J. Hetzel (p. couv-89).

ŒUVRES DE MAYNE-REID
COLLECTION HETZEL
AVENTURES DE TERRE ET DE MER
PAR
MAYNE-REID


BIBLIOTHÈQUE
D’ÉDUCATION ET DE RECRÉATION
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
PARIS

Tous droits de traduction et de reproduction reservés.
TABLE

Chapitre I. — 
El gran Chaco. — Deux voyageurs 
 1
II. — 
Une estancia solitaire 
 4
III. — 
Le retour du mari 
 9
IV. — 
Une maison de deuil 
 13
V. — 
Le cortège d’une prisonnière 
 16
VI. — 
La tormenta 
 20
VII. — 
L’arbre baromètre 
 23
VIII. — 
Entre un tigre et un torrent 
 28
IX. — 
Au hasard 
 31
X. — 
Arrêtés par un riacho. — Les gymnotes 
 36
XI. — 
Le poisson qui fait du feu 
 39
XII. — 
Le sac perdu 
 44
XIII. — 
Les autruches 
 47
XIV. — 
Les vizcachas 
 52
XV. — 
La piste retrouvée 
 55
XVI. — 
La ville sacrée des Tovas 
 60
XVII. — 
Nacéna 
 63
XVIII. — 
Un mort reconnu. — Shebotha 
 67
XIX. — 
La sorcière prisonnière 
 71
XX. — 
Un secours inespéré. — Délivrance 
 77
XXI. — 
Le réveil des Tovas 
 82
XXII. — 
Une piste adroitement dissimulée 
 85
Conclusion 
 87
Notes  
 90


LA SŒUR PERDUE

UNE HISTOIRE DU GRAN CHACO


CHAPITRE I
EL GRAN CHACO. — DEUX VOYAGEURS


Etendez devant vous une carte de l’Amérique du Sud ; fixez vos yeux sur le confluent de deux grandes rivières : le Salado, qui vient des montagnes des Andes dans une direction sud, et le Parana, qui descend du nord. Remontez le premier fleuve jusqu’à la ville de Salta dans l’ancienne province de Tucuman ; puis, le long du second fleuve et de son tributaire, le Paraguay, allez jusqu’au fort brésilien de Coïmbra ; joignez ces deux points par une ligne légèrement recourbée, tournant sa convexité vers la grande Cordillère des Andes, et vous aurez tracé la frontière qui limite une des contrées du continent d’Amérique les moins connues, et pourtant l’une des plus intéressantes. C’est une région aussi romantique dans son passé que mystérieuse dans son présent, aussi fermée de fait à la civilisation qu’à l’époque où les bateaux de Mendoza essayèrent vainement de l’atteindre du côté du sud et où les chercheurs d’or, désappointés à Cusco, tentèrent de l’explorer du côté de l’ouest. C’est la région de « El gran Chaco. » Vous avez certainement entendu citer ce nom et, si vous avez étudié la géographie, vous n’êtes pas sans connaître un peu le territoire ainsi désigné. Mais vous ne connaîtriez que très imparfaitement le Gran Chaco, alors même que vous en sauriez autant que ceux qui en habitent les frontières. Tout ce qu’ils en ont appris se résume en deux mots : souffrance et angoisses.

Vous avez été élevé dans la croyance que les peuples de sang espagnol, au jour de leur grandeur et de leur gloire, soumirent tout le continent d’Amérique, ou du moins la portion qu’ils prétendaient en coloniser, et qui, partiellement encore, est restée sous leur domination.

C’est une erreur historique comme il y en a beaucoup. Poussés par la soif de l’or, et sous la protection de fortes expéditions militaires, les conquistadores parcoururent une grande portion du territoire ; mais il y eut d’immenses étendues où ils ne pénétrèrent jamais et qu’ils colonisèrent encore moins. Tels furent Navajoa au nord, le pays des Goajiros au centre, les terres de Patagonie et d’Arauco au sud, et une vaste contrée de plaines qui s’étend entre les Cordillères des Andes péruviennes et les eaux du Paraguay, — c’est-à-dire le Gran Chaco.

Ce territoire que nous venons de nommer, assez vaste pour y fonder un empire, non seulement n’a pas été encore colonisé, mais il reste même complètement inexploré. En effet, la demi-douzaine d’expéditions qu’on y a timidement tentées et qui furent promptement abandonnées, ne méritent pas le nom d’explorations.

Nous en dirons autant des faibles efforts des Pères jésuites ou franciscains. Les sauvages du Gran Chaco ont refusé de se soumettre aussi bien à la croix qu’à l’épée.

À quelle cause faut-il attribuer l’abandon de ce singulier territoire ? Est-ce un désert stérile comme la majeure partie du pays des Apaches et des Comanches, comme les plaines de Patagonie et les sierras de Arauco ?

Est-ce une forêt humide et impénétrable, périodiquement inondée comme la vaste vallée de l’Amazone ou les deltas de l’Orénoque ? Rien de tout cela. Le Gran Chaco possède, au contraire, tout ce qu’il faut pour attirer la colonisation : de vastes clairières naturelles couvertes d’une herbe nourrissante ; des forêts d’arbres tropicaux où le palmier prédomine ; un climat d’une salubrité qui n’a jamais été mise en doute ; un sol capable de produire tout ce qui est nécessaire pour les besoins et les agréments de la vie. En résumé, on peut le comparer à un parc immense ou à une série de vastes et pittoresques jardins dont la culture aurait été laissée aux seuls soins du Créateur !

Pourquoi n’a-t-il pas été soumis au travail de l’homme ?

La réponse est facile : parce que l’homme qui l’habite est un chasseur et non un agriculteur.

Ce pays est resté le domaine de ses propriétaires à peau rouge, seigneurs primitifs de son sol, race d’indiens belliqueux qui, jusqu’à présent, ont défié toutes les tentatives faites pour les rendre esclaves, par le soldat, le mineur, le missionnaire ou le Mameluco 1.

Ces sauvages indépendants, montés sur des chevaux infatigables qu’ils dirigent avec une habileté de centaures, parcourent les plaines du Chaco, rapides comme l’oiseau emporté par le vent. Dédaignant les résidences fixes, ils voyagent sur ces plaines verdoyantes et à travers ces bois parfumés, comme l’abeille voltigeant de fleur en fleur, et ils ne plantent leurs tentes que là où le charme de l’endroit les retient. On les appelle sauvages ; mais qui n’envierait parfois leur insouciante et poétique existence ? Voulez-vous mieux connaître ces peuples ?

Alors, suivez-moi et entrons ensemble dans le Gran Chaco.

Une plaine d’un vert d’émeraude s’étend sous un ciel combinant les teintes du saphir et de la turquoise. Malgré leurs nuances vives, l’aspect est monotone : quelques petits nuages blancs épars et le globe d’or du soleil qui brille au zénith tranchent seuls sur l’uniformité du ciel ; et à travers la plaine, l’œil ne se repose que sur quelques bouquets de palmiers, un groupe de rhéas et un couple de grands oiseaux blancs à gorge orange et à crête écarlate, les rois des vautours 2. Mais ces derniers, planant dans les hauteurs de l’éther, appartiennent également à la terre et au ciel.

Tel se présente le Gran Chaco, que le pied de l’homme blanc n’a presque jamais foulé ; aussi frais et aussi virginal que le jour où il est sorti des mains de Dieu.

Je dis : « presque jamais foulé. » En effet, tandis qu’avec des yeux ravis nous admirons le paysage, nous voyons deux formes d’êtres vivants se détacher sur l’horizon lointain.

Jusqu’à présent, elles ne semblent que deux points et pourraient être un couple d’autruches, ou bien le mâle et la femelle du guazuti 3 ; car il y a une différence dans leur taille.

Mais non, ce ne sont pas de simples animaux. Ce sont bien véritablement des êtres humains, ils marchent vers le centre de la plaine ; ils s’approchent ; déjà on distingue en eux des cavaliers ; les voici plus près encore : leur visage est blanc.

Ils marchent vers le centre de la plaine.

L’un d’eux, le plus grand, est vêtu d’un costume à la fois imposant et pittoresque. Le vêtement de laine qui couvre ses épaules, avec ses larges bandes alternées blanches, bleues et rouges, est le poncho, ce manteau porté par tous les habitants des plaines do la Plata. Par-dessous se trouve une jaquette ressemblant au justaucorps d’autrefois, et ornée de riches broderies et de pesetas ou pièces de vingt-cinq sous à l’effigie de la république Argentine. De larges culottes de coton, les calzoncillos, attachées à la façon des zouaves, couvrent les jambes, mais laissent près du sommet de la botte une partie du genou nue.

De lourds éperons et un chapeau à grands bords avec un ruban de couleur vive complètent le costume du cavalier, facile maintenant à reconnaître pour un gaucho au seul aspect du harnachement de son cheval, à sa bride et à ses courroies plaquées d’argent, et à sa carona ou couverture de selle soigneusement cousue et brodée.

L’autre cavalier est aussi couvert d’un manteau, mais l’étoffe en est foncée ; il est si ample que ses autres vêtements ne peuvent s’apercevoir. Ses pieds reposant sur des étriers en bois, sont chaussés de bottes, et des culottes de velours les recouvrent presque jusqu’à leur extrémité. Sur sa tête est un sombrero dans le genre de celui de son compagnon ; ce chapeau semble avoir été récemment bossué et comme écrasé. Sa monture, caparaçonnée avec plus de simplicité que celle du gaucho, garde une allure tranquille.

Bien que les deux cavaliers chevauchent côte à côte, les étriers se touchant, pas un mot n’est et n’a été échangé entre eux depuis le moment où ils nous sont apparus au milieu de la plaine.

Un seul d’ailleurs, le gaucho, semble être en état de parler. Son compagnon, quoique installé solidement sur sa selle, porte la tête d’une façon étrange. On dirait qu’elle tombe plus bas que ses épaules et incline légèrement à droite. Malgré l’ombre projetée par son chapeau, on distingue déjà que ses yeux sont fermés. On ne peut supposer qu’une chose, c’est qu’il est tout au moins endormi.

Cette supposition n’aurait en elle-même rien d’étrange si elle s’appliquait au gaucho, car ces demi-centaures se donnaient rarement la peine de quitter leur selle pour faire leur sieste. L’autre cavalier, sans être un gaucho, peut encore être un habile écuyer. On monte bien à cheval dans ces parties de l’Amérique du Sud.

Outre son attitude singulière, la nuance de sa peau est remarquable, son teint de blond, rare sous ces climats méridionaux, est d’une pâleur extraordinaire. Ses lèvres elles-mêmes sont complètement décolorées. Éveillé ou endormi, ou aveugle, ce cavalier n’est évidemment pas en bonne santé. Mais il se peut qu’il ne soit qu’endormi, car sa monture s’avance sans qu’il la guide : ses mains pendent le long de son corps, cachées par son manteau, et les rênes reposent, abandonnées, sur la crinière du cheval.

L’animal s’en soucie peu. Il n’a pas besoin de se sentir conduit, et règle son pas sur celui de l’étalon monté par le gaucho. L’un et l’autre s’avancent lentement. Ils semblent comme plongés dans une sorte de léthargie par la brûlante châleur du soleil dont la hauteur, du reste, leur assure tout le temps qui peut leur leur être nécessaire pour l’achèvement de leur voyage.

Tout indique qu’ils ne sont pas pressés. Cela résulte des mouvements mêmes du gaucho. En arrivant au centre de la plaine, il arrête brusquement son cheval pour porter vers le zénith un regard plus attentif.

« Nous avons six heures encore devant nous, et dans trois heures, même avec cette allure de tortue, nous atteindrons l’estancia. À quoi bon y arriver avant le coucher du soleil ? Pobre senora ! Pour ce qu’elle a à voir, il vaut mieux qu’il fasse nuit. »

Bien que ses yeux soient tournés vers lui, ces mots ne s’adressent pas à son immobile compagnon, dont le cheval s’est arrêté en même temps que celui du gaucho. Ce temps d’arrêt n’a pas éveillé son cavalier. Les paroles du gaucho ne sont qu’un monologue prononcé sur un ton lugubre contrastant étrangement avec l’air naturellement gai et épanoui du personnage. Son visage, tout bronzé qu’il est, semble plutôt fait pour la bonne humeur que pour les noires pensées.

« Que faire ? continue-t-il en se parlant encore à lui-même. Je vais d’abord, car c’est le plus pressé, me débarrasser de ce poncho qui m’étouffe. Il fait chaud sous ce soleil comme dans une fournaise. »

Il fit passer son manteau par-dessus sa tête et l’étendit en travers sur le pommeau de sa selle ; puis, regardant son compagnon, il ajouta :

« Il n’est, hélas ! pas besoin de lui ôter le sien. Ce n’est pas la chaleur qui le gênera, bien sûr. »

Cela dit, il reste tout pensif sur sa selle, puis il observe la plaine comme s’il cherchait à y découvrir quelque chose. Son regard s’est arrêté sur un bouquet d’arbres algarrobas qui croissent à peu de distance. Leurs troncs sont entrelacés par un réseau de plantes parasites et ils apparaissent comme un îlot boisé sur la surface d’une mer d’émeraude immobile.

« Je puis me permettre de me reposer sous leur ombre, reprit-il ; j’ai besoin de reprendre des forces, Dieu le sait, pour me donner le courage d’accomplir ma tâche. Pobre senora y los ninos ! (Pauvre dame, pauvres enfants !) Quelle terrible nouvelle je leur rapporte. Sangre de Cristo ! Pourrai-je jamais les regarder en face ! »

Cependant, l’autre voyageur ne prononce pas un mot ; il semble que rien ne puisse l’éveiller, car son cheval, en tournant subitement dans une autre direction à côté de celui du gaucho, l’a fait vaciller sur sa selle, sans que sa paupière se soit relevée.

Le bouquet d'algarrobas est atteint. Le gaucho prend le parti de mettre pied à terre. Il attache à un arbre son cheval et celui de son compagnon, mais il ne dit pas un mot au cavalier en manteau, toujours immobile sur sa selle, toujours taciturne ; et quand il a allumé le feu sur lequel il fait griller quelques bandes de charqui pour son repas de midi, il ne l’invite même pas à partager son déjeuner. Il n’essaye pas de causer avec lui, il le laisse sur sa monture, toujours plongé dans le plus profond des sommeils.


CHAPITRE II
UNE ESTANCIA SOLITAIRE


Trois grandes rivières, le Salado, le Vermejo et le Pilcornayo, arrosent le Gran Chaco. Toutes prennent leur source dans les montagnes des Andes, et après avoir coulé au sud-est dans une direction presque parallèle, elles débouchent à des distances inégales dans le Parana et le Paraguay.

On connaît peu ces cours d’eau ; le Salado a été partiellement exploré pendant ces dernières années. Il constitue la frontière méridionale du Chaco, et l’une de ses rives est suivie par quelques voyageurs, mais seulement dans la portion supérieure qui arrose les districts colonisés de Santiago et de Tucuman. Du côté de son embouchure, sa rive méridionale elle-même n’est pas sûre, car les sauvages du Chaco la franchissent souvent dans leurs expéditions pillardes.

On connaît moins le Vermejo que le Salado, et moins encore le Pilcornayo que le Vermejo. L’un et l’autre peuvent être approchés avec sécurité dans leurs eaux supérieures, au milieu de la section inhabitée des États argentins et de la république de Bolivie ; mais dès qu’ils entrent dans les solitudes du Chaco, ils sont ignorés de la science du géographe jusqu’au moment où ils se déversent dans le Paraguay. Le Pilcornayo est le plus septentrional et le plus long de ces trois fleuves, son cours depuis sa source jusqu’à son embouchure dépasse mille milles. Il entre dans le Paraguay par un double canal dont la branche septentrionale débouche presque en face de la ville d’Asuncion, tandis que la bouche méridionale est encore inconnue 4.

Telles sont les données succinctes que l’on possède sur le Pilcornayo, malgré plusieurs tentatives d’exploration faites autrefois par les missionnaires et les mineurs, et de notre temps par une expédition sous le patronage du gouvernement bolivien. Toutes ont échoué et n’ont guère produit que des informations dérivées des Indiens, incomplètes presque toujours.

La rivière arrose, paraît-il, une contrée généralement plate et des savanes couvertes d’herbes et semées de bouquets de palmiers et d’arbres tropicaux ; la plaine est dominée par des montagnes isolées ressemblant à de grandes tours. Tantôt le courant coule rapidement entre des rives bien définies, tantôt il s’étend en marécages et en lagunes d’eau salée ou saumâtre, ressemblant par leur étendue à des mers intérieures. Du reste, cette dernière affirmation n’est vraie que dans la saison des inondations.

Quoique l’embouchure connue du Pilcornayo soit presque à portée de canon de la capitale du Paraguay, de la première ville fondée par les Espagnols dans cette partie de l’Amérique du Sud, aucun Paraguayen n’a jamais eu l’idée de la remonter : les habitants d’Asuncion sont aussi ignorants de la région qui les entoure que le jour où Azara fit avancer sa periagua pendant une quarantaine de milles contre son rapide courant.

On n’a jamais fait d’essai de colonisation sur le Pilcornayo, excepté dans la portion tout à fait supérieure de son cours. Dans le Chaco, aucune ville n’a été bâtie par les blancs, aucune église n’a projeté l’ombre de son clocher sur les vagues encore vierges du fleuve.

Et cependant, en l’année de Notre-Seigneur 18.., un voyageur remontant cette mystérieuse rivière, à une dizaine de milles au-dessus du point atteint par le naturaliste espagnol, aurait pu apercevoir une maison s’élevant sur une des rives et qui n’avait certainement été bâtie que par un homme blanc, ou du moins par une personne initiée aux usages de la civilisation. La maison était simplement en bois avec des murailles de bambous et couverte en feuilles du palmier cuberto 5. Cependant, ses dimensions excédant de beaucoup celles de la hutte d’un Indien Chaco, sa véranda, ombragée par la projection du toit et surtout les enclos qui l’entouraient, et dont l’un renfermait du bétail, taudis que l’autre était soigneusement planté de maïs, de mauves, de bananiers et de nombre d’autres produits du climat paraguayen, tout dénotait la main d’un homme de race caucasienne.

On se trouvait là en présence non pas d’une simple hutte ou toldo, mais d’une riche estancia6. L’intérieur de la maison montrait d’une manière encore plus frappante que le propriétaire était un blanc. La plupart des meubles, bien qu’assez grossièrement fabriqués, affectaient cependant les formes données par la civilisation moderne. Des chaises et des tabourets en caña brava ou bambou sud-américain, des lits avec de blancs couvre-pieds, sur le sol des nattes faites de fibres de palmier, quelques dessins exécutés d’après nature, un petit nombre de livres et de cartes, une guitare, indiquaient des usages et une économie domestique inconnue à l’Indien.

Dans quelques chambres, ainsi que sous la véranda, on pouvait remarquer un curieux assemblage d’objets bien différents de ceux qu’aurait amassés un indigène. Il y avait là des peaux de bêtes sauvages et d’oiseaux empaillés, des insectes piqués sur des morceaux d’écorce, des papillons et de brillants scarabées, des reptiles conservés dans tout leur hideux aspect, avec des échantillons de bois, de plantes et de minéraux provenant de la région environnante.

Personne, en entrant dans cette maison, n’aurait pu se méprendre sur son caractère ; c’était la demeure d’un naturaliste, et quel autre qu’un blanc eut pu songer à se livrer à des études d’histoire naturelle dans ces contrées ?

Dans une pareille situation, elle était par elle-même un fait extraordinaire, une étrangeté. Il n’existait aucune autre habitation d’homme blanc à cinquante milles à la ronde plus proche que celle d’Asuncion. Et tout le territoire entre elle et la ville, ainsi qu’à dix fois cette distance vers le nord, le sud et l’ouest, n’était traversé que par les maîtres primitifs du sol, les sauvages Indiens Chaco qui avaient juré haine à mort aux Visages-Pâles depuis le jour où la quille de leurs canots avait sillonné pour la première fois les eaux du Parana.

S’il reste encore quelques doutes au sujet des habitants de cette demeure solitaire, ils s’évanouiront à la vue des trois personnes qui en sortent et prennent place sous la véranda. L’une d’elles est une femme ; son aspect, sa tournure sont d’une personne distinguée. Son âge ne dépasse pas la trentaine. Bien que son teint ait la nuance olivâtre de la race hispano-mauresque, son sang est évidemment celui de la pure race caucasienne. Elle a été et est encore une très belle personne. Son attitude, l’expression de ses grands yeux à demi baissés prouvent qu’elle a connu les pensées graves et l’inquiétude. Ce dernier sentiment semble surtout exister aujourd’hui en elle, son front est chargé de nuages ; elle s’avance jusqu’à la balustrade de la véranda et s’y tient immobile. Son regard interroge avec une poignante fixité la plaine qui s’étend bien au delà des limites de l’habitation.

Les deux autres habitants sont des adolescents, tous deux presque du même âge. L’un a quinze ans, l’autre a dépassé seize ans. Leur taille et leur complexion sont légèrement différentes. Le plus jeune est plus mince, son teint serait d’une blancheur parfaite si le soleil ne l’avait hâlé ; ses cheveux de couleur claire tombent en boucles sur ses joues et les traits de son visage font voir qu’il descend d’une race septentrionale.

Quant à l’autre, bien qu’il soit un peu plus grand de taille, il semble plus robuste : tout dit en lui qu’il est plein de force, d’activité et de vigueur. Son teint est presque aussi foncé que celui d’un Indien, et ses épais cheveux noirs, lorsqu’ils sont frappés par les rayons du soleil, offrent un chatoiement semblable à celui de l’aile d’un corbeau. Cependant il est de sang blanc, de ce sang dont se prétendent issus la plupart des Américains Espagnols, ce qui est plus que douteux pour les Paraguayens. Le jeune homme est un Paraguayen ; sa tante, la belle et charmante femme que nous venons de voir s’appuyer sur la balustrade de la véranda, est une Paraguayenne. Tout dans son allure montre qu’elle est la maîtresse du logis.

L’adolescent aux cheveux châtain doré lui donne le titre de mère, et cela semblerait étrange à cause de son teint, mais l’explication deviendrait facile si on pouvait le voir à côté de son père, malheureusement absent pour le moment. C’est l’absence de son mari, c’est celle aussi d’une autre personne également chère, qui amènent le nuage que nous avons noté sur le front de la jeune femme.

« Ay de mi ! murmura-t-elle, le regard toujours fixé sur la plaine, qui peut les retarder ?

— Ne soyez donc pas si inquiète, ma chère mère, mon père peut avoir fait quelque rencontre heureuse qui lui a fait oublier le temps ; un oiseau rare, une plante curieuse, quelque gibier nouveau peut l’avoir retardé ou entraîné sans qu’il s’en doutât, plus loin qu’il ne comptait. »

« Ne soyez donc pas si inquiète, ma chère mère… »

Le brave garçon essayait évidemment par ces paroles de rassurer sa mère.

« Non, mon Ludwig, répondit-elle, non, ce n’est rien de tout cela, car votre père n’était pas seul, Francesca l’accompagnait. Vous savez que votre jeune sœur n’est pas habituée à de grandes excursions, et il ne se serait pas hasardé à aller au loin avec elle. Je ne puis supposer aucune bonne raison à cette absence prolongée, et le moins que j’en puisse craindre, c’est qu’ils ne se soient égarés dans le Chaco.

— C’est possible, maman ; mais maintenant Gaspardo est parti à leur recherche. Il connaît chaque pouce du pays dans un rayon de cinquante milles autour de nous. Dans toute l’Amérique du Sud, personne ne sait suivre une piste mieux que lui ; s’ils se sont égarés, il les aura bientôt retrouvés et ramenés. Ayez confiance dans le gaucho.

— Ah ! s’ils sont égarés. Madre de Dios ! C’en est fait d’eux. C’est la pire des suppositions, s’écria la pauvre mère.

— Comment, tia ? demanda le neveu, qui, bien que n’ayant pas jusqu’à présent prononcé une seule parole, était évidemment tout aussi inquiet que les deux autres interlocuteurs.

— Oui ! comment cela, maman ? s’écria en même temps le fils. Nous nous sommes égarés vingt fois avec mon père sans qu’il nous soit arrivé malheur.

— Vous oubliez, mes enfants, que nos protecteurs ne sont plus dans le voisinage, que Naraguana et sa tribu ont quitté leur dernière tolderia7 et se sont enfoncés dans l’intérieur. Votre père ignore lui-même où ils sont allés.

— C’est vrai, dit le jeune homme aux cheveux noirs. J’ai entendu mon oncle en parler à Gaspardo, et le gaucho n’a pu le renseigner. Il pensait qu’ils s’étaient établis un peu plus haut en remontant la rivière, dans une ancienne tolderia.

— Mais ceci n’a pas d’importance, maman. Près de mon père et avec le concours du gaucho, que peut-il arriver de mal à Francesca ? » dit Ludwig.

Ludwig prononça ces mots, mais sans y ajouter foi lui-même. Aussi bien que sa mère, il savait que la tribu de Naraguana, les Tovas, qui, par exception, était l’amie des habitants de l’estancia, ne parcourait pas seule cette partie du Chaco.

Les autres tribus, les Mbayas, les Guaycurus et les Anyuites la parcouraient aussi, et celles-ci étaient les ennemies mortelles de tous les hommes à peau blanche.

Il ne parlait donc que pour rassurer sa mère, mais ses paroles furent sans effet ; le soleil se coucha vers l’ouest derrière l’immense plaine sans ramener celui qui était parti au moment de son lever, accompagné de sa fille unique, une belle enfant d’environ quatorze ans.

Comment s’expliquer, sinon par un malheur, que Gaspardo lui-même, envoyé à la recherche des absents, ne fut pas non plus et déjà de retour ?

« Madre de Dios ! répétait sans cesse la malheureuse épouse et l’infortunée mère, quelle peut être la cause d’un tel retard ? »

Et, après le lever de la lune et pendant toute la nuit, agenouillée devant une image de la Vierge, elle lui adressait cette ardente prière : « Sainte mère de Dieu, rendez-moi ma fille, rendez-moi mon mari ! » Tant que dura cette nuit sans fin, personne ne dormit dans la demeure du naturaliste, sauf peut-être les péons, quelques Indiens Guanos8 qui prêtaient leurs services à l’estancia.

Mais la mère ne ferma pas les yeux, et les deux jeunes gens, l’oreille au guet, le cœur battant au moindre bruit, restèrent debout, n’osant se communiquer leurs mutuelles angoisses. De leurs lèvres s’échappaient de loin en loin quelques mots : « Mon père ! ma sœur ! disait le fils. — Mon oncle ! ma cousine ! » disait Cypriano.

Le soleil du matin se leva rouge et brûlant sur la verdoyante pampa. Il s’élevait dans l’est, au-dessus des montagnes du Paraguay.

L’épouse inquiète y pensa sans doute ; c’était de ce côté qu’était venue la tempête qui les avait balayés, elle et son mari, dans le Chaco et les avait obligés à chercher un asile sous la protection des sauvages. Mais ses yeux se tournèrent bientôt vers l’ouest ; c’était la direction suivie au départ par ses bien-aimés, et c’est de là qu’elle devait les apercevoir à leur retour.

Lorsque les rayons d’or brillèrent entre les branches du grand arbre ombu 9 dont le feuillage couvrait l’édifice, on voyait encore trois personnes sous la véranda, les mêmes que la veille au soir, la mère, le fils et le neveu. Tous se tenaient le visage tourné vers l’ouest et leurs regards interrogeaient anxieusement la plaine. Tous étaient sous l’empire d’un douloureux pressentiment, et Ludwig lui-même, jusqu’alors si confiant, du moins en apparence, ne pouvait plus trouver de paroles d’encouragement pour sa mère. Chacun songeait en silence à l’absence si prolongée, et, par suite, si inquiétante de ce père et de cette sœur qui eussent dû être revenus depuis la veille. Chacun se disait que Gaspardo, depuis longtemps déjà, aurait dû rapporter au galop des nouvelles. Chacun pensait aux dangers qu’avait pu faire courir aux deux êtres aimés la rencontre des Indiens hostiles. Chacun enfin se représentait les mille autres périls particuliers au Chaco qui pouvaient expliquer le retard des voyageurs.

Une heure se passa encore ; le soleil, dans sa course ascendante au milieu des cieux, illuminait la plaine jusqu’aux limites les plus éloignées que l’œil pût atteindre. Personne n’apparaissait. Parfois une autruche passait à travers les hautes herbes, parfois un daim bondissait hors de sa couche à l’approche sans doute d’un jaguar moucheté, mais on ne distinguait aucune forme pouvant avoir l’apparence d’un être humain, rien qui pût ressembler à un cavalier.

Dans l’esprit des trois spectateurs, ce n’était déjà plus l’anxiété du doute auquel se mêle toujours quelque secret espoir, il ne restait plus qu’une agonie presque impossible à supporter. Cypriano n’y tenait plus. Son imagination plus vive lui montrait son oncle et sa cousine déchirés en lambeaux, mourants, morts peut-être.

« Je ne puis pas rester ici davantage, s’écria-t-il, je ne suis bon à rien ; laissez-moi partir, ma tante, Ludwig veillera sur vous. Il vaudrait un homme pour vous défendre. Qui sait si je n’arriverai pas à propos pour ceux que nous attendons ? Fiez-vous à moi et ne craignez rien pour moi, je vous en supplie. »

Ni Ludwig, ni sa mère ne firent d’opposition au généreux désir de Cypriano.

« Pars, mon enfant, lui dit sa tante, et que Dieu veille sur chacun de tes pas.

— Oui, pars, lui dit Ludwig à l’oreille, et combien je voudrais partir avec toi ! mais je n’ose abandonner ma mère dans cette maison que rien ne protège.

— Elle ne te laisserait pas partir, » lui répondit Cypriano en se jetant dans ses bras.

CHAPITRE III
LE RETOUR DU MARI


Où Gaspardo avait échoué, un autre pouvait avoir plus de succès, et Cypriano connaissait à fond la contrée environnante.

Le jeune homme quitta rapidement la véranda.

Dix minutes après, on pouvait le voir, monté sur un petit mais vigoureux cheval, galoper à travers la plaine comma si sa vie dépendait du succès immédiat de sa tentative.

Ceux qu’il avait laissés derrière lui suivaient encore silencieusement du cœur et du regard la direction qu’il avait prise, que déjà il avait disparu à son tour.

Toute la journée ils demeurèrent sous la véranda, et prirent à peine le temps de faire leur repas de midi. Ils ne mangèrent que pour garder des forces, dont ils se disaient qu’ils pouvaient avoir besoin. Le soleil descendit encore une fois sur la contrée, rien n’apparut dans la plaine, aucune forme ne détacha sa silhouette sur les nuages rouges qui bordaient l’horizon.

La lune brilla au ciel et ils attendaient toujours !

Enfin ! enfin ! leur attente sembla devoir être récompensée ; sous la bande argentée que traçait l’astre de la nuit à la surface de la pampa on vit s’approcher trois formes sombres, on aperçut trois chevaux dont chacun portait un cavalier ; deux étaient de grande taille, le troisième était plus petit.

Un cri de joie sortit des lèvres de Ludwig. « Les voilà ! » s’écria-t-il. Puis, s’arrêtant soudainement : « C’est étrange, ajouta-t-il, ils ne sont que trois : sans doute mon père, Gaspardo et Francesca. Cypriano les aura manqués et il les cherche encore. »

Cette conjecture semblait raisonnable et cependant elle ne répondait pas à l’inquiétude de la mère. Un douloureux pressentiment, une crainte poignante s’étaient, en dépit des apparences, emparés de son cœur et paralysaient le cri joyeux qui avait failli tout d’abord s’échapper de ses lèvres.

Sans rien répondre, elle restait immobile comme une statue, les yeux fixés sur les trois ombres qui s’approchaient.

Comme elles marchaient lentement ! Enfin les trois voyageurs arrivèrent tout près de l’enclos. Avant qu’ils eussent atteint la porte, la mère et son fils, d’un mouvement subit, s’étaient portés à leur rencontre.

La lumière de la lune permit à la première de reconnaître le manteau de son mari et le costume pittoresque du gaucho. Mais comment cela se faisait-il ? le troisième voyageur portait, lui aussi, des vêtements d’homme : c’était Cypriano !

Elle poussa un cri déchirant.

« Où est Francesca ? »

Personne ne répondit, ni son mari, ni Gaspardo, ni le jeune homme. Tous trois ils s’étaient arrêtés, muets et comme pétrifiés sur leurs montures.

