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VOIX D’UN EXILÉ.

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SECONDE ANNÉE.
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L’orgie a rougi leur moustache ;
Des rouleaux d’or gonflent leur sac ;
Pour capitaine ils ont Gamache ;
Ils ont Cocagne pour bivouac.

La bombance après l’équipée !
On s’attable : Hier on tua…
Ô Napoléon, ton épée
Sert de broche à Gargantua.

Victor Hugo.
(L’obéissance passive.)


Quand le vent est muet, quand la nuit est sereine,
Sur les bords du grand lac mon pas distrait m’entraîne.
Car j’aime le désert, l’air et la liberté.
Là, penseur attardé, le front noyé dans l’ombre,
Et le regard perdu sur les vagues sans nombre,
J’interroge l’immensité.

Loin, là-bas, par delà ce nuage qui passe,
Par delà l’horizon, que cherche dans l’espace
Mon œil que si souvent les larmes ont terni ?
Ah ! c’est qu’il est un lieu dont le nom vous enflamme,
Et dont le souvenir est mieux gravé dans l’âme
Que dans le bronze et le granit.


Ce lieu, c’est le berceau, c’est la rive chérie,
Montagne, plage aride, ou campagne fleurie,
Coin de terre où, chétif, l’homme a reçu le jour ;
Qu’on l’appelle Pologne, Irlande ou Sibérie,
Sables, glace ou pampas, c’est toujours la Patrie.
Et ce nom-là veut dire Amour !

Je t’aime, nom sacré, sublime symphonie
Dont la mélancolique et suave harmonie
M’apporte en souvenir tant d’espoir envolé ;
Toi qui fais les grands cœurs, au jour des grandes crises ;
Toi qui chantes partout, sur les flots, dans les brises,
Toi qui fais pleurer l’exilé !

Toi qui sais le secret des dévouements stoïques ;
Toi qui créas les preux des âges héroïques,
Bayard et Washington, Hoche et Napoléon ;
Toi qui fit Jeanne d’Arc d’une humble jeune fille ;
Toi qui jettes au vent les tours de la Bastille ;
Toi qui peuples le Panthéon !

Oui, je t’aime ! et pourtant, sur ma lyre attendrie,
Quand je veux te chanter, beau nom de ma patrie,
L’amertume toujours attriste mon refrain ;
Les paroles d’amour se glacent sur ma bouche,
Et puis je ne sens plus, sous mon ongle farouche
Frémir que des cordes d’airain.

Ô ruisseaux gazouillants, ô brises parfumées,
Accords éoliens vibrant dans les ramées,
Soupirs mélodieux, sons suaves et doux,
Trémolos qui montez des frais nids de fauvettes,
Voluptueux accents qui bercez les poètes,
Chants et murmures, taisez-vous !


Vous me charmiez jadis : cette époque est passée ;
Vos douceurs ne vont plus à mon âme froissée ;
Mon vieux luth s’est brisé sous mon doigt trop hardi ;
Le clairon du devoir a sonné dans mon rêve…
Le faible enfant n’est plus ; c’est l’homme qui se lève :
L’humble troubadour a grandi !

Ma lyre, à l’œuvre donc ! laisse bondir ta rage ;
Hurle comme les vents, gronde comme l’orage ;
Tonne comme la foudre au jour du Jugement !
Les beaux jours ne sont plus où tu disais : « Je t’aime ! »
Ton refrain d’aujourd’hui c’est un cri d’anathème,
Car tu t’appelles Châtiment !

Traîtres, c’est encor moi ! faible, seul et sans glaive…
Mais, sombre avant-coureur du grand jour qui se lève,
Je viens pour commencer l’œuvre du lendemain !
Vengeur, j’ai sous mes yeux un immortel exemple :
J’ai vu l’Homme de Paix sur les dalles du Temple,
Terrible et le fouet à la main.

À moi ce fouet sacré, ce fouet de la vengeance !
Arrière, scélérats ! arrière, ignoble engeance !
Brigands de bas étage et fourbes de haut rang !
Point de grâce pour vous ; fuiriez-vous jusqu’au pôle,
Je vous appliquerai le fer rouge à l’épaule,
Et je vous mordrai jusqu’au sang !

Le soleil s’engouffrant comme un vaisseau qui sombre,
Avait depuis longtemps cédé sa place à l’ombre,
Et caché dans les flots son disque ensanglanté ;
La nuit avait repris son ténébreux empire,
La nuit… car c’est la nuit que l’assassin conspire :
Le crime aime l’obscurité :


Et ces loups se sont dit : « L’affaire est assurée ;
« Le bercail est à nous ; à l’œuvre ! à la curée !
« Déchirons, massacrons, pillons à qui mieux mieux !
« Nous pouvons attaquer sans craindre de riposte :
« Le berger dort au lieu de veiller à son poste,
« Et le dogue est devenu vieux. »

Et Satan regarda s’accomplir l’œuvre immonde…
Il est de ces horreurs dans l’histoire du monde ;
Il est de ces points noirs aux pages du destin.
Le mal comme le bien a parfois grandi l’homme ;
Le crime a ses héros… mais l’avenir les nomme
Judas, Erostrate ou Mandrin !

Tout un peuple vendu, là, sans pitié, sans honte,
Pour quelques vils écus, pour un titre de comte,
Pour quelque parchemin plus ridicule encor !…
Et pour mettre le comble à ce scandale obscène,
Un triste aveuglement donne à l’horrible scène
Le sanctuaire pour décor.

Puis, hourrah !… la ribote a ses franches coudées ;
Et, comme chacun fuit les fanges débordées,
À l’assaut du pouvoir elle monte en vainqueur.
Un Jocrisse-Harpagon prend le sceptre du maître
Tartuffe est grand-vizir, Roquelaure grand-prêtre,
Et Lacenaire ambassadeur.

Pour grossir dignement leurs cohortes impies,
Ils ont tout convoqué, requins, vautours, harpies,
Va-nu-pieds de l’honneur, héros de guet-apens,
Hardis coquins, obscurs filous, puissants corsaires,
Bretteurs, coupe-jarrets, renégats et faussaires,
Bandits, voyous et sacripants !


On voit, dans le repaire où tout cela pullule,
Le ban, l’arrière-ban de toute la crapule ;
Ils ont pour les trouver feuilleté les écrous,
Vidé les lupanars, sondé chaque tannière,
Bouleversé l’ordure, interrogé l’ornière,
Et plongé dans tous les égoûts.[1]

Ils sont au grand complet. Vite, chacun s’affuble,
L’un d’un masque béat, l’autre d’une chasuble ;
Le saltimbanque emprunte un froc à Loyola ;
Puis la procession se déroule sans gêne…..
Prête-moi ta lanterne, ô mon vieux Diogène,
Pour voir s’il est un homme là !

Un homme, un seul ! parmi ces cormorans avides,
Ces pieuvres, ces chacals, ces vampires livides,
Ces monstres devant qui pâlirait Barabbas ;
Un homme, sous ces vils oripeaux !… Mais que dis-je ?
L’homme, image de Dieu, par quel triste prodige
Pourrait-il descendre aussi bas !


Un homme ? Non, pas un ! mais le spectre d’un homme…[2]
Encore un pauvre Adam qu’a fait tomber la pomme !
Devant la pomme, hélas ! que d’astres ont pâli !
Lui ne l’a pas cueillie, oh ! non ; mais il la mange,
Comme si, pour n’avoir jamais pétri la fange,
On pût en être moins sali.

Pourtant il fut un jour, — ô vertu naufragée ! —
Où tu vengeais aussi la Patrie outragée,
Orateur et poète aux succès éclatants !…[3]
Mais ta muse d’alors, l’intérêt l’a tuée ;
Ta parole de feu, tu l’as prostituée
À ces infâmes charlatans.

Ah ! pour celui qui garde un reste de noblesse,
Si le regret de l’âme est un soulier qui blesse,
Si le remords au cœur est un ferment qui bout,
Que tu dois envier le courage stoïque,
L’indomptable fierté, la pauvreté civique
De ceux qui sont restés debout !

Poète, lève-toi ! tribun, redeviens homme !
Imite les grands cœurs de la Grèce et de Rome ;
Méprise un vain trésor par la honte amassé ;
La vertu… mais si l’or a pour toi plus de charmes,
Il ne nous reste plus qu’à répandre des larmes
Sur la tombe de ton passé.


Mais lui, le chef, qu’est-il, ce vantard hypocrite
Qui porte sans rougir tant d’infamie écrite
Sur son front impudent ? Oui, qu’est-il, après tout ?
Hargneux quand il se tait, insolent quand il parle,
Paillasse à Burlington, déserteur à St. Charle[4],
Rampant à Londre et gueux partout.

Il a, pour parvenir, mis tout à son service ;
Il escompte le vol, il pressure le vice,
Ce vieillard tout suintant de prostitution ;
Pour qu’il puisse à Windsor paraître en bas de soie,
Tout, le coffre public et la fille de joie
Sont mis à contribution[5].

Déchirant par lambeaux nos libertés si chères,
Il avait hardiment mis son peuple aux enchères,
Et livré sa patrie à mille aventuriers ;
Pour l’en récompenser, on le pare d’un titre :
Il se pâme, il se gourme, en son orgueil de pître
Judas a ses trente deniers !

Iscariote ayant vendu son divin Maître,
Bourrelé de remords, il se pendit, le traître,
Croyant trouver au moins la paix dans le trépas.
Mais ce vil brocanteur n’a pas l’âme si tendre ;
Jamais il n’aura, lui, le cœur d’aller se pendre :
Il est plus lâche que Judas !


Ah ! qui sème le vent récolte la tempête…,
Triomphe bien ! demain, tu courberas la tête !
Père des trahisons, ton nom sera flétri !
Tu voulais avant tout que ce nom fût notoire ;
Eh bien, sois satisfait : tu vivras dans l’histoire…
Mais cloué sur un pilori !

Canada, Canada ! dans cette nuit funeste,
Qui fera resplendir le lambeau qui te reste
De cette ardente foi qui pourrait te sauver ?
Sur tant d’abaissement et sur tant de souffrance,
Quand donc pourrai-je voir, ô jour de délivrance !
L’astre des peuples se lever ?

Ô peuple, les crachats ont maculé ta joue ;
Un bouffon te harcelle un pierrot te bafoue ;
On te hue, on te berne, on te pique, on te mord ;
On t’arrache du front le bandeau de ta gloire…
Debout, peuple, debout ! vas-tu leur laisser croire
Que le patriotisme est mort ?

Ah ! montre qu’en dépit de tant d’apostasie,
Le courage des preux chantés par Crémazie
Dans l’âme de leurs fils n’est pas encore éteint !
Montre-leur ce que c’est qu’un peuple qui s’éveille…
Mais quel fracas soudain vient frapper mon oreille ?
Qui gronde ainsi dans le lointain ?

Plein de sombres éclats, de fanfares sublimes,
Fort comme l’ouragan roulant sur les abîmes,
Tonnant comme la voix des vagues en rumeur,
Confus comme les vents dans les grandes ramées.
Quel est ce bruit puissant comme des chocs d’armées,
Quelle est cette immense clameur ?


Bravo ! c’est un sauveur que la patrie acclame
C’est un fils de Chénier qui dresse une oriflamme
Où le mot LIBERTÉ s’écrit avec du sang !
Suivi d’un escadron de hardis sans-culottes,
C’est l’archange vengeur qui chasse les despotes
Devant son glaive éblouissant !

Un rayon fulminant a percé les ténèbres ;
Le monde a tressailli jusque dans ses vertèbres ;
Un souffle impétueux dans les airs a passé ;
La Liberté paraît, sublime et grandiose,
Paix ! victoire ! hozanna ! son pied d’airain se pose
Sur un cadavre terrassé.

Traîtres, ils sont comptés les jours de votre empire !
Car l’esprit du Seigneur sur tout ce qui respire
Semble souffler le vent des révolutions.
C’est l’heure solennelle où tombent les entraves,
C’est l’heure des tyrans et c’est l’heure des braves,
L’heure des rétributions !

L’Espagne se roidit ; déjà rugit la France ;
L’Irlande jette encore un long cri de souffrance ;
Le monde entier s’émeut au nom de Juarez.
Seul, des signes du temps ce vil troupeau se raille…
Les sots, ils ne voient pas, sur la sombre muraille
Un doigt sombre écrivant : Mané, Thécel, Pharès !


Mai 1868.
  1. À ceux qui seraient tentés de trouver les expressions du poète trop sévères, nous rappellerons : 1°. Que le Cabinet de la Province de Québec renferme un Ouimet qui a déjà voulu faire passer par contrebande un bill ne tendant à rien moins qu’à légaliser le vol ; 2°. Que le dit Cabinet possède encore un Louis Archambault, destitué d’une fonction importante, pour détournement des deniers publics ; 3°. Qu’on a tout dernièrement nommé Conseiller de la Reine un Paul Denis, cette honte du Barreau canadien, qui vient d’immigrer aux États-Unis pour échapper aux travaux forcés ; 4°. Que le gouvernement de G. E. Cartier a deux fois fait élire sous sa protection, comme Député des Deux-Montagnes, un Daoust, faussaire public qu’on protège contre la sentence des lois ; 5°. Qu’on a fait un ambassadeur d’un Delisle, magistrat déjà destitué par enquête spéciale, pour cause de vol et de malversation ; 6°. Qu’afin d’avoir le support de leurs familles pendant les dernières élections, G. E. Cartier a fait sortir du pénitencier provincial, deux criminels notoires, qui avaient encore à subir plusieurs années d’incarcération ; 7°. Enfin, que le parti conservateur du Canada se recrute parmi les Tassé, les Bréhaut, les Schiller, et les T. K Ramsay. En faut-il plus ?
  2. Il n’est pas un seul libéral en Canada qui ne reconnaisse en M. Chauveau ; quelque chose de plus noble et de plus relevé, que les serviles créatures dont il est entouré.
  3. On se rappelle que M. Chauveau écrivit, il y a quelques années, une pièce de vers dans laquelle il flagellait sans pitié ceux qui avaient consommé l’Union des deux Canadas.
  4. On sait que celui dont le poète parle, après avoir, en 1837, soulevé les habitants de sa paroisse natale par ses discours incendiaires, se sauva lâchement avant la bataille de St. Charles, et se retira à Burlington, Vermont, où il écrivit des niaiseries patriotiques. La chronique rapporte même que quelques connaissances qu’il fit à Albany, N. Y. furent forcés de se cotiser pour lui acheter un pantalon. Il insulte maintenant à tout propos le peuple des États-Unis ; serait-ce ce pantalon qu’il aurait encore sur le cœur ?
  5. Il n’y a pas encore trois ans, G. E. Cartier louait à des femmes publiques, plusieurs maisons lui appartenant.