants des bois, dont presque personne n’a vu les grandes cités des blancs, la chapelle de Betsiamis est évidemment ce qu’il y a de plus beau dans l’univers.


LE PRESBYTÈRE DE BETSIAMIS

Un jour, un sauvage encore païen de la tribu des Naskapis, qui habite bien loin dans le nord, vers la baie d’Ungava, vient à Betsiamis ; en entrant dans la chapelle, il éprouve une sorte d’éblouissement à la vue de magnificences si nouvelles pour lui. « C’est donc cela, le beau ciel dont j’ai entendu parler ? » s’écrie-t-il en fondant en larmes. « Oui, je veux me faire chrétien ! »

À quelques pas de la chapelle, du côté de l’est, est la résidence des Pères Oblats, vaste et bel édifice en bois, à deux étages, dont l’extérieur seul est achevé et peint en blanc. Ce presbytère, de construction toute récente, peut loger à la fois un certain nombre de religieux. Chaque été, des Oblats des diverses parties de la Province y viennent rétablir, à l’air vivifiant du bas du fleuve, une santé affaiblie par les labeurs du professorat ou du saint ministère.

Mais il est temps, sans doute, de faire connaître au lecteur le roi de Betsiamis, le grand apôtre des Montagnais. J’ai nommé le révérend Père Arnaud, qui n’a jamais couru au-devant de la renommée, mais plutôt que la renommée s’est obstinée à poursuivre jusque dans l’isolement où il a passé sa longue vie, au milieu des tribus sauvages.


LE PÈRE ARNAUD
Le Père C.-A. Arnaud naquit en Provence, au diocèse d’Avignon, en 1827. Il entra au juniorat des Oblats en 1843, et prononça ses vœux en l’année 1846. La Congrégation des Oblats de Marie n’existait alors que depuis une trentaine d’années, ayant été établie en 1815, par l’abbé de Mazenod. Les premiers représentants de cet ordre religieux qui vinrent au Canada (1841), résidèrent d’abord à Saint-Hilaire, puis à Longueuil. Dès l’année 1845, l’autorité ecclésiastique leur confia toutes les missions sauvages du Bas-Canada, au nord du fleuve et du golfe Saint-Laurent. Le territoire qu’on assignait à l’exercice de leur zèle apostolique était immense. Il comprenait toute la côte du Labrador jusqu’au delà du détroit de Belle-Isle. Les Oblats étaient déjà arrivés au Saguenay en l’automne de 1844, et s’y étaient fixés à Saint-Alexis au fond de la baie des Ha ! Ha !

Le P. Arnaud fut destiné par ses supérieurs à travailler dans le vaste domaine qui s’ouvrait en Canada au zèle des Oblats. Il n’était encore que diacre, en 1847, quand il reçut l’ordre de s’embarquer pour l’Amérique. Quelques jours après avoir pris terre aux États-Unis, le jeune Oblat se trouvant avec un Père dans une rue de la ville d’Albany, rencontra trois Iroquoises : c’étaient les premiers sauvages qu’il eût jamais vus. Or, elles vinrent à lui et lui parlèrent. « Voyez-vous, lui dit le Père, ces femmes vous prennent pour un sauvage ! » C’était un prélude bien inattendu de sa longue carrière de missionnaire chez les sauvages.

Dès son arrivée au Canada, une maladie qui dura quinze jours conduisit le P. Arnaud aux portes du tombeau. Il en réchappa pourtant, et fut bientôt en mesure d’affronter pour la première fois les rigueurs de nos hivers canadiens, non pas d’abord, assurément, sans de fréquents frissons, qu’il faut bien pardonner au fils de cette douce Provence que les chaudes haleines du Midi préservent toujours des moindres froidures.

Le 1er avril 1849, le P. Arnaud reçut l’onction sacerdotale, à Ottawa. C’était seulement la deuxième ordination qui avait lieu dans ce diocèse de création encore récente.

Le nouveau prêtre avait désiré travailler dans les missions.

Enfin ses vœux vont être exaucés, et même dans une mesure qui dépassait peut-être toutes ses prévisions ; car voici que cet apostolat aura bientôt duré tout un demi-siècle.

Pour s’essayer dans la vie du missionnaire, le P. Arnaud dut accompagner, avec le P. Laverlochère, un groupe de sauvages qui se rendaient à la baie d’Hudson. Ce premier voyage lui fut bien pénible. Les sauvages, en effet, n’ont pas les mêmes idées que nous sur les soins de propreté, ni en fait d’art culinaire ; et bien des fois le jeune missionnaire éprouva des haut-le-cœur irrépressibles à la vue de la malpropreté de ces enfants des bois, à la vue surtout de la façon inquiétante dont ils s’y prenaient pour préparer le menu peu appétissant de leurs repas. Mais l’apôtre de l’Évangile, aidé de la grâce divine, finit toujours par triompher de ces répugnances de la nature.

À cette époque, la Compagnie de la baie d’Hudson avait son entrepôt principal à Moose Factory, au fond de la baie James. On réunissait là toutes les fourrures trafiquées dans les postes que la Compagnie avait établis partout sur l’immense territoire qu’elle possédait, et on les expédiait en Europe sur les navires qui apportaient les marchandises destinées à la traite. Tout se passait ainsi loin des yeux du monde civilisé, et personne ne soupçonnait seulement les colossales proportions du commerce entretenu par la puissante Compagnie. On poussait même la précaution jusqu’à faire venir d’Europe des Écossais pour le service des divers postes, et on leur donnait, outre leur nourriture, un salaire annuel de $48 ! Ce détail démontrera aux professeurs de littérature grecque et latine, dans nos collèges, qu’ils ne doivent plus prétendre qu’ils sont les gens les moins payés que l’on ait jamais vus !

Le P. Arnaud alla donc à Moose Factory, et put voir de près l’organisation de la grande Compagnie.

À son retour de la baie d’Hudson, l’automne de la même année 1849, le P. Arnaud fut envoyé au Saguenay où, comme on l’a vu précédemment, les Oblats étaient établis à Saint-Alexis de la Grande-Baie et desservaient, de là, les missions de Chicoutimi et de N.-D. de Laterrière. Dès l’année suivante, 1850, le P. Arnaud quitte le Saguenay proprement dit, et va travailler dans les postes de la côte nord du Saint-Laurent, depuis Tadoussac jusqu’au détroit de Belle-Isle. — Il y est encore, et il y restera jusqu’à la fin de sa vie !

En ce temps-là, la Côte Nord n’avait guère pour habitants que les Montagnais. La Compagnie de la baie d’Hudson y régnait en souveraine. La traite des pelleteries était tout entière entre ses mains. Quant aux ressources de la mer, il ne paraît pas qu’elle s’en occupât beaucoup, à l’exception toutefois de la pêche au saumon, que les gens de la Compagnie pratiquaient dans les rivières. C’était le beau temps, alors, pour la pêche au saumon ! Car, dans toutes les rivières de la Côte, ce poisson était d’une abondance que l’on ne saurait plus imaginer. N’insistons pas, pour ne pas allumer d’inutiles regrets dans le cœur des sportsmen de l’époque actuelle !


LE PÈRE BABEL (vers 1864)
Les Oblats chargés des missions de tout ce territoire, avaient leur résidence aux Escoumins. Dès 1851, le P. Babel vint y rejoindre le P. Arnaud, et reçut en partage la desserte du pays situé en bas des Escoumins. Ce missionnaire, qui venait alors d’être ordonné prêtre, est encore, lui aussi, attaché aux missions de la Côte Nord. Il en sait long sur la géographie du Labrador, qu’il a parcouru en tous sens depuis bientôt cinquante années. Un demi-siècle dans les missions ! Qu’il y a de travaux, de privations, de fatigues et de mérites dans une telle vie ! Il ne manque pas de gens qui ont fait beaucoup de tapage dans le monde, et dont la vie paraît bien pauvre auprès d’une pareille carrière.

Au moment de notre séjour à Betsiamis, le P. Babel était allé donner la mission aux Montagnais de la Pointe-Bleue, Lac Saint-Jean. Je n’ai donc pu faire sa connaissance. Cela ne m’empêchera pourtant pas de lui consacrer ici une courte notice biographique ; car il n’est pas essentiel d’avoir connu les gens dont on écrit l’histoire.

Voilà donc encore un homme que l’on ignore bien dans le monde ! Il dit lui-même, très pittoresquement, qu’il n’a laissé ici-bas d’autres cartes de visite que l’empreinte de ses raquettes sur les neiges du Nord. Eh bien, faisons-le un peu sortir, certes bien malgré lui, de cette obscurité si chère au religieux qui a pris pour devise le mot de l’« Imitation » : Ama nesciri et pro nihilo reputari. Son nom, à lui aussi, mérite d’être inscrit dans nos annales : de concert avec le P. Arnaud, il s’est efforcé de guider la nation montagnaise vers le beau paradis du bon Dieu, tout en s’occupant d’explorer la partie nord-est de la Province jusqu’aux régions arctiques.

Quelque surprise qu’en doive éprouver le lecteur, je lui annonce tout de suite que le P. Louis-François Babel est un Suisse, presque Genevois, étant né, le 23 juin 1826, à Veyrier, gros village situé à trois milles de la capitale helvétique. Cela ne l’empêche pas, il est vrai, de prétendre qu’il n’est qu’un vieil « Ostrogoth ».

Le jeune Babel fit ses études classiques à Fribourg et à Mélan, sous la direction des Jésuites, qui avaient des collèges en ces deux endroits. Il allait finir son cours d’études, lorsque, un beau matin, il lui arriva de tomber dans des filets que la Providence avait tendus sur son chemin. C’était en 1847. Le P. Léonard, envoyé exprès de Montréal, parcourait les collèges de France et de la Savoie pour y recruter des sujets ; et l’une de ses captures fut précisément notre Louis-François, qui, dès le commencement du mois de mai 1847, entra au noviciat de N.-D. de l’Osier, en Dauphiné, où il prononça ses vœux d’Oblat une année après, le 8 mai 1848. De là, il fut envoyé au scolasticat de Marseille, et y reçut les ordres mineurs le 24 juin 1849. Après quinze mois de séjour à Marseille, il s’en va en Angleterre, au scolasticat de Maryvale, près Birmingham, et y reçoit le sous-diaconat (23 décembre 1849), puis le diaconat (21 juillet 1850). Il y avait bien un an et demi que le jeune Oblat résidait ainsi en Angleterre, où dès lors régnait Notre Très Gracieuse Souveraine Victoria, lorsque des troubles sérieux éclatèrent en ce pays, par suite du rétablissement de la hiérarchie catholique. Cet état des choses détermina les supérieurs à faire passer une partie de leurs sujets en Amérique. Le diacre Babel fut du nombre des huit Oblats qui s’embarquèrent ainsi à Liverpool sur un voilier chargé d’émigrants, qui mit un mois entier à traverser l’Atlantique et prit terre à New-York, à la fin de mars 1851. Le 30 du même mois, notre diacre arrivait à Montréal, et dès le lendemain on le faisait partir, en voiture d’hiver, pour Bytown — le futur Ottawa — où il devait finir ses études théologiques. Il y fut ordonné prêtre le 27 juillet suivant.

Au commencement de septembre, on l’envoie au Saguenay où il doit s’initier à la vie du missionnaire. Mais au bout de trois ou quatre semaines passées, avec le P. Durocher, à Saint-Alexis de la Grande-Baie, le jeune Oblat reçoit instruction d’aller rejoindre le P. Arnaud sur la Côte Nord. Celui-ci vient au-devant de son confrère jusqu’à Tadoussac, et tous deux gagnent la résidence des Escoumins.

Comme on a dû le remarquer, il y a plusieurs points de ressemblance dans la première partie de la carrière des PP. Arnaud et Babel, venus tous deux sur la Côte Nord à une année de distance. La suite de leur vie n’offre pas moins de similitude. Et voilà quarante-six ans que les deux missionnaires travaillent ensemble dans la même partie du champ du Seigneur !

Mais voyons un peu quelle fut l’œuvre des deux missionnaires dans la partie ouest du comté de Saguenay, de 1851 à 1862, où ils étaient les seuls prêtres chargés de desservir tout le territoire qui s’étend depuis l’anse Saint-Jean, sur la rivière Saguenay, jusqu’au fond du Labrador. Une lettre du P. Babel, inédite encore, donnera au lecteur quelque idée de leur travail.

« Les hivers, a écrit le P. Babel, étaient consacrés à la partie comprise entre l’Anse-Saint-Jean et Papinachois[2] ; et, comme nous n’avions dans tout ce parcours que trois vieilles chapelles sauvages et celle des Escoumins, nous transportions toujours notre chapelle portative. Nous nous partagions la besogne, le P. Arnaud et moi. L’un s’occupait du sud-ouest, et l’autre du nord-est. Pour ma part, j’ai eu le plus souvent à desservir la partie sud-ouest, comprenant les Escoumins, Bon-Désir, les Grandes-Bergeronnes, les Petites-Bergeronnes, Tadoussac, la Rivière-aux-Canards, Sainte-Marguerite, Petit-Saguenay, et l’Anse-Saint-Jean. Je visitais ces postes quatre fois par hiver, une fois en canot et trois fois à la raquette. Il n’y avait pas alors d’autres moyens de transport. Je vous assure que les ressorts de nos jarrets n’avaient pas le temps de se rouiller ! Quelquefois il fallait dans la journée franchir à la raquette vingt-quatre à vingt-cinq milles, à travers les bois et les montagnes. Cela m’arrivait toutes les fois que j’avais à me rendre des Escoumins à Tadoussac.

« Tous les chantiers étant alors en pleine opération, j’avais à desservir, outre les cultivateurs établis sur leurs terres, un certain nombre de familles groupées autour des moulins du Petit-Saguenay, de la Rivière-aux-Canards, des Bergeronnes et des Escoumins. En tout, cette population formait environ 250 familles, sans compter les jeunes gens qui travaillaient dans les chantiers que j’allais visiter une fois par hiver.

« Le P. Arnaud faisait la même œuvre dans la partie nord-est, où il avait à desservir Mille-Vaches, les chantiers de Portneuf, Sault-au-Cochon et Papinachois, ainsi que le poste des Îlets-de-Jérémie et de la Pointe-aux-Outardes.

« Comme le nombre des chapelles était bien trop restreint, nous nous mîmes à l’œuvre. En peu d’années, nous faisions bâtir les chapelles de la Rivière-aux-Canards, des Bergeronnes, de Mille-Vaches, Sault-au-Cochon et Betsiamis. Nous faisions en même temps réparer les chapelles de Tadoussac, de Portneuf et des Îlets-de-Jérémie, et finir entièrement celle des Escoumins, ainsi que le presbytère et les dépendances. »

Il vient d’être question de la vieille chapelle de Tadoussac, que nos bons PP. Arnaud et Babel ont fait réparer. Mais il convient de noter ici que cela leur valut bien l’étonnante qualification de voleurs ! Il est vrai que les deux ouvrages canadiens, fort remarquables d’ailleurs, qui vont porter à la postérité l’histoire du « vol de Tadoussac », font tomber l’accusation sur les « Oblats » en général. Mais puisque ce furent les deux missionnaires dont je parle qui commirent le prétendu crime, il faut en décharger l’ordre des Oblats, et, s’il y a lieu, l’attribuer aux seuls coupables.

Je n’espère pas que la postérité connaîtra le présent ouvrage. Du moins il m’est permis de compter un peu mettre les contemporains en mesure de savoir à quoi s’en tenir sur ce point d’histoire. Voici donc, en abrégé, ce qui a pu donner lieu à cette légende du « vol de Tadoussac ».

Il y avait autrefois à l’Anse-à-l’Eau, c’est-à-dire à l’endroit de Tadoussac où abordent aujourd’hui les bateaux à vapeur qui voyagent entre Québec et Chicoutimi, une scierie à vapeur qu’y avait établie la maison Price. M. Pentland, l’agent de cette maison, étant marié à une catholique — la cousine du cardinal Taschereau — fit construire pour elle une petite chapelle dans cette localité. Quant à la vieille chapelle de Tadoussac, bâtie par les Jésuites, elle était alors abandonnée et dans un état complet de délabrement. Cependant, la scierie de l’Anse-à-l’Eau ne fut en opération que durant cinq ou six ans. Naturellement, dès la fin de cet établissement industriel, le groupe de population qui s’était fixé dans les alentours ne fut pas lent à se diriger ailleurs, et l’endroit redevint désert ou à peu près. La petite chapelle construite par M. Pentland fut abandonnée comme le reste, et le P. Arnaud fit transporter la cloche dont elle était pourvue à la chapelle principale de Tadoussac, et la mit, près de la porte, dans l’antique édifice qui possédait déjà sa « voix d’airain » dans son modeste clocher. À quelque temps de là, vers 1856 ou 1857, le P. Arnaud bâtissait une chapelle sur la côte du Labrador, en bas de Musquarro. Il jugea que l’ancienne cloche de l’Anse-à-l’Eau, qui ne servait à rien dans Tadoussac, ferait très bien l’affaire des fidèles de la mission où se construisait la nouvelle chapelle. L’archevêque de Québec permit au P. Arnaud de donner cette destination à la cloche de l’Anse-à-l’Eau, et le Père envoya des sauvages à Tadoussac, avec instruction d’en rapporter cette cloche, leur confiant en même temps le document qui autorisait cette translation. Mais l’affaire ne marcha pas comme l’entendait le missionnaire. Il y avait alors à Tadoussac un individu qui jouait, plus ou moins constitutionnellement, le rôle de marguillier, et dont le jugement ne paraît pas avoir été à la hauteur de la position qu’il occupait : c’est là un accident dont il y a d’autres exemples dans l’histoire. En tout cas, je fais grâce à sa mémoire, et je ne livrerai au souvenir du genre humain ni son nom ni certains de ses hauts faits trop étrangers à mon sujet. Mais je ne puis céler ici que ce personnage s’opposa de toutes ses forces à ce que le dessein du P. Arnaud fût mis à exécution ; lui et d’autres dont il avait chauffé les esprits, firent si bien que la cloche, déjà entre les mains des sauvages et près d’être déposée dans leur canot, leur fut à la fin enlevée. « Les Pères veulent voler la cloche de l’Anse-à-l’Eau ! » s’écriait-on. Voilà, à n’en pas douter, l’origine de la légende recueillie, au courant de la renommée, par mes amis les auteurs canadiens que je combats en ce point.

Plus tard, lorsqu’il y avait déjà un curé à Tadoussac, le P. Arnaud, désirant fournir de tout ce qu’il fallait les chapelles des Bergeronnes, des Escoumins, de Mille-Vaches, pria l’archevêque de Québec de lui donner des ornements pour cette fin. Le prélat dit au Père de s’en faire remettre par M. l’abbé Edm. Langevin, son secrétaire. Au jour fixé par celui-ci, le Père Arnaud revint au secrétariat de l’archevêché pour recevoir les ornements d’église qu’on lui avait promis. « Mon Père, lui dit le secrétaire, vous aurez les ornements que vous désirez quand vous aurez restitué ceux que vous avez enlevés à Tadoussac… — Vous voulez plaisanter ! — Non, mon Père, je parle sérieusement. — On vous a trompé, monsieur le secrétaire. Nous avons si peu dépouillé la chapelle de Tadoussac, que, après l’avoir trouvée dépourvue de tout[3] quand nous avons pris charge de ce pays, nous l’avons laissée bien fournie de tout le nécessaire. » En effet, le P. Arnaud avait eu à cœur de pourvoir la vieille chapelle de tout ce qu’il fallait pour les besoins du culte, et cela afin d’accommoder les prêtres qui, de temps en temps, s’arrêtaient à Tadoussac, en allant au Saguenay ou en en revenant.

Eh bien, comme on voit, la légende du « vol de Tadoussac » était arrivée jusqu’à Québec. Longtemps après, elle reçut asile dans les beaux livres des écrivains dont j’ai parlé, et la voilà en route pour la postérité. Je me suis efforcé de lui donner de mon mieux le croc-en-jambe qu’il fallait. L’avenir dira jusqu’à quel point je l’ai rendue boiteuse.

Le P. Arnaud, qui ne s’était pas épargné pour monter convenablement la vieille chapelle de Tadoussac, aurait bien voulu aussi établir une école au milieu de la pauvre population du lieu. C’est ainsi que notre clergé, régulier ou séculier, s’est montré de tout temps sincèrement dévoué non seulement à la formation morale, mais aussi à la culture intellectuelle du peuple confié à ses soins. Avant qu’il se passe beaucoup d’années, on finira pourtant par convaincre un bon nombre de braves gens que nos prêtres sont les pires ennemis de l’instruction populaire ! Quoi qu’il en soit, notre zélé missionnaire se rendit à Montréal auprès du surintendant de l’Instruction publique, le Dr Meilleur, qui lui fit un excellent accueil et comprit aisément que les habitants de Tadoussac étaient trop pauvres pour faire à eux seuls les frais d’une école : aussi donna-t-il au Père l’assurance que le gouvernement contribuerait d’une somme de cinquante piastres à l’ouverture d’une école à Tadoussac. — Sans doute, on va croire que les gens de Tadoussac n’eurent rien de plus pressé que de profiter des bonnes dispositions du gouvernement à leur égard. Sans doute, dans quelques semaines, deux ou trois douzaines de marmots et de marmottes se verront, bien malgré eux, livrés au rude apprentissage de la vie, et forcés de se bien pénétrer des grands principes du b-a-ba. Ah bien oui ! Si l’on croit que c’est ainsi que l’on mène des Canayens ! « Nous n’avons pas besoin d’école à Tadoussac ! Pour commencer, le gouvernement nous donne de l’argent ; mais plus tard, on nous taxera pour cela, on fera vendre nos terres… — À quoi bon une école ? ajoutait l’un des grands personnages de l’endroit. Mon père ne savait pas lire : je ne sais pas lire non plus ; et cela ne nous a pas empêchés de réussir. Il y a un de mes fils que j’ai fait instruire. Eh bien, c’est le plus bête de la famille. »

Le P. Arnaud, au milieu de cette crise antiscolaire, ne se découragea pourtant pas. Il réussit à faire élire des commissaires d’école. Mais ce fut là tout le succès qu’il obtint. La force d’inertie que déployaient les braves Tadoussaciens n’était pas entamée.

Trois ans après, le P. Arnaud rencontra de nouveau le surintendant de l’Instruction publique, qui lui fit remarquer qu’il y avait maintenant cent cinquante piastres d’accumulées en faveur de l’école de Tadoussac. Le missionnaire s’empressa de faire savoir aux gens de Tadoussac une aussi bonne nouvelle, bien persuadé que la résistance allait céder enfin devant la fascination de l’or… Quelque temps après, une lettre circulait dans les ministères de Québec et déridait pour un moment les figures habituellement glaciales, rigides et austères (les mœurs se sont bien un peu adoucies depuis quarante ans !) des fonctionnaires du gouvernement. « Mon gouverneur, écrivait l’intelligent Tadoussacien que j’ai déjà mis en scène, mon gouverneur, il paraît qu’il y a cent cinquante piastres de votées en faveur de Tadoussac. Nous sommes bien dans le besoin. Ayez donc la bonté de nous envoyer du lard et de la farine. »

L’obstination que mirent les gens de Tadoussac à empêcher que l’on allumât chez eux le flambeau de la science, ne furent sans doute pas des faits isolés : et les anciens pourraient nous en raconter de semblables qui se passèrent en divers lieux de la Province. En tout cas, les choses sont bien changées depuis cette époque. Les parents, dans la Province entière, font aujourd’hui preuve du plus grand zèle. Et pour ce qui est de Tadoussac en particulier, non seulement l’instruction primaire y fleurit au moins autant qu’ailleurs, mais aussi les études classiques y sont en faveur plus que dans beaucoup de paroisses autrement considérables et prospères. — Et le P. Arnaud est encore vivant, et peut voir quel a été le développement du petit grain de sénevé qu’il a déposé en terre il y a près d’un demi-siècle et qui a pris bien du temps pour germer.

* * *

Cependant, les Oblats ne trouvaient plus avantageux de résider aux Escoumins… Mais avant d’en partir avec eux, racontons une aventure qui s’y rapporte et que le bon père Arnaud a du plaisir à narrer…

C’était la nuit. Il était seul à la résidence des Escoumins, et reposait dans sa « chambre », qui était le grenier de la sacristie. Tout à coup le Père s’éveille à l’appel de son nom. « Oui ! crie-t-il de sa forte voix. Je descends tout de suite. » Il se lève et s’habille à la hâte, et s’en va ouvrir la porte. Mais il n’y a là personne. Il sort et fait le tour de l’église, sans remarquer aucune piste sur la neige fraîchement tombée. Qu’eussiez-vous fait alors ? Les gens de la Côte Nord, qui sont les plus superstitieux du monde, en seraient morts de peur ; il ne manque pas de personnes d’ailleurs qui en auraient fait au moins autant. Le P. Arnaud s’alla simplement recoucher et se rendormit. Or, quelques jours après, voilà que l’histoire recommence de même façon. « Arnaud ! Arnaud ! » Cette fois, le missionnaire ne répond rien. Il se lève pourtant et va le plus doucement possible regarder par la fenêtre, qui donnait sur le cimetière attenant à la chapelle. Soudain, on appelle encore : « Arnaud ! Arnaud ! » Le Père aperçoit alors, sur l’un des bras de la croix du cimetière, un hibou de grande taille, dont le cri imitait parfaitement le nom du P. Arnaud… Le Père avait été bien avisé de ne pas trépasser d’effroi.

Donc, vers 1862 (ce vilain tour du lugubre oiseau des nuits n’y fut sans doute pour rien), les Oblats quittèrent les Escoumins et fixèrent définitivement leur résidence à Betsiamis, dont l’histoire se confond désormais avec celle des PP. Arnaud et Babel.

***

Dans le commencement, c’est-à-dire en 1850 ou à peu près, il n’y avait presque pas de blancs sur la Côte Nord. Il n’en venait même pas l’été, dans le temps de la pêche, comme aujourd’hui, où les gens de Terre-Neuve, de la Gaspésie et de la côte sud du fleuve vont en grand nombre, chaque année, y chercher fortune à la surface ou dans les profondeurs de la mer. Mais autrefois, c’est-à-dire au temps du monopole de la Compagnie de la baie d’Hudson, on n’était pas admis à faire ce qu’on voulait ni sur la Côte Nord, ni au Saguenay, ni au Nord-Ouest.

En tout cas, à cette époque, les Oblats avaient charge du ministère religieux de toute la côte, depuis Tadoussac jusqu’au détroit de Belle-Isle. Du côté du nord-est, les sauvages constituaient alors presque exclusivement le peuple soumis à leur juridiction.

Chaque printemps, dès l’ouverture de la navigation, les Pères montaient à Québec pour s’y embarquer sur quelque goélette en destination du Labrador, qui les déposait à l’extrémité de leur territoire de mission.

« À la chapelle d’Itamamiu que nous venions de faire bâtir (dit la relation déjà citée du P. Babel), nous trouvions environ soixante familles sauvages et quelques familles canadiennes. Au bout de quinze jours, il fallait quitter cette mission pour nous transporter à celle de Mingan. Nos sauvages ne voulaient pas nous quitter si tôt ; et, avant même que nous fussions installés sur notre barge, toutes les cabanes étaient brisées, et toutes les familles étaient déjà montées sur de grandes barges de pêche que l’on se procurait chez les pêcheurs américains, attendant le signal du départ pour nous accompagner jusqu’à Mingan (180 milles au sud-ouest). Toute la flottille, composée d’une vingtaine d’embarcations, saluait la chapelle d’une salve de coups de fusil et s’ébranlait pour voguer, à travers les îles parsemées tout le long du rivage, jusqu’à Mingan. Nous mettions ordinairement huit jours pour faire ce trajet. C’étaient pour nous des jours de repos, qui nous délassaient des fatigues de la mission précédente, et nous préparaient à celles qui nous attendaient à Mingan. Comme il n’y avait sur la terre ferme, entre Itamamiu et Mingan, que trois familles canadiennes à desservir, nous campions ordinairement sur les îles, où le gibier, les œufs, le homard et le loup marin fournissaient une nourriture abondante. Durant le voyage, nous voyions de temps en temps quelques nouvelles barges sauvages, qui attendaient notre passage, se détacher de la côte et se joindre à la flottille. C’est ainsi qu’une fois nous sommes arrivés ensemble vingt-huit barges, dont chacune ordinairement portait trois familles. Lorsque nous n’étions qu’à deux ou trois arpents du mouillage, les fusils préparés d’avance faisaient une décharge générale, à laquelle répondaient, par une fusillade bien nourrie, les nombreux sauvages accourus sur la grève. On aurait dit une flottille de guerre attaquant un poste ennemi.

« Comme nous ne pouvions consacrer plus de quinze jours aux 130 familles réunies là, nous nous mettions immédiatement à l’œuvre. Nous trouvions ordinairement dans ce poste quelques sauvages infidèles, que les chrétiens avaient rencontrés dans les terres. Trop occupés alors pour leur donner beaucoup de temps, nous les laissions aux soins des familles qui avaient déjà commencé leur instruction dans les bois.

« Le lendemain de la Saint-Pierre, après avoir béni les mariages, nous montions sur de bonnes chaloupes amenées par des sauvages de Godbout venus pour nous rencontrer ; et nous nous rendions aux Sept-Îles où se trouvaient cinquante familles montagnaises, puis à Godbout où nous attendaient vingt-cinq familles. De là nous venions aux Îlets-de-Jérémie, la plus considérable de nos missions sauvages.

« Ce temps-là était l’âge d’or de nos missions sauvages. Ces pauvres enfants des bois étaient tous bons, sobres, honnêtes, avant que l’auri sacra fames eût amené sur la Côte ces petits marchands qui les suivaient avec leurs goélettes, leur créant des besoins nouveaux et s’efforçant de les enivrer pour pouvoir plus aisément leur extorquer leurs pelleteries.

« Quelques années plus tard, l’arrivée des Acadiens des îles de la Madeleine nous donna un surcroît de travail. En revenant de la mission d’Itamamiu, nous ne pouvions passer devant douze familles établies à Kékashka, vingt à Natashquan et vingt-cinq à la Pointe-aux-Esquimaux, sans leur donner quelques jours de mission. Leur nombre augmentant, un vieux prêtre français, M. Ternet, fut placé à la Pointe-aux-Esquimaux pour les desservir. »

Depuis cette époque, plusieurs autres prêtres séculiers sont venus résider en divers points de la Côte, comme on le verra dans la suite de cet ouvrage. De même, depuis déjà bien des années, il y a du côté du sud-ouest des paroisses organisées, sous la direction de prêtres séculiers, à Mille-Vaches, aux Escoumins, aux Bergeronnes, à Tadoussac, au Sacré-Cœur, à l’Anse-Saint-Jean.

Les Oblats n’ont donc plus aujourd’hui qu’à s’occuper des sauvages de la côte du golfe. Chaque été, un Père va rencontrer les Montagnais, au retour de leur chasse, à Godbout, aux Sept-Îles, à Mingan et à Musquarro. Cette dernière mission a remplacé celle d’Itamamiu, qu’il a fallu quitter lorsque, par suite d’un, malentendu, la chapelle bâtie en ce lieu par les Oblats leur fut enlevée. Ils en ont construit une autre à Musquarro, poste situé à une cinquantaine de railles à l’ouest d’Itamamiu, à trente milles seulement plus bas que Natashquan.

En outre, tous les deux ans, un missionnaire poursuit ses courses évangéliques au delà du Labrador canadien, et remonte la côte de l’Atlantique jusqu’à la grande baie d’Ungava (située à 900 lieues de Québec), où il rencontre les Esquimaux. À l’intérieur des terres sont les Naskapis, peuple de langue montagnaise, que le missionnaire voit à la baie des Esquimaux, à une centaine de lieues au-dessus du détroit de Belle-Isle.

Ce fut le P. Babel qui commença la série de ces voyages longs et pénibles.

En 1862, ses supérieurs l’avaient rappelé de la Côte Nord et envoyé à la Rivière-Désert, dans la Gatineau, où il avait eu à desservir une population composée de Canadiens, d’Irlandais et d’Algonquins. Mais quatre années plus tard, en 1866, l’archevêque de Québec exprima aux Oblats le désir qu’il avait de les voir entreprendre la conversion des Naskapis, sauvages encore infidèles ; et l’on fit revenir le P. Babel sur la Côte, pour lui confier l’exécution de cet important projet. — Écoutons-le nous raconter lui-même ses premiers voyages à l’intérieur du Labrador.

« Après avoir fait la mission à tous les sauvages du Labrador réunis à Mingan, je partis en canot avec deux sauvages, le 18 juillet (1866), pour prendre l’entrée de la rivière Saint-Jean que nous devions remonter. Je me proposais d’atteindre le poste de la Compagnie de la baie d’Hudson établi à Winaukupau, sur la grande rivière Hamilton qui se jette dans la baie des Esquimaux.

« Nous devions renouveler à ce poste nos provisions, et le matin même du jour où nous y arrivâmes nous avions dépensé ce qui nous restait de farine et de lard. Quel ne fut pas mon désappointement lorsque, en entrant dans la maison du poste, je la trouvai entièrement vide ! Commis et sauvages, tous étaient descendus à la baie des Esquimaux avec leurs pelleteries, pour en rapporter leurs effets d’hiver. Sans provisions, nous ne pouvions pas rester davantage en ce lieu. J’y laissai donc ma valise de mission et une lettre où je priais le commis d’avertir les sauvages de m’attendre, l’année suivante, à pareille époque. — Arrivés là le 13 août, nous repartîmes le 15, pour défaire les 510 milles de la route que nous avions parcourue. Nous avions à traverser quinze lacs, à changer vingt fois de rivières, à franchir soixante et onze portages à travers les montagnes et les marécages. Et pour tout ce voyage, il ne me restait qu’une livre de poudre. Mais la Providence prit soin de nous. Sans avoir jamais aucune provision, nous avons toujours trouvé quelque chose avant les repas : canards, porc-épics, castors, perdrix ; et nous avons pu prendre régulièrement nos trois repas par jour. L’appétit, aiguisé par l’aviron et la marche dans les portages, était toujours excellent.

« L’année suivante (1867), je rencontrai à Mingan l’honorable Sir Donald Smith, qui attendait avec sa famille l’arrivée du steamer de la Compagnie, venant d’Angleterre. Je m’embarquai avec lui pour me rendre au poste de S. W. River, situé au fond de la baie des Esquimaux, où finit l’eau salée, à 130 milles de l’océan Glacial. À ce poste, je trouvai trente-deux familles chrétiennes, quatre qui n’avaient jamais vu de prêtre, et trente Naskapis infidèles descendus avec les commis. Je commençai l’instruction des infidèles ; mais comme chacun d’eux avait laissé deux ou trois femmes au fort Naskapis, je ne pouvais rien faire pour eux tant que je n’aurais pas régularisé leur position suivant les prescriptions de la religion chrétienne. Aussi, après avoir travaillé à leur instruction durant trois semaines, je montai avec eux jusqu’au fort Naskapis ou Petatstekupau[4] Dans ce voyage de 1200 milles de canot, j’ai baptisé 81 infidèles. »

L’année qui suivit (1868), le P. Babel retourna dans ce pays, et y baptisa encore 74 infidèles. Il y fit en tout quatre voyages de suite, pendant lesquels il a tracé une carte de 2427 milles de route. Ces courses évangéliques, en même temps qu’elles étendaient le royaume de Jésus-Christ, ont encore été utiles à la géographie canadienne, en faisant connaître ces territoires ignorés du Nord-Est. Cela n’empêchera pas que, dans un ou deux siècles, quelque explorateur découvrira de nouveau tout ce pays, et recevra des médailles de maintes sociétés de géographie. C’est ce qui s’est passé pour le continent africain, et, comme on sait, l’histoire se répète.

Ces rudes voyages avaient fatigué le P. Babel, qui fut remplacé par des missionnaires plus jeunes pour ces missions de l’intérieur des terres. Le P. Lacasse fut chargé de ce soin durant bon nombre d’années, avant d’être le publiciste fameux et l’original conférencier que l’on connaît. Il est homme à prétendre que rien ne vaut ces longs trajets en canot d’écorce et cette vie au milieu des sauvages, pour préparer à la carrière littéraire ! Il est bien sûr, en tout cas, que si une culture de ce genre était absolument requise, nous verrions diminuer en de notables proportions le nombre de nos poètes, de nos chroniqueurs et même de nos journalistes.

Aujourd’hui, c’est le P. Lémoine qui va porter les secours religieux aux Naskapis et aux Esquimaux.

Quant au P. Babel, il a continué de s’occuper des missions sauvages du golfe Saint-Laurent, ce qui ne l’a pas empêché d’aller de temps en temps donner la mission aux Montagnais du Lac Saint-Jean.

Et pendant que le P. Babel faisait ses grands voyages dans l’intérieur, les autres Oblats construisaient les chapelles de Betsiamis, de Godbout, des Sept-Îles, de Mingan, d’Itamamiu, sur la Côte ; en même temps, le P. Durocher en bâtissait une à Métabetchouan (Lac Saint-Jean), et le P. Linet en élevait deux au Labrador pour les Canadiens. — Il est bon d’ajouter que les Oblats ont fourni leurs chapelles de tous les objets nécessaires pour le culte : lingerie complète, calice, ciboire, missel, chemin de croix, etc., et tout cela sans laisser nulle part un sou de dette.

* * *

À part le temps des voyages dont j’ai parlé, les Pères restent à Betsiamis, la seule résidence qu’ils possèdent sur la Côte Nord. Durant la plus grande partie de l’année, la bourgade est peu peuplée : environ soixante-quinze sauvages, vieillards, veuves, enfants, ou malades qui n’ont pu suivre les autres à l’intérieur des terres. Mais, l’été, durant les mois de juillet et d’août, c’est l’époque où le village est au complet. On y compte alors jusqu’à 120 familles.

Les uns habitent de petites maisons ; les autres vivent sous la tente. Maisons de bois ou de toile sont échelonnées au fond de la baie de Betsiamis ou le long de l’estuaire de la rivière du même nom, sur la rive de l’est.

Cette rivière Betsiamis, longue d’environ 260 milles, n’a guère qu’un arpent et quart de largeur à son embouchure ; cette largeur devient ensuite de trois ou quatre arpents sur un certain parcours. Elle est navigable jusqu’à une quinzaine de lieues du fleuve, et le petit vapeur appartenant à la St. Lawrence Lumber Co. la remontait jusqu’à cette distance, où il était arrêté par les rapides. Dans ses eaux, on trouve le brochet, la truite, et surtout le saumon. Pour ce qui est du saumon, il y était autrefois très abondant. Le flottage des bois de commerce, que l’on faisait descendre aux scieries de Bersimis, l’en a un peu chassé. Du reste, la rivière Betsiamis n’a jamais été exploitée pour la pêche au saumon, comme bien d’autres rivières ; les rapides y rendaient difficile la pêche à la mouche. Et, d’ailleurs, le gouvernement a donné cette rivière aux sauvages ; elle est leur propriété exclusive, et les sportsmen peuvent en faire leur deuil. Il est même probable que c’est le seul exemple d’une rivière appartenant de la sorte aux indigènes. Ce cours d’eau est la route qu’ils fréquentent davantage soit pour venir à Betsiamis, soit pour retourner dans l’intérieur des terres. N’empêche qu’il vient aussi des sauvages par tous les chemins possibles pour l’époque de la mission d’été. C’est ainsi que j’ai trouvé ici, non sans surprise, le vieux Jacques Bacon, qui, tout Montagnais qu’il est, n’en est pas moins citoyen de Chicoutimi. Ce vieillard a fait cinquante lieues pour assister à la réunion de ses compatriotes.

La réserve de Betsiamis est de neuf milles carrés. Elle fut accordée en faveur des sauvages, par le gouvernement du Bas-Canada, du temps de sir Edmund Head.

Les Pères avaient d’abord obtenu du gouvernement le terrain du poste de la Compagnie de la baie d’Hudson aux Îlets-de-Jérémie, endroit situé à sept ou huit milles d’ici, du côté de l’ouest. Mais la chapelle qu’il y avait là était petite. On ne trouvait pas cette localité assez avantageuse pour y bâtir une nouvelle chapelle, ni pour y faire des défrichements. On décida à la fin d’abandonner à un Écossais, qui s’était fait catholique, le terrain obtenu, et l’on vint s’établir à Betsiamis, où les conditions étaient meilleures. L’agent de la Compagnie de la baie d’Hudson quitta aussi les Îlets-de-Jérémie pour Betsiamis, et donna l’hospitalité au missionnaire avant que les Pères eussent bâti le presbytère.

L’endroit occupé maintenant par le village, était couvert de pins, d’épinettes, d’érables, de bouleaux, de merisiers. Le bois même dont on s’est servi pour élever la charpente de la chapelle, on l’a coupé sur le terrain qui forme aujourd’hui le jardin des Pères. Il n’y a pas besoin d’être au fait de tous les secrets de la physique et de la chimie agricole pour conjecturer sûrement, à la seule énumération des essences forestières qui se trouvaient là, quelle est la nature du sol au fond de la baie de Betsiamis. Ce terrain est très sablonneux ; l’avoine, l’orge, les pommes de terre, etc., y viennent parfaitement. Dans l’intérieur du pays, on rencontre la bonne terre forte. En général, il ne semble pas y avoir de différences notables entre la flore de Betsiamis et celle de la plus grande partie de la Province de Québec. Les Oblats ont ici de très beaux terrains en culture excellente.

  1. Cela me contrarie fortement de passer brusquement du 26 mai au 27 juillet ; mais il faut savoir se plier aux circonstances incontrôlables. Nous ne descendîmes à Betsiamis qu’à notre retour du Labrador. Au mois de mai, en effet, les sauvages n’étaient pas encore arrivés de l’intérieur des terres, et Mgr Labrecque se vit obligé de retarder de deux mois sa visite pastorale en cette localité. Cela ne faisait pas mon affaire. Allez donc traiter de Betsiamis à la suite de Natashquan ! La géographie en aurait été révoltée ! Il m’a paru préférable de lui sacrifier la chronologie : et je parle tout de suite de Betsiamis, qui est pour ainsi dire, du côté de l’ouest, le commencement de ce qu’on appelle la Côte Nord.
  2. C’est le pays de Betsiamis que l’on désignait autrefois par ce nom de Papinachois (A).
  3. « À Tadoussac, je n’ai jamais vu que les trois ornements et le linge d’autel que nous y avons mis. J’oublie une chose que j’y ai trouvée : quatre ou cinq vieux bonnets en forme de pain de sucre, que les rats achevaient de dévorer. Je les ai fait disparaître dans le poêle. — Avant notre arrivée, un curé, M. Laz. Marceau, est resté quelques années dans un presbytère que M. Price avait fait bâtir entre l’Anse-à-l’Eau et Tadoussac. Y a-t-il trouvé quelque chose ? Je n’en sais rien, mais j’en doute beaucoup. — Avant de donner crédit à de pareilles accusations, on aurait dû réfléchir que ces vases précieux, etc., dérobés par nous à Tadoussac, ont dû venir des Jésuites, et que le dernier Jésuite, le P. Labrosse, est mort plus de cinquante ans avant l’arrivée des Oblats en Canada. Depuis sa mort, l’évêché de Québec envoyait un prêtre, tantôt l’un, tantôt l’autre, pour visiter les sauvages. Ces prêtres se rendaient à Tadoussac, où la Compagnie de la baie d’Hudson leur fournissait un grand canot, quatre rameurs et des provisions pour leur voyage. Ont-ils trouvé dans la chapelle les choses précieuses en question ? Je l’ignore. » Cet extrait d’une lettre du P. Babel, joint aux renseignements que l’on voit dans le texte et que je tiens du P. Arnaud lui-même, donne le coup de grâce à la légende.
  4. Le fort Naskapis est à 536 milles N.-N.-O. de l’entrée de la baie des Esquimaux, à 574 milles N. de Mingan, et à 600 milles S. de la baie d’Ungava. Ces chiffres sont extraits du rapport du P. Babel. On trouve le récit de ce voyage dans les Annales de la Propagation de la Foi de Québec, année 1868.