« Ou est ma fille ? reprit-elle ; pourquoi mon mari ne me parle-t-il pas ? Cypriano, pourquoi gardez-vous le silence ?

— Oh Dieu ! fit Gaspardo en gémissant, c’est trop, trop terrible ! Señora ! señora !

Señora ! malheureux, n’avez-vous que cela à me dire ? L’entendez-vous, mon cher mari ? qu’y a-t-il, querido ? Pourquoi baissez-vous ainsi la tête ? Est-ce le moment de dormir ? Un père doit-il dormir qui revient vers sa femme sans lui ramener sa fille qu’elle avait remise à sa garde ? »

En disant ces mots elle s’avança d’un mouvement violent vers le cavalier qui portait les vêtements de son époux.

En mettant sa main sur le bras qui pendait inerte près de l’arçon de la selle — le pâle visage de son mari lui apparut sous les rayons mystérieux de la lune. L’infortunée señora n’eut besoin de personne pour lui faire connaître pourquoi les yeux de son époux étaient fermés. Son mari dormait du sommeil de la mort !

Elle poussa un cri qui aurait ranimé un mort, si un mort pouvait être ranimé, et elle tomba évanouie sur le sol.

L’infortunée señiora tomba évanouie.

Parmi mes jeunes lecteurs, il en est peu sans doute qui n’aient entendu parler de « Francia le Dictateur 10, » c’est un nom historique, c’est le nom d’un homme qui pendant plus d’un quart de siècle a régi avec une verge de fer le beau pays du Paraguay.

Ces noms de Paraguay et de Francia en rappellent un autre qui résume en lui toutes les vertus et tous les mérites compatibles à l’humanité, celui d’Amédée de Bonpland 11.

J’espère que peu d’entre mes lecteurs auront besoin qu’on leur dise qui était Amédée de Bonpland, ou plutôt Aimé Bonpland, nom qu’on lui donnait souvent et qui convenait mieux à cet excellent homme.

Chacun le connaît comme l’ami et le compagnon de voyage de Humboldt, comme l’auxiliaire de cet homme illustre dans ses recherches scientifiques si étendues et si exactes, comme le patient investigateur qui recueillit une grande part de cette savante moisson, comme l’homme dont la modestie sans égale a laissé souvent attribuer le mérite de ses propres découvertes à son compagnon, beaucoup plus amoureux de la gloire qu’il ne l’était lui-même. Pour moi, aucun nom ne sonne plus doucement à mes oreilles que celui d’Amédée de Bonpland.

Je n’ai pas l’intention d’écrire sa biographie ; ses ossements dorment aujourd’hui presque obscurément sur les rives du Parana, au milieu des scènes qu’il aimait tant. Mais l’histoire impartiale l’associera toujours à la réputation, aux honneurs qui ont été amoncelés sur la tête de Humboldt.

Il s’était retiré du monde et avait fixé sa résidence sur les bords du Parana, non sur le territoire du Paraguay, mais sur celui de la confédération Argentine, sur l’autre rive du fleuve.

Là, dans sa modeste retraite, tout en poursuivant ses études d’histoire naturelle, il s’occupa plus particulièrement à cultiver l’herbe du Paraguay, la yerba, qui sert à composer le breuvage si connu sous le nom de maté 12.

Son caractère bien connu attira bientôt auprès de lui une colonie de paisibles Indiens Guaranis qui, se soumettant à sa douce autorité, l’aidèrent à installer une immense « Yerbale » ou plantation de thé. L’affaire allait devenir profitable et le savant se trouvait, sans l’avoir prévu, sur le grand chemin de la fortune.

Mais le récit de sa prospérité parvint aux oreilles de Gaspar Francia, dictateur du Paraguay. Cet homme, parmi d’autres théories despotiques, professait l’étrange doctrine que la culture de la « yerba » était un droit appartenant exclusivement à son pays, c’est-à-dire à lui-même !

Pendant une nuit obscure, quatre cents de ses soldats traversèrent le Parana, attaquèrent la plantation de Bonpland, massacrèrent une partie de ses « péons 13 » et emmenèrent le colon prisonnier au Paraguay.

Le gouvernement argentin, affaibli par ses dissensions intestines, se soumit à l’insulte. Bonpland, qui n’était qu’un Français et un étranger, resta pendant neuf longues années prisonnier au Paraguay. Ni un chargé d’affaires anglais, ni un commissaire envoyé par l’Institut de France, ne purent réussir à lui faire rendre la liberté.

Il est vrai qu’il ne fut d’abord prisonnier que sur parole et qu’on le laissait vivre sans le molester, parce que Francia lui-même tirait profit de ses admirables connaissances et de sa sagesse.

Mais, au lieu d’apaiser le tyran, les succès d’Amédée de Bonpland ne firent que hâter sa ruine. Le respect universel dont l’entouraient les Paraguayens excita l’envie du despote. Une nuit, il fut saisi à l’improviste, dépouillé de ce qu’il possédait, sauf des vêtements qu’il portait, et chassé du pays !

Il s’établit près de Corrientes, où hors de l’atteinte du tyran il recommença sans se décourager ses travaux d’agriculture. C’est là qu’auprès d’une femme née dans l’Amérique du Sud, et entouré de ses nombreux et heureux enfants, il termina, âgé de plus de quatre-vingts ans, sa vie utile et sans tache.

Si j’ai introduit ici cette légère esquisse, c’est parce que la vie d’Amédée de Bonpland ressemble sous quelques rapports à celle de Ludwig Halberger, dont nous écrivons l’histoire.

Ce nom d’Halberger semble indiquer une origine germanique. La vérité est que Ludwig Halberger était de race alsacienne et Pensylvanien de naissance, car il avait reçu le jour à Philadelphie.

Comme Bonpland, c’était un amant passionné de la nature ; comme le savant français, il était allé dans l’Amérique du Sud pour y trouver un champ plus vaste, ou tout au moins un pays plus neuf, où il put se livrer à ses goûts pour les sciences naturelles.

Vers l’année 18.., il s’établit dans la capitale du Paraguay, qui devint alors le centre de ses études et de son activité. Asuncion étant comme sa base d’opérations, il se rendait souvent dans la contrée environnante, surtout dans le Gran Chaco. Il était assuré d’y trouver des espèces curieuses, tant du règne végétal que du règne animal, et non encore décrites, parce que là toute recherche était accompagnée d’un danger.

Ce danger était un attrait de plus pour lui. Avec le courage d’un lion, le simple naturaliste avait l’habitude d’explorer la solitude à une distance où pas un seul des cuarteleros 14 de Francia n’eût osé montrer le bout de son nez !

Tandis que le fils de la Pensylvanie était ainsi occupé à découvrir les secrets de la nature, le besoin d’aimer et de se constituer une famille naquit dans son cœur. Il se maria avec une jeune et belle Paraguayenne dont les qualités devaient être pour lui des gages de bonheur.

Pendant dix ans, ils vécurent heureux en effet ; un beau et charmant garçon et une fille d’une rare beauté, image de sa mère, vinrent après quelques années embellir de leurs jeux et de leur gai babil la demeure du chasseur naturaliste. Plus tard, la famille s’augmenta par la présence d’un jeune orphelin, Cypriano, qui appelait les enfants ses cousins.

L’habitation d’Halberger, située à environ un mille de la ville d’Asuncion, était fort belle. Un y trouvait tout ce qui peut rendre la vie agréable, car le naturaliste avait commencé à vivre dans l’Amérique du Sud avec autre chose que sa carnassière et son fusil. Il avait apporté des États-Unis les ressources suffisantes pour s’installer définitivement, et il gagnait largement sa vie au moyen de son filet à insectes et de son habileté comme taxidermiste. Il envoyait chaque année à Buenos-Ayres, pour être expédié aux États-Unis, tout un chargement d’échantillons dont le produit ajoutait à l’aisance de sa maison. Plus d’un musée, plus d’une collection particulière, lui sont redevables d’une portion de leurs plus précieux spécimens.

Le naturaliste était heureux de ses occupations au dehors et chez lui sa vie n’avait besoin d’aucune autre joie.

Mais à cette époque, comme si un mauvais génie eût jalousé cette innocente existence, un nuage sombre vint tout couvrir de son ombre.

La beauté remarquable de sa femme alors dans tout son éclat était devenue célèbre. Elle eut le malheur d’attirer les regards du dictateur. La réputation méritée de vertu de la jeune femme eût imposé le respect à tout autre, mais Francia était de ceux que rien n’arrête. Le naturaliste et sa femme comprirent bientôt que le repos de leur foyer domestique était en péril, et qu’il ne leur restait qu’un parti à prendre : abandonner le Paraguay. Mais la fuite n’était pas seulement difficile, elle semblait absolument impossible.

Une des lois du Paraguay défendait à tout étranger marié à une Paraguayenne de faire sortir sa femme du pays, sans une autorisation spéciale, toujours difficile à obtenir. Comme Francia était à lui seul tout le gouvernement, il ne faut pas s’étonner que Ludwig Halberger, désespérant d’obtenir cette permission, ne pensât même pas à la demander.

Devant cette inextricable difficulté, il songea à chercher un asile dans le Chaco, et ce fut là, en effet, qu’il se réfugia.

Pour tout autre que lui, une pareille entreprise eût été une folie, car c’eût été fuir Charybde pour se jeter dans les bras de Scylla. En effet, la vie de tout homme blanc trouvé sur le territoire des sauvages du Chaco devait être à l’avance considérée comme perdue.

Mais le naturaliste avait des raisons pour penser autrement. Entre les sauvages et le peuple du Paraguay, il y avait eu des intervalles de paix — tiempos de paz — pendant lesquels les Indiens qui trafiquaient des peaux et des autres produits de leur chasse avaient l’habitude de venir sans crainte se promener et faire leurs échanges dans les rues d’Asuncion.

Dans l’une de ces occasions, le chef des belliqueux Tovas, après avoir absorbé du guarapé15, dont il ne soupçonnait pas les effets stupéfiants, s’était enivré très innocemment. Séparé de ses compatriotes, il avait ôté entouré par une bande de jeunes Paraguayens qui s’amusaient à ses dépens. Ce chef était cité par ses vertus : en voyant cet estimable vieillard ainsi bafoué, Halberger, saisi de pitié, l’arracha du milieu de ses bourreaux et l’amena dans sa propre demeure.

Les sauvages, s’ils savent haïr, savent aussi aimer ; le fier vieillard, touché du service qui lui avait été rendu, avait juré une éternelle amitié à son protecteur et en même temps lui avait donné la liberté du « Chaco. »

Au jour du danger, Halberger se rappela l’invitation. Pendant la nuit, accompagné de sa femme et de ses enfants, prenant avec lui ses péons et tout le bagage qu’il pouvait emporter avec sûreté, il traversa le Parana et pénétra dans le Pilcornayo sur les bords duquel il espérait trouver la tolderia du chef Tovas.

En remontant le fleuve, il n’eut pas besoin de toucher à un aviron : ses vieux serviteurs Guanos ramaient, tandis que, assis à l’arrière, son fidèle Gaspardo, qui avait été son compagnon dans mainte excursion scientifique, gouvernait la periagua. Si le canot eût été un quadrupède appartenant à la race chevaline, Gaspardo l’aurait peut-être mieux dirigé, car c’était un gaucho dans toute la force du terme. Mais ce n’était pas cependant la première fois qu’il avait eu à lutter contre le courant rapide du Pilcornayo, et pour cette raison la direction de l’embarcation lui avait été confiée.

Le voyage s’accomplit heureusement. Le naturaliste parvint à atteindre le village des Indiens Tovas et installa sa nouvelle demeure dans le voisinage.il bâtit une jolie maison sur la rive septentrionale du fleuve et fut bientôt propriétaire d’une riche estancia où il pouvait se considérer comme à l’abri des poursuites des cuarteleros de Francia.

C’est là que, pendant cinq ans, il mena une vie d’un bonheur presque sans mélange : tout entier à ses études favorites, comme autrefois Aimé de Bonpland, il vivait calme et heureux, entouré de sa charmante et dévouée compagne, de ses chers enfants, des serviteurs fidèles qui avaient suivi sa fortune. Parmi ces derniers figurait en première ligne le bon Gaspardo, son aide intelligent pendant ses recherches et le constant compagnon de ses excursions.

On l’a compris, le cavalier qui revenait froid et inanimé sur sa selle était Ludwig Halberger ; c’était lui que Gaspardo ramenait à sa femme et à son fils désespérés.


CHAPITRE IV
UNE MAISON DE DEUIL


Il se passa un certain temps avant que la malheureuse femme sortit de son évanouissement.

Quand elle reprit connaissance, elle aperçut un affreux spectacle : le corps de son mari était étendu sur un lit ; son beau visage avait le calme et la sérénité de la mort, mais le drap qui recouvrait sa poitrine était rougi par le sang jailli de la blessure que lui avait faite le coup de lance qui lui avait ôté la vie.

Gaspardo, aidé des serviteurs, avait défait les liens qui attachaient à la selle le corps raidi et l’avait porté dans l’intérieur de la maison.

Le gaucho fit alors à la senora le récit de sa mission, mais ce récit n’ajouta pas beaucoup à ses angoisses. Le spectacle horrible qu’elle avait devant les yeux avait tout brisé en elle, elle écoutait comme une personne dont rien ne peut accroître la douleur.

Gaspardo avait rapidement trouvé la piste des absents, il l’avait suivie jusqu’à un bouquet d’algarrobas qui s’élevait sur la berge du fleuve. Là il avait rencontré avec horreur le cadavre de son maître, traîtreusement assassiné. Son cheval, qui, pour une raison quelconque, avait échappé à la cupidité des meurtriers, se tenait auprès du corps de son maître, comme s’il eut espéré le voir se dresser sur ses pieds et remonter en selle !

Le cheval se tenait auprès du corps de son maître.

Près du cadavre, était aussi un bouquet de magnifiques fleurs. Gaspardo vit sur un arbre voisin la branche dépouillée d’où elles avaient été cueillies, et cet indice lui avait prouvé que le naturaliste était engagé dans ses occupations favorites au moment où il avait reçu le coup mortel !

Aucun autre signe ne marquait l’endroit, sauf les traces du cheval d’Halberger et celles de l’animal plus petit monté par sa fille.

Cependant, en suivant ces dernières, Gaspardo rencontra bientôt d’autres empreintes qui indiquaient qu’une troupe de cavaliers avait dû faire halte près du bois.

Cachés par les algarrobas, les assassins avaient sans doute suivi à pied leur victime, ils s’étaient précipités sur elle et l’avaient certainement frappée à l’improviste avant même qu’elle eût pu soupçonner leur présence. Telle était du moins l’opinion du gaucho.

« Et mon enfant ? s’écria l’infortunée mère en interrompant ces tristes détails. Francesca est-elle morte, elle aussi ?

— Non, non, senora ! répliqua aussitôt Gaspardo. Je suis persuadé que ce cher ange est encore vivant. Santissima ! Les sauvages du Chaco eux-mêmes n’auraient pas eu le cœur de la mettre à mort. S’ils l’avaient tuée, il y en aurait quelque trace, et je suis sur de n’en avoir vu aucune ; pas un lambeau de vêtement, pas une seule marque de lutte n’a pu être découverte par moi. Vous voyez par ce qui est arrivé pour le père qu’ils n’auraient pas pris la peine d’emporter le cadavre de la fille. Non, senora, elle ne peut être que vivante.

— Je l’aimerai mieux… morte ! » s’écria tout à coup la mère infortunée.

En prononçant ce mot, le visage de la pauvre mère refléta l’expression des terreurs affreuses qui l’avaient envahie à l’idée de la captivité de sa fille.

« Oh ! mère, ne dites pas cela, cria Ludwig en jetant ses bras autour du cou de la señora, Il n’existe pas au monde d’être assez misérable pour faire du mal à une créature aussi innocente que ma sœur Francesca ! Nous irons à sa recherche, nous remuerons ciel et terre, ma mère, et nous la retrouverons ! »

Cypriano s’approcha de sa tante, et pliant le genou devant elle : « C’est moi seul que ce soin regarde, lui dit-il. Je jure, ma tante bien-aimée, de ramener ici l’ange qui nous a été ravi. J’accomplirai cette tâche ou j’y périrai ! »

Et se tournant vers son cousin : « Ami, lui dit-il, ton devoir à toi est de ne pas quitter ta mère.

— Mais, répliqua Ludwig les larmes aux yeux, mon devoir est aussi d’aller au secours de ma sœur. Que faire, mon Dieu ?

— Te fier à moi et à Gaspardo. Gaspardo, tu le connais ! Nous la délivrerons avec l’aide de Dieu et nous la ramènerons, je te le jure à toi aussi. »

Le ton ferme et vibrant de la voix du jeune Paraguayen qui contrastait avec la gravité de son attitude, montrait assez qu’il ne reculerait devant rien pour accomplir son serment.

Quand les premières violences de cette douleur eurent fait place à un état plus calme, Gaspardo parvint à entraîner la malheureuse femme loin du corps de son mari. Elle alla pleurer dans une chambre écartée, suivie seulement par une Indienne, une jeune fille dévouée, qui avait accompagné ses maîtres au moment où ils avaient fui le territoire du dictateur.

Pendant ce temps, le gaucho, aidé par les péons indiens et toujours fidèle à la mémoire de son maître, disposa ses restes d’une manière convenable pour les ensevelir, tandis que le fils maintenant orphelin et son cousin Cypriano discutaient ensemble les meilleurs moyens à employer pour assurer le succès de l’entreprise qu’on allait tenter.

Malgré toute leur douleur, ils ne pouvaient s’empêcher de penser à Francesca ; l’horreur qui les avaient saisis l’un et l’autre à la vue du corps inanimé d’Halberger, de leur père, de leur meilleur ami, loin de les plonger dans le désespoir, n’avait eu pour effet que de surexciter leur énergie.

Ils n’étaient que des enfants. Ils avaient vécu au milieu des tendresses de leurs parents, mais la pensée des devoirs qui leur restaient à accomplir, des luttes qu’ils allaient avoir à soutenir, des difficultés qu’ils rencontreraient sur leur route, les avait en un instant grandis et transformés.

La douleur et la nécessité avaient fait d’eux subitement des hommes aussi capables de penser que d’agir ; l’un et l’autre étaient prêts à marcher en avant et à sacrifier leur vie pour accomplir la tâche sacrée qui leur incombait.

Après avoir préparé son œuvre funèbre, Gaspardo vint les retrouver, et à eux trois ils tinrent une sorte de conseil. Ils examinèrent et discutèrent toutes les circonstances qui avaient amené et entouré le meurtre d’Halberger.

Le crime avait été accompli par des Indiens. Le gaucho n’avait aucun doute touchant ce fait qu’il avait pu lire écrit sur le terrain parcouru par les empreintes des chevaux. Cependant l’idée leur vint aussi qu’il n’était pas impossible que les soldats du dictateur l’eussent exécuté. En effet, bien qu’éloignés de la présence du despote, le naturaliste et sa famille ne s’étaient jamais sentis hors de la portée des entreprises de cet homme redoutable. La migration du chef Tovas les avait d’ailleurs en quelque sorte laissés sans protection. Francia pouvait en avoir été instruit et avoir envoyé une troupe de ses cuarteleros pour assouvir cette lâche vengeance.

Cependant, sans nier que le dictateur fût bien capable de cette cruauté, Gaspardo ne la lui attribuait pas. Si les traces des chevaux eussent appartenu à des cuarteleros, leurs bêtes ou au moins quelques-unes d’entre elles eussent été ferrées. Il avait suivi leurs traces pendant une distance considérable, jusqu’au moment où il avait reconnu l’impossibilité de pousser plus loin ; il les avait examinées avec le plus grand soin, et il n’avait pas trouvé, à l’exception d’une seule dont la vue le fit tressaillir, les empreintes de fers qu’eussent laissées les cavaliers de Francia. Il était donc sûr que les assassins étaient Indiens et que Francesca avait été emportée par eux vivante L’unique empreinte de fers qu’il eût découverte était évidemment celle du poney sur lequel était partie Francesca.

Quels Indiens avaient commis le crime ? Ils ne connaissaient que les Tovas, mais il en existait d’autres. Ce ne pouvait pas être des Tovas, dont le vieux et vénérable chef avait été souvent leur hôte et toujours leur protecteur. Une amitié si longue et si éprouvée ne pouvait aboutir à une catastrophe si terrible et si soudaine.

Gaspardo ne le pensait pas, et Ludwig rejeta cette supposition.

Chose étrange, Cypriano fut d’un avis contraire.

Lorsqu’on lui demanda ses raisons, il les donna. Elles venaient plutôt de son cœur que de sa tête, et cependant elles étaient pour lui pleines de probabilité.

Il rappela que le chef des Tovas avait un fils, un jeune homme un peu plus âgé que lui-même. Ludwig et Gaspardo s’en souvenaient aussi. Cypriano avait observé un fait qui avait échappé à l’observation de son cousin et du gaucho : les yeux du jeune Indien s’étaient arrêtés souvent avec admiration sur les traits charmants de Francesca !

L’affection de Cypriano pour sa cousine contenait une certaine somme de jalousie qui ne s’expliquait pas, mais qui lui donnait une clairvoyance qui pouvait manquer à un frère.

Si muettes, si respectueuses qu’elles fussent, les attentions du jeune Indien pour sa cousine que Cypriano chérissait, loin de plaire à celui-ci, lui avaient donc été particulièrement désagréables — et, pour tout dire, elles lui avaient laissé un souvenir qui dominait tout en ce moment.

Le père du jeune Indien était l’ami d’Halberger, mais le fils n’avait pas les mêmes raisons que le père pour que cette amitié lui fût sacrée. — C’était une nature sombre et violente d’ailleurs. Cypriano élevé à côté de Francesca, s’était, sans se l’avouer à lui-même, sans en rien dire en tout cas, complu à rêver que, le temps aidant, la gentille compagne de ses jeux pourrait devenir celle de sa vie entière.

Pourquoi le jeune Indien n’aurait-il pas pensé comme lui ? Était-il dès lors déraisonnable d’imaginer que le projet lui fut venu de ravir Francesca, dans un âge encore assez tendre pour qu’elle pût oublier au milieu des habitants de la tribu, les habitudes de la vie civilisée ?

L’affaire prenait un aspect nouveau qui changea le ton de la discussion. Ni Ludwig ni Gaspardo n’étaient en mesure de nier qu’il n’y eut quelque raison dans ce que disait Cypriano. Tous deux furent amenés par là à trouver que ses conjectures pouvaient être fondées.

Quoi qu’il en fût, il n’y avait qu’une seule ligne de conduite à adopter. Il fallait aller chercher les Tovas dans la nouvelle localité qu’ils habitaient. Si la tribu tout entière ou seulement une portion s’était rendue coupable du double crime, le chef Naraguana ne manquerait pas d’en faire justice, même sur son propre fils, Gaspardo en était convaincu.

Si les Indiens d’une autre tribu avaient commis l’assassinat et l’enlèvement, Naraguana aiderait ses amis à venger le meurtre et à faire rendre la liberté à la jeune fille.

Si la malheureuse famille d’Halberger eût vécu sur la frontière de l’Arkansas ou du Texas, la première pensée du gaucho et des deux jeunes garçons aurait été de rassembler autour d’elle une troupe de hardis trappeurs, ses plus proches voisins, et de poursuivre immédiatement les sauvages. Mais au Chaco, les plus proches voisins de la famille d’Halberger étaient a Asuncion, et ceux-là, même en leur supposant le courage, la hardiesse et la volonté de venir à leur secours, ne l’eussent pas osé dans la crainte d’encourir la colère du dictateur.

Aucun d’eux ne songea donc à réclamer de secours du Paraguay. Ils n’avaient d’espérance qu’en eux-mêmes et dans l’amitié du chef Tovas. Il fut décidé qu’on partirait à la recherche de la jeune fille.

Cypriano lutta en vain contre la décision qu’avait prise Ludwig de faire partie de l’expédition.

« Il a raison, avait dit sa mère. Je n’ai besoin de rien tant que vous ne m’aurez pas ramené Francesca. Nos serviteurs suffiront à la garde de la maison, et d’ailleurs… qu’importe ce qui peut m’arriver. »

Sur ce mot, Ludwig avait failli renoncer à sa résolution.

« Je veux que tu partes, » avait répété sa mère.

Une autre nuit se passa sans sommeil dans la demeure du naturaliste — son dernier propriétaire seul y reposa sans rêve et sans inquiétude.

Les premiers rayons du soleil du matin brillèrent sur le sol humide encore d’une tombe nouvellement creusée ; avant que la terre se séchât, on put voir trois cavaliers harnachés et approvisionnés pour un long-voyage, s’éloigner de l’estancia solitaire, tandis qu’une femme en vêtements de deuil s’agenouillait sous la véranda et envoyait au ciel ses plus ferventes prières pour le succès de l’expédition.

CHAPITRE V
LE CORTÈGE D’UNE PRISONNIÈRE


Retournons sur nos pas. Pendant que le corps inanimé de Ludwig Halberger gisait encore, seul et silencieux, à l’ombre des algarrobas, nous verrons à peu de distance une troupe de cavaliers se diriger à travers la pampa et fuir, à n’en pas douter, le théâtre de l’assassinat.

Leur costume et la couleur de leur peau les faisaient reconnaître pour des Indiens, cependant l’un d’eux se distinguait des autres par ses vêtements et son teint; c’était un homme blanc et appartenant à la race castillane. Tous les autres cavaliers étaient des jeunes gens dont pas un ne dépassait l’âge de vingt ans; chacun portait à la main une javeline et des bolas 16, pendues sur l’épaule ou accrochées à l’arçon de la selle.

Tous étaient montés sur de petits chevaux nerveux à longue crinière et à longue queue. Deux d’entre eux avaient pour selle un recado17, le reste n’avait pour en remplir l’office qu’un morceau de peau de bœuf ou la peau du cerf des pampas. Dans tout le cortège on n’aurait pas trouvé un étrier ou, un éperon ; pour bride, une courroie de cuir cru, nouée autour de la mâchoire inférieure du cheval, permettait à ces cavaliers de guider leurs montures avec autant d’adresse qu’au moyen d’un mors mameluc18.

Il y avait là, en tout, une vingtaine d’hommes sur lesquels dix-neuf étaient vêtus de la même façon, bien que la matière de leurs vêtements fut différente. C’était le plus simple des costumes. Leurs corps étaient couverts de la poitrine jusqu’à la moitié de la cuisse par un court vêtement ressemblant au sarreau des Indiens du nord ; il n’était pas tissé, c’était simplement la peau d’une bête sauvage. Pour les uns c’était la robe rouge du puma, chez d’autres la fourrure mouchetée du jaguar et du yaguarundi, ou celle du chat gris des pampas, du loup aguara, de la mutria ou loutre, ou bien encore la sombre peau du grand mangeur de fourmis 19. On voyait sur eux la dépouille de presque toutes les espèces connues des quadrupèdes du Chaco.

Il y avait là, en tout, une vingtaine d’hommes.

Les sauvages différaient des Peaux-Rouge du nord en ce qu’ils ne portaient ni pantalons ni mocassins. La douceur de leur climat les dispensait de se couvrir de ces vêtements. Les Indiens du Chaco n’ont même pas besoin de protéger leurs pieds, car il est rare qu’ils foulent le sol. Leur véritable demeure est sur le dos de leurs chevaux.

De chaque côté de leurs selles, leurs jambes nues pendaient, unies comme du bronze moulé et sculptées comme par le ciseau de Praxitèle ; la portion supérieure de leurs corps était également nue, mais, contrairement à l’usage de leurs frères du nord, ces Indiens n’étaient ni tatoués ni peints. L’éclat d’une peau saine et d’une riche couleur foncée, quelques coquillages ou des bracelets de graines autour de leurs cous ou de leurs bras constituaient leurs seuls ornements.

Leur chevelure noire comme l’ébène, coupée carrément sur le front, croissait par derrière en toute liberté et couvrait leurs épaules de ses flots abondants ; chez quelques-uns, elle retombait jusque sur la croupe du cheval !

Deux étaient habillés d’une manière différente des autres, les deux cavaliers montés sur des recados.

Le premier était un jeune Indien, évidemment le chef de la troupe. Il avait une sorte de ceinture autour des reins, mais par-dessus et flottant négligemment sur ses épaules, il portait un manteau de forme analogue à un poncho, bien différent toutefois du vêtement de laine des gauchos. C’était la manta en plumes des Indiens, faite d’une peau de daim préparée et admirablement ornée avec le plumage du guacamaya20 et d’autres oiseaux aux ailes brillantes.

Sur sa tête, il portait un bonnet en forme de casque, fabriqué avec une peau de cheval tannée, d’une blancheur de neige et entouré d’une rangée de plumes de rhéa, plantées verticalement dans un cercle brillant. D’autres ornements placés sur son corps et autour de ses membres, et le harnachement de son cheval, le désignaient clairement comme le premier personnage de la troupe. Il n’avait avec lui que des jeunes gens, mais lui aussi était un jeune homme et bien certainement il n’était pas l’aîné de ses compagnons.

Le seul homme blanc qui se trouvait parmi ceux-ci et dont nous avons dit qu’il avait l’air d’un Castillan, offrait à l’œil un type véritablement remarquable. — Sur ses traits se lisait une expression de férocité mélangée de ruse qu’on retrouvait d’ailleurs sur la figure du jeune chef qui chevauchait à côté de lui.

Son vêtement était mi-partie celui d’un civilisé et celui d’un Indien, et on pouvait le prendre lui-même pour un gaucho fait prisonnier par les sauvages. Mais telle n’était pas évidemment la situation de cet homme, car il marchait à la place d’honneur, à la droite du chef. Tout au contraire, son air et ses actions racontaient une autre histoire, celle d’un scélérat qui, après avoir suivi une carrière de crimes dans les pays civilisés, avait cherché la protection des sauvages et était devenu traître à sa race et aux siens.

La longue lance qui dépassait de beaucoup ses épaules montrait sur sa pointe d’acier une teinte plus rouge que celle de la rouille. C’était la couleur vermeille du sang, séchée et brunie par les rayons du soleil, et toutefois encore assez fraîche pour dénoter que l’arme avait été récemment employée. C’était cette même lance qui avait percé la poitrine de Ludwig Halberger.

Si un doute s’était élevé à cet égard, il eût été bientôt dissipé par la présence d’une troisième personne qui s’avancait un peu en arrière et qui évidemment était gardée comme une captive. C’était une jeune fille à laquelle on eut pu donner quinze ans, bien qu’elle n’en eût que quatorze. Elle possédait déjà dans toute son attitude certaines grâces de la femme, ainsi que cela arrive fréquemment dans l’Amérique espagnole où l’adolescence commence plus tôt que dans nos froids climats : un visage d’un ovale délicat, une bouche mignonne ombrée déjà d’un léger duvet, des yeux ornés de longs cils avec de fins sourcils arqués, un teint olivâtre et ces formes élégantes dont les dames andalouses sont si fières : telle était Francesca Halberger, la fille du naturaliste.

L’impression suprême de tristesse répandue sur sa figure ne parvenait pas à en altérer la beauté. Il est du reste à remarquer que le regard d’une femme espagnole n’est jamais plus noble et plus fier que lorsqu’elle est en face d’un danger.

La prisonnière venait de voir son père traîtreusement frappé par la lance d’un assassin, son dernier cri : « ma fille ! ma pauvre enfant ! » retentissait encore à ses oreilles ; avant même d’avoir pu se rendre compte du danger qu’elle courait, elle avait été saisie et mise hors d’état d’opposer la fuite à la violence par la horde de ses agresseurs et s’était sentie entraînée vers un but qu’elle ignorait. Elle montait encore le petit cheval sur lequel elle avait quitté sa demeure, mais un des cavaliers indiens s’était emparé de la bride et ne lui permettait plus de le guider.

La cavalcade s’avançait lentement, elle n’avait pas besoin de se hâter, car une poursuite n’était pas à craindre. Ceux qui avaient commis cette cruelle action savaient bien qu’il n’y avait pour eux aucun danger de représailles qu’ils pussent sérieusement redouter.

De temps à autre, l’un des cavaliers de la troupe se dressait sur son cheval et examinait pendant un moment la plaine. Mais cette action ne provenait pas de la crainte d’une poursuite, c’était simplement la satisfaction d’une curiosité.

Cependant une sorte d’inquiétude existait au fond des cœurs de ces sauvages ou tout au moins chez leur chef, ainsi que le prouvait le dialogue échangé entre lui et l’homme blanc qui chevauchait à ses côtés. Il se bornait à quelques mots prononcés d’un ton de doute, et dans le regard de l’Indien on eut pu découvrir le regret de l’acte qui venait de s’accomplir.

Les réponses du farouche renégat qui non seulement l’avait conseillé, mais qui l’avait exécuté, semblaient avoir pour but de le rassurer. Fataliste comme tous les Indiens, le jeune chef se contenta de répondre aux dernières paroles du misérable qui raillait ses scrupules : « Ce qui est fait, est fait, » et il poursuivait sa route sans arrêter plus longtemps sa pensée sur le remords ou sur le repentir.

La conversation entre les deux sauvages qui formaient l’arrière-garde fera mieux comprendre le sujet de l’inquiétude du chef.

Ils venaient de parler, avec une admiration mêlée de pitié, de la beauté de leur captive et des liens d’amitié qui avaient existé entre leur vieux chef et Halberger.

« Nous pourrions bien avoir à regretter ce que nous avons fait, suggéra le plus sage des deux.

— Quel regret ? demanda son compagnon. Le père du jeune chef n’est-il pas mort ?

— Si Naraguana vivait encore, il n’aurait jamais permis cela.

— Naraguana ne vit plus.

— C’est vrai. Mais son fils Aguara n’est qu’un jeune homme encore comme nous-mêmes. Il n’a pas encore été élu chef de notre tribu. Les anciens peuvent être mécontents ; quelques-uns d’entre eux, comme Naraguana, étaient les amis de celui qui a êté tué. Qui sait si nous ne serons pas punis pour cette expédition ?

— Ne crains rien, le parti de notre jeune cbef est le plus puissant, et de plus ce vaqueano21 là-bas, fit le sauvage en désignant le renégat, prendra toute l’affaire sur lui. Il a déclaré qu’il affirmerait que c’est une querelle qui le regarde seul. Il soutient que le Visage pâle qui ramassait des plantes a eu des torts envers lui. Qui sait si cela n’est pas vrai ? Tu sais aussi bien que moi que le vaqueano possède une grande influence dans notre tribu ; Aguara s’en tirera sain et sauf.

— Espérons-le, répliqua l’autre. Et si cette jolie créature doit un jour être notre reine, ce ne seront pas les guerriers de la tribu qui s’en plaindront, mais en revanche les jeunes filles Tovas ne seront pas contentes ! »

La conversation fut interrompue par un cri venant de l’avant-garde : c’était un cri d’alarme, et un moment après, chaque Tovas, dressé sur son cheval, interrogeait d’un regard inquiet les confins de la plaine.

La jeune fille seule resta immobile sur sa selle ; on sentait que dans sa pensée rien ne pouvait ajouter aux horreurs de sa situation ; elle était indifférente à de nouveaux coups du sort.

La cavalcade parcourait alors un espace dépouillé d’arbres, l’une des quelques traviesas ou terrains stériles qu’on rencontre dans le Chaco. Cette stérilité ne provient pas de la mauvaise qualité du sol, mais du manque d’eau. Ces espaces sont pendant une partie de l’année inondés par les débordements des rivières voisines ; mais, l’été venu, ils se dessèchent et se pulvérisent sous les rayons d’un soleil torride et montrant sur leur face un enduit d’un blanc grisâtre ressemblant à la gelée blanche et qui est le produit d’une efflorescence saline amenée par l’évaporation des eaux22.

Les voyageurs étaient entrés dans ce désert pour éviter le détour causé par un crochet du fleuve. Quand retentit le cri d’alarme, ils se trouvaient à environ dix milles du cours d’eau et à peu près à la même distance du bois le plus proche. Ce cri avait été poussé par le renégat qui marchait en avant et qui aussitôt arrêta son cheval et se dressa sur ses étriers.


CHAPITRE VI
LA TORMENTA


Rien absolument n’apparaissait. Le soleil achevant sa carrière brillait dans un ciel sans nuage et projetait en noires silhouettes sur la plaine blanche les ombres des chevaux et des cavaliers. Aussi loin que pouvait porter la vue on n’apercevait aucun être vivant, pas même un oiseau traversant ce triste désert.

Mais, bien qu’aucun nuage ne se détachât sur la voûte bleue de l’atmosphère, on pouvait cependant, à force d’attention, découvrir une légère vapeur débordant l’horizon lointain, directement en face des cavaliers.

Elle était à peine perceptible, toutefois l’œil exercé du vaqueano l’avait remarquée et y avait lu l’approche d’un danger.

« Qu’est-ce donc ? demanda le jeune chef en poussant son cheval auprès de celui du vaqueano.

— Caramba ! ne le voyez-vous pas ? repartit l’Espagnol en montrant l’horizon.

— Je vois un petit nuage ; rien de plus.

— Rien de plus ?

— Non. On dirait plutôt de la fumée, mais ce ne peut être cela ; il n’y a pas un brin d’herbe à dix milles à la ronde dont on puisse faire du feu. Du reste, que pourrions-nous craindre ici, ne sommes-nous pas chez nous ?

— Ce n’est ni de la fumée, ni du feu ; c’est bien pis, c’est de la poussière.

— De la poussière ! mais alors elle ne pourrait provenir que du galop d’une troupe de cavaliers ?

— Nous n’avons rien à redouter de ce genre ; des hommes ? un ennemi ? Allons donc ! Aussi n’est-ce de rien de pareil qu’il s’agit. Si ce n’était que cela, nous pourrions nous mettre à l’abri d’une attaque en retournant vers les bois. Mais cette poussière n’est produite ni par des hommes ni par des chevaux. Si mes yeux ne me trompent pas, c’est la tormenta.

— La tormenta ! répétèrent d’une seule voix tous les Indiens et d’un ton qui dénotait qu’ils ne connaissaient que trop bien le terrible phénomène.

— Oui ! s’écria le vaqueano après avoir examiné le nuage encore pendant quelques secondes. C’est bien la tormenta et pas autre cbose. Malédiction ! »

Déjà l’ombre s’était sensiblement étendue le long de l’horizon et elle grandissait rapidement sur le fond bleu du ciel. Elle présentait une couleur d’un brun jaunâtre semblable à un mélange de vapeur et de fumée tel que celui qui provient des flammes à demi éteintes d’un incendie. Parfois des traits de lumière indiquaient qu’elle était sillonnée d’éclairs.

Cependant, à l’endroit où les sauvages s’étaient arrêtés, le soleil brillait encore avec sérénité, et l’air calme et tranquille n’était pas agité du moindre souffle.

Mais ce calme n’était pas sincère ; il était accompagné d’une chaleur lourde et étouffante dont plusieurs d’entre les Indiens s’étaient plaints quelques instants auparavant. Ils venaient à peine de cesser de parler, chacun des hommes de la troupe avait à peine eu le temps de se rendre compte du péril qui les menaçait, et déjà, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, de violentes rafales d’un vent glacé avaient fondu sur eux avec une telle fureur, que quelques-uns des jeunes gens, perdant tout à coup l’équilibre, avaient roulé à terre, précipités par cette force invisible.

Bientôt, à la clarté radieuse du jour succéda, sans transition, une épaisse obscurité, comparable à celle de la nuit, et ils s’en trouvèrent comme enveloppés. Le nuage de poussière avait passé devant le disque du soleil, et l’avait complètement éclipsé.

Remis de ce premier assaut, quelques-uns proposèrent de galoper en arrière pour aller chercher l’abri des arbres ; mais il était trop tard pour penser à la fuite ; avant qu’ils eussent accompli cette course de dix milles, la tourmente les eût atteints.

Le vaqueano le savait, et il proposa d’agir tout différemment.

« Descendez de vos chevaux, cria-t-il, et tenez-les entre vous et le vent. Couvrez vos têtes avec vos jergas23. Faites-le si vous ne voulez pas être aveuglés pour toujours. Vite, ou il ne serait plus temps ! »

Les jeunes Indiens, connaissant l’expérience de leur compagnon au visage pâle, se hâtèrent d’obéir. En un instant, chacun d’eux, bien entortillé d’après les recommandations du guide, s’était caché derrière son cheval en s’efforçant de maintenir l’animal pour l’empêcher de perdre position.

Le chef lui-même s’était chargé de placer sa captive sous le vent et la dernière de tous. D’un geste vif, mais cependant respectueux, il l’avait enlevée de son cheval et couchée sur le sol, en lui disant dans son langage qu’elle comprenait : « Ne bougez pas, ne remuez pas, tournez votre visage contre la terre et ne craignez rien : ceci vous protégera. »

Tout en parlant, il avait ôté de dessus ses épaules son manteau de plumes ; il en tourna l’extérieur en dedans et l’étendit sur la tête et les épaules de la jeune fille.

Francesca s’était soumise machinalement à la volonté de son ravisseur ; mais elle n’avait pu réprimer un frémissement de dégoût en se sentant dans les bras du misérable qui avait laissé accomplir et peut-être ordonné le meurtre de son père.

Ces précautions étaient à peine prises que l’ouragan éclatait dans toute sa furie et culbutait ceux des chevaux qui avaient refusé de s’accroupir.

L’ouragan éclatait dans toute sa furie.

L’avis du vaqueano à ses hommes de couvrir leurs yeux n’était pas superflu. Eu effet, la tormenta ne soulève pas seulement de la poussière, elle roule dans les airs, elle emporte avec elle jusqu’à du gravier et des pierres.

En outre, cet embrun solide, mêlé de particules salines, est tellement subtil et pénétrant qu’il produit tout à la fois la cécité et la suffocation.

L’ouragan augmenta de violence pendant une heure ; lèvent rugissait aux oreilles des voyageurs et le sable leur déchirait la peau.

Parfois son souffle était tel qu’il était impossible aux gens de se maintenir à terre, même en s’y cramponnant avec les ongles ; au-dessus et autour d’eux brillaient et s’entre-croisaient sans interruption les éclairs ; l’atmosphère était en feu, et le tonnerre grondait, tantôt en détonations courtes et rapides, tantôt en décharges mêlées de hurlements prolongés.

Puis arrivèrent des torrents d’une pluie froide comme si elle eût traversé les sommets neigeux des Cordillères.

Au bout d’une autre demi-heure, le nuage sombre avait disparu, le vent s’était apaisé aussi rapidement qu’il s’était levé : la tormenta était passée !

Le soleil brilla bientôt dans un ciel de saphir, aussi serein que s’il n’avait jamais été intercepté par l’ouragan.

Les jeunes Tovas, dont les corps ruisselaient d’eau, et dont beaucoup d’entre eux étaient meurtris et ensanglantés, se relevèrent. Avec l’insouciance de leur race, ils furent bientôt debout, se secouant, s’étirant à qui mieux mieux, visitant chacun des membres de leurs chevaux pour savoir s’ils étaient en état de reprendre leur course. — À un signal de leur chef, ils jetèrent leurs jergas sur le dos de leurs montures, et se tinrent prêts à recevoir l’ordre de se mettre en marche.

Francesca s’était tenue immobile et comme insensible à tout sous le manteau du jeune chef. Quand il vint à elle pour reprendre possession de cet insigne de sa grandeur, il n’obtint pas d’elle un regard. Ayant, avec l’aide d’un de ses hommes, fait mine de vouloir la replacer i sur sa selle, d’un geste plein de dédain, elle l’écarta, et légère comme un oiseau elle se retrouva à cheval. Un cri d’admiration échappa à toute cette horde : elle était à leurs yeux digne d’être leur reine, celle sur laquelle l’effroyable tourmente avait pu passer comme sans la toucher.

Cependant tout était prêt, et ses ravisseurs, sautant sur leurs montures, poursuivirent leur route à travers la plaine balayée par les eaux, et continuèrent leur marche vers la tolderia de leur tribu, dans le même ordre de marche qu’auparavant. Abandonnons-les.

Bien loin de là, sur la berge d’une rivière, se dresse un bivouac ; un feu de campement brille gaiement, trois hommes sont assis autour de lui.

Ces hommes viennent de passer la nuit en cet endroit, quelques bagages sont épars çà et là, et près d’eux trois chevaux non sellés sont encore attachés à leurs piquets.

Deux de ces hommes sont à peine entrés dans l’âge de la virilité ; le troisième est plus âgé, il a environ trente ans.

Il n’est pas besoin de dire quels sont ces trois voyageurs : le lecteur aura deviné Gaspardo, Ludwig et Cypriano.

Nous l’avons dit, Mme Halberger avait elle-même exigé que son fils accompagnât son cousin et Gaspardo. Ils ne seraient pas trop de trois pour la tâche qu’ils entreprenaient, et quant à elle, dans son estancia, sous la garde de ses fidèles péons, elle ne devait courir aucun danger.

Ils ne sont encore que sur le bord du Pilcomayo, à une journée de distance du point de départ de leur expédition. Ils sont arrivés en cet endroit en suivant les traces des assassins. Fatigués par leur marche rapide et par deux nuits sans sommeil, ils ont campé sur la piste.

Suffisamment reposés par leur halte, ils se préparent maintenant à reprendre leur route dès qu’ils auront achevé le déjeuner qui s’apprête.

Sur une pierre plate presque rougie par la chaleur des tisons, une certaine quantité d’épis de maïs est en train de griller24. Enfilé dans un asador ou broche et rôtissant devant la flamme est un rôti qui, d’après nos usages européens, semblerait peu appétissant. C’est un singe, un des guaribas25 qui, attirés par la flamme, ont eu pendant la nuit la témérité de s’approcher du feu de bivouac, comme pour se mettre à la portée de la carabine de Gaspardo. Il servira de pièce de résistance pour le repas matinal des voyageurs. Ils ne sont pas à court de vivres, car ils ont emporté avec eux du bœuf salé, mais Gaspardo a un faible pour le singe rôti et le préfère au charqui. D’ailleurs, ils veulent ménager leurs provisions.

Il y a aussi sur les cendres un vase dans lequel chante un liquide dont les bouillonnements menacent de renverser le couvercle. C’est de l’eau avec laquelle ils vont préparer leur thé, le véritable maté du Paraguay ; trois tasses de noix de coco, munies de leurs bombillas ou tubes d’aspiration, sont placées sur l’herbe en attendant le moment de s’en servir.

Dispersés au milieu des bagages, « recado, selles, jergas, caronas, caronillos, cinchas, cojinillos, ponchos et sobre-puestos26, outre trois paires de bolas, trois lazos, trois couteaux de chasse et trois fusils, » se trouvent des vivres de tout genre.

Malgré cette abondance, la joie ne règne pas dans le camp ; bien que les voyageurs soient affamés, l’odeur de la viande rôtie et l’arôme de la yerba ne les égaye pas ; tous les trois ont le cœur rempli de noires pensées.

Leur expédition n’est ni un divertissement, ni une promenade, ni une chasse. Ils poursuivent des assassins et des ravisseurs, ils ont hâte de continuer à les suivre. Aussi leur déjeuner est-il bientôt expédié. Les deux jeunes gens sont déjà debout, le pied à l’étrier Que fait donc le gaucho, son repas fini ? Quelle raison pouvait-il avoir de s’attarder auprès du bivouac ?

Les jeunes compagnons, impatients, se demandaient du regard le motif d’une lenteur à laquelle Gaspardo ne les avait pas habitués. Sans doute le soleil était à peine levé, car il ne dépassait pas encore la cime des arbres ; mais, dans un voyage de la nature de celui qu’ils avaient entrepris, cela ne justifiait pas une perte de temps inutile. Ils avaient bien remarqué pendant leur déjeuner que, tout en sellant les chevaux, les traits de Gaspardo, si ouverts d’ordinaire, avaient une expression inaccoutumée de souci ou de réflexion. Quelque chose le préoccupait, à côté même de la douleur qui leur était commune à tous, et certes ils savaient que le fidèle gaucho l’éprouvait aussi vivement qu’eux-mêmes. Mais qu’était-ce ? Il avait à plusieurs reprises quitté le feu et même le déjeuner pour parcourir le terrain découvert qui s’étendait aux environs. Il s’était chaque fois arrêté auprès d’un certain arbre avec une attention singulière.

Au dernier moment même, le pied levé pour se mettre en selle, à leur grand étonnement, il s’était rendu une fois encore auprès de ce même arbre, et pendant qu’ils se faisaient part de leurs observations, il était encore occupé à l’examiner. Qu’avait donc cet arbre de si intéressant pour le gaucho ?

C’était un arbre de taille médiocre avec de légères feuilles vertes qui le désignaient comme appartenant à l’espèce des mimosas, et aux longues branches duquel pendaient des grappes de belles fleurs jaunes. Le regard du gaucho s’arrêtait sur ces fleurs et les jeunes gens pouvaient distinguer dans toute sa contenance les signes persistants de l’inquiétude.

CHAPITRE VII
L’ARBRE BAROMÈTRE


« De quoi s’agit-il donc, Gaspardo ? demanda enfin Cypriano cédant à son impatience, nous devrions déjà être loin d’ici, nos moments sont précieux.

— Je le sais, patron ; mais si cet arbre dit vrai, s’il n’est pas menteur, nous aurions tort de nous presser. Venez ici ! Et regardez ces fleurs. »

« Venez ici, et regardez ces fleurs ! »

Quittant leurs chevaux, les jeunes gens s’approchèrent de l’arbre et examinèrent ses grappes embaumées.

« Qu’ont donc de particulier ces fleurs ? reprit Cypriano, je n’y vois rien d’étrange.

— Moi j’y vois quelque chose, dit Ludwig, qui avait reçu de son père quelques leçons de botanique. Ces corolles sont à demi fermées et elles ne l’étaient pas il y a une demi-heure. Je les ai remarquées et elles étaient en plein épanouissement.

— Ne bougez pas, fit Gaspardo, et observons encore. »

Ses compagnons obéirent. Après cinq minutes d’examen ils virent que les corolles des fleurs s’étaient encore plus fermées, tandis que les pétales se recroquevillaient et se crispaient sur elles-mêmes.

« Ay Dios ? s’écria le gaucho, il n’y a plus de doute, nous allons avoir une tempête, un temporal ou une tormenta27 !

— Ah ! interrompit Ludwig, c’est un arbre ninay28. J’ai souvent entendu mon père en parler.

— Oui, mon jeune maître. Regardez ces fleurs, elles se ferment encore ; dans moins d’une heure nous n’enverrions plus une seule, il n’y aurait plus que des boutons. Que faire ? il serait malsain pour nous de rester ici, et d’autre part cela n’avancerait en rien notre voyage. Nous ne savons pas au juste le moment où la tempête arrivera sur nous, mais, à la façon dont parle ce baromètre, elle promet d’être violente.

— Mais ne pouvons-nous pas nous abriter dans la forêt ?

— Ce serait bon pour des Indiens d’aller chercher dans la forêt un remède pire que le mal. La forêt ! patron, si c’est une tormenta, il vaut mieux cent fois nous trouver au milieu de la plaine. Nous n’y serons pas à l’aise, mais nous y serons toujours moins exposés que sous des arbres dont la chute pourrait nous écraser. J’ai vu les plus gros algarrobas déracinés, balayés par une tormenta et voltigeant en l’air comme des plumes d’autruche.

— Quel parti prendre alors ?

— Vraiment, répondit le gaucho, mieux vaut encore monter sur nos chevaux et courir à toute vitesse devant nous. Voilà ! ce sera toujours autant de chemin de fait, et après à la grâce de Dieu ! Allons, mes enfants ! en selle et suivez-moi. Je n’ai pas été pendant trois ans prisonnier des Indiens du Chaco sans connaître un peu leur pays. Si je ne me trompe, nous avons chance d’atteindre une grotte qui pourrait nous servir de refuge sur le bord du fleuve ; c’est assez loin d’ici, malheureusement, mais qui ne risque rien n’a rien. C’est une affaire de temps ; et pour cela prions d’abord la Vierge ! »

En disant ces mots, le gaucho s’agenouilla, fit le signe de la croix, et récita un pater auquel les jeunes gens répondirent par un amen.

« Maintenant, muchachos ! cria le gaucho en se relevant, à cheval et sauvons-nous !… »

À ces mots il sauta en selle, les deux cousins l’imitèrent, et tous trois, enfonçant leurs éperons dans les flancs de leurs montures, ils eurent bientôt laissé derrière eux le feu du bivouac qui pétillait encore.

Tout en se hâtant de fuir le danger qui les menaçait et dont nous avons pu apprécier l’importance dans le précédent chapitre, les trois cavaliers suivaient toujours la piste des sauvages qui, par bonheur, se dirigeait vers l’endroit où Gaspardo espérait trouver un abri contre la tempête. On ne quittait pas le bord du fleuve coupé çà et là par des hauteurs plus ou moins abruptes.

Malgré leurs craintes, ils ne pouvaient s’empêcher de songer aux assassins qu’ils poursuivaient. On sait que Ludwig et Cypriano étaient sur ce point d’opinion différente, et ils continuaient, à ce sujet, leur discussion de la veille.

Fort de ses secrets pressentiments, Cypriano était persuadé que les Indiens appartenaient à la tribu des Tovas et que le ravisseur de sa cousine n’était autre que le fils de leur chef ; Ludwig, trop confiant, rejetait cette idée. La chose était absurde, monstrueuse, impossible. Naraguana, le vénérable Naraguana, le vieil ami de son père, son protecteur depuis si longtemps, pouvait-il tout d’un coup être devenu un traître et avoir consenti à un pareil forfait ?

« Il n’y a peut-être pas consenti, répliquait Cypriano. Je crois qu’il ne l’eût pas permis, il peut même l’avoir ignoré et l’ignorer encore, mais nous savons qu’en plus d’une circonstance les vieillards de la tribu ont eu à faire justice de crimes du même genre commis à leur insu par des gens de la tribu. Il y a de mauvais drôles parmi les sauvages tout comme parmi nous. Les jeunes guerriers de la tribu ont plus d’une fois épouvanté la contrée par leurs attentats contre la vie des rares voyageurs qui s’étaient hasardés à parcourir la contrée. Quelque chose me crie que tous nos malheurs ont pour cause ces Indiens maudits, et que le fils du chef lui-même, Aguara, est à leur tête. Je l’ai soupçonné de méditer le projet qu’il vient d’accomplir et, quand mon oncle est parti pour cette malheureuse excursion avec Francesca, ce n’est qu’une fausse honte qui m’a retenu de lui faire part de mes inquiétudes. Je dois convenir pourtant que le misérable a dépassé dans l’exécution de son crime mes prévisions sur un point. Je ne l’aurais pas cru capable d’aller jusqu’au meurtre de l’ami même de son père pour faire réussir son dessein. »

Ludwig, ramené subitement à la pensée de son double malheur, demeura quelque temps sans répondre. La scène du retour de son père se représentait tout entière à son esprit. Il entendait encore le cri désespéré de sa mère à la vue de son mari inanimé. Plongé dans ce souvenir, il semblait ne pouvoir en sortir. Mais, faisant enfin un effort pour s’arracher à la contemplation de ce lugubre passé, sa pensée se reporta plus vivement sur le présent et l’avenir.

« Cypriano, dit-il, mieux vaut peut-être que les choses se soient passées comme vous le supposez.

— Mieux ! pourquoi donc, Ludwig ?

— Nous avons du moins une espérance, celle de retrouver Francesca. Si le vieux chef est innocent, il ne manquera pas de nous la faire rendre, quand bien même le coupable serait son propre fils.

— J’en doute, repartit tristement son cousin.

— C’est pourtant notre seul espoir, continua Ludwig. Si ce forfait a été commis par quelque autre tribu ennemie de nous autres blancs, et vous savez que toutes celles du Chaco sont dans ce cas, quelle chance avons-nous de leur reprendre ma sœur ? L’enlever de force serait impossible, il y aurait folie d’y songer. Nous n’aurons d’autre alternative en le tentant que d’y perdre la vie, ou, et ce serait pis, la liberté sans profit pour elle.

— C’est vrai, dit Cypriano, je reconnais que sans l’aide de Naraguana notre expédition est désespérée. Mais nous aurions plus de chance de succès si nous devions requérir son aide contre d’autres tribus que la sienne. Contre des Guaycurus, par exemple, ou des Mbayas, ou des Anguites, le chef Tovas pourra prendre en main notre cause. Quoique les tribus du Chaco se liguent volontiers toutes ensemble lorsqu’il s’agit d’une expédition contre les blancs, elles ont souvent de mortelles haines les unes contre les autres. Mon espoir se fonde plutôt sur cette supposition que sur toute autre chose qu’il soit en notre pouvoir d’accomplir. Si, au contraire, nous avons affaire aux Tovas !…

— Ce sont les Tovas ! » interrompit Gaspardo qui, tout en chevauchant et tout en ne perdant pas de l’œil la piste de l’ennemi, n’avait pourtant pas cessé d’écouter la conversation.

Au même instant, il arrêtait brusquement sa monture et désignait quelque chose sur le sol, tout à côté de son cheval.

« Regardez, s’écria-t-il, voilà la preuve de la culpabilité des Tovas ! »

Ludwig et Cypriano s’avancèrent pour examiner ce qu’il leur désignait ainsi.

C’était un objet sphérique à peu près de la dimension d’une orange, et d’une couleur brune foncée. Tous deux reconnurent une bola, pierre ronde, couverte de cuir cru, et semblable à l’une de celles qui pendaient aux arçons de leurs propres selles.

« Quelle preuve trouvez-vous là, Gaspardo ? dit Cypriano. C’est une bola que quelqu’un a laissé tomber et dont la courroie s’est brisée. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Tous les Indiens Chaco ne portent-ils pas des bolas ?

— Oui, mais pas de pareilles à celle-ci. Examinez-la, dit-il en se penchant sur sa selle et ramassant la bola sans quitter les étriers ; y voyez-vous le moindre signe de rupture ? Non, elle n’a jamais été attachée par une courroie. Caramba ! senores, c’est une bola perdida29 ! »

Les deux jeunes gens se passèrent l’objet et n’y découvrirent rien qui put laisser supposer qu’il appartenait à un couple de bolas. C’était une lourde pierre, entourée d’une enveloppe de peau de vache, avec laquelle on l’avait recouverte quand elle était encore humide, et qui, en séchant, s’était resserrée sans laisser un seul pli. Il n’y avait aucune apparence de courroie, on ne voyait que la couture qui la fermait. Quelle que put être son utilité, la bola était complète en elle-même.

— Une bola perdida ! Je n’ai jamais entendu parler de cela, dit Ludwig.

— Ni moi non plus, ajouta Cypriano.

— J’en ai entendu parler, moi, dit le gaucho, et j’ai vu aussi ses effets. C’est une arme dont les Indiens se servent avec une adresse qui vous surprendrait. Ils la lancent à plus de trente mètres et en frappent la tête d’un ennemi avec autant de sûreté que si elle sortait du canon d’une carabine. Maldita ! J’ai vu des crânes écrasés par un pareil coup, mieux que s’ils avaient été cassés par un bâton de quebracho30. La bola perdida, señores ! ce n’est pas un jouet d’enfant, je vous l’assure.

— Mais quelle preuve avez-vous qu’elle ait ait été perdue par des Tovas ? »

Cette question était faite par Ludwig.

« Ils sont les seuls Indiens qui puissent l’avoir laissé tomber, car eux seuls se servent de cette arme. Aucune autre tribu ne l’emploie. N’en doutez pas, mes enfants, elle a été perdue par un traître Tovas. »

Les deux jeunes gens firent une signe d’assentiment, et, dès ce moment, ils surent que la piste qu’ils suivaient alors était certainement la piste des Tovas.

Cette connaissance acquise d’une façon si inattendue affecta les voyageurs bien différemment. À Ludwig elle donna, sinon de la joie, du moins un rayon d’espérance de retrouver sa sœur, tandis que chez Cypriano elle ne produisit qu’un désespoir plus sombre encore.

« Au-dessus des Tovas, au-dessus du misérable assassin, dit-il à ses deux compagnons, il est un plus grand coupable, à qui remonte la première responsabilité de tous nos malheurs.

— Oui, répondit Ludwig, l’infâme Francia.

— Lui-même, et je ne vivrai jamais tranquille tant qu’il n’aura pas aussi subi le châtiment.

— Dieu se chargera de le lui infliger. Quant à nous, cher cousin, que pouvons-nous contre cet homme ?

— Rien pour le moment, sans doute ; mais plus tard nous verrons. »

De nouveaux incidents vinrent faire diversion à leurs pensées. L’atmosphère, après s’être graduellement assombrie, s’était épaissie presque subitement autour d’eux, au point de faire succéder presque instantanément la nuit au jour.

« Vite, vite ! cria Gaspardo en mettant son cheval au grand galop ; si nous n’atteignons pas la grotte, nous sommes perdus. Courez, si vous tenez à la vie ! »

Les deux jeunes gens lancèrent comme lui leurs chevaux à toute vitesse.

« Nous arrivons à temps ! Grâce, à la mère de Dieu, nous arrivons à temps ! »

Cette exclamation sortit des lèvres de Gaspardo au moment où, suivi de ses jeunes compagnons, il faisait passer son cheval par l’ouverture d’une caverne.

Cette caverne se trouvait dans un rocher à pic, s’élevant au-dessus d’un arroyo31 qui, un peu plus bas, se jetait dans le Pilcomayo. Son entrée donnait sur le bord du ruisseau, à quelque distance seulement de l’eau courante.

« Oui, nous arrivons au bon moment, » ajouta le gaucho en exhalant un soupir de soulagement. « Caramba ! entendez-vous ?… voyez-vous ? Regardez dehors ! »

Il parlait encore, quand un éclat de tonnerre étouffa sa voix. C’était la tempête. C’était la tormenta ! dont les grondements répercutés soudain par les échos du ravin, prirent en un instant une effroyable intensité. Des nuages de poussière tourbillonnaient dans la plaine et semblaient vouloir accourir sur eux.

« Dépêchons, descendez de cheval, » cria Gaspardo à ses deux compagnons, en leur donnant l’exemple. « Prenons nos ponchos, mes enfants, attachons-les ensemble, et si nous ne voulons pas être étouffés dans cet antre, bouchons-en l’entrée le mieux et le plus vite que nous pourrons. »

Les jeunes gens n’avaient pas besoin d’être mis en demeure de ne pas perdre un instant. Ce n’était pas la première fois qu’ils assistaient à une tormenta ; chez eux, à Asuncion, ils en avaient vu plus d’une et en avaient remarqué les terribles effets. Ils avaient entendu les cailloux brisant les fenêtres, faisant trembler les portes sur leurs gonds ; ils avaient vu la poussière passer à travers les fentes et les trous des serrures comme l’haleine furieuse de l’ouragan. Ils avaient vu les arbres déracinés, brisés comme paille, les bêtes et les gens culbutés, roulés à terre par son irrésistible violence. Aussi, avant que le gaucho eût pu prononcer un autre mot, ils étaient sur pied et l’aidaient à disposer à l’intérieur leurs chevaux, pour qu’ils fussent un premier obstacle et à fermer l’ouverture de la caverne, à l’aide de leurs ponchos, solidement liés ensemble et fixés dans les interstices des rochers au moyen de leurs couteaux. Ils furent à moitié aveuglés par la poussière et presque renversés par le vent avant d’avoir pu terminer cette opération.

« Maintenant, dit Gaspardo, dès qu’ils eurent achevé leur besogne, nous pouvons nous regarder comme en sûreté, et je ne vois pas de raison pour ne pas nous installer dans ce trou aussi confortablement que le permettent les circonstances. Nous serons peut-être retenus longtemps ici, trois ou quatre heures, sinon toute la nuit. Quant à moi, je suis affamé comme un gallinazo33. Cette rude course m’a fait oublier mon déjeuner, de sorte que je propose d’achever ce qui nous reste du guariba rôti. La salle à manger est sombre, et nous aurons peine à faire bouillir notre théière. Cependant j’espère pouvoir faire assez de lumière pour éclairer notre repas. »

En prononçant ces mots, le gaucho se dirigea vers son cheval, et, fouillant un moment sous son recado, il réussit à trouver un briquet.


CHAPITRE VIII
ENTRE UN TIGRE ET UN TORRENT


Gaspardo avait commencé à frapper la pierre, et quelques étincelles scintillaient déjà du milieu de la profonde obscurité, quand un bruit inattendu, au milieu de tous les bruits de la tempête, vint tout à coup frapper ses oreilles et arrêter sa main.

Ses deux compagnons l’avaient entendu comme lui ; les trois chevaux qu’il avait inquiétés aussi bien que leurs trois cavaliers, donnèrent soudain des signes évidents de terreur. Ils se mirent à hennir et à piétiner le sol. Une seconde fois ce bruit frappa ses oreilles, c’était un effrayant rugissement, et il n’y avait pas à s’y tromper, hommes et chevaux l’avaient reconnu en même temps. C’était le rugissement d’un tigre33.

Tout d’abord, ils avaient cru que le terrible animal devait se trouver au fond même de la grotte. Mais quand le cri retentit de nouveau, ils comprirent que le tigre ne devait être qu’à l’entrée et de l’autre côté des ponchos.

L’avantage n’était pourtant pas considérable ; la frêle barrière des manteaux ne les protégerait guère plus qu’une toile d’araignée contre les griffes du féroce animal, s’il était venu, comme c’était probable, chercher un refuge dans la caverne qui leur servait d’asile.

Il ne serait certainement pas arrêté par un simple rempart de couvertures. Étonné d’abord de l’obstacle qui lui barrait l’entrée et dont il ne soupçonnait pas la fragilité, le tigre semblait avoir, pour un instant, reculé.

« Taisons-nous, dit un des deux jeunes gens, la caverne paraît profonde, elle a peut-être quelque issue extérieure. Qui sait si le tigre ne se contentera pas de la traverser ? l’obscurité est telle qu’il peut ne pas nous apercevoir.

— Le jaguareté est un chat. Il voit aussi bien de nuit que de jour, répliqua Gaspardo ; s’il pénètre ici, nous n’avons qu’une ressource, c’est de le combattre et de le tuer. »

Tous les trois, d’un mouvement commun, s’armèrent de leurs fusils et s’assurèrent en outre que leurs pistolets étaient dans leur ceinture.

Le jaguar était encore au dehors, poussant un rugissement sourd comme s’il eut demandé à entrer, et stupéfait évidemment d’être arrêté devant sa demeure habituelle par cet étrange obstacle.

Les tigres, malgré leur férocité, ne manquent pas de prudence. Il était clair que l’ennemi tenait en lui-même une sorte de conseil. Mais la puissance croissante de son cri témoignait que son hésitation ne serait pas de longue durée et qu’il se déciderait bientôt à franchir le rideau. Hommes et chevaux se trouveraient à sa merci si tout d’abord ils ne réussissaient pas à s’en défaire.

Les trois voyageurs s’étaient réunis derrière les ponchos, et côte à côte, les armes à la main, ils firent face à l’endroit d’où l’attaque devait arriver, après avoir fait rapidement passer leurs chevaux derrière eux.

Fallait-il sans plus attendre envoyer une décharge à travers le rideau en visant au juger dans la direction que leur indiquaient les mouvements de leur adversaire ?

Cette suggestion venait de Cypriano ; elle avait été à peine formulée qu’un cri rauque avait retenti comme une sorte de réponse, et une seconde après, les deux cousins roulaient sur le dos jusqu’au fond de la grotte, culbutés l’un sur l’autre par l’élan du formidable animal qui d’un bond s’était jeté sur l’obstacle et avait du même coup renversé deux de ses adversaires. Gaspardo seul était resté debout.

« Par saint Antoine, s’écria-t-il, l’imbécile s’est pris dans nos couvertures. Ne bougez pas vous deux, restez à terre, je vais faire feu. »

Un éclair brilla, la détonation d’un pistolet se fit entendre. Le tigre foudroyé roulait à son tour sur le sol.

« Coup superbe ! s’écria Gaspardo en reconnaissant au bruit sourd qu’avait fait la chute de l’animal qu’il avait dû frapper juste. Relevez-vous, mes enfants. Un agneau ne tombe pas plus vite sous la main d’un boucher. Venez m’aider à chercher notre gibier au milieu de nos couvertures, et n’ayez crainte de les toucher, elles ne renferment qu’une carcasse de jaguareté. »

Les deux jeunes gens furent bientôt debout. Le gaucho battit le briquet, et tous les trois s’approchant de leur victime, ils purent constater que le pistolet du gaucho avait admirablement fait sa besogne ; la balle, par un hasard providentiel, avait touché droit au cœur.

La balle avait touché droit au cœur.

« Nos pauvres ponchos ! dit Gaspardo. — Ils ne nous ont pas été inutiles. Qui sait si je serais venu à bout d’abattre ce maudit animal s’ils n’avaient pas paralysé ses mouvements ? C’est la Vierge qui a guidé ma main, bien sûr, mes enfants. Nous lui devons un fameux cierge. »

Cependant, par l’ouverture, le vent, la poussière et le froid pénétraient à l’envi dans la grotte et y tourbillonnaient tout à leur aise. Nos trois voyageurs s’empressèrent de débarrasser leurs ponchos du corps du tigre, et ayant retrouvé leurs couteaux, ils parvinrent à s’abriter une fois encore contre la tormenta.

Ce travail accompli, Gaspardo allait se préparer à faire un bon feu dans le dessein de savourer plus gaiement son repas. Mais il fut arrêté par une pensée qui se présenta soudain à son esprit.

« Quand il y a un jaguareté quelque part, dit-il, on a observé que ces aimables personnages ne manquent jamais de chasser deux par deux. Nous avons tué la femelle, nous aurions eu plus de mal si nous avions eu affaire au mâle. Or, à moins d’incident extraordinaire, le mâle doit rôder dans les environs et nous courons le risque de le voir arriver à tout moment pour nous réclamer son gîte. J’en conclus que, pour nous assurer contre sa visite, il nous faut boucher notre porte d’une façon un peu plus solide.

— Mais comment ? Avec nos selles, cela ne suffirait pas

— Certainement non, señores, je le sais à merveille. Je n’ai pas voulu parler de nos selles, mais il y a ici des quartiers de roc, peu faciles à remuer sans doute, avec lesquels nous ferions une magnifique muraille. »

En effet, quand les jeunes gens avaient reçu le choc du jaguar, il leur avait été facile de se rendre compte qu’ils n’avaient pas été jetés par lui sur des lits de plume, leurs côtes étaient là pour témoigner du contraire. Tombés au milieu des débris, roulés sur leurs angles, chacun de leurs membres meurtri ou écorché leur attestait que des matériaux solides de construction devaient abonder autour d’eux. D’ailleurs, à l’éclair du coup de pistolet et aussi, quoique moins distinctement, à la faible lueur qui provenait du dehors, leurs yeux avaient pu ajouter à leur certitude en ce sens.

« Bâtissons-nous une barricade et vivement ! » dit Gaspardo ; nous pouvons l’élever intérieurement sans déranger le rideau jusqu’au moment où elle sera assez haute. Ne perdons pas un instant. Vous deux, apportez-moi des pierres, je les metterai à leur place. »

Ludwig et Cypriano ne se firent pas prier. Us se mirent à l’œuvre avec ardeur, et ce fut à qui soulèverait les plus gros débris pour les mettre à la disposition du gaucho.

Les pierres furent disposées et arrangées par Gaspardo en forme de muraille grossière. Bien que construite dans l’obscurité, elle était assez forte pour résister aux attaques d’un animal quelconque, l’éléphant excepté. Or, comme il ne se trouve pas d’éléphants dans le Chaco, les voyageurs semblaient n’avoir plus rien à craindre.

Tel était l’avis de Gaspardo qui encore une fois partit à la recherche de son briquet.

« J’ai un bout de chandelle de cire, dit-il ; que Dieu me le pardonne, je l’avais ramassé dans l’église de l’Asuncion. Elle avait été allumée sur le corps de ma pauvre vieille mère, et je désirais la garder comme souvenir. Ay Dios ! qui eût jamais pensé que ce serait en pareille circonstance que j’aurais à la rallumer ? Mais il est malsain de manger dans l’obscurité. Je n’ai jamais aimé cela ; ce qu’on mange ne vous profite pas quand les yeux n’en ont pas leur part. »

Gaspardo affectait de parler avec bonne humeur. Il connaissait le lourd fardeau qui pesait sur le cœur de ses jeunes compagnons et il espérait l’alléger en les détournant un peu de leurs pensées. Mais aucun d’eux ne fit chorus à sa bonne volonté ; il battit donc le briquet et le cierge fut enfin allumé.

C’était un gros bout de cierge, long d’environ six pouces et fabriqué avec la cire de l’abeille sauvage qu’on emploie dans les églises du Paraguay. Sa flamme brillante éclairait tous les objets contenus dans la caverne, les voyageurs, leurs chevaux, leurs bagages et le jaguar étendu mort à l’entrée, dont la peau jaune mouchetée se détachait sur le fond sombre du rocher.

Mais à peine la flamme eut-elle pris toute sa vigueur, que les yeux des voyageurs eurent la très désagréable surprise d’être subitement arrêtés par la vue d’une seconde peau de jaguar, non moins mouchetée, mais bien plus brillante que la première. C’était un second jaguar, non pas mort celui-là, mais vivant et bien vivant, couché sur un bloc de rocher à l’extrémité la plus reculée de la grotte !

Il avait au moins deux fois la taille de celui qui avait été tué et son aspect était dix fois plus effrayant. Au premier coup d’œil, on le reconnaissait pour le mâle dont Gaspardo avait parlé.

« C’est le mâle ! » dit-il aussitôt que la lumière du cierge lui eut permis de le distinguer. « Santissima ! et nous nous sommes donné bien du mal pour nous assurer sa compagnie ! »

Ses compagnons pétrifiés par la surprise gardaient le silence.

« Carrai ! grommela le gaucho entre ses dents. Je m’étonne qu’il soit resté si longtemps tranquille. Il faut que la tormenta ait singulièrement modifié son humeur. Qui peut savoir ce qui se passe dans sa tête et ce qui cause son immobilité ? Ne nous y fions pas. L’envie peut lui prendre subitement de sauter sur nous, et un animal de cette taille, mes enfants, se moquerait autant d’une balle que d’un coup de cravache. Regardez-le, il est presque aussi gros qu’un de nos chevaux ! On ne fait pas deux miracles dans la même journée. — Une halle qui le blesserait seulement au lieu de le tuer ne ferait que le rendre plus formidable. »

Les deux jeunes gens tenaient à la main leurs carabines.

« Faut-il faire feu néanmoins ? demandèrent-ils.

— Gardez-vous en bien, sur votre vie ! mieux vaudrait essayer de lui céder la place, si l’état de terreur, de stupéfaction, d’engourdissement où la tormenta met souvent les animaux les plus énergiques et les plus violents devait nous en laisser le temps. J’entends la pluie tomber par torrents, mais cela ne fait rien, tout plutôt qu’une rencontre avec un gaillard comme celui-ci. S’il pleut, c’est que la poussière est abattue — et c’est le principal. Nous pourrons peut-être nous en tirer personnellement en lui abandonnant nos montures, et en filant pour notre compte par la lucarne que nous avons laissée à notre barricade… Elle ne suffirait pas à le laisser passer — mais nous avons autant besoin de nos montures que de nous-mêmes, et d’ailleurs ce serait une lâcheté que de livrer nos bonnes bêtes à ce brigand-là. Il n’y a pas deux partis à prendre. Ouvrons notre barricade, défaisons de nos mains l’ouvrage de nos mains. Détruire est plus facile que de bâtir. — À l’œuvre donc. Que Cypriano qui a une bonne arme fasse sentinelle. Si le jaguar bouge, visez à l’œil, mon enfant ! »

Et tandis que Ludwig tenait le cierge, Gaspardo, dont la force musculaire était doublée par l’imminence du danger, se mit à démolir sa muraille.

Dès qu’une ouverture fut pratiquée, suffisamment grande pour leur livrer passage ainsi qu’à leurs chevaux, le gaucho écarta les ponchos et jeta un regard au dehors.

Cependant, tenu en respect par Cypriano qui le couchait en joue, ou sous le poids encore de l’émoi que lui causait la tourmente, le jaguar n’avait pas bougé. Ses yeux fixes et brillants n’avaient pas quitté ceux de Cypriano. L’intrépide enfant n’avait pas bronché. Mais le moment le plus périlleux devait être celui de la retraite. Il en est de l’animal comme de l’homme, tout ce qui ressemble à une fuite de son adversaire est comme un signal d’attaque qu’il reçoit.

À ce moment une exclamation du gaucho attira l’attention de Ludwig.

« Qu’y a-t-il, Gaspardo ? lui demanda-t-il.

— Il y a, répondit Gaspardo avec un geste de désespoir, il y a qu’il n’y a pas moyen de sortir. Regardez ! »

L’eau s’était élevée de six pieds au-dessus de son premier niveau et elle coulait en bas de la caverne avec la violence d’un torrent, le courant balayait jusqu’à l’entrée de la grotte et ne laissait pas un pouce de sentier par lequel les hommes et les chevaux pussent opérer leur retraite. Toute issue était évidemment coupée. La circonstance était critique, car rester dans la caverne, c’était rester à la discrétion du jaguar.

Le ciel, en s’éclairant, projetait jusqu’au fond de l’antre une faible lueur qui leur permettait d’apercevoir l’affreuse bête couchée dans sa redoutable immobilité. Il semblait qu’avertie par un secret instinct de l’impossibilité où étaient désormais ses victimes de lui échapper, elle eût jusque-là contemplé avec un imperturbable dédain la vanité de leurs efforts.

L’ouragan se calmait. Les grondements du tonnerre s’éloignaient. Le moment approchait où l’animal allait retrouver son habituelle férocité et bondir soit sur les hommes, soit sur leurs montures.

La lutte était donc devenue inévitable. En désespoir de cause, Gaspardo et les deux jeunes gens se tenaient prêts au combat. La carabine à la main, le couteau de chasse entre les dents, Ludwig et Cypriano n’attendaient que l’ordre de faire feu. Gaspardo hésitait encore à le donner ; évidemment, il eût tout préféré à une rencontre où l’un d’entre eux, tout au moins, pouvait perdre la vie ; quand tout à coup, posant bas sa carabine, il se mit à chercher quelque chose avec une fiévreuse impatience dans une des sacoches de son recado.

Il se souvenait d’y avoir caché une fusée du genre de celles dont on se sert pour exciter les taureaux au combat. Il avait pris cette précaution dans la prévision que cela pourrait lui servir, pour étonner et amuser ou terrifier suivant l’occasion les Indiens. C’est un vieux tour des gens des frontières et qui est souvent couronné de succès parmi les sauvages.

« Ne bougez pas, murmura-t-il à l’oreille de ses amis, ne quittez pas la place où vous êtes. Laissez-moi faire. J’ai mou idée. »

Tous deux conservèrent leur place à l’entrée de la caverne, semblables à deux sentinelles silencieuses.


CHAPITRE IX
LE HASARD


Quoique encore sous l’empire d’une grande émotion, Ludwig et Cypriano étaient fort intrigués, et se demandaient du regard ce qui avait bien pu passer dans la cervelle de leur ami.

Les moments étaient trop précieux pour que le gaucho songeât à prolonger leur attente. Il s’avança rapidement vers le cierge que Ludwig avait fixé dans une des anfractuosités de la caverne, — et leur ayant recommandé de se coller contre les parois, — pour laisser libre l’entrée tout entière, il approcha de la flamme du cierge la mèche de sa fusée et la lança sur le jaguar. Ce fut comme une illumination soudaine : la lumière éclatante suivie d’un sifflement aigu s’était élancée comme un serpent de feu sur l’animal, l’avait atteint au flanc et s’était attachée à sa peau en tournoyant comme un soleil et en l’inondant d’étincelles.

C’était évidemment le premier feu d’artifice qu’on eût jamais tiré en son honneur.

Poussant un formidable rugissement qui fit frémir les parois du rocher, l’énorme animal effaré bondit d’épouvante sur sa couche et, en trois bonds, traversant la caverne et traînant derrière lui comme la queue enflammée d’une comète, il alla se précipiter dans le torrent.

L’énorme animal effaré bondit d’épouvante.

C’était assurément ce qu’il avait de mieux à faire pour éteindre la fusée qui sifflait entre les poils de sa fourrure, et pour débarrasser nos voyageurs de sa fâcheuse compagnie.

En un instant, son corps fut hors de vue, enlevé par le courant du ravin débordé. Gaspardo, monté sur le roc où était tout à l’heure le jaguar, criait du fond de la grotte :

« Pour cette fois, muchachos, nous pouvons nous mettre à table ; je suppose que nous ne risquons plus d’être dérangés ! »

Ludwig et Cypriano ne pouvaient revenir de l’étrange et expéditive façon dont le gaucho les avaient tirés d’affaire.

« On ne pense pas à tout, répondit modestement le brave homme. J’aurais dû commencer par là, et ni vous ni moi ne nous serions écorchés les mains à faire et à défaire nos inutiles fortifications. »

Ludwig et Cypriano regrettaient bien un peu de ne pas avoir abattu le jaguar mâle, comme Gaspardo avait abattu la femelle ; mais ils ne voulurent pas gâter la joie de leur ami, qui était cent fois plus fier de son expédient qu’il ne l’eût été du coup de fusil le mieux réussi.

Quand nos voyageurs eurent achevé leur repas, la tempête avait complètement cessé. La tormenta diffère du temporal ; la première disparait aussi rapidement qu’elle est venue, l’autre se termine graduellement et est suivi par des brumes qui remplissent l’atmosphère et par une fraîcheur humide qui parfois dure plusieurs jours. Il n’en est pas ainsi d’une véritable tempête de poussière. Elle arrive sans être précédée de signes autres que ceux connus seulement des initiés, ceux par exemple que Gaspardo avait lus dans la corolle des fleurs de l’arbre baromètre, et elle cesse aussi soudainement, sans avertir autrement du moment où elle prend fin.

Lorsqu’ils revinrent à l’entrée de la grotte et regardèrent au dehors, il n’y avait pas plus de traces de l’ouragan que s’il n’eût jamais existé. Au-dessus de la berge opposée de l’arroyo, ils pouvaient distinguer un espace de ciel d’une belle nuance azurée, et par les rayons de lumière qui plongeaient dans le vallon, ils voyaient que le soleil brillait aussi pur qu’avant d’avoir été obscurci par les nuages épais de la poussière.

Cette terrible lutte des éléments avait duré en tout une heure. Ils l’auraient considérée comme un rêve s’ils n’eussent eu sous les yeux, s’étendant sur les pentes du terrain, les traces de sa furie : des arbres déracinés, d’autres oscillant, des branches brisées et déchirées, des bouquets d’arbustes couchés comme des roseaux, enfin, à leurs pieds, un torrent écumant remplaçant le mince ruisseau que leurs chevaux avaient traversé à gué une heure à peine auparavant.

Sans cet obstacle fort sérieux, ils auraient immédiatement repris leur voyage, mais d’un seul coup d’œil, ils en avaient reconnu l’impossibilité. Comme le paysan de la fable, mais avec plus de raison puisqu’ils n’avaient devant eux qu’un fleuve improvisé et accidentel, ils devaient attendre le moment où les eaux baisseraient.

« Nous n’en avons pas pour longtemps, mes enfants, » dit le gaucho, en remarquant leur impatience et en essayant de les encourager.

« Non, continua-t-il, après être resté un instanL les yeux fixés sur le torrent, pas pour bien longtemps. Ce débordement, né de la tourmente qui l’a produit, baissera aussi vite qu’il s’est élevé. Il est déjà tombé de plus d’un demi-pied ; voyez les traces qu’il a laissées sur les pierres. »

Et il désigna du doigt un endroit que l’eau boueuse avait mouillé et dont elle s’était déjà retirée. C’était bon signe. Tous trois retournèrent donc dans la grotte pour y empaqueter leurs bagages, donner quelques soins à leurs montures, sur lesquelles la tourmente avait agi tout autant que sur le jaguar, et se préparer à reprendre leur route.

Aussitôt cette besogne terminée, le gaucho se donna sur la poitrine, en guise de mea culpa, un coup de poing qui eût abattu un autre que lui-même.

« Santo Dios ! je perds la tête, s’écria-t-il, c’est pitié de laisser ce beau jaguar derrière nous. Sa peau vaudrait de l’argent si quelqu’un la portait au marché. Comme le mâle était beau ! Jamais je n’en ai vu un plus magnifique. Ah ! si votre… »

Il s’arrêta brusquement. Il allait dire :

« Si votre père avait été là, il ne lui aurait pas laissé remporter sa fourrure. »

En effet, si bon chasseur qu’il fût, Gaspardo avait trop souvent vu Halberger à l’œuvre pour douter de ce qu’il eût fait à sa place. Il n’était pas non plus sans regretter ce beau coup, et certes il ne l’eût pas laissé échapper s’il n’eût eu à craindre que pour lui-même, et s’il n’avait dû penser avant tout aux jeunes gens qui lui étaient confiés.

Il garda donc pour lui le surplus de ses réflexions. Le brave homme ne voulait pas renouveler la douleur des jeunes gens, en évoquant un nom lié à de si chers et si cruels souvenirs.

« Caramba ! reprit-il aussitôt. Il ne sera pas dit que j’abandonnerai cette tigresse aux fourmis, aux loups ou à toute autre vilaine bête qui aurait la chance de se promener par ici. Qui sait d’ailleurs si nous ne repasserons pas bientôt devant cette caverne ? Quoi qu’il en doive arriver, je tiens à pouvoir un jour ou l’autre rentrer en possession de cette fourrure. J’ai tout le temps nécessaire pour la dépouiller avant que l’eau soit assez basse pour nous laisser traverser. Ainsi, à l’ouvrage. »

Tout en parlant il avait dégainé son grand couteau de gaucho et se mettait en devoir de dépouiller le jaguar. L’opération ne dura pas longtemps. La superbe fourrure avec ses mouchetures d’un noir de jais cédait rapidement sous ses doigts habiles, et bientôt la carcasse de la bête gisait nue sur le sol.

« Quant à cela, les saubas peuvent le prendre et s’en régaler, dit-il en montrant la chair encore fumante, et je ne les plaindrai pas ; il y a telle occasion où des chrétiens s’en arrangeraient comme eux ; je me souviens d’un temps où j’aurais été bien aise d’en avoir une tranche à griller. Oui, mes jeunes maîtres, dans ce même Chaco, j’ai vécu une semaine entière sur la carcasse d’un viz-cacha34 étique, sans compter le mal que je m’étais donné pour l’attraper.

— À quelle époque, Gaspardo ? » demanda Ludwig, intéressé malgré sa tristesse par les paroles du gaucho.

Ludwig avait les dispositions de son père ; il aimait tout ce qui se rapportait à la nature ou aux luttes soutenues contre elle.

« Ma foi, senorito, l’affaire arriva il y a pas mal de temps. Mais l’histoire est trop longue pour que je vous la raconte aujourd’hui. Nous n’avons plus maintenant qu’à disposer cette peau de façon qu’elle puisse sécher ici, à l’abri des indiscrets, et puis nous remonterons en selle. »

Prenant alors quelques bouts de corde dans son recado, il pratiqua quatre petits trous aux quatre extrémités de la dépouille de son jaguar, et la fixa à l’aide de ces cordes à des stalactites de la grotte qui se trouvaient là tout à point pour lui remplacer les clous qu’il n’avait pas.

« C’est vraiment, dit-il en contemplant la peau faisant plafond au-dessus de sa tête, un séchoir digne d’elle. À cette place, elle est hors de portée des saubas et des loups, et si personne qu’eux ne vient fourrer son nez par ici et se mêler de ce qui ne le regarde pas, elle pourra s’y garder des semaines sans se gâter. Les choses ne se détériorent pas dans une caverne comme en plein air ; je ne sais pas pourquoi, c’est peut-être parce que le soleil ne les atteint pas. »

Ludwig aurait pu certainement expliquer le phénomène à son ami, mais il était un peu tard pour entreprendre son éducation scientifique, et il ne l’essaya pas. On peut voir d’ailleurs que pour Gaspardo l’expérience remplaçait la science.

En regardant une seconde fois au dehors, ils reconnurent que le torrent avait assez baissé de niveau pour leur permettre d’en suivre le bord. Aussi, sans perdre plus de temps, ils conduisirent leurs chevaux à l’entrée de la grotte, montèrent en selle, et se remirent à chercher la piste des Tovas.

Ils avaient déjà descendu le cours du ruisseau jusqu’à son embouchure, et avaient gravi la berge du fleuve, sans être encore parvenus à retrouver les traces des cavaliers. L’ouragan de poussière et le déluge de pluie qui l’avait suivi avaient effacé toutes les empreintes, et le gaucho semblait fort préoccupé.

« Maldita ! » s’écria-t-il au moment où tous trois appuyant sur leur bride s’étaient arrêtés comme d’un commun accord, interrogeant alternativement le sol et les regards de leurs compagnons. « Maldita ! pas plus que moi, vous autres, vous n’avez rien vu ?

— Faut-il nous arrêter ? dit Ludwig, qui voyait bien que ses amis, tout comme lui-mème, étaient fort inquiets de la piste perdue ; faut-il vraiment nous arrêter ?

— Nous arrêter ! s’écria Cypriano. Pensez-vous, cousin, à abandonner la poursuite ?

— Non, non ; je ne veux pas dire cela.

— Plutôt que d’abandonner cette poursuite, continua le jeune Paraguayen sans attendre la réponse de Ludwig, je passerais le reste de mes jours à courir dans le Chaco. Je l’ai juré à votre mère, Ludwig : je ne retournerai à l’estancia que pour y ramener votre sœur.

— Je suis aussi résolu que vous, cousin, répondit Ludwig, vous le savez bien ; mais le Chaco est grand, et errer à l’aventure n’aboutirait à rien. S’il n’y a pas lieu de désespérer, il y a lieu du moins de réfléchir.

— Nous savons, reprit Cypriano, que Francesca est avec les Tovas. Ils forment une tribu nombreuse, et une tribu ne se cache pas indéfiniment dans un trou. Les Tovas ne sont pas gens à rester bien longtemps en place. Il y a toujours parmi eux quelque expédition en route. Nous finirons bien par en rencontrer une, et il ne nous en faut pas davantage pour nous remettre sur la voie du groupe principal.

— Hélas ! répondit tristement Ludwig, il peut se passer longtemps avant que nous rencontrions un être humain dans cette affreuse solitude. Que fera ma pauvre mère jusqu’à notre retour ? Je ne puis m’empêcher de songer à elle, qui est seule, si peu de temps après la mort de mon père, et avec sa tombe devant les yeux. Elle va croire que nous sommes perdus aussi. Si nous pouvions du moins lui envoyer quelqu’un pour lui dire que nous sommes tous bien portants ! »

La tête du malheureux jeune homme, en prononçant ces mots, s’inclina sur sa poitrine, et une larme qu’il ne put retenir glissa de sa paupière.

Ludwig adorait sa mère. L’idée qu’en leur absence quelque danger pût la menacer à son tour, le jetait dans une perplexité affreuse. Son cœur avait été si profondément ému par la douleur dans laquelle il l’avait laissée à son départ, qu’il ne pouvait en chasser le souvenir. Le sort même de sa sœur, si affreux qu’il pût être, ne pouvait le tourmenter davantage. C’était une innocente enfant, et personne, pensait-il, pas même un sauvage, ne devait être capable de lui faire du mal. Il se plaisait à croire qu’elle ne courait d’autre danger qu’un prolongement de captivité. Sans doute, elle aussi devait être dévorée de soucis ; elle avait vu de ses propres yeux un spectacle plus horrible encore, s’il était possible, que celui auquel ils avaient assisté ; mais Ludwig, qui ne pouvait rien savoir de la mort de Naraguana, comptait encore fermement que l’amitié que le chef avait toujours eue pour son père serait une sauvegarde pour sa sœur. Dans sa pensée, les auteurs du guet-apens dans lequel avait péri son père, et qui avait eu pour suite l’enlèvement de Francesca, devaient déjà avoir été punis par Naraguana. — Qui sait même si, pendant qu’ils couraient à la recherche de la malheureuse enfant, cet ami fidèle et si souvent éprouvé ne l’avait pas rendue à sa mère ? — Il se jeta dans les bras de Cypriano.

« Cousin, lui dit-il, vous avez été orphelin de si bonne heure, que vous ne savez pas ce que peuvent être pour un fils un père comme le mien, et une mère comme celle que j’ai peut-être eu tort d’abandonner à son désespoir.

— Je sais, Ludwig, répondit Cypriano, tout ce que valait, et pour vous et pour moi, celui que nous avons perdu. Je sais ce que vaut votre mère ; n’a-t-elle pas été une seconde mère pour moi ? Je partage votre angoisse. Je voudrais être, ainsi que vous, tout à la fois à l’estancia pour y pleurer avec ma tante, et au cœur de la tribu des Tovas, pour leur arracher Francesca. Mais entre deux devoirs également impérieux, il faut choisir, et le choix fait, il faut persévérer. Votre mère est entourée de serviteurs fidèles et dévoués ; Francesca est entre les mains des assassins de votre père. Le choix peut-il être douteux ? « 

Ludwig se redressa sur ses étriers, et fixant les yeux dans la direction probable de l’estancia, il envoya de la main, à travers l’espace, un baiser à celle qui occupait sa pensée.

« Ma mère, dit-il, ma chère mère, vous seule pourriez comprendre mes hésitations, et les absoudre ! »

Après quoi, frappant sur l’épaule de Gaspardo, qui pendant toute cette conversation était resté plongé dans de profondes réflexions :

« Marchons, dit-il ; marchons en aveugles, s’il le faut.

— Pas précisément en aveugles, señorito ! interrompit le gaucho, pas précisément. Nous avons un guide ; peut-être n’est-il pas des meilleurs ni des plus sûrs, mais enfin, c’est toujours plus et mieux que rien.

— Lequel ? s’empressèrent de demander les deux cousins.

— Le fleuve ! répliqua Gaspardo. Mon avis est que nous pouvons nous y fier encore pendant quelque temps. D’après les traces laissées par les brigands jusqu’au moment où nous les avons perdues, je suis persuadé qu’ils ont longé le Pilcomayo en le remontant. La tormenta a duré une heure, et comme nous, ils se seront arrêtés quelque part. S’ils n’ont pas quitté le bord de l’eau avant le commencement de la tempête, nous allons retomber sur leur piste, que le sol humide, mais non plus détrempé, nous rendra d’autant plus facile à suivre. Si nous la retrouvons, nous prendrons le galop ; et peut-être atteindrons-nous les Indiens avant la nuit. Je suis sûr qu’ils ont passé ici depuis le lever du soleil. Évidemment ils ne se pressaient pas, puisqu’ils avaient relativement peu d’avance sur nous.

— Dieu le veuille, s’écria Cypriano en réponse à l’observation du gaucho. En avant ! » reprit-il avec impétuosité ; et, sans attendre que Gaspardo eût répliqué, il enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval et partit le long du fleuve, suivi de près par ses deux compagnons.


CHAPITRE X
ARRÊTÉS PAR UN « RIACHO ». LES GYMNOTES


Les voyageurs se trouvaient à un mille de distance de leur dernière halte quand les hautes berges du Pilcomayo commencèrent à se déprimer, puis à s’abaisser jusqu’à se mettre presque de niveau avec le fleuve. La colline qu’ils avaient jusqu’alors suivie se continuait sur l’autre bord, comme si elle eût été coupée par le courant qui formait en cet endroit une série de rapides contre lesquels l’eau se brisait en bouillonnant et avec un bruit assourdissant.

Les voyageurs n’y prêtèrent pas attention ; ils descendirent la pente et continuèrent à remonter le cours d’eau.

Ils ne tardèrent pas à se heurter contre un obstacle inattendu. C’était une sorte de ruisseau lent, un riacho35 qui débouchait perpendiculairement dans le Pilcomayo ou en sortait, suivant la saison et les caprices de l’inondation. En ce moment il semblait être immobile, parce que la rivière principale, subitement enflée par l’ouragan, arrêtait le courant plus tranquille de son affluent. Ses eaux étaient jaunâtres et comme mêlées de terre et de sable. Le seul moyen d’en savoir la profondeur était d’y entrer à cheval, mais l’expérience était dangereuse.

Il ne fallait pas songer à le tourner pour le franchir au-dessus de sa source, ni à chercher un gué en le remontant. Le riacho était droit comme un canal, et les cavaliers pouvaient le suivre des yeux à travers la plaine sur une étendue de plus de dix milles présentant toujours la même largeur et probablement la même profondeur que sous la tête de leurs, chevaux.

Que faire ? remonter jusqu’à la source aurait exigé une demi-journée ou même une journée tout entière. Cypriano était trop impatient pour y songer et Gaspardo lui-même paraissait médiocrement disposé à un retard. Essayer de passer à l’endroit où ils se trouvaient semblait être une entreprise hasardeuse ; il leur faudrait peut-être nager. Cependant cette alternative ne les eût pas arrêtés si le bord opposé avait offert une pente douce ou quelque point facile qui permît aux chevaux d’aborder. Mais il n’en était pas ainsi ; au contraire, la berge s’élevait perpendiculairement à plus de deux pieds au-dessus de l’eau, et, sous l’eau, cette sorte de muraille pouvait être encore plus profonde. Les voyageurs étaient dans l’impossibilité d’évaluer la profondeur à cause de la coloration de l’eau, conséquence de la tormenta, et il n’existait ni courant ni ride pour les aider à se former une opinion même approximative.

Ils restaient indécis sur leurs selles. S’il avait été seul, Cypriano, dans son impatience, aurait lancé son cheval en plein cours d’eau, mais Gaspardo avait mis la main sur la bride en lui disant : « Patience ! il est bon de réfléchir, même avant de faire une folie. »

Ils demeurèrent ainsi pendant plus de dix minutes, tantôt jetant les yeux sur le ruisseau, tantôt se regardant les uns les autres.

« Gracias a Dios ! que Dieu soit loué ! » s’écria tout d’un coup le gaucho.

Il proféra cette exclamation d’un ton si satisfait et avec un tel soupir de soulagement que ses jeunes camarades comprirent que le problème était résolu et que le moyen de passer était découvert.

« Qu’avez-vous imaginé, mon bon Gaspardo ? demanda Cypriano, toujours le plus prompt à interroger.

— Regardez là-bas, dit Gaspardo en montrant de la main l’endroit où l’affluent réunissait ses eaux à celles du fleuve. Que voyez-vous là-bas, señoritos ?

— Rien de particulier, quelques grands oiseaux blancs avec de longs becs qui ressemblent à des grues.

— Certainement, ce sont des grues, et même des grues-soldats, des garzones36. Eh bien ! qu’en pensez-vous ?

— Qu’elles nagent.

— Nager ! pas le moins du monde. Le garzon ne nage jamais. Elles passent à gué, señoritos ; oui, à gué !

— Eh bien ! après ? fit Ludwig.

— Comment ! après ? Je suis étonné que vous, naturaliste, un savant qui avez appris à raisonner, vous ne tiriez pas la conclusion d’un fait aussi clair.

— Quelle conclusion ? demanda naïvement le jeune savant.

— La plus simple du monde, à savoir que, comme le dit la chanson, si les canards l’ont bien passé, nous passerons nous aussi le riacho. Les grues ont de longues jambes, c’est vrai, mais où un garzon peut passer, un cheval n’est pas obligé de nager. Non, muchachos ! nous traverserons à l’endroit où ces gros oiseaux blancs sont en train de s’amuser. Nous pourrions même peut-être le faire ici, mais cela serait moins sûr. Il y a évidemment une barre de sable entre le riacho et la rivière, et voilà pourquoi les grues sont à l’eau. J’ajoute que, si elles y sont, ce n’est pas pour le simple plaisir d’y prendre un bain de pieds. Il est probable que l’orage a troublé les poissons et les a ramenés du large contre la barre. Les grues, les trouvant là à leur portée, y sont venues à leur tour. Tout s’enchaîne à merveille, vous le voyez, et nous n’avons nous-mêmes rien de mieux à faire que de mettre à profit le résultat de l’expérience faite par les grues. »

Le gaucho avait raison. Les garzones étaient activement occupés à pêcher ; les uns plongeaient leur bec sous l’eau ; d’autres, la tête renversée, montraient sous leur gorge de vastes poches écarlates gonflées par le poisson qu’ils s’efforçaient d’engloutir.

Les garzones étaient activement occupés à pêcher.

« C’est pitié de les déranger de leur dîner, dit Gaspardo, surtout après le service qu’elles nous ont rendu en nous montrant le gué. Por Dios ! Il nous faut pourtant le faire, il n’y a pas moyen de l’éviter. Allons, señoritos, descendons, nous demanderons en passant pardon à mesdames les grues de la liberté que nous prenons à leurs dépens. »

En disant ces mots, Gaspardo se dirigea vers le confluent des deux cours d’eau, suivi par ses compagnons qui n’avaient fait, comme on le pense, aucune objection au discours du brave gaucho.

Au bout de deux cents pas, ils arrivaient au territoire de pèche des grues.

Ces grands oiseaux, effrayés par l’approche de créatures si différentes de celles qu’ils voyaient ordinairement, se hâtèrent d’avaler le contenu de leurs poches écarlates, puis, agitant leurs grandes ailes au-dessus de l’eau, s’élevèrent dans les airs en protestant parleurs cris contre le dérangement qu’on leur causait.

Pendant un moment, ils tournèrent au-dessus de la tête des cavaliers en poussant leurs notes perçantes, comme s’ils avaient espéré leur disputer le passage du ruisseau. Cependant, quand leurs chevaux se mirent à l’eau, ils comprirent que pour le moment leur pêche était finie, et, cessant leurs bruyantes démonstrations, ils partirent l’un après l’autre en quête d’une retraite plus tranquille.

Le passage était tel que Gaspardo l’avait supposé : c’était une barre entre le fleuve principal et son tributaire. Ni en aval ni en amont les chevaux n’auraient pu passer à gué, et même sur la barre, au point le plus profond, leurs sangles baignaient dans l’eau.

La distance à parcourir était de plus de cent mètres, car c’était à cette place que le riacho avait sa plus grande largeur.

Ils avaient franchi les deux tiers du passage et se félicitaient déjà d’être bientôt arrivés sur l’autre rive, quand tout d’un coup les chevaux firent halte en frémissant de la tête aux pieds.

Au même instant, chacun des trois cavaliers ressentit une commotion étrange et tellement simultanée, que leurs exclamations s’échappèrent de leurs trois bouches à la fois comme d’un seul gosier.

Gaspardo seul reconnut la cause de ces chocs imprévus.

« Caramba ! s’écria-t-il, c’est une raie électrique. Non pas une, mais peut-être un millier ! Il y en a tout autour de nous, je le vois bien au frémissement des chevaux. Donnez de l’éperon, señoritos ! donnez de l’éperon, ou nos bêtes paralysées n’atteindront jamais le bord ! »

Ainsi apostrophés, les jeunes gens piquèrent de toute la force de leurs talons et leurs montures s’avancèrent encore, mais avec inquiétude et une visible irrésolution. Parfois elles essayaient de reculer en dépit des coups d’éperon.

Les cavaliers n’échappaient pas à cette influence. Le fluide subtil courant le long des membres des chevaux, pénétrait dans le système nerveux des hommes et leur causait de violentes secousses. Tous les trois se sentirent d’autant plus troublés que la force ne pouvait rien contre l’obstacle bizarre qui s’opposait à leur marche en avant. Gaspardo seul conservait encore assez de présence d’esprit pour parler et agir.

« Éperonnez, criait-il, éperonnez ! si nous ne gagnons pas le bord rapidement, les gymnotes auront raison de nous et de nos bêtes. Nos chevaux s’enfonceront dans l’eau comme des pierres, et nous-mêmes, si nous n’échappons pas à l’influence de ces infernales bêtes, nous ne pourrons passer ni à gué ni en nageant. En avant donc, señoritos ! Jouez de la cravache et des éperons comme s’il s’agissait du salut de nos âmes ! »

Ludwig et Cypriano n’avaient pas besoin d’être excités. Ils sentaient parfaitement l’imminence du péril et ne comprenaient que trop que chaque minute le décuplait. Tous deux poussaient leurs montures autant que le leur permettait leur énergie défaillante.

Gaspardo, le premier, finit par atteindre le bord, il fut suivi de près par Cypriano. Mais quand tous deux, se retournant, jetèrent les yeux sur Ludwig, ils s’aperçurent que celui-ci était resté en arrière d’eux à quelques mètres de la rive ; son cheval tremblait comme une feuille et refusait d’avancer. Le cavalier commençait à perdre la tête en voyant l’inutilité de ses efforts. Tout d’un coup sa monture cessa de bouger. Le gaucho et Cypriano la virent peu à peu enfoncer. Évidemment Ludwig était hors d’état de la retenir !

Cypriano fit mine de descendre de cheval et de se jeter à l’eau pour aller au secours de son cousin.

« Gardez-vous en bien, s’écria le gaucho. Vous n’arriveriez qu’à périr avec lui. Il y a mieux à faire pour le salut de Ludwig. »

En même temps, il détachait son lazo de sa selle et le faisait tournoyer autour de sa tête. Le nœud coulant tomba juste sur les épaules de Ludwig. Le jeune homme enlevé de sa selle abordait, cinq minutes après, sain et sauf sur le rivage.

Sans perdre un instant, le gaucho relâcha le lazo, le détacha promptement des épaules de Ludwig, le fit siffler encore et le lança sur le cheval dont l’arrière-train était déjà sous l’eau.

Cette fois, la boucle largement ouverte tomba sur le cou de l’animal en entourant dans sa première moitié la haute selle espagnole qu’il portait ; Gaspardo, assurant solidement le lazo autour de son poignet et de son avant-bras, fit faire demi-tour à sa propre monture du côté opposé à la rive, et l’encourageant de la voix, il la lança d’un élan vigoureux en avant.

CHAPITRE XI
LE POISSON QUI FAIT DU FEU


Il y eut une lutte violente au milieu du riacho.

Il y eut une lutte violente au milieu du riacho : elle dura peu. Le cheval de Ludwig reprenait courage en se sentant secouru ; il fit un effort de vigueur pour aider à celui qui était tenté en sa faveur ; ses jambes de derrière, dégagées, reprirent bientôt leur fonction, et il finit par toucher terre à son tour.

Le bord de ce cours d’eau bourbeuse présentait un étrange tableau ; les trois chevaux frissonnants semblaient près de défaillir, et leurs cavaliers n’étaient guère dans un meilleur état.

Le plus âgé des trois conservait encore un peu de force, mais il était loin de se sentir aussi solide et aussi alerte que d’habitude. Jamais il n’avait subi une si violente attaque des gymnotes, et il ne pouvait s’expliquer leur puissance extraordinaire qu’en l’attribuant à l’électricité de la tempête qui, sans doute, avait surexcité en elles l’énergie du fluide.

C’était là, en effet, l’explication la plus plausible du fait ; la raie électrique, parfois complètement inoffensive, est d’autres fois l’animal le plus dangereux qu’il soit possible de rencontrer au sein des eaux.

Les chevaux furent quelque temps avant de se remettre de l’influence et des souffrances causées par les décharges galvaniques des gymnotes. Les cavaliers et Gaspardo lui-même avouaient qu’ils se sentaient très mal à leur aise. Cependant le gaucho finit par retrouver sa vaillante humeur. Le succès de sa double pêche au lazo, la première qu’il eût faite en ce genre, l’avait ragaillardi, et il communiqua un peu de son entrain à ses deux compagnons. Ils reprirent sans délai leur voyage, et, tout en continuant à suivre les bords du Pilcomayo, Gaspardo donnait à ses jeunes compagnons toutes les informations à sa connaissance relativement aux singuliers animaux auxquels ils avaient eu tant de peine à se soustraire.

« Les gauchos, dit-il, les appellent des raies : cependant j’ai entendu le señor Ludovico (il désignait ainsi le père de Ludwig) leur donner le nom de gymnotes37. Je suppose que c’est celui qui est connu des naturalistes.

— C’est vrai, répondit le jeune Ludwig en s’intéressant aux paroles de Gaspardo. C’est là, eu effet, leur nom scientifique.

— Avez-vous jamais vu de près un de ces vilains diables ? demanda Gaspardo.

— Non, répliqua Ludwig, mais j’ai souvent entendu mon père en parler. »

À ces mots de « père », un nuage passa sur les traits du jeune homme ; il était évident qu’il ne pensait déjà plus aux gymnotes.

« Moi, dit Gaspardo, j’en ai vu beaucoup. Près de l’endroit où j’allais à l’école, il y avait une espèce de mare qui était pleine de raies électriques, et nous autres enfants nous nous en amusions beaucoup, quoique nous en eussions très peur. Vous allez voir que ce n’était pas sans raison. Je me souviens qu’un jour j’assistai à un triste spectacle. Un vieux bœuf, qui n’avait plus qu’un œil, s’était laissé choir dans cette mare. Les enfants ne doutent de rien : j’avais eu la chance d’accrocher, avant que la pauvre bête fût à vau-l’eau, une corde à l’extrémité de ses cornes ; nous nous mîmes une douzaine au moins à tirer sur cette corde, persuadés que nos efforts suffiraient à ramener le pauvre animal du gouffre où il était tombé. Naturellement, nous n’y parvînmes pas. Le malheureux bœuf n’en eut pas pour longtemps. Je le vois encore, après s’être débattu un instant, s’abîmer tout d’un coup sous l’eau comme s’il eût été frappé d’un coup de foudre invisible. Jamais je n’oublierai le regard de détresse qu’il nous jeta avant de disparaître ; ils ont de si bons regards, les bœufs ! Mais ce que j’oublierai encore moins, c’est le châtiment inattendu que nous reçûmes du propriétaire du bœuf, dont nous espérions des remerciements, châtiment dû, nous dit-il, à la maladresse de nos efforts.

« C’était le maître d’école lui-même, un homme pratique, qui ne se payait ni de bonnes paroles, ni même de bonnes intentions. « Vous vous êtes tous conduits comme des imbéciles, s’écria-t-il, en essayant de faire une chose tellement au-dessus de vos forces. Il fallait crier au secours, venir me chercher. Je n’étais pas loin et mon bœuf serait encore en vie. Savoir ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas, connaître la mesure de ses forces est indispensable à tout âge ; et pour que vous vous souveniez de cette utile maxime, je vais vous appliquer à chacun quelque chose qui vous la fixera dans la mémoire. »

« Nous reçûmes tous une demi-douzaine de férules. Jamais correction ne fut administrée avec une plus grande impartialité. Chacun en eut son compte.

— C’était un méchant homme ce maître d’école, s’écria Cypriano…

— Un peu rude, j’en conviens, répondit Gaspardo, mais c’était surtout un homme sensé et judicieux. Ces férules m’ont sauvé de bien des sottises dans ma vie, et, s’il faut tout dire, elles vous ont été utiles à vous-mêmes. Je m’en suis souvenu à propos de notre caverne, tout à l’heure, quand il s’agissait d’abattre à coups de fusil notre second tigre. L’affaire était chanceuse. C’est grâce à la mémorable leçon de notre vieux maître que j’ai donné la préférence à notre fusée sur une décharge d’artillerie dont l’effet n’était pas certain. Pour en revenir à nos raies électriques, je ne me doutais pas, à l’époque où s’est passée l’histoire que je viens de vous raconter, que j’aurais à me tirer d’affaire avec elles aujourd’hui et dans une circonstance aussi sérieuse que celle dont nous sortons. Soyez sur, mon cher Ludwig, que le souvenir du bœuf et de la leçon énergique subie à cause de lui m’a inspiré heureusement tout à l’heure, quand je me suis servi de mon cheval comme d’un remorqueur pour le vôtre.

— Pauvre Gaspardo, dit Cypriano, c’est pourtant vrai que nous voici tenus de bénir le vieux maître d’école auquel il a dû un enseignement si difficile à oublier. »

La conversation continua sur les raies électriques.

« Vous dites que vous avez vu des raies électriques, cousin ? demanda Ludwig. À quoi ressemblent-elles ?

— Le gaucho peut vous le dire mieux que moi.

— À quoi ressemblent-elles, Gaspardo ?

— Ma foi, muchachos, si on me demandait de faire une description de ces vilaines bêtes, je répondrais qu’elles ne ressemblent à rien. L’animal le plus laid de la création pourrait être vexé de leur être comparé. S’il y a de l’eau en enfer, c’est d’animaux comme ceux-là qu’elle doit y être peuplée.

— Tout cela ne nous apprend pas à quoi ressemble une raie électrique, interrompit Ludwig, auquel l’amour de l’histoire naturelle faisait désirer une description plus précise.

— Non certainement, répliqua le gaucho ; mais ce n’est pas une chose aisée que de décrire un poisson qui n’est peut-être pas un poisson, quoiqu’il passe son temps sous l’eau.

— Quant à être un poisson, c’est un poisson, fit le jeune naturaliste, tout aussi bien que les autres raies ; mais quelle est sa forme, sa couleur, sa dimension ?

— Je puis vous dire cela, señor Ludovico. Prenez une raie ordinaire, longue d’environ une vara38, et faites-la dix fois aussi épaisse sans rien changer à sa longueur, et vous aurez une gymnote. Telles sont du moins sa forme et ses dimensions ordinaires, car vous pouvez par exception en trouver quelques-unes de beaucoup plus longues. Quant à la couleur, elle se rapproche de celle de l’olive parsemée çà et là de quelques taches rouges ou d’un vert jaunâtre, plus brillantes à la gorge et sous le ventre. Leur couleur change suivant leur âge et aussi suivant l’espèce d’eau ou de vase dans laquelle elles vivent. La tête est large, la gueule pleine de dents aiguës, la queue plate, elles ont une paire de nageoires attachées au cou : voilà tout. Si le riacho n’avait pas été aussi boueux, vous auriez pu les voir vous-mêmes, ce qui vaut toujours mieux que de s’en rapporter aux yeux des autres.

— Est-il vrai qu’elles soient bonnes à manger ? demanda le jeune Paraguayenne ne crois pas en avoir jamais goûté.

— Bonnes à manger, muchacho mio ! Ce n’est pas assez dire ; vous ne pouvez pas mettre dans votre bouche un morceau plus exquis. Cependant, avant de les cuire, il est nécessaire de couper la partie spongieuse de leur individu qui, d’après ce que me disait le señor Ludovico votre oncle, leur donne la puissance électrique. Je sais des Indiens qui les préfèrent à tous les autres poissons de nos rivières, et qui font métier de les pêcher pour les vendre ou s’en nourrir.

— De quelle manière peut-on les prendre ? demanda Ludwig.

— Il y a différentes façons, répondit le gaucho. Quelquefois les raies quittent leur vase et viennent à la surface de l’eau comme pour se promener ou s’amuser. Alors le pêcheur peut s’en emparer bien facilement. Comme leur corps est assez gros, il les frappe avec un dard barbelé muni d’une corde, un morceau de cana brava, assez long pour atteindre presque l’autre bord du ruisseau où on les trouve. Il n’est pas difficile de les atteindre, mais ce n’est pas tout. Aussitôt que le pêcheur les a transpercées de son dard qu’il emploie comme on dit que les baleiniers emploient leur harpon, il laisse aller son arme et saisit dans sa partie la plus sèche la corde qui y est attachée. S’il ne prenait pas cette précaution, il serait exposé à recevoir de terribles secousses. Et remarquez bien que c’est seulement quand la corde est mouillée que l’effet se produit. C’est assez curieux, n’est-ce pas, muchachos, qu’une corde mouillée communique la secousse des raies, tandis qu’une corde sèche ne le fait pas ? J’ignore pourquoi, mais cela est.

— Ceci, dit Ludwig, c’est une loi de l’électricité et l’une des plus simples. Mais continuez, Gaspardo.

— Mon jeune maître, je n’en sais guère plus long. J’ai seulement remarqué qu’il y en avait plusieurs espèces, et ce fait n’est pas généralement connu, surtout parmi les gauchos qui ont autre chose à faire que de s’arrêter pour observer de vilaines bêtes. Mais j’ai entendu le señor Ludovico parler de cette différence et il me l’a fait remarquer. Il fit même une chose que je n’aurais jamais crue si je ne l’avais pas vue de mes propres yeux. Voici : nous étions ensemble occupés à ramasser des plantes aquatiques et nous avions pris une de ces gymnotes. C’était une énorme bête, longue presque de deux varas. Il l’étendit sur le sable avant qu’elle fût tout à fait morte, et fixa à sa queue un appareil dont je ne connaissais pas et ne connais pas encore l’usage. Savez-vous le résultat qu’il obtint ? »

Cypriano et Ludwig firent un signe négatif.

« Je vais vous le dire, reprit Gaspardo. Il mit le feu à un petit tas de poudre qu’il avait préparé d’avance. Cette poudre flamba comme si on l’eût touchée avec un charbon ardent, et je savais bien qu’il n’y avait pas de feu près delà, pas même une étincelle. Ce qui enflamma la poudre provenait du corps de la raie. »

Cypriano exprima son étonnement à cette étrange révélation. Mais Ludwig comprit tout de suite la cause du phénomène qui avait tant émerveillé Gaspardo.

Pendant l’après-midi, les voyageurs remontèrent la rivière, mais sans y découvrir la piste qu’ils avaient tant d’intérêt à retrouver. Bien que cette contrée fût des plus sauvages et qu’on n’aperçût pas la moindre trace d’habitation humaine, ils suivaient pourtant un sentier qui longeait le bord du Pilcomayo. Peut-être avait-il été fait par les hommes, peut-être par les animaux, peut-être par les uns et les autres ; mais quels que fussent les êtres qui l’avaient foulé, on ne pouvait plus y distinguer d’empreintes. L’ouragan avait tout effacé, et l’on ne reconnaissait le sentier qu’au sol battu et à la rareté de l’herbe qui d’ailleurs y croissait moins élevée.

Ils n’étaient pas aussi surpris que d’autres des énormes épaisseurs de poussière que l’ouragan avait étendues sur la contrée. Ils savaient qu’après des périodes de sécheresse prolongée il existait d’immenses étendues de pampas où non seulement le sol se pulvérisait, mais encore les herbes de la plaine, les feuilles des arbres et même les rudes tiges des chardons. Les bestiaux périssaient par milliers dans ces contrées désolées et l’homme avait peine à y trouver de quoi vivre. Quand une tempête succède à l’une de ces grandes sécheresses, on trouve souvent des animaux ensevelis sous la poussière et morts par suite du manque d’herbe ou d’eau. Gaspardo raconta à ses jeunes compagnons qu’il avait vu naître plusieurs procès à la suite d’une tormenta entre propriétaires qui ne parvenaient plus à reconnaître les limites de leurs propriétés effacées par les dépôts de poussière.

« S’il en est ainsi, disait Ludwig, nous ne trouverons d’empreintes nulle part de longtemps ; et si nous sommes dans une mauvaise direction, au milieu de ces solitudes, comment le saurons-nous ? »

Gaspardo réagissait de son mieux contre ce qu’il y avait d’anxiété dans les réflexions de son jeune maître.

« J’admets, lui disait-il en lui montrant le fleuve, que nous allons sans guide bien certain. Mais que pouvons-nous faire de mieux ? nous éloigner du fleuve gâterait encore plus les choses, autant vaudrait chercher une épingle au milieu des herbes de la pampa. Nous irions alors tout à fait au hasard, et il serait plus sage de tourner tout de suite la tête de nos chevaux et de nous en revenir chez nous. Or, au point où nous en sommes, je ne suppose pas que vous ayez cette intention.

— Non, non ! s’écria Cypriano, Non, pas avant d’avoir tout fait pour retrouver la niña !

— Sans doute, sans doute, reprit Ludwig, revenir sans Francesca, ce serait condamner ma mère à un chagrin éternel. Si jamais nous en sommes réduits là, ce ne peut être qu’après avoir épuisé jusqu’à nos dernières forces.

— À la bonne heure, Ludwig, répondit Cypriano, j’aime à vous entendre parler ainsi.

— Nous sommes tous du même avis là-dessus, répliqua Gaspardo. Francesca doit être retrouvée, et si… »

Il allait dire « si elle est vivante, » mais il craignit d’énoncer un doute et il arrêta sa phrase.

« Vamos ! continua-t-il en changeant rapidement de sujet. Vous savez, mes jeunes maîtres, que les Indiens Chaco vivent rarement loin d’un fleuve. Ils aiment trop les bains pour cela. Bien n’est plus curieux que de les voir tous ensemble dans l’eau, les vieux, les jeunes, tout le monde ; ces sauvages nagent et plongent comme des dantas39. J’ai vu un Indien Chaco plonger au bord d’une large rivière et sortir de l’autre côté sans avoir une seule fois levé sa tête au-dessus de l’eau. »

Cypriano fit signe qu’il avait été témoin d’un fait semblable.

« Eh bien ! señoritos, continua le gaucho, ma conclusion est celle-ci : comme ces Indiens sont de vrais canards, ils ne s’installeront jamais à une grande distance des bords d’une rivière, et cette rivière doit être le Pilcomayo ou l’un de ses affluents.

— Explorons-les tous ! s’écria Cypriano.

— Très bien, señor Cypriano ; mais cela n’abrégera pas notre route, car il y a un bon nombre d’affluents soit à droite, soit à gauche du grand fleuve. J’espère bien que loin d’avoir à les remonter tous, nous pourrons nous dispenser d’en remonter même un seul. Si nous avions à perdre notre temps dans une recherche de ce genre, il nous faudrait des indices qui ne se présenteront pas. Nous avons dix chances sur une de retrouver la piste des cavaliers indiens en allant au contraire tout droit devant nous et en serrant le plus près possible les rives du fleuve. Soyez tranquilles, mes enfants, une fois sur la trace, je sais un gaucho qui les traquera jusqu’à leurs nids. »

Ainsi encouragés, les voyageurs continuèrent leur route ; Gaspardo marchait en avant et examinait le terrain avec l’œil d’un habile rastreador40.

Le gaucho, il faut le dire, avait moins de confiance dans ses propres paroles qu’il ne voulait le laisser voir à ses jeunes amis ; il connaissait mieux qu’eux les difficultés de leur entreprise et savait combien le succès de leurs efforts était incertain, mais il importait qu’ils ne se décourageassent pas, et le brave homme tâchait de garder ses doutes pour lui-même sans en rien laisser voir.

Le parti qu’il avait pris de ne point abandonner le lit du fleuve était du reste le seul raisonnable. Tout autre eût été encore plus conjectural.


CHAPITRE XII
LE SAC PERDU


La proposition que fit Gaspardo de camper, bien que le soleil eût encore une heure à rester au-dessus de l’horizon, fut acceptée aussitôt par ses deux compagnons. Cet empressement avait deux causes, la fatigue morale née de leurs incertitudes, et la fatigue physique et d’eux-mêmes et de leurs chevaux après une journée si laborieuse. L’effet produit par les décharges des raies électriques n’était pas si bien dissipé qu’il ne fut pour beaucoup aussi dans le besoin du repos qu’ils éprouvaient. L’impatient Cypriano lui-même n’éleva pas d’objection. Ajoutez qu’ils mouraient de faim. Le déjeuner fait dans la grotte avait été plus que léger et peu fortifiant. Ils étaient donc on ne peut mieux disposés à partager de nouveau un bon repas. Après avoir choisi une place agréable, à la fois jolie et commode, sur la lisière d’une forêt de palmiers, ils sautèrent à bas de leurs selles et commencèrent à débarrasser leurs chevaux de tout ce qui pesait sur eux, pour que les bonnes bêtes dégagées de toute entrave pussent se remettre, elles aussi, de leurs rudes épreuves. Une déconvenue des plus fâcheuses les attendait ; leurs vivres avaient disparu !

Le sac contenant leurs provisions, leur charqui, leur maïs, leur yerba, qu’une mère prévoyante avait fait remplir au moment du départ, n’était plus maintenant en leur possession ! Ce sac était d’ordinaire fixé derrière la selle de Ludwig parce que le jeune homme était le plus léger des trois et que son cheval était très robuste.

Où pouvait-il l’avoir perdu ? telle fut la question qu’ils se posèrent immédiatement les uns aux autres. Tous trois répondirent ensemble :

« Dans le riacho !  ! »

Il n’y avait pas à en douter. Ce sac précieux ne pouvait avoir disparu qu’en cet endroit. Ils se rappelèrent la lutte que le cheval avait eu à soutenir pour échapper aux raies électriques et remonter sur la rive. C’est au milieu de ces efforts que les courroies avaient dit se rompre. Cypriano se souvenait d’avoir vu Ludwig assurer le sac aux provisions au sortir de la caverne. Aucun autre incident de la route n’en pouvait expliquer la chute.

Leurs vivres étaient certainement au fond du ruisseau bourbeux, à la merci des gymnotes et des grues. Aussi, lorsque les trois compagnons eurent dessellé leurs chevaux et qu’ils les virent se jeter avec un très évident plaisir au milieu de l’herbe verte et touffue, ils ne purent se retenir d’envier non pas leur appétit, sur ce sujet ils avaient des points à leur rendre, mais bien le sort qui mettait à la disposition de leurs bêtes une table si bien servie, tandis qu’eux-mêmes n’avaient devant eux que la douloureuse perspective d’aller se coucher sans souper, c’est-à-dire de vérifier une fois de plus la valeur du proverbe qui prétend que « qui dort dîne. »

« Puisque nous ne sommes pas de force à manger de l’herbe, serrons nos boucles, rétrécissons d’un cran nos ceintures, » dit philosophiquement Cypriano à Ludwig, qui ne put s’empêcher de sourire en s’apercevant que, prenant à la lettre l’avis de son cousin, il était en train de serrer en effet la boucle de sa ceinture de cuir.

Gaspardo n’avait pas l’air content, non ! il avait le nez long, comme on dit, et n’écoutait rien que les cris de son robuste estomac. Les trois cavaliers restèrent d’abord immobiles en se jetant mutuellement des regards où chacun d’eux pouvait lire : « Ce n’est pourtant pas amusant de se passer de dîner ! » Puis, petit à petit, la résignation se fit, tous les trois semblèrent prendre leur parti de dormir l’estomac vide. Cypriano et Ludwig avaient déjà fait choix d’un emplacement qui prit leur tenir lieu de chambre à coucher ; seul le gaucho n’en était pas encore arrivé à renoncer à tout espoir de se mettre quelque chose sous la dent. Il restait comme dans une muette contemplation en observation devant le paysage.

Cypriano et Ludwig avaient déjà fait choix d’un emplacement.

L’histoire de la manne dans le désert lui revenait-elle à l’esprit ? toujours est-il que son regard errait de la forêt de palmiers à la verdoyante savane qui s’étendait immense en face de leur bivouac, comme s’il eut espéré quelque chose de cet acte de foi.

Tout à coup un geste plein de fantaisie lui échappa.

« Qu’y a-t-il, Gaspardo ? lui demanda Cypriano.

— Il y a, il y a, ma foi, je ne sais pas ce qu’il y a ! dit le gaucho en montrant la plaine ; mais ne voyez-vous rien là-bas dans la direction de mon bras ? »

Cypriano regarda dans la direction indiquée en abritant ses yeux avec sa main, car c’était du côté de l’ouest et le soleil était encore au-dessus de l’horizon. Ludwig bientôt l’imita.

« Est-ce de ce quelque chose qui dépasse les grandes herbes que vous entendez parler, dit Cypriano, quelque chose comme deux tiges de cardon41, avec une touffe de feuilles au sommet ?

— Précisément, répondit Gaspardo.

— Eh bien, reprirent les deux jeunes gens, qu’est-ce que vous croyez que cela peut être ?

— Un couple d’avestruz42 ou d’autruches le mâle et la femelle, autant que j’en puis juger à leurs cous qui sont assez longs pour dépasser les plus hautes herbes des pampas, mais pourtant de tailles différentes.

— Vous devez avoir raison, Gaspardo, dit Ludwig ; tenez, cela marche : ce sont des autruches, en effet. La grande s’est même rapprochée de l’autre. Elles sont maintenant dans un espace découvert et nous pouvons les voir des pieds à la tête. Comme elles sont grandes ! Oh ! voilà qu’elles baissent la tête, que font-elles, selon vous ?

— Elles font ou essayent de faire la même chose que nous, je pense : elles cherchent leur dîner. Je parie bien qu’elles auront plus de succès que nous, car elles ne sont pas très difficiles sur le menu. Elles se contentent de racines et d’herbes ; et si elles n’en trouvent pas, elles ne font pas difficulté d’avaler du sable et même des cailloux. »

Le gaucho lit une pause comme pour se donner le temps de la réflexion. Ludwig réfléchissait aussi. Les paroles prononcées par Gaspardo avaient réveillé ses instincts de naturaliste, et il désirait en entendre davantage. Mais le jeune Paraguayen, qui ne s’inquiétait guère des habitudes de l’autruche ou de tout autre oiseau, demanda simplement : « Sont-elles bonnes à manger, les autruches, Gaspardo ?

— Bonnes à manger, señorito ! Santissima ! qu’est-ce qui n’est bon à manger pour l’homme qui meurt de faim ? Il ne s’agit pas de leur qualité, mais de la façon de les prendre. Si je pouvais avoir mon lazo ou mes bolas autour des jambes de l’une d’elles, le mâle ou la femelle, cela m’est égal, je vous donnerais un dîner de prince. Maladita ! que faire ? pas moyen de les approcher à portée ; pas un buisson pour s’abriter !

— Mettons-nous à quatre pattes, rampons dans l’herbe, dit Cypriano, dont l’appétit semblait s’accroître d’instant eu instant.

— Ce ne serait pas de refus si cela devait servir à quelque chose, mais nous n’y gagnerions rien, mes enfants ; de tous les animaux, oiseaux ou quadrupèdes, qui parcourent ces savanes, aucun n’est plus craintif et plus difficile à approcher que les grands oiseaux qui paissent là-bas. Ils fuiraient bien vite avant d’être à portée de nos bolas, de nos lazos ou même de nos carabines. »

Le gaucho cessa de parler et se remit à se frotter le front pour tâcher d’en faire sortir une idée. Tous restèrent silencieux, chacun cherchant un moyen de s’emparer des oiseaux. Le gaucho, le premier, reprit la parole :

« Gracias a Dios ! s’écria-t-il, je tiens peut-être ce que je cherchais. Ramassez du bois, mes enfants, préparez un feu ; avant qu’il soit allumé, il se peut que j’aie une autruche toute plumée et prête à rôtir. Où est ma chemise blanche ? »

Tout en parlant, le gaucho se dirigeait vers les bagages épars sur le sol, et commençait à défaire une des sacoches qui était encore accrochée à l’arçon de son recado. À ces mots de Gaspardo : « Où est ma chemise blanche ? » Ludwig et Cypriano se regardèrent fort intrigués.

« Si Gaspardo n’est pas fou, dit Ludwig — j’ai peur qu’il ne s’en manque guère.

— C’est la faim qui lui donne la fièvre, répondit Cypriano — ma foi, laissons-le faire. Si cette mascarade le distrait, tant mieux pour lui. Ce n’est inquiétant que pour sa chemise. »

Le gaucho ne laissa pas longtemps ses jeunes compagnons à la devine. Après avoir remué le contenu des sacoches, il en sortit sa chemise des dimanches43, toute brodée et blanche comme la neige. L’ornementation n’avait pas d’importance, il ne s’agissait que de la couleur.

Il se dépouilla ensuite de son poncho et passa la chemise à la façon ordinaire. Ludwig et Cypriano n’en pouvaient croire leurs yeux. Leur étonnement était tel, qu’ils laissèrent faire Gaspardo sans lui adresser une question.

Mais en ce moment Gaspardo, qui jusque-là semblait avoir obéi à une idée fixe, interrompit ses singuliers préparatifs comme si une autre idée, survenue en sens contraire, l’avait soudainement arrêté dans son dessein.

« Señor Cypriano, dit-il, je réfléchis — oui, ma foi, je réfléchis que vous pourrez faire l’affaire beaucoup mieux que moi.

— Quelle affaire ? s’écria Cypriano, de plus en plus stupéfait. Savez-vous, Gaspardo, que depuis un instant nous nous demandons si votre tête…

— Si ma tête ?… dit Gaspardo.

— Si votre tête ne déménage pas.

— Rassurez-vous, mon enfant, dit Gaspardo en éclatant de rire. — Ce que je vous demande est simple comme bonjour. Il s’agit de mettre ma chemise, ou la vôtre, si vous le préférez, et de vous déguiser en grue, en un mot, de faire « la grue ».

— La grue ?

— Eh bien, oui, la grue.

— Mais dans quel but ?

— Dans le but louable de conquérir un morceau de chair d’autruche pour notre souper. Je suis décidément un peu trop gros pour jouer le rôle de grue ! Vous, señor Cypriano, vous êtes presque de la taille convenable ; et, quand je vous aurai habillé, je parie mon cheval contre un âne, que vous pourrez vous approcher de ces gaillards-là sans leur donner le moindre soupçon.

— Pour Dieu ! Gaspardo, expliquez-vous, je ne comprends pas un traître mot de votre discours. Supposez que la chose est faite, je suis une grue ; eh bien, après ? que faut-il qu’elle fasse, la grue que je serai ?

— Vous allez le savoir. Enlevez d’abord votre jaquette, et laissez-moi vous passer cette chemise sur les épaules. »

Cypriano ne broncha pas. Il ôta son vêtement et resta en manches de chemise devant le gaucho.

Celui-ci mit sa chemise sur les épaules du jeune homme, et la disposa de façon à lui ajouter l’appendice d’une sorte de queue blanche. Il prit ensuite un long bout de ficelle, et il serra les larges pantalons autour des jambes de Cypriano pour les faire paraître aussi minces que possible. Alors, il ôta le chapeau du Paraguayen, qui était en feutre mou, passa dans son bord antérieur un long bâton de forme conique épointé, auquel il donna une couleur d’un noir bleuâtre en le frottant de poudre mouillée. Cypriano, avec son chapeau replacé sur sa tête, offrit alors le simulacre grossier d’un oiseau ayant un bec noir long de plus d’un pied. Le bord de ce bizarre couvre-chef fut rabattu sur le cou et sur les oreilles du jeune garçon, en lui laissant les yeux suffisamment découverts pour lui en permettre l’usage.

Une légère couche de poudre humide sur ses joues naturellement brunes, compléta la transformation de la tête. L’artiste n’avait cependant pas encore achevé sa besogne. Prenant dans sa poche un mouchoir de soie écarlate, comme ceux dont les gauchos sont presque toujours munis, il l’attacha autour du cou de Cypriano, de manière à figurer une large poche rouge devant sa poitrine.

« Maintenant, señorito, je pense que vous pouvez passer pour une grue-soldat44. Carrai ! quand je vous regarde, j’ai envie de changer les conditions et de parier mon cheval contre un âne que non seulement les autruches, mais un garzon lui-même ne vous distinguerait pas d’un de ses confrères. Partez et gagnez-nous notre souper.

— Je vous répète, Gaspardo, que je ne vous comprends pas encore. Comment voulez-vous que je fasse ? S’agirait-il, par hasard, d’approcher des autruches pour leur déposer un grain de sel sur la queue ? C’est un genre de chasse où j’ai peu d’expérience, je vous l’avoue. En un mot, votre proposition est-elle sérieuse ou ne l’est-elle pas ? Cette mascarade a-t-elle pour but de vous donner un spectacle faute de pouvoir nous offrir à dîner ?

Santo Dios ! senorito, vous me surprenez ! Quoi, vous êtes du pays, et vous m’adressez de pareilles questions ! N’êtes-vous pas né pour être un gaucho ? Un gringo45 lui-même, ainsi déguisé, comprendrait tout de suite qu’il s’agit d’aller garzoneando ! »

Cypriano jeta un coup d’œil interrogatif sur Ludwig ; mais le jeune savant, secouant la tète, confessa l’impossibilité où il était de le renseigner. Tous les deux étaient également stupéfaits devant la singularité des préparatifs de Gaspardo, leur compagnon.

« Ay de mi ! s’écria ce dernier, en poussant une sorte de soupir. Vraiment, vous ne savez ni l’un ni l’autre dans quel but je me suis donné tant de mal ? Je vais vous le dire, senor Cypriano. Habillé comme vous l’êtes, vous ressemblez exactement à un garzon ; il s’agit de faire votre possible pour agir comme un garzon. D’abord, approchez-vous autant que vous le pourrez des autruches. Prenez avec vous votre fusil ou vos bolas. Les bolas vaudront mieux, car vous les lancez avec beaucoup d’adresse. En cela, je sais que vous n’êtes pas un gringo. Croyez bien que les oiseaux ne se douteront de rien. Voyez-vous là-bas un estero46 tout près duquel ils paissent ? Faites-en le tour, et marchez sur eux dans cette direction. Ils vont vous prendre pour une grue, et ne seront détrompés que lorsque vous en tiendrez un. Maintenant, avez-vous besoin que je vous donne de plus amples instructions ?

— Non, non, dit Cypriano, qui comprenait enfin ; je vois l’affaire, Gaspardo, et je vais tâcher de saisir par la patte un de ces gros poulets. En avant ! »

En disant ces mots, le jeune homme se dirigea vers son recado et y prit ses boliadores. Muni de cette arme, il partit à travers la savane, dans la direction des rhéas.


CHAPITRE XIII
LES AUTRUCHES


« Cáspita ! s’écria le gaucho, quand Cypriano se fut éloigné d’une centaine de mètres, ce gentil garçon ne ressemble-t-il pas complètement à une grue ? Je m’y tromperais moi-même, si je ne connaissais pas ma chemise. »

Ludwig ne répondit pas. Il était profondément attentif aux moindres mouvements de son cousin, qui marchait silencieusement en se dandinant gravement comme un garzon. Le jeune Paraguayen jouait son rôle comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie : tantôt il s’avançait résolument, tantôt il s’arrêtait et pointait son long bec vers le sol comme pour y ramasser des limaces, des serpents, des lézards et autres reptiles dont les grues se nourrissent. Il gardait toujours ses bras serrés sous sa chemise, ainsi que les boliadores qu’il se disposait à lancer.

Au lieu de se rendre directement vers les rhéas, il suivit l’avis du gaucho, et s’en approcha par une grande ligne courbe à laquelle le bord de l’estero servait de corde.

Lorsqu’il fut arrivé à se placer entre le gibier et le marais, il avança avec autant de prudence, mais en manœuvrant davantage, s’arrêtant parfois pour secouer ses ailes blanches, projetant son bec en l’air comme s’il avalait un poisson ou un reptile, et se remettant en mouvement comme pour en chercher un autre.

La confiance des rhéas n’avait rien d’étonnant. Des animaux beaucoup plus intelligents, l’aigle-cerf des pampas, le puma, le jaguar, sont souvent trompés par les garzonéadores.

Ils ne commencèrent à se douter de quelque chose que lorsque la fausse grue fut tout près d’eux. Ils cessèrent subitement de brouter, redressèrent ensemble leurs longs cous et jetèrent un cri rauque moitié interrogatif, moitié inquiet.

La femelle, comme cela arrive presque toujours, se montra la plus prompte et la plus rusée, peut-être aussi la plus peureuse. Au moment où elle poussait son cri, elle battit en retraite de quelques pas, laissant son compagnon seul en face du danger. Celui-ci exécuta une démonstration hostile, analogue à celle d’une oie qu’on agace ; il tendit le cou, mais cette fière attitude ne lui servit à rien : on entendit un sifflement, et avant qu’il pût jouer des jambes, l’oiseau les sentit toutes les deux enlacées par un nœud solide. Il trébucha et tomba sur l’herbe.

Prompt comme l’éclair, le faux garzon était sur lui, et frappé d’un coup violent à la tête, dont le gaucho lui avait donné le secret, le vieux mâle gisait inanimé sur le vert gazon, tandis que sa compagne effrayée, les ailes ouvertes et courant de toute sa vitesse, disparaissait dans les hautes herbes de la pampa.

Le vieux mâle gisait inanimé.

Ludwig avait examiné ce spectacle avec un vif sentiment d’intérêt, et Gaspardo en salua l’heureux succès par un cri de joie. Puis tous deux s’empressèrent de se rendre auprès de Cypriano pour l’aider à traîner son énorme gibier.

Le gaucho en choisit les plus fins morceaux, et les trois voyageurs affamés se préparèrent à souper des cuisses de l’autruche, avec une satisfaction d’autant plus grande que leur repas avait été pour eux plus problématique.

Cependant on n’avait ni préparé le feu, ni ramassé de bois. Gaspardo et Ludwig avaient été trop occupés de suivre l’expédition de Cypriano contre l’autruche pour penser à autre chose.

L’affaire terminée, ils l’aidèrent à traîner le rhéa à leur bivouac. Leur concours n’était pas superflu : l’oiseau pesait autant qu’un gros mouton.

Tandis que le gaucho, avec son couteau toujours prêt, dépeçait la venaison, Ludwig s’occupait à ramasser du bois pour le feu et Cypriano à se débarrasser de son déguisement. Il lui fallut un certain temps pour repasser de l’état de grue à celui de Paraguayen, car la poudre dont Gaspardo l’avait barbouillé exigea d’abondantes ablutions avant de disparaître. Heureusement, un ruisseau coulait près de là ; du reste, sans ce voisinage, les voyageurs n’auraient pas campé en cet endroit. Camper loin de l’eau ne vient jamais à l’idée de personne, sauf quand on y est contraint impérieusement, dans un désert, par exemple.

Pendant le temps employé par le jeune Paraguayen à ôter la belle chemise de Gaspardo, à retirer de ses jambes les liens qui les entouraient et à se débarbouiller, le feu flambait, et devant la flamme les morceaux délicats du rhéa, choisis par le gaucho, grillaient en répandant un fumet de bon augure.

Le thé se préparait aussi. Par bonheur, le sac contenant la yerba et les instruments à thé, le maté et la bombilla, qu’on avait cru perdu, fut inopinément retrouvé. Au lieu de l’avoir attaché à la selle de Ludwig, le gaucho l’avait, paraît-il, placé sur sa propre selle, où il était caché sous les nombreuses courroies du recado. Sans cette circonstance, le précieux condiment serait tombé avec le reste au fond du riacho. Or, sans sa « yerba », un Paraguayen ne peut être à son aise. Satisfaits d’avoir du moins ce paquet en bon état, tous les trois se sentaient dans une favorable disposition d’esprit, autant, bien entendu, que cela leur était permis par le chagrin commun, toujours présent à leur mémoire. La nature semblait les protéger contre une trop écrasante douleur, en les obligeant à en distraire leur pensée, par suite des incidents émouvants qui ne cessaient de se présenter à eux. Autrement, ils eussent été accablés sous le poids de leur affliction.

Tous trois savouraient les douceurs du repos assis autour du feu pétillant, en attendant que l’eau fût en ébullition et que la chair d’autruche parut suffisamment rôtie. Ils ne restaient pas silencieux. Gaspardo ne voulait pas laisser ses jeunes compagnons à leurs tristes réflexions, et, pour les distraire, il ne cessait de les entretenir d’un sujet ou d’un autre.

Tout naturellement, la conversation roula sur les autruches ou « rhéas », ainsi qu’on nomme les espèces sud-américaines du genre struthio.

Ce sujet présentait un grand intérêt pour Ludwig, et, en le traitant, il étala devant ses compagnons tout le bagage scientifique qu’il avait recueilli dans les livres ou appris de la bouche de son père. Il leur raconta tout ce qu’il savait touchant les espèces d’autruches répandues sur la surface du globe.

Il y a d’abord la grande espèce africaine « struthio camelus », la plus grande de toutes, appelée « struthio » par les Romains et « camelus » par les ornithologistes, parce que l’oiseau, dans sa structure générale, a, en effet, un rapport marqué avec le chameau du désert. Cette ressemblance est si frappante que les colons hollandais du cap de Bonne-Espérance, ignorants du nom scientifique, l’avaient aussi observée, et avaient en conséquence donné à l’autruche le nom d’ « oiseau-chameau ».

Ludwig dit aussi que l’autruche africaine, quoique d’une taille beaucoup supérieure au rhéa de l’Amérique du Sud et différent de celui-ci par la couleur de son plumage, lui est presque identique relativement à ses habitudes. L’une et l’autre habitent les pays de plaines ; rarement on les rencontre dans les endroits boisés ou rocheux ou sur les flancs des montagnes. Il est vrai qu’on trouve l’autruche américaine dans les Cordillères des Andes à une hauteur de 8 000 pieds au-dessus du niveau de la mer, mais seulement dans les plaines ou « paramos », plateaux élevés qui s’étendent entre les deux grandes chaînes de montagnes et non pas sur les montagnes elles-mêmes. Elles affectionnent les espaces stériles appelés ordinairement déserts ; pourtant on les rencontre quelquefois dans de fertiles plaines couvertes de gazon, telles que les pampas de la Plata et les savanes du Chaco. Elles possèdent les mêmes habitudes singulières pour la construction des nids et l’incubation. De même que nos coqs, l’oiseau mâle garde plusieurs femelles sous sa protection, avec cette différence que celles-ci déposent toutes leurs œufs dans le même nid, au-dessus duquel, par un étrange intervertissement de fonctions, le mâle s’accroupit pour couver. Quant aux femelles, elles ne se bornent pas toujours à pondre dans le nid, il leur arrive parfois de laisser tomber un œuf dans la poussière ou dans l’herbe, quel que soit l’endroit où elles se trouvent, et sans en prendre autrement souci. Ou s’est livré à beaucoup de conjectures au sujet de ces œufs isolés. Les uns disent qu’ils sont déposés auprès du nid pour servir d’aliment aux jeunes autruches qui pendant leur période d’enfance s’en nourriraient, tout comme les veaux et les autres mammifères se nourrissent de lait. Ludwig, suivant l’opinion de son père, niait que ces œufs isolés fussent destinés à cet usage et affirmait que l’oiseau les laisse tomber et ne les dispose pas à dessein.

Gaspardo était du même avis ; il dit savoir pertinemment que les oiseaux ne s’approchaient jamais des « huachos47 » et que ceux-ci demeuraient sur le sol où ils pourrissaient. Il croyait aussi que ces œufs étaient abandonnés parce qu’il n’y avait plus place pour eux dans le nid. Comme le mâle se charge de l’incubation et qu’il y a plusieurs femelles dans la famille, il se trouve souvent plus d’œufs qu’il n’en peut couver et que le nid n’en pourrait contenir.

Après avoir ainsi discuté les habitudes générales des autruches, le naturaliste apprit à ses compagnons qu’une troisième espèce de struthio appartient au grand continent de la Nouvelle-Hollande, plus communément appelé Australie. C’est l'ému, véritable autruche qui ressemble beaucoup par ses habitudes à celles de l’Afrique et de l’Amérique du Sud. Elle s’en distingue, il est vrai, par son apparence, mais pas plus cependant que celles-ci ne diffèrent l’une de l’autre et surtout pas plus que l’autruche mâle d’Afrique ne diffère de ses propres femelles.

« En comparant ces trois espèces, dit Ludwig, nous pouvons regarder l’espèce africaine comme la plus grande, celle d’Australie comme la plus petite, tandis que celle de l’Amérique du Sud tient à peu près le milieu par sa taille. Une autruche femelle a la taille d’un rhéa mâle et n’en diffère guère par sa couleur, tandis qu’un rhéa femelle, pour les dimensions et la couleur, peut se comparer à un ému mâle. Quoiqu’elles appartiennent à trois parties bien distinctes du globe, continua le jeune savant, elles ne constituent évidemment que des espèces du même genre. J’ai entendu mon père dire qu’il n’y avait pas la moindre raison, sauf celle de satisfaire les élucubrations des naturalistes de cabinet, pour les décrire comme appartenant à des genres distincts : l’africaine sous le nom de struthio camelus, et la sud-américaine sous celui de rhea-americana, au lieu de struthio rhea, ainsi qu’on devrait l’appeler. »

Ravis de voir Ludwig arraché pour un moment à ses préoccupations, ni Gaspardo ni Cypriano n’interrompirent la dissertation du jeune naturaliste. Celui-ci n’avait pas encore fini et bientôt il reprit la parole en ces termes :

« Il existe un autre oiseau appartenant à la famille des autruches ou qui lui est allié de près et au sujet duquel on possède moins de renseignements que sur les trois autres espèces : c’est le « cassowary », trouvé dans la plupart des grandes îles de l’Archipel des Indes orientales. Il y a aussi une curieuse bête sans ailes, appelée pour cette raison aptéryx, récemment découverte dans la Nouvelle-Zélande. Les naturalistes en ont même décrit au moins deux espèces, et l’on suppose qu’une troisième, sinon une quatrième, existe dans les montagnes boisées des îles Maori. L’apteryx a été classé avec les autruches, auxquelles il ressemble sous quelques rapports, principalement en ce que ses ailes ne sont pas assez fortes pour lui permettre de voler. Mais cette classification est loin d’être correcte. Le cassowary pourrait à la rigueur être admis dans la famille des struthios. Cependant, il n’y a véritablement que trois espèces d’autruches : l’africaine, l’australienne et l’américaine.

— Trois espèces seulement ! s’écria Gaspardo. Que dites-vous, senor Ludovico ! Mais il en existe deux espèces ici, sur les pampas !

— Vous devez vous tromper, Gaspardo, répondit tranquillement Ludwig.

— Oh ! non, senorito. Je les ai vues moi-même, et j’en ai attrapé bien des fois quand j’étais avec le général Rosas en expédition contre les Indiens du sud. C’était à environ une centaine de lieues au sud de Buenos-Ayres, près du Rio-Colorado. C’est là qu’on trouve l’autre espèce d’avestruz que nous autres gauchos nous appelons « petise48 ». Sa grosseur est d’environ les deux tiers de celles-ci, mais les œufs sont à peu près de même grosseur ; ceux du petise ont seulement une forme différente et leur couleur est d’un bleu pâle. Les jambes de l’oiseau sont plus courtes et ses plumes descendent plus bas, à plusieurs pouces au-dessous du genou, de façon que l’animal ne peut courir aussi vite et est bien plus facile à prendre que le rhéa, comme vous devez le penser. »

Cette assertion était toute nouvelle pour Ludwig comme pour Cypriano. Quoique tous les deux eussent été élevés dans l’Amérique du Sud, ils n’avaient jamais entendu parler d’une espèce d’autruche sud américaine autre que celle qu’ils connaissaient pour l’avoir vue nombre de fois49.

Gaspardo ajouta alors quelques faits à la théorie présentée par Ludwig.

Il raconta que les œufs de la grande espèce sont de telle dimension que chacun pèse plus qu’une douzaine et demie d’œufs de poules ordinaires. Un nid en contient habituellement de vingt à trente, mais quelquefois on en trouve jusqu’à cinquante. Il confirma les paroles de Ludwig au sujet de l’incubation accomplie par le mâle, et dit que c’était lui qui promenait ses poussins tout le temps qu’ils avaient besoin d’un protecteur. Pendant qu’il couve, le mâle s’écarte fort peu du nid et reste à son poste jusqu’à ce que les pieds du cheval du voyageur soient au moment de l’écraser. Mais, quand il est troublé, il se fâche et devient même dangereux. Gaspardo connaissait un exemple d’un cavalier attaqué sur son cheval. Ils attaquent en sautant en l’air, puis en frappant ou en donnant des coups avec leurs longues et fortes jambes, et ils ne cessent pas de siffler avec force, à peu près comme un jars en colère. Ils produisent ce sifflement dans d’autres occasions, et le son en est si étrange qu’on ne saurait dire d’où il provient et qu’on ne pourrait jamais croire que c’est l’organe d’un oiseau si l’on n’avait pas l’autruche elle-même devant les yeux.

Ici Ludwig interrompit Gaspardo pour dire qu’il en était de même de l’autruche africaine ; les voyageurs prennent souvent son violent sifflement, qui a un son de clairon, pour le rugissement d’un lion ou d’une autre bête sauvage.

Gaspardo raconta alors que ces oiseaux étaient craintifs et très difficiles à approcher, que lorsqu’ils sont effrayés ils courent toujours contre le vent, que les gauchos profitaient même de cette particularité pour se diriger d’abord au-dessus du vent, puis ils envoient un homme du côté opposé pour les rabattre. En apercevant les cavaliers rangés en demi-cercle autour d’elle, l’autruche perd la tète, court au hasard, de sorte qu’il est facile aux gauchos de l’abattre avec leurs bolas ou de la prendre au lazo.

Les trois voyageurs causèrent ainsi jusqu’au moment où la nuit répandit son voile d’obscurité sur la plaine. Alors, s’étendant sur leurs peltones et se couvrant de leurs ponchos, ils s’endormirent profondément.


CHAPITRE XIV
LES VIZCACHAS


Le lendemain, au lever du jour, ils étaient debout ; et après un déjeuner dont l’autruche grillée fournit le menu, ils sellèrent leurs chevaux et partirent en suivant toujours la rive du Pilcomayo.

Ils s’avançaient rapidement, car leurs chevaux étaient bien reposés et presque entièrement remis des commotions électriques causées par les raies ; les cavaliers augmentaient encore la vitesse de leur allure chaque fois qu’ils pensaient à leur chère Francesca.

Ils n’avaient cependant pas encore avancé leur marche au gré de leur désir, quand ils arrivèrent à un endroit où le Pilcomayo faisait un grand détour en laissant dans la concavité de l’arc formé par son cours un espace de terrain stérile et sans arbres.

Gaspardo connaissait le caractère de la contrée jusqu’à une certaine distance en avant. Il pensa que toute règle pouvait souffrir une exception, et qu’au lieu de suivre cette fois encore le fleuve, il serait préférable de couper au court à travers le désert, du moment où l’on était assuré de retrouver l’eau sur un point plus élevé. Il s’appuyait sur la supposition que, si les Indiens avaient remonté la rivière, ils devaient avoir agi de même, car il ne leur était d’aucune utilité de faire le détour.

Ses compagnons partagèrent son avis, et tous trois entrèrent dans la plaine dépouillée, Gaspardo en tête et surveillant la route.

Cette marche à travers un désert présentait deux difficultés. La première était de ne pas s’écarter de la véritable direction ; leur guide n’avait voyagé qu’une seule fois dans cette contrée, il y avait fort longtemps de cela. On n’apercevait pas la moindre trace de sentier, car c’était là que la tempête de poussière semblait avoir eu son maximum d’intensité, et elle y avait effacé toutes les empreintes. En avant, il n’existait ni arbres, ni collines, aucun point de repère. Gaspardo se guidait uniquement sur le soleil. Par bonheur, le ciel était sans nuages, comme il l’est presque toujours sur les llanos du Gran Chaco.

L’autre difficulté était de nature toute différente. La marche des voyageurs se trouvait sans cesse entravée par de larges espaces de terrains criblés de trous qui couraient souterrainement à fleur du sol comme des terriers de lapins. Chacun d’eux avait à son entrée ou un peu à côté un grand tas de débris de toute espèce. Nos voyageurs les reconnurent pour des gîtes de vizcachas50. Ils virent les animaux eux-mêmes, au nombre de plusieurs centaines, assis à l’ouverture de leurs demeures souterraines, et qui, loin d’être effrayés par l’approche des cavaliers, les contemplaient avec une gravité placide des plus amusantes. Ils n’essayaient de fuir et de se cacher qu’au moment où les chevaux les foulaient presque sous leurs sabots. Ils se retiraient alors d’une allure si lourde et si maladroite qu’on aurait cru qu’ils regardaient ce dérangement comme aussi inutile qu’ennuyeux.

Ces animaux sont plus gros que des lapins, et ils ont des incisives beaucoup plus longues ; leur grande queue et leurs courtes pattes de devant les font ressembler plutôt à d’énormes rats. Les terriers de ceux-ci n’étaient pas placés dans les parties les plus stériles de la plaine, mais dans les endroits où le sol, un peu plus fertile, se couvre d’une grossière végétation. L’agouti51, un autre animal de l’Amérique du Sud, appartient à un genre analogue et fréquente exclusivement les déserts secs et arides. La vizcacha, dont il existe plusieurs espèces, préfère établir sa demeure dans les plaines où se trouve une certaine abondance d’herbe et de gazon.

Gaspardo dit qu’elles se nourrissaient des racines du chardon et qu’elles les déterraient au moyen de leurs fortes pattes munies de trois doigts.

L’habitude peut-être la plus curieuse de ces animaux est celle qui les porte à former de grands tas de débris à l’entrée de leurs habitations. Ces monceaux rempliraient souvent plusieurs paniers à bras et se composent d’objets hétéroclites, tels que pierres, tiges de végétaux, cornes ou ossements de bétail, boulettes de terre sèche, bois, etc., bref tout ce qui peut se trouver aux environs des terriers.

Cette coutume est à peu près inexplicable ; Gaspardo savait que les vizcachas agissaient ainsi et rien de plus. Il raconta même à ce propos l’histoire amusante d’un certain gaucho qui, ayant égaré son maté et sa bombilla et les ayant cherchés partout, eut l’idée d’aller se promener sur le territoire d’une colonie de vizcachas. Il y retrouva sa propriété ainsi que plusieurs autres objets déposés sur l’un de ces amas de débris.

Si ces agglomérations étaient composées d’objets bons à manger, on pourrait supposer que ce sont des magasins de vivres mis en réserve pour les cas de nécessité ; c’est ainsi qu’agissent les écureuils, les marmottes et d’autres animaux. Mais ici rien de pareil ; le plus souvent, dans le tas entier, on ne trouverait pas la moindre chose sur laquelle un rat voulût user ses dents.

Une autre singularité intéressa beaucoup les voyageurs, surtout Ludwig, dans leur marche à travers la colonie des vizcachas : de petits hiboux52 occupaient le sol en commun avec les quadrupèdes, et comme eux, quand ils étaient effrayés, s’abritaient au fond des terriers.

De petits hiboux occupaient le sol en commun avec les quadrupèdes.

Ces oiseaux grotesques se montraient de tous côtés, perchés seuls ou par couples sur les monticules de débris dont nous venons de parler, comme s’ils eussent été chargés de veiller sur l’entrée de l’habitation commune. Quand les cavaliers approchaient, quelques-uns s’envolaient en poussant un cri rauque et perçant ; puis, après avoir battu des ailes à une distance de quelques mètres, ils s’abattaient sur un autre tas plus éloigné et regardaient alors tranquillement les importuns.

Ludwig avait lu la description d’un hibou d’une espèce semblable et de mœurs très analogues qui habite les vastes pampas ou prairies de l’Amérique du Nord, et se cache dans les terriers des marmottes, ou des chiens de prairie de la même façon que l’espèce sud-américaine dans ceux des vizcachas. Tout en continuant à cheminer, il raconta à ses compagnons ce qu’il savait des marmottes. Gaspardo, de son côté, donna au jeune naturaliste un grand nombre de renseignements relatifs à la manière de vivre des vizcachas. Ludwig mettait une sorte de piété filiale à s’entretenir des choses qui avaient fait l’objet des études et des travaux de son père. Halberger avait laissé des ouvrages inachevés et le projet de Ludwig était tôt ou tard de les compléter.

« Il y a une chose certaine, dit le gaucho en terminant. Si ces animaux sont gênants pour nous, ils ne sont pas mauvais à manger. Que nous soyons encore à court de vivres, et nous pourrons facilement en prendre un qui nous fournira un bon repas. »

Ce que Gaspardo entendait en disant que ces animaux étaient gênants, c’était que leurs terriers constituaient un grand obstacle à la marche rapide des chevaux, qui, en enfonçant dans ce sol rendu friable, avaient les plus grandes chances pour trébucher et culbuter.

Aussi les voyageurs n’avançaient-ils que lentement à travers les travaux des vizcachas, et avaient-ils soin de les tourner, lorsqu’ils n’occupaient pas une assez grande étendue pour occasionner un retard trop considérable.

Les voyageurs trouvaient d’ailleurs une certaine compensation aux difficultés de la route, en observant ces curieux rongeurs et leurs singulières habitudes.

Ils arrivèrent sans accident au delà de la région des terriers. La stérilité et la dénudation du territoire qu’ils atteignirent alors produisit sur leur esprit un effet attristant. Ils en ressentirent tous l’impression et, pendant un certain temps, ils avancèrent sans échanger une seule parole.

Gaspardo, qui était, sans vouloir le dire, de plus en plus inquiet sur la route à suivre, marchait à une assez grande distance en avant Tantôt il interrogeait le soleil, tantôt il sondait l’horizon, tantôt enfin, les yeux fixés à terre, il demandait aux plus petits accidents du sol de lui révéler une trace quelconque du passage des Indiens.

Tout à coup, une joyeuse exclamation sortit de sa poitrine.

« Enfin ! s’écria-t-il, Gracias a Dios !

— Qu’y a-t-il, Gaspardo ? s’écrièrent les deux jeunes gens.

Caramba, muchachos ! Rien que le rastro des brigands. Regardez ! voyez-vous où ils se sont arrêtés ! et là, l’endroit d’où ils sont repartis ! Ah ! maintenant je comprends tout. C’est ici que les coquins ont été pris par cette même tormenta qui nous a forcés à nous réfugier dans la caverne. Tout nous dit, à une minute près, le moment où ils ont passé ici. Voyons donc si nous ne pouvons rien apprendre de plus. »

En disant cela, il sauta à bas de son cheval, et se mit à examiner la piste.

Sur ces entrefaites, Ludwig et Cypriano avaient reconnu comme lui les traces qui l’avaient frappé. Un espace de terrain assez large était complètement recouvert d’empreintes de chevaux ; à une certaine distance il se rétrécissait et prenait la forme d’un sentier, comme si les cavaliers se fussent mis en double file et se fussent éloignés en ordre de marche. À l’endroit le plus foulé, les empreintes des pas se divisaient et s’entrecroisaient dans toutes les directions, ce qui montrait que la troupe avait fait là un arrêt sérieux ; mais au point où elles se réunissaient, elles se concentraient toutes vers un même point.

Ces informations étaient lisiblement écrites sur l’épaisse couche de poussière qui s’était convertie en boue par l’action de la pluie.

C’était clair. Une bande d’indiens Chaco marchait en cet endroit au moment où la tormenta s’était élevée. Ils s’y étaient arrêtés pour laisser passer sa fureur, et quand elle avait cessé, ils étaient remontés à cheval et étaient repartis.

Un seul coup d’œil avait révélé tous ces détails à Gaspardo. Mais il avait quitté la selle pour voir si parmi les empreintes il ne pourrait pas reconnaître celle du petit cheval monté par la fille de son maître.

Cypriano, sautant à terre, vint l’aider dans sa recherche, et fut bientôt rejoint par Ludwig.


CHAPITRE XV
LA PISTE RETROUVÉE


Pendant quelques secondes, une minute peut-être, il y eut un profond silence ; chacun d’eux, penché sur le sol, était occupé de son propre examen. La voix du jeune Paraguayen se fil entendre la première.

Chacun d’eux, penché sur le sol.

« Je le savais bien ! » tels furent les simples mots qu’il prononça, comme s’il venait de voir s’éclaircir quelque mystère ou quelque doute se vérifier.

« Quoi donc, cousin ? demanda Ludwig, qui était le plus proche.

— Voici l’empreinte du cheval de Francesca.

— En êtes-vous sûr, Cypriano ?

— Oui, je l’aurais reconnue entre mille.

— Il a raison, dit le gaucho, après avoir jeté un coup d’œil à l’endroit indiqué. C’est l’empreinte de son poney, bien certainement.

— Voici encore quelque chose ! s’écria Cypriano, dont les yeux animés d’un feu extraordinaire s’étaient portés de tous côtés. Regardez ceci ! »

Il avait ramassé un bout de ruban rouge décoloré pour avoir été sans doute foulé aux pieds des chevaux et maculé par la boue. Il se rappelait ce ruban et le reconnaissait pour avoir fait partie de la coiffure de Francesca ; c’était un fragment du nœud qui serrait à leur extrémité les deux longues tresses de la jeune fille.

« Et ceci en outre, ajouta-t-il d’un ton encore plus véhément, que concluez-vous de ceci ? Ô Maria santissima ? Je m’y attendais bien, ce que je vous disais était vrai, Ludwig ! »

Ce débordement soudain de colère était produit par un fragment de plume rouge qu’il venait de ramasser dans la fange. Dans le tuyau de cette plume, on remarquait encore une piqûre, indice du passage de l’épine ou de l’aiguille qui avait servi à coudre et à fixer cet ornement sur le vêtement d’un Indien. Ce débris ne pouvait provenir que de la manta de plumes d’un chef d’où elle s’était sans doute détachée pendant la tormenta.

Mais Cypriano en savait davantage encore. Il connaissait le propriétaire de la manta ; il se souvenait d’avoir vu un vêtement brodé de pareilles plumes sur les épaules d’Aguara. Il ne doutait pas que cette plume n’appartint au manteau du jeune chef Tovas.

Ainsi étaient justifiés tous ses pressentiments. Que fallait-il de plus pour faire partager à ses compagnons les soupçons qu’il avait émis en commençant l’expédition ? Il existait maintenant a cet égard une certitude non seulement pour lui, mais aussi pour Ludwig et Gaspardo. Ludwig, qui avait jusque-là conservé sa foi en l’amitié de Naraguana pour son père, était accablé par cette preuve de la trahison du vieux chef, ou du moins de son fils.

« Oui, lui dit Cypriano, le double crime qu’ils ont commis est si horrible qu’il peut paraître incompréhensible. Ce sont bien eux les coupables cependant, et Dieu ne permettra pas qu’ils restent impunis. À présent, à cheval ! Nous ne devons plus nous reposer un instant que nous ne les ayons rejoints et que nous n’ayons obtenu justice et vengeance.

— Oui, oui, marchons, s’écria à son tour Ludwig. Il n’y a pas une minute à perdre. »

En vain Gaspardo leur représentait-il que si le jeune chef avait prémédité, comme Cypriano le pensait, de faire de Francesca sa femme, celle-ci n’avait rien à craindre de lui tant que les cérémonies et les délais préliminaires, toujours très lents, de cette union n’auraient pas été accomplis, rien ne pouvait les calmer.

De même que pour la clarté de cette histoire, nous avons du quitter les ravisseurs de Francesca et leur captive, de même nous sommes obligés de quitter à leur tour le gaucho « t ses deux compagnons, toujours à leur poursuite, et de retourner en arrière pour indiquer les motifs qui avaient déterminé le meurtre de Ludwig Halberger.

L’action d’Aguara, le jeune chef Tovas, pouvait se comprendre facilement : il avait enlevé la jeune fille au Visage pâle parce qu’il avait l’ambition de la donner pour reine à ses sujets. Sans doute il avait assisté à l’assassinat du père de celle à laquelle il prétendait s’unir mais il n’avait pris aucune part au meurtre accompli par le renégat. C’est celui-ci que nous avons vu à côté d’Aguara, portant sur son épaule la lance dont la pointe gardait les traces flagrantes de ce meurtre récent.

Les Indiens Tovas appelaient cet homme « el vaqueano ». Son véritable nom était Rufino Valdez, et il était Paraguayen de naissance.

Pour expliquer ses relations avec les sauvages et la raison pour laquelle il avait commis le crime, il nous faut retourner au temps même où, à la faveur de la nuit, le naturaliste venait de réussir à fuir les embûches du dictateur du Paraguay. L’entrevue qui eut lieu alors entre Francia et l’un de ses satellites, Rufino Valdez, éclaircira tous ces points.

C’était environ une semaine après l’époque où Halberger avait quitté Asuncion.

« Votre Suprématie m’a envoyé chercher, lui dit Valdez. J’attends ses ordres53.

— Il s’agit de partir sans retard et de vous mettre à la poursuite d’un fugitif. C’est de Ludovico Halberger qu’il s’agit. Puis-je compter que vous trouverez le moyen de vous emparer du rebelle ?

— Avec la permission de Votre Suprématie, je tenterai l’entreprise, mais le monde est grand et cela peut n’être pas facile.

— Cela vous regarde, Valdez.

— Si l’affaire est possible, Votre Suprématie ne doute pas que j’en vienne à bout.

— Cinq mille piastres rendent tout possible à un homme aussi intelligent que vous, Valdez.

— Je suis prêt à partir, Seigneur, et, s’il faut tout vous dire, ce n’est pas l’attrait de la récompense que vous voulez bien me promettre qui me décide. J’ai des raisons particulières pour désirer vous obéir sur ce point encore plus que sur tout autre, mais quand j’aurai retrouvé le fugitif…

— Vous voulez savoir ce que je désire qu’il soit fait de cet homme ?

— Précisément, Votre Suprématie. Je ne veux faire ni plus ni moins que vous ne m’ordonnerez. »

Pendant un instant, Francia garda le silence, comme s’il avait besoin de méditer sa réponse.

« Quand vous aurez trouvé le coupable, dit-il enfin, vous m’en donnerez avis et vous recevrez immédiatement un acompte sur la récompense promise. Si vous le ramenez vivant, je vous payerai la somme entière. Si cependant vous y trouvez trop de difficulté, il suffira que vous m’apportiez sa tête, ses oreilles, une main, quoi que ce soit qui me témoigne qu’il ne vit plus, et la somme vous sera comptée intégralement au moment où vous me donnerez une de ces preuves irrécusables que mes ordres ont été compris et exécutés par vous-même. Écoutez-moi encore, Rufino Valdez, Halberger ne s’est pas enfui seul. Je doublerai la somme si, avec le savant allemand, vous ramenez la femme qu’il a entraînée dans sa fuite. Cette femme a été enlevée par lui en violation des lois de notre pays ; la loi exige qu’elle soit réintégrée sur notre territoire. Il faut que, coûte que coûte, force reste à la loi. »

Pendant tout le cours de son règne tyrannique, jamais Gaspar Francia n’avait été plus altéré de vengeance, car jamais il n’avait été bravé d’une façon si imprévue.

Accoutumé à rencontrer partout une obéissance servile, il n’avait jamais songé qu’un habitant quelconque de ses domaines pût oser s’en échapper sans sa permission.

En dépit de l’entremise de plusieurs puissances étrangères, il avait eu l’audace, pendant de longues années, de retenir Amédée Bonpland prisonnier ; et cette fois il se voyait mis en défaut par un étranger sans nom et presque sans relations ; cette pensée le remplissait de fureur. Il était comme un tigre qui vient de voir s’échapper à travers les barreaux de sa cage sa victime encore vivante et sans blessure. C’était plus qu’un désappointement, c’était une humiliation qui soulevait toutes ses mauvaises passions, tout son orgueil sauvage. Depuis le jour de la disparition d’Halberger, ses cuarteleros avaient été sur pied, battant le pays dans toutes les directions, remontant et redescendant le fleuve jusqu’aux frontières de l’Uruguay. Ils n’avaient pas cherché du côté du Chaco parce qu’ils ne l’eussent pas osé. Mais qui donc d’ailleurs eût supposé qu’Halberger aurait eu cette témérité de fuir un danger pour en affronter un pire encore. Tout le monde, et Francia lui-même, ignorait entièrement les liens d’amitié qui existaient entre le chef Tovas et le naturaliste. Pour un blanc, pénétrer dans cette contrée sauvage et inconnue, c’était courir au-devant d’une mort assurée. Ainsi pensait le despote paraguayen, et c’est pour cette raison qu’il n’avait pas envoyé d’expédition dans le Chaco.

Il savait Valdez capable de tout ; c’est pourquoi, à bout de moyens, il avait fait appel à son intelligence et à sa scélératesse.

Il ne lui fut pas difficile d’obtenir de lui une vigoureuse coopération. Valdez nourrissait contre Halberger une haine implacable au sujet d’une affaire où sa bassesse avait été dévoilée à tous par l’honnête naturaliste. Il jura au dictateur de lui donner satisfaction et se mit immédiatement à l’œuvre avec toute la sagacité et la détermination d’un chien de chasse. Toutefois, bien que sa haine pour le noble caractère d’Halberger, haine si naturelle à ses vils instincts, fût encore stimulée par le haut prix que lui offrait Francia pour la mort ou la capture du fugitif, le secret d’Halberger avait été si fidèlement gardé par le chef des Tovas que Valdez consuma cinq années en recherches absolument stériles.

Il avait inutilement descendu le fleuve jusqu’à Corrientes, San-Rosario et Fanta-Fé, et même jusqu’aux villes de Buenos-Ayres et Montevideo.

Il avait cherché sa victime dans la direction opposée, jusqu’à Fort Coïmbra et jusqu’aux villes de l’Uruguay, et il n’avait nulle part obtenu d’informations ni découvert le plus léger indice. Halberger avait emmené avec lui tous ceux qui connaissaient le secret de son départ et qui s’en faisaient les généreux et dévoués complices. Il s’était en outre échappé en bateau et n’avait rien laissé derrière lui qui pu faire connaître la direction qu’il avait prise. Francia lui-même en était confondu. Ses plus habiles espions y avaient perdu leurs peines. Nous l’avons dit, aucun d’eux n’aurait imaginé qu’un homme blanc pût chercher un refuge dans le Chaco.

Pour eux, toute cette conduite eût paru semblable à celle d’un fugitif se jetant dans la gueule d’un tigre pour éviter celle d’un jaguar.

Ce ne fut qu’après cinq années d’inutiles pérégrinations que Rufino Valdez, à bout d’efforts, songea enfin à aller s’enquérir jusque dans le Chaco du malheureux qui avait encouru le courroux de Francia. Sa propre haine contre Halberger, plus encore que l’appât de la récompense promise, peut seule faire comprendre l’incroyable persévérance de ce bandit ; c’était tout à fait en désespoir de cause qu’il s’était résolu à explorer aussi les solitudes redoutables du Gran Chaco.

Le pays ne lui était pas complètement inconnu. Il l’avait déjà traversé dans une expédition projetée et payée par le dictateur du Paraguay. Muni d’argent et de menus objets, il avait fini par visiter la tribu des Tovas, alors en relations amicales avec « El Supremo ».

Actuellement même qu’il les savait hostiles, il n’en redoutait rien, car, durant son séjour parmi eux, il leur avait rendu certains services qui lui avaient gagné l’amitié de la tribu. D’ailleurs, il n’était pas homme à s’aventurer entièrement au hasard. Pendant qu’il était au Fort Coïmbra, sur la frontière brésilienne, une rumeur venant du centre du Chaco lui avait révélé l’existence d’un homme blanc installé au milieu du désert, sous la protection du chef de la tribu des Tovas. Il obtint encore d’autres détails sur le colon. Celui-ci avait à ce qu’on disait, une femme et des enfants ; il se livrait à l’étude des plantes et des oiseaux et ne dédaignait même pas la chasse des plus humbles insectes.

Ce blanc ne pouvait être qu’Halberger. Il était impossible à Valdez de se tromper sur de tels renseignements ; il tenait enfin la piste de l’homme dont lui-même et Gaspar Francia avaient juré la parte.

Il partit de Coïmbra et, après un mois employé à traverser la grande plaine déserte, il atteignit le Pilcomayo, près de l’ancienne tolderia des Tovas. Il connaissait le pays, de telle sorte qu’il les eut bientôt rejoints. Pour la première fois, il obtint dans la tribu des informations précises sur les fugitifs. Ses cinq années de courses errantes allaient donc être récompensées. Il ne lui restait plus qu’à retourner à Asuncion et à s’y procurer une force suffisante de cuarteleros pour faire prisonniers le naturaliste et sa famille, et les remettre à la merci du dictateur.

Il n’avait pas à se demander si, après un si long délai, le courroux et la passion de Francia n’étaient point apaisés ; pendant sa longue chasse à l’homme, il était plusieurs fois retourné à Asuncion et il savait de science certaine que le despote du Paraguay n’oubliait et ne pardonnait jamais. Leur traité secret tenait toujours.

Le vaqueano n’aurait pas eu besoin de guide pour le conduire à l’endroit où habitait Halberger. Les renseignements topographiques fournis par les Indiens suffisaient, et de reste, à un homme aussi sagace que lui : mais le jeune chef Tovas qui était son ami, Aguara, accompagné de quelques jeunes guerriers de sa tribu, avait projeté une excursion dans le bas de la rivière ; leur route était la même, Valdez lui offrit de se joindre à eux.

Les anciens de la tribu ne firent pas d’objections à cette excursion. Bien qu’ils n’eussent qu’une confiance médiocre dans la loyauté du renégat, ils ignoraient sa haine contre Halberger et ne pouvaient soupçonner le noir projet qu’il méditait.

Quant au jeune chef, on sait quel était son rêve. Lui et le vaqueano étaient faits pour se prêter une mutuelle assistance.

Disons cependant, pour être juste, qu’Aguara n’était pas parti avec l’intention d’exécuter un crime aussi atroce que celui de Valdez, et qu’il ne prit effectivement aucune part au meurtre d’Halberger. Il ne l’aurait pas osé, ne fût-ce que dans la crainte d’encourir la réprobation de sa tribu.

L’infâme Valdez lui-même n’avait peut-être pas été jusqu’à l’assassinat, de propos délibéré. De fait, la mort d’Halberger seul, le rapt de la jeune fille sans sa mère lui faisaient perdre une partie de la récompense promise par l’homme qui était l’instigateur de sa noire entreprise. Le meurtre avait été déterminé par des circonstances purement accidentelles qui s’étaient produites non loin de la résidence du naturaliste.

Valdez et les Indiens avaient rencontré inopinément celui-ci pendant qu’il était en train d’herboriser. Le rénégat, se trouvant ainsi en présence de son ennemi, s’était laissé emporter par un mouvement do haine farouche. Il le frappa de sa lance, l’atteignit, comme ou l’a rapporté, traîtreusement alors qu’il avait le dos tourné et sans qu’un seul mot fût prononcé. Ce fut l’œuvre d’un moment.

En voyant Halberger mort et la jeune fille mise par là à sa merci, l’ambition sauvage d’Aguara se réveilla. N’ayant pas à redouter la responsabilité morale de l’action sanglante qui lui livrait sa proie, il crut pouvoir en recueillir le bénéfice et n’hésita pas à emmener Francesca dans sa tribu.

Il peut sembler étrange que Valdez, au lieu de poursuivre jusqu’à l’estancia, pour essayer d’achever son œuvre en s’emparant de la femme d’Halberger, se fut décidé à rentrer dans le Chaco avec le jeune chef des Tovas et sa troupe. Sa route eut été dans une direction toute différente ; sa mission n’était pas entièrement remplie. Il le savait ; mais il savait aussi que l’estancia n’était pas sans défenseurs, et que ceux-ci, bientôt instruits de la catastrophe, seraient nécessairement sur leurs gardes. Quelle chance, dès lors, aurait-il eue de pouvoir, à lui tout seul, enlever de vive force Mme Halberger ? En outre, Valdez ne se sentait pas libre d’agir entièrement à sa guise. Il était lui-même à demi captif, et s’il revenait avec les Indiens, c’est qu’il y était forcé. Autrement, il serait allé tout de suite rôder autour de l’habitation de sa victime pour reconnaître la situation. Ces jeunes guerriers, et surtout leur chef, alarmés de ce qui s’était passé, craignirent l’impression que ferait cette histoire sur les anciens de la tribu. Il fallait que le vaqueano prît sur lui la responsabilité du meurtre, ainsi qu’il s’était déclaré prêt à le faire, pour lever leurs soupçons, après qu’il l’eut accompli. Il mettrait son action sur le compte d’une inimitié existant entre lui et Halberger depuis de longues années, et dès lors il savait que la loi des Indiens l’absoudrait.

Aguara n’avait pas manqué de l’engager à revenir avec lui, et il l’y aurait contraint s’il avait refusé, mais Valdez avait préféré accepter sans résistance. Il se disait qu’il retrouverait bientôt l’occasion d’accomplir le surplus de sa sinistre mission. Avec l’aide de deux ou trois bandits de son espèce qu’il n’aurait pas de peine à embaucher, la senora Halberger tomberait infailliblement en son pouvoir.

Le jeune chef, de son côté, avait déjà préparé l’explication qu’il devait donner de l’enlèvement de la jeune fille. C’était pour la protéger qu’il l’emmenait ; pouvait-il l’abandonner dans le désert au risque de l’y laisser périr ?

Malgré tout cependant, il gardait au fond de son cœur une appréhension secrète. Il craignait la désapprobation des vieillards, les hommes vénérables de la tribu, les amis de son père mort, et qui par suite étaient devenus les amis de cet ami de son père si odieusement assassiné par Valdez, à quelques pas du jeune chef, sans que celui-ci eût tenté de s’y opposer.


CHAPITRE XVI
LA VILLE SACRÉE DES TOVAS


Sur le bord d’un beau lac dont les eaux tranquilles reflétaient les hautes tiges et l’épais feuillage des palmiers miriti, s’élevait la tolderia des Tovas ou du moins de cette branche ou sous-tribu qui depuis longtemps reconnaissait Naraguana pour son cacique.

Le village était situé sur la lisière d’une plaine unie et verdoyante comme la pelouse d’un parc, fuyant à perte de vue le long du lac et parsemée de bouquets de palmiers et de buissons d’acacias.

D’un côté du lac, une montagne solitaire, boisée jusqu’à son sommet, se dressait à plusieurs centaines de pieds au-dessus de la plaine et au lever du jour projetait sa grande ombre sur le bassin dont elle dominait le bord oriental.

Entre sa base et l’eau s’étendait un espace découvert, sans arbres ni buissons et d’environ une demi-lieue carrée, où les demeures des Indiens étaient groupées à proximité de la forêt.

La construction en était toute primitive ; ce n’était rien de plus que des toldos ou tentes.

La construction en était toute primitive.

Ces tentes n’étaient pas de l’espèce ordinaire de celles qui sont formées d’une couverture de toile soutenue par des piquets, elles ne présentaient pas même toutes une façon identique. Quelques-unes étaient des wigwams affectant une certaine ressemblance avec ceux des Indiens des prairies du Nord ; seulement, au lieu d’être couvertes en peaux de buffalos, elles l’étaient en peaux de chevaux sauvages du Chaco.

D’autres offraient une construction encore plus grossière ; c’étaient de simples abris obtenus au moyen des branches recourbées et couvertes des feuilles du palmier cuberta. Ces huttes servaient de demeures aux plus pauvres membres de la tribu et aux esclaves des Tovas.

Malgré le peu de solidité de tous ces logis, la tolderia en question était mieux qu’un campement passager. Un grand édifice avec des murs en troncs de palmiers et couvert en cuberta indiquait une résidence plus persistante. Ce bâtiment occupait une position bien en vue au milieu de l’agglomération des toldos et des cabanes, et était entouré d’un espace vide comme celui qu’on voit autour de l’église dans une ville de l’Amérique espagnole. Cependant sa destination n’était pas religieuse, mais politique, ou plutôt municipale ; c’était la malocca ou maison du conseil, assez semblable à celles qu’on rencontre dans les villages des Indiens de l’Amérique du Nord.

En outre de l’existence de cet édifice, il apparaissait d’autres preuves que cette résidence actuelle des Tovas n’était pas temporaire.

On pouvait s’en assurer en gravissant la colline qui dominait le lac. Là, sur un vaste plateau couvert d’une épaisse végétation de palmiers nains, on découvrait un certain nombre d’échafaudages placés sur des pieux soutenant une double plate-forme. La plateforme inférieure ressemblait à un lit élevé sur quatre pieds gigantesques, et la supérieure tenait lieu de toit.

On accédait à la première, non sans quelque peine, au moyen d’une pièce de bois entaillée, dressée en guise d’échelle.

Après avoir exécuté cette ascension, on se trouvait en face d’un squelette, couché sur le dos, recouvert encore de sa peau ridée et fortement tendue.

Alentour, sur le bord de la plate-forme, était rangée une collection d’objets de tous genres ayant appartenu au mort : sa lance, ses bolas et sa matacana ou massue de guerre. Son poncho était à demi étendu sur lui en guise de linceul. Quand c’était un chef qui se trouvait ainsi exposé, on mettait encore près de lui une magnifique manta en plumes et d’autres insignes de son rang. Le tout était protégé contre la pluie par le toit de cette tombe aérienne.

La colline qui s’élevait au-dessus de la tolderia des Tovas était tellement couverte de ces singuliers mausolées, dont quelques-uns remontaient à une date ancienne, qu’on pouvait à vue d’œil évaluer son antiquité.

En effet, cette tolderia était l’une des plus anciennes villes des Tovas, c’est-à-dire toujours de cette sous-tribu dont Naraguana avait été le chef. Bien qu’elle ne fût pas continuellement occupée par eux, car ces corsaires de la Pampa n’habitent nulle part d’une façon complètement permanente, ils la regardaient comme leur véritable résidence, comme leur lieu de sépulture. Dans quelque endroit que l’un d’eux mourût, à moins d’être un pauvre esclave, ou un humble dépendant de la tribu, ses amis ramenaient ses restes à la ville sacrée et les déposaient sur l’échafaudage de sa famille, au sommet de la montagne des morts.

On faisait mieux encore quand on supposait qu’un cacique ou un grand dignitaire approchait de sa fin. Alors le peuple tout entier, suspendant ou abandonnant toute expédition commencée, se hâtait de retourner avec lui à la tolderia et s’y fixait jusqu’au moment où il rendait le dernier soupir. Souvent ces Indiens, dans cette appréhension, renonçaient à leur vie nomade et se refusaient pendant des années le libre parcours du Chaco et surtout les excursions au delà de ses frontières.

Un pareil fait s’était présenté récemment pour les sujets de Naraguana. Lié par cette antique coutume, le chef vénéré, en sentant s’appesantir sur lui le faix des années et prévoyant que sa fin était proche, avait remonté du côté du soleil couchant la vallée du Pilcomayo, vers les tombes où étaient déposés les restes de ses ancêtres.

Il aurait voulu donner avis de son intention à son ami le naturaliste, mais il ne l’avait pas pu.

La veille de son départ, le vieux chef indien avait été soudainement attaqué par une maladie qui le menaçait depuis longtemps. Ses facultés physiques et mentales furent paralysées à la fois, et il accomplit son voyage à la ville sacrée dans un état complet d’inconscience et porté sur une litière.

De là il avait été presque immédiatement conduit sans vie à la montagne des morts, au milieu de la foule de ses sujets en larmes et déposé sur son échafaudage avec des honneurs tels que peut être il n’en avait jamais été rendu de pareils à aucun cacique des Indiens Chaco.

Le ciel d’un bleu d’azur qui couvre ordinairement les plaines du Gran Chaco commençait à prendre les teintes pourpres plus sombres du crépuscule ; les ombres des palmiers s’allongeaient sur la surface d’un lac clair et tranquille et s’effaçaient graduellement à l’approche de la nuit. Une jeune fille s’avançait lentement et venait s’asseoir sur une pierre tout au bord de l’eau.

Cette partie du lac était celle près de laquelle s’élevaient les huttes des moyens Tovas ; la jeune fille était sortie de l’une de ces huttes. Elle était elle-même Indienne, et, à en juger par sa remarquable beauté, par les ornements de son costume et de sa personne, par les perles et les bandelettes qui entouraient son cou, ses bras et ses chevilles, elle devait être l’héritière d’une des grandes familles de la tribu.

Les autres membres de cette tribu, hommes, femmes et enfants, pouvaient être aperçus à peu de distance, parmi les huttes du village et sur la plaine découverte qui s’étendait près du lac. Dispersés par groupes, ils se livraient à diverses occupations appropriées à leur âge ou à leur sexe.

Devant les wigwams se trouvaient les femmes et les jeunes filles ; quelques-unes tenaient des corbeilles tissées avec des rameaux fendus du palmier ; d’autres recueillaient le miel de l’abeille tosimi rapporté en rayons par leurs époux ; d’autres encore faisaient la cuisine devant des feux en plein air ou s’occupaient à fabriquer des hamacs, ou bien enfin, d’une main habile, ornaient une peau de daim avec des fragments de plumes colorées, pour confectionner ces manteaux qui ont rendu célèbres dans le monde entier les aborigènes de l’Amérique.

Les enfants jouaient autour de leurs mères et dans leurs jeux formaient des groupes dignes du ciseau des plus illustres artistes.

Les hommes causaient des affaires de la journée, tandis que les dépouilles de la chasse, les poissons du lac et le daim des vallées étaient déposés devant l’entrée des toldos et confiés à la garde de quelques femmes.

Sur la plaine qui constituait le pâturage commun de la tribu, on apercevait aussi un grand nombre d’indiens à cheval courant comme des centaures et rassemblant les chevaux, les moutons et le bétail, car les Tovas sont assez civilisés pour élever des troupeaux.

Tous ces chevaux, ces moutons et ce bétail avaient probablement été volés aux blancs, mais ce vol n’est point considéré comme un délit par les sauvages. La guerre chez eux n’a d’autre but que de pourvoira leurs besoins.

Autour du village et sur la plaine, la scène qui se présentait aux regards était une scène de paix. Ce n’était pas la vie sauvage avec ses indigènes grossiers et ses passions sanguinaires ; c’était un tableau d’une innocence apparente, presque arcadienne. Nous avons dit apparente, parce qu’en effet, contrairement à un préjugé que certains esprits superficiels ont essayé de propager, la civilisation, qui n’est autre chose pour les nations que ce qu’est l’éducation pour les individus, est un flambeau nécessaire aux progrès des mœurs. Les peuplades que régissent les seules notions primitives de l’intérêt, de l’instinct, de l’égoïsme matériel, n’ont aucune idée de ce qu’on appelle la morale sociale.


CHAPITRE XVII
NACÉNA


Aux yeux d’un peintre, la jeune fille assise près du lac dans une attitude gracieuse, avec ses longues tresses qui se reflétaient sur la surface calme des eaux, eut semblé une personnification symbolique de la paix.

Et cependant chez cette Indienne, au fond de son jeune cœur, il existait plus de passion farouche que chez tous les êtres qui parcouraient la plaine voisine. La haine éclatait dans le regard fixe de son œil sombre, dans les mouvements rapides et irréguliers de sa poitrine, dans les étranges paroles entrecoupées qui de temps en temps s’échappaient involontairement de ses lèvres.

« Il est allé la voir… réjouir ses yeux de la vue de sa face pâle qu’il croit plus belle que mon visage. Peut-être pense-t-il la ramener avec lui et en faire la reine de notre tribu ?… Si cela doit être, continua la jeune fille en se redressant à demi et en tendant un bras vers le lac, si un pareil malheur m’attend, si cet affront est réservé à la fille de mes pères, Esprit des eaux, apprête-toi à recevoir Nacéna dans ton sein ! »

Elle resta un moment muette comme si elle attendait une réponse à son invocation. Puis ses pensées changèrent brusquement, elle se redressa ; son visage s’illumina d’un éclair de rage. « Non, s’écria-t-elle, le fils du grand mort, qui dort là de son dernier sommeil, n’outragera pas ainsi la fille d’un chef Tovas dont le rang était presque égal à celui de son père. S’il est infidèle à sa promesse, donnée en présence de Naraguana, Nacéna se vengera. Elle sait comment on meurt et comment on donne la mort. Elle mourra, mais non pas seule. Non, Esprit des eaux, Nacéna ne t’appartiendra pas avant que la sombre mort ait confondu dans son embrassement sa rivale et le traître ! »

Cessant alors sa prière à l’esprit invisible qu’elle avait conjuré, l’Indienne se retourna, mais ses pensées restèrent les mêmes. Un moment auparavant, elle était suppliante, abîmée de désespoir, maintenant elle ressemblait à une jeune tigresse, prête à déchirer de ses dents et de ses ongles tout obstacle qui pourrait se dresser sur sa roule.

Tandis qu’elle gardait son attitude menaçante, un cri sortit des toldos et résonna à travers la plaine. Elle regarda dans cette direction et ce qu’elle aperçut vint augmenter encore l’expression haineuse de son visage. Une troupe de cavaliers entrait dans le village, et ses premiers rangs venaient de s’arrêter devant la malocca. À leur tête était un homme qu’elle reconnut au premier coup d’œil. C’était Aguara, le jeune chef Tovas. Près de lui se trouvait une jeune fille vêtue d’un costume européen. Elle était une étrangère dans la ville, mais Nacéna l’avait déjà vue auparavant, elle la reconnut.

Du reste, elle ne s’arrêta pas à l’examiner en détail ; elle n’aperçut qu’un vêtement blanc comme le visage de la femme qui le portait. Son cœur brisé laissa échapper un cri et elle tomba sur la rive du lac comme si la mort eût subitement étendu la main sur elle !

Mais ce qui faisait défaillir ce cœur altier n’était qu’un spasme de désespoir et de fureur.

En revenant à elle quelques moments après, l’Indienne ne cria pas, ne poussa pas même un soupir.

Les lèvres serrées, elle se releva, et tourna ses pas vers le village avec une démarche lente mais ferme ; son parti était pris. Elle était résolue à se venger, fût-ce au prix de sa vie.

De leur côté, Gaspardo et ses jeunes compagnons, suivant toujours la piste, étaient arrivés en vue de la ville des Tovas ou du moins en vue de l’endroit où elle s’élevait. Ils la reconnurent de loin, grâce à la fumée des nombreux feux qui se tordait en spirales au-dessus de la cime des palmiers. La journée allait finir ; l’air était tranquille et la fumée montait tout droit vers le ciel.

Ils firent halte pour se consulter sur la façon la plus prudente d’approcher. Devaient-ils entrer hardiment dans la ville et y déclarer sans détour leurs intentions ?…

Cypriano et Ludwig l’auraient fait tous les deux sans hésiter, mais poussés par un motif différent. Le premier bouillait d’impatience et était torturé par son anxiété d’apprendre le sort de sa cousine, de sa fiancée. L’autre, également inquiet, espérait encore, car il avait toujours foi dans l’amitié de Naraguana dont il ignorait la mort. Il voulait lui demander la punition des meurtriers de son père et il ne doutait pas de l’obtenir de sa justice, quelle que fut la qualité des coupables.

Gaspardo, agité par des sentiments moins passionnés, pouvait mieux réfléchir. Après un instant de délibération, il déclara qu’il fallait avant tout observer leurs ennemis, qu’il pouvait n’être pas indifférent de les aborder à tel moment ou à tel autre, que son avis était en un mot que la plus grande prudence seule pouvait les conduire au succès.

Du point où ils s’étaient arrêtés, la route directe vers la tolderia contournait la base de la montagne. Ils apercevaient la fumée, mais la ville elle-même leur était cachée par un rideau de palmiers. Cependant, du sommet de l’éminence, il était évident qu’on pouvait en avoir une vue complète.

Le gaucho saisit tous ces détails d’un coup d’œil. Il observa en outre que la montagne était boisée jusqu’à son sommet et que, par conséquent, d’aucun point de la plaine des gens occupés à la gravir sous le couvert des arbres ne pouvaient être aperçus. Du côté où ils avaient fait halte, la pente était douce et semblait praticable à des chevaux.

Ces circonstances suffisaient pour tracer à Gaspardo la ligne de conduite qu’il avait à suivre.

« C’est ici que nous devons monter, dit-il en montrant la montagne et en parlant avec l’autorité que lui donnait son expérience. Il nous reste juste assez de jour pour nous éclairer jusqu’à notre arrivée au sommet même du mont. Une fois là, nous examinerons, et c’est cet examen seul qui nous indiquera ce qu’il nous reste à faire. Vamos arriba, muchachos! »

Gaspardo, en guise de péroraison à son discours, appliqua un bon coup d’éperon à son cheval. Ses compagnons le suivirent. En dépit de leur impatience, ils sentaient qu’il avait raison, et bientôt tous trois s’avancaient à l’ombre des grands arbres dont les longues palmes s’étendaient comme de vastes éventails au-dessus de leurs têtes et leur dérobaient presque la vue du ciel.

Il n’existait point de sentier. Ils se maintenaient dans une dépression de terrain qui semblait être le lit desséché d’un torrent. Quand elle s’effaça, ils continuèrent au milieu d’un fouillis de plantes grimpantes que Gaspardo appelait des « sipos54 ».

Il n'existait point de sentier.

Quelquefois un arbre tombé, gisant en travers de leur route, arrêtait leur progrès et les obligeait à faire un détour ; ils étaient encore plus souvent retardés par le taillis épais de plantes et de buissons épineux. Le gaucho descendait alors de cheval et se servait de la lame tranchante de son machete pour se frayer un passage.

La nuit arriva avant qu’ils eussent atteint le point culminant de la montagne, mais un brillant clair de lune suivit le crépuscule, et çà et là un rayon de lumière, perçant le feuillage, venait guider leur ascension. Ils étaient aussi aidés par la lueur des cocuyos55 voltigeant au milieu des arbres comme des esprits lumineux en quête d’un asile de repos.

Autour du sommet, la végétation était moins épaisse et laissait apercevoir le firmament et la lune.

Quand les sabots des chevaux foulèrent enfin le sol uni du plateau, leur cavaliers se trouvèrent en face d’un spectacle étrange qui leur fit soudainement serrer les rênes ; les jeunes gens même eurent peine à retenir un cri d’étonnement.

Au-dessus d’eux s’élevaient de bizarres échafaudages dont la lune projetait les ombres allongées sur le terrain horizontal.

Cypriano et Ludwig se sentaient, en dépit de leur volonté, comme pénétrés d’un sentiment de terreur. Le gaucho, bien qu’il fût surpris comme eux par l’aspect que lui offrait le plateau, se rendit promptement compte du spectacle offert à leurs regards. Il reconnaissait un cimetière indien, et il n’y avait là rien de nouveau pour lui. En quelques mots il expliqua à ses jeunes compagnons la destination de la montagne qu’ils venaient de gravir.

Les voyageurs firent halte sous celui de ces échafaudages qui donnait l’ombre la plus large, et mettant pied à terre, ils attachèrent leurs montures aux poteaux qui le supportaient.

Cette ombre les cachait aux yeux de quiconque eût passé de côté. Au reste, la place était peu tentante, même pour des rôdeurs de nuit. Le respect des aïeux est tout-puissant encore parmi ces tribus.

Il était à croire qu’aucun Indien ne se hasarderait en cet endroit.

Gaspardo et les deux jeunes gens tinrent de nouveau conseil sur la résolution qu’il convenait de prendre.

Il y avait une bonne demi-heure que le soleil était couché, mais le splendide clair de lune tropical, reflet d’un ciel sans nuages, continuait à rendre tout visible autour d’eux.

Gaspardo en était médiocrement satisfait. Si la nuit avait été sombre, il se serait glissé dans la tolderia et aurait pu ainsi se renseigner sur le lieu où Francesca était retenue. Qui sait même s’il n’aurait pas trouvé le moyen de l’avertir qu’elle avait des amis dans les environs, et qu’on venait à son secours ?

Les Tovas, ainsi que la plupart des sauvages de l’Amérique du Sud, ne font pas autour de leur camp une garde aussi rigoureuse que leurs frères de l’Amérique du Nord. Dans la profonde solitude du Chaco, ils ne sont pas troublés par l’homme blanc, et les tribus qui vivent souvent à une grande distance les unes des autres, n’ont pas besoin d’exercer une vigilance incessante comme celle qui est nécessaire dans un campement de Crows, de Pawnees ou d’Arapahoes.

Le gaucho connaissait bien les habitudes des Tovas et il était persuadé qu’il pourrait pénétrer dans leur village sans crainte d’être découvert, à la condition d’être favorisé par l’obscurité.

Mais, dans les circonstances actuelles, une ruse de ce genre avait peu de chance de succès. Malgré l’habileté de son déguisement et la nonchalance des Indiens, la lune ne manquerait pas de le trahir.

Du bord du plateau où les trois conjurés s’étaient rendus après avoir mis leurs chevaux à l’abri, ils pouvaient voir les feux du village. Ces feux brûlaient en plein air aux endroits où les Indiens faisaient leur repas du soir. Ils apercevaient des formes humaines passant et repassant devant les flammes, et, bien qu’à près d’un mille de distance, ils distinguaient les voix des hommes, des femmes et des enfants portées jusqu’à leurs oreilles à travers la silencieuse et tranquille atmosphère de la nuit. On entendait les beuglements des bœufs, l’aboiement des chiens et parfois le hennissement des chevaux. De crainte que l’une de leurs montures ne répondît, Gaspardo avait eu la précaution de leur couvrir la tête d’un sapado, ou pièce d’étoffe roulée pour les empêcher d’entendre.

Au-dessus de tous ces bruits, retentissaient les cris de deuil des hiboux qui, d’une aile rapide, volaient par intervalles au milieu des tombes aériennes, et les cris non moins lugubres du «  whip-poor-will » et du « willy-come-go ».

Les voyageurs, en proie à la plus grande perplexité, retournèrent auprès de leurs chevaux et continuèrent leur consultation sous l’échafaudage.

Cypriano, s’appuyant sur les mêmes motifs que précédemment, opinait pour descendre immédiatement à la ville, et Ludwig se rangeait à son avis.

À quelques pas d’eux, débouchait un chemin qu’ils pouvaient suivre aisément, et qui était sans doute celui par lequel les Indiens montaient à leur cimetière.

Ludwig répétait qu’il était persuadé que Naraguana les recevrait avec amitié et ne leur refuserait pas sa protection.

« Elle ne nous eût pas manqué certainement, dit Gaspardo, si nous nous étions adressés à lui plus tôt, mais aujourd’hui, mon cher Ludwig, il faut bien vous l’apprendre, il n’est plus en son pouvoir de nous protéger !

— Que voulez-vous dire ? » s’écria Ludwig violemment surpris et en jetant sur le gaucho un regard plein d’angoisses.


CHAPITRE XVIII
UN MORT RECONNU. — SHEBOTHA


Gaspardo, sans répondre à Ludwig, avait escaladé le tronc entaillé qui s’appuyait contre l’échafaudage, et examiné de là le corps étendu sur la plate-forme.

Gaspardo avait escaladé le tronc entaillé.

« Je le vois, dit-il alors, mes pressentiments ne m’avaient pas trompé. Naraguana est mort. Le voilà couché dans son vêtement de chef. Oui, c’est bien le visage du vieux cacique. Mort comme vivant, je le reconnaîtrais entre mille. »

Gaspardo descendit et laissa à ses compagnons la faculté de s’assurer à leur tour de la funeste nouvelle. Chacun d’eux examina le cadavre qui, paré de riches étoffes, et recouvert du magnifique manteau de plumes d’un chef, était couché de son long sur la plateforme inférieure. La lune qui commençait à descendre sur l’horizon, projetait sa lumière brillante sur la face calme et reposée du mort. Les deux jeunes gens le reconnurent immédiatement, chacun d’eux se découvrit et salua respectueusement les restes vénérables du digne vieillard qui avait été l’ami fidèle de leur famille. Après quoi, le cœur oppressé, les yeux humides, ils redescendirent auprès de Gaspardo.

Il n’était plus, celui de qui seul ils eussent pu attendre amitié, protection et justice !

« Voilà qui nous explique tout, dit Gaspardo. Naraguana est mort depuis quelque temps, et le jeune loup est maintenant chef delà tribu. Santissima ! nous avons bien fait d’avoir agi prudemment, et nous avons plus que jamais besoin de circonspection, car il n’y a plus de Naraguana pour nous défendre contre ces brigands. Pourtant je suis moi-même l’ami de quelques-uns d’entre eux. Tous les Indiens ne sont pas méchants. J’ai rendu service à un de leurs grands guerriers qui ne me refuserait pas un coup de main en cas de nécessité. Il avait une certaine autorité du temps de Naraguana et je pense qu’il l’aura conservée. Oui, muchachos, c’est peut-être une chance encore. J’ai lieu de croire que le fils du vieux cacique n’est pas tout-puissant ici. Il ne s’était pas fait aimer comme son père. On faisait, disait-on, de l’opposition à sa succession.

« Et d’ailleurs, fût-il chef suprême, il n’a pas un pouvoir absolu ; un cacique n’a pas le droit d’agir sans l’avis des anciens. C’est un magistrat élu et non un despote, nous sommes donc fondés à conserver encore quelque espoir. »

Après avoir exprimé cette série de conjectures, le gaucho resta pendant quelque temps silencieux et comme plongé dans ses réflexions.

« Malgré tout, reprit-il, il nous faut être attentifs et prudents. Ne précipitons rien. Il importe que nous connaissions bien notre terrain. Dans une heure la lune va disparaître derrière la pampa, et alors seulement il fera assez sombre pour ce que j’ai l’intention de tenter.

— Qu’allez-vous oser, Gaspardo ? demandèrent ensemble les deux jeunes gens au gaucho. Vous nous recommandez la prudence, ne soyez pas vous-même téméraire. Ne vous exposez pas pour nous, à notre place ; dites-nous vos projets et servez-vous du moins de nous dans une cause qui est la nôtre plus que la vôtre encore.

— Soyez tranquilles, répondit Gaspardo. Je ne suis plus d’âge et je ne suis pas d’humeur à risquer, sans avoir bien pesé mes chances, ma vie au moment où je la sais nécessaire à tous les vôtres. Je veux seulement pénétrer dans la ville, mais j’y veux pénétrer seul.

— Seul ! s’écria Cypriano ; vous vous exposeriez seul et pour nous ! et sans nous ! Ce n’est pas ce que vous nous promettiez tout à l’heure, nous ne le souffrirons pas.

— À coup sûr non, dit Ludwig à son tour. Si quelqu’un doit s’exposer ici, c’est moi d’abord et Cypriano ensuite.

— Aucun de vous deux ne peut s’aventurer seul au milieu des Indiens, reprit Gaspardo, et à quoi servirait-il que vous vinssiez avec moi ? Ce serait pire qu’inutile, car ensemble nous triplerions nos chances d’être surpris. Quant à moi, j’espère me glisser dans les toldos sans éveiller de défiance, et là apprendre quelque chose. Que les Indiens soient tous couchés ou non, je découvrirai, je pense, où est la niña, et ce sera déjà un pas de fait vers la délivrance. Pour le reste, ayons confiance en Dieu. »

Le raisonnement du gaucho était irréfutable. Il n’y avait aucune objection à élever contre le plan qu’il avait adopté. Les deux jeunes gens durent se résigner ; le sang-froid du gaucho leur était connu et la confiance qu’il avait dans le succès de son entreprise passa dans leur âme. Ils ne doutaient pas que Francesca ne fût dans la ville des Tovas et il ne leur paraissait pas impossible qu’une fois renseignés sur sa retraite ils parvinssent à la délivrer à l’aide de quelque adroit stratagème.

Le cœur leur battait d’espérance, mais il leur fallut attendre le coucher de la lune dont Cypriano, dans son impatience, ne cessait d’accuser la lenteur.

Tous les trois, couchés sur l’extrémité du plateau, ne perdaient pas des yeux le sentier qui descendait à la ville.

Les lumières s’étaient éteintes, mais cela ne prouvait pas que les Indiens fussent endormis. Les feux n’avaient été allumés que pour préparer le repas du soir, et, cet office terminé, ils n’étaient plus nécessaires. Le climat du Chaco est assez chaud pour dispenser ses habitants d’entretenir des brasiers.

Les Indiens n’étaient donc pas couchés, comme en témoignait le bruit de leurs voix dont Gaspardo entendait de temps en temps les accents apportés vers eux par la brise.

Cependant cela ne l’aurait pas empêché d’exécuter son projet et d’essayer de pénétrer dans la ville des Tovas si la lune eût disparu tout à fait.

Il avait modifié son costume en le faisant ressembler autant que possible à celui d’un Indien Tovas. Sa peau n’avait guère besoin d’être assombrie, car le gaucho était presque aussi bronzé qu’un indigène.

Enfin, la lune allait se perdre aux confins de la pampa. Déjà le gaucho se disposait à partir pour sa périlleuse expédition. Il venait de donner ses derniers conseils de prudence et de silence à ses compagnons, quand tout à coup leur attention fut éveillée par un léger bruit qui semblait se rapprocher d’eux. Ce bruit paraissait provenir des pas légers d’un être quelconque qui aurait remonté le sentier même, à l’entrée duquel ils s’étaient arrêtés pour se dire adieu.

Avaient-ils été épiés ? un ennemi avait-il surpris le secret de leur arrivée ?

Gaspardo murmura un mot à l’oreille de ses compagnons, et tous trois, quittant leur place en rampant, allèrent se cacher au milieu des branches touffues et des nombreuses racines aériennes d’un énorme figuier.

Ils ne restèrent pas longtemps dans le doute. Une forme humaine apparut à leurs yeux gravissant en silence l’escarpement. À sa taille, à sa draperie flottante on devinait une femme, à son costume bigarré on reconnaissait une Indienne.

Après avoir fait quelques pas sur le plateau, elle s’arrêta et regarda autour d’elle comme si elle eût cherché une personne qu’elle s’étonnait de ne pas voir déjà arrivée.

Le figuier était à l’ouest et à moins de dix pas de distance de l’endroit où l’ombre s’était arrêtée. Lorsqu’elle se retourna, la lune donna en plein sur son visage, et ceux qui étaient cachés sous l’arbre purent apercevoir distinctement ses traits. Ils la reconnurent tous en même temps ; ils voyaient devant eux la jeune Indienne Nacéna ! Que pouvait-elle venir faire à pareille heure en un pareil endroit ?

Après tout, c’est ce qui importait peu.

La première idée qui vint à l’esprit de Gaspardo fut de s’approcher d’elle, de la bâillonner pour étouffer ses cris et, s’il était nécessaire, de la faire prisonnière. Son but, en agissant ainsi, eût été de s’en faire un otage. Il savait que Nacéna était la fille d’un chef de grande autorité dans la tribu. Une fois en leur pouvoir, ils seraient peut-être à même de l’échanger avec Francesca.

Quelques instants de réflexion firent comprendre à Gaspardo que la chose était impraticable. Pour arriver à Nacéna, il fallait franchir quelques pas à découvert. Elle ne pouvait manquer de les apercevoir avant qu’il pût lui mettre la main sur la bouche. Un cri, un appel de la jeune Indienne eussent suffi à dénoncer leur présence.

Cependant le gaucho restait convaincu qu’il y avait un parti quelconque à tirer de cette rencontre avec Nacéna. Son arrivée à une telle place, à une heure si indue, était une sorte d’avance de la destinée. Quel intérêt cette jeune fille pouvait-elle avoir à la perte de Francesca ?

Ne serait-il pas possible de l’engager à les aider pour rendre la liberté à celle qu’ils recherchaient avec tant d’ardeur ?

Le gaucho communiqua tout bas ses pensées à l’oreille de ses compagnons. Eux aussi ils furent persuadés qu’on devait trouver Nacéna plutôt bienveillante qu’hostile. Tous les deux l’avaient connue ainsi que son père presque familièrement. Elle était plusieurs fois venue à l’estancia avec le grand chef, et souvent, dans les excursions avec Halberger, ils l’avaient rencontrée et associée à leurs jeux enfantins.

Tandis qu’ils raisonnaient ainsi, abrités dans l’ombre épaisse du banyan de l’Amérique du Sud, la nouvelle venue ne pouvait les voir, non plus que leurs chevaux qui n’étaient plus sous l’échafaudage ; par un motif de prudence, ils avaient été conduits un peu plus loin et cachés au milieu d’un taillis.

Gaspardo et les deux jeunes gens délibéraient encore, lorsqu’un nouveau bruit pareil à celui qui les avait déjà surpris à l’arrivée de Nacéna parvint à leurs oreilles. C’était le pas de quelqu’un qui gravissait le sentier de la montagne. La jeune fille l’entendit aussi, car elle se tourna dans la direction d’où il se produisait.

À l’expression de ses traits, ils purent reconnaître qu’il n’y avait dans cet incident rien qui la surprît.

La personne qui arrivait était à coup sûr attendue par elle. Ce n’était pas cependant un sentiment de joie qui se traduisait sur son visage à son approche, mais de crainte plutôt, mêlée d’impatience.

Les pas se rapprochaient toujours, mais lentement et comme en se traînant. Enfin, une seconde femme parut au-dessus du bord escarpé du plateau.

Sa contenance était bien propre, en effet, à inspirer l’effroi et même l’horreur. Ridée, courbée, chenue, affectant au milieu de ses contorsions un certain air solennel, cette créature était évidemment une de celles qui, élevées au rang de sorcières par la superstition des Indiens, finissent par croire elles-mêmes au pouvoir surnaturel qu’on leur attribue. On trouve de ces jeteuses de sort, devineresses et empoisonneuses, dans la plupart des tribus indigènes de l’Amérique, et elles y sont l’objet d’une déférence qui, toutefois, n’a rien de sympathique.

La jeune fille, en apercevant celle-ci, se hâta d’aller à sa rencontre. Quand elle fut à portée de la main de la sorcière, elle tomba à genoux et resta dans cette posture de suppliante devant elle.

Le spectacle auquel assistaient Gaspardo et ses amis cachés sous leur arbre était vraiment étrange. La lune qui se couchait ne jetait plus que des ombres incertaines et éclairait de profil seulement les échafaudages dont chacun prenait un aspect sinistre.

Au milieu de ces lugubres objets, cette jeune fille prosternée aux pieds de la hideuse sorcière semblait lui demander ou grâce de la vie, ou le pardon de quelque crime terrible.

Pendant deux ou trois minutes, Nacéna resta ainsi agenouillée, tandis que la sorcière murmurait quelques paroles, étendait son bras vers les quatre points du ciel et lui passait ensuite ses doigts sur le visage comme pour la magnétiser.

« Nacéna souffre d’un chagrin ! dit-elle enfin, en accentuant ses mots.

— Oui, murmura la jeune fille à voix basse.

— Un chagrin qu’elle veut cacher à tous, car autrement elle n’aurait pas demandé à Shebotha de venir la retrouver ici.

— Shebotha, la sorcière ! cette infernale harpie, dit tout bas le gaucho. Quelle diablerie est en train de se machiner. Ne faisons pas de bruit, muchachos, nous allons apprendre de jolies choses. »

Il n’avait pas besoin de leur recommander le silence. Les jeunes gens contemplaient avec stupeur les geste de la vieille Indienne et restaient aussi silencieux, aussi immobiles que les branches du banyan qui les cachait.

« C’est vrai, répondit Nacéna, j’ai besoin de l’aide de Shebotha ; c’est vrai, je veux que cela soit ignoré de tous.

— Ha ! ha ! fit la sorcière en découvrant sa mâchoire édentée. Les jeunes beautés ont donc besoin quelquefois des vieilles femmes. Il ne suffît donc pas d’être belle, et tu reconnais qu’il est des puissances supérieures à la jeunesse.

— Je le reconnais, répondit Nacéna toujours prosternée.

— C’est bien, reprit la sorcière, Shebotha n’ignore rien ; elle sait ce que Nacéna attend d’elle. C’est un nouveau charme qui replace Aguara en son pouvoir. L’ancien a perdu sa force, le jeune chef a quitté la tolderia de sa tribu pour ramener la jeune Paraguayenne au visage pâle. Il veut faire cet affront aux filles des Tovas de leur donner pour reine une étrangère, et Nacéna ne veut pas subir cet affront. »

La jeune fille sembla hésiter avant de répondre.

« Si ce n’est que cela, continua la sorcière, Shebotha peut faire ce que Nacéna désire. »

Nacéna resta encore silencieuse, elle s’était relevée et se tenait en face de la sorcière ; quoique évidemment effrayée de se sentir en sa puissance, elle avait retrouvé toute sa résolution.

Gaspardo et les jeunes gens pouvaient voir distinctement son visage et y lire toute l’agitation de son cœur.

« Mama Shebotha, dit-elle enfin, le charme que vous aviez donné à Nacéna pour Aguara n’a servi à rien ; Nacéna, maintenant, n’a plus de confiance dans les charmes. C’est autre chose, c’est un remède plus sûr qu’elle implore de vous. »

Ces derniers mots étaient prononcés d’une voix sourde qui indiquait un violent combat intérieur.

« Pas de charme pour Aguara, vraiment ! reprit la sorcière, que veux-tu ? Peut-être Nacéna désire-t-elle un breuvage pour adoucir le sommeil de ses nuits ?

— Ce n’est pas de cela non plus qu’il s’agit, reprit la jeune Indienne. Dormir la nuit pour souffrir le jour, à quoi bon ?

— Qui veux-tu donc endormir ? dit lentement la sorcière, serait-ce Aguara ?

— Ce n’est pas Aguara.

— Qui donc ? Serait-ce la jeune fille au pâle visage ?

— C’est elle, répondit Nacéna.

— Elle a fait un long voyage, son corps et son âme sont brisés, reprit la sorcière. C’est d’un long repos sans doute qu’elle a besoin. Pour combien de temps Nacéna voudrait-elle la faire dormir ? »

L’Indienne parut comprendre instinctivement la signification de la question qui lui était posée. En ce moment, la violence de sa passion l’emporta, ses yeux lancèrent des éclairs sous les pâles rayons de la lune.

« Pour toujours ! répondit-elle.

— Le breuvage qui donne le long sommeil est difficile à préparer, répondit la sorcière. Il faudra à Shebotha bien des choses qui ne se trouvent que loin d’ici. Puis il y a danger à le fournir. Aguara a résolu de faire de la jeune fille au visage pâle notre reine. Il est maintenant chef de la tribu. Sa puissance est grande ; sur un soupçon, il ferait mettre à mort la pauvre vieille Shebotha. Cependant que donnerait Nacéna pour voir la Paraguayenne s’endormir paisiblement sans que plus jamais ses yeux se rouvrent au soleil du Chaco ?

— Que désire Shebotha ?

— Nacéna est la fille d’un grand chef, et elle est riche de ce que lui a laissé son père. Elle a des mantas de plumes et des hamacas habilement tressés dans son toldo ; elle possède des troupeaux qui paissent dans la pampa et des chevaux qui hennissent dans la plaine. Elle a tous les biens qui peuvent rendre la vie heureuse ; de plus, elle est jeune et belle, et Shebotha est pauvre et vieille. Mais Shebotha a dans sa main le pouvoir de rendre la joie à Nacéna. Que donnera donc Nacéna pour voir son désir satisfait ?

— Tout, répliqua la jeune fille, tout ce que je possède. Et cependant, ajouta-t-elle avec désespoir, non, Marna Shebotha, il n’y a plus de bonheur pour Nacéna. Aguara ne tient plus à moi. Il est bien loin, bien loin, bien loin !

— Les charmes de Shebotha peuvent te donner la vengeance, et la vengeance est un bonheur.

— Oui, prononça la jeune fille avec une sombre violence, je veux me venger et je me vengerai. Endors-la pour toujours, l’étrangère ! et prends ce que tu voudras en récompense, tout ce que je possède, tout, même ma vie !

— Shebotha ne faillira pas, dit la sorcière. Ce qu’elle entreprend, elle l’achève. Nacéna promet de la récompenser, mais sa promesse doit être un serment. À genoux, ici, sous cette tombe, les os de ton père sont déposés là-haut et son esprit te voit. Il te sourira, car il ne pardonnerait pas à Aguara l’injure qu’il fait aux filles des Tovas et à sa propre fille. Jure par ces restes que tu seras fidèle à ta promesse ! »

Nacéna obéit. L’ombre de l’échafaudage où reposait le chef mort couvrait son visage ; cependant, les spectateurs couchés sous l’arbre pouvaient distinguer ses traits. À voir la jeune fille dans l’attitude de la prière et la hideuse sorcière debout, les mains levées au-dessus de sa tête, on eût dit une magicienne de la Thessalie dictant ses volontés à une malheureuse jeune fille livrée par le désespoir à cette criminelle influence.


CHAPITRE XIX
LA SORCIERE PRISONNIERE


Gaspardo et ses jeunes amis avaient écouté cet affreux entretien avec un poignant intérêt.

Quand il se termina, leurs cheveux se dressaient sur leur tête, car il n’y avait point pour eux d’incertitude sur la personne à laquelle devait être administré le breuvage. C’était la mort même de Francesca qui venait d’être résolue.

La Providence leur était venue en aide en leur permettant de connaître cet horrible dessein ; ils se demandèrent immédiatement quelle ligne de conduite il leur fallait adopter pour y mettre obstacle.

Ils n’avaient pas beaucoup de temps pour réfléchir. Dans quelques minutes, quelques secondes peut-être, les deux femmes allaient s’éloigner, et, peut-être, avant le lendemain, l’innocente victime succomberait à l’atteinte du poison. Ils savaient que Shebotha, sorte de prêtresse de la tribu, y possédait une influence considérable. Elle trouverait facilement accès auprès de la captive au visage pâle. Qui sait même si le soin de veiller sur elle ne ferait point partie de ses attributions religieuses ou officielles ? Dès cette nuit, le noir projet pouvait s’accomplir, et, au point du jour, Francesca aurait cessé de vivre.

Cette pensée émut tellement Cypriano qu’il fut sur le point de bondir pour s’emparer des deux complices ou les frapper de son machete. Il fut arrêté par le bras vigoureux de Gaspardo, -qui murmura les mots suivants à son oreille :

« Attendez, elles sont obligées de repasser par ici. Si nous allons du côté de la lumière, elles nous verront, donneront l’alarme et peut-être parviendront à nous échapper. Shebotha est rusée comme un iribu56, et aussi agile de ses vieilles jambes qu’une autruche. Elle disparaîtrait en un instant dans les broussailles. Tenons-nous prêts. Dès qu’elles seront à votre portée, vous, mes enfants, saisissez-vous de la jeune fille ; je fais moi, mon affaire de la vieille. Mais attention : il s’agit, avant tout, d’étouffer leurs cris. »

Tandis que Gaspardo parlait, Nacéna s’était relevée, et les deux femmes sortaient de l’ombre projetée par l’échafaudage. Au moment où elles dépassaient les racines du figuier, Shebotha marchait un peu en avant. Les deux femmes soudain se sentirent assaillies. Un mouchoir appliqué vivement sur leur bouche leur interdisait de pousser un seul cri. La sorcière avait été terrifiée à la vue de ces trois hommes appartenant à la race abhorrée des Visages pâles, qui se trouvaient si inopinément dans un lieu où pas un peut-être avant eux n’avait pénétré. Elle n’avait eu ni le temps ni la faculté de faire un seul mouvement ; maintenue par le bras puissant du gaucho, toute résistance eût d’ailleurs été vaine. Approchant de sa poitrine la pointe de son couteau : « Pas un mot, lui dit-il, pas un geste, ou tu es morte ! »

Cypriano et Ludwig s’étaient emparés de Nacéna avec le même succès. La jeune fille s’était débattue énergiquement ; elle avait voulu crier, mais elle n’en avait pas eu le temps. Cypriano, après l’avoir bâillonnée, lui avait en outre jeté son poncho sur la tête.

En un clin d’œil, les deux femmes avaient été liées et garrottées de façon à leur rendre toute tentative de fuite impossible.

La sorcière vit que c’était sérieux, et, bien que ses yeux brillassent dans leurs orbites comme deux charbons ardents, elle n’essaya point de résister.

« Il s’agit maintenant, dit le gaucho, de mettre nos prisonnières à l’abri des regards curieux et de ne pas l’ester au milieu de ce sentier. Les passants sont rares par ici, c’est vrai, mais la sorcière que je tiens pourrait témoigner que le lieu est cependant moins sûr et moins solitaire qu’elle ne le croyait. Allons, mes enfants, à chacun sa part ; faites comme moi et suivez-moi. »

Soulevant comme une plume la sorcière, il se dirigea du côté du banyan, dont les racines entrecroisées leur offraient une retraite où ils pourraient délibérer en paix. Cypriano et Ludwig agirent de même avec Nacéna, et, portant avec précaution leur léger fardeau, ils suivirent de près le gaucho.

Et portant avec précaution leur léger fardeau.

Le trajet n’était, du reste, que de quelques pas.

Les prisonnières, portées par leurs ravisseurs, furent bientôt installées sous l’ombre épaisse du figuier, et, dès que la jeune fille, rassurée par les paroles du gaucho et par les procédés des deux jeunes gens, eut promis de ne plus crier, on enleva la couverture qui lui enveloppait le visage.

Son effroi acheva de se calmer en reconnaissant ceux qui s’étaient emparés d’elle avec si peu de cérémonie.

Ainsi que nous l’avons dit, elle avait eu plusieurs fois occasion de voir, soit à l’estancia, soit dans les excursions d’Halberger, les deux jeunes Paraguayens. Elle connaissait mieux Ludwig que Cypriano, mais elle n’éprouvait de haine pour aucun d’eux. Elle savait qu’elle n’avait à craindre des blancs civilisés aucune des violences qu’elle aurait eu à redouter des membres de quelques tribus sauvages ennemies des Tovas. Elle s’étonnait seulement de les voir en ce lieu et de les avoir rencontrés d’une façon si inopinée.

Cet étonnement ne fut pas de longue durée. En se rappelant que sa rivale, la jeune captive de la tolderia, était la sœur de Ludwig et la cousine de Cypriano, elle s’expliqua leur présence et la ruse qu’ils avaient dû employer pour tâcher d’arriver jusqu’à elle.

Avant qu’aucune proposition lui eût été adressée, avant même qu’un seul mot eût été prononcé par les Visages pâles, l’Indienne comprit qu’elle allait trouver en eux, sinon des amis, du moins des auxiliaires. Leurs intérêts, sans être identiques avec les siens, ne leur étaient cependant pas contraires. Du reste, elle ne demeura pas longtemps dans l’incertitude ; dès qu’on eut atteint le figuier, la voix de Gaspardo rompit le silence ;

« Vous devez comprendre, dit-il en s’adressant aux deux prisonnières, qu’il ne vous servirait de rien, ni à l’une ni à l’autre, de vouloir ruser avec nous. Nous avons entendu toute votre conversation, nous connaissons votre projet ; vos secrets sont à nous. Pour ce qui est de toi, Shebotha, tu peux dès à présent faire ton deuil de la magnifique affaire que te proposait Nacéna. Elle eût été fort avantageuse pour toi, tu avais mis un haut prix à ta drogue, mais l’usage que tu en voulais faire n’eût pas été sans danger pour toi-même. En ce qui vous concerne, Nacéna, c’est le Grand Esprit lui-même qui nous a mis sur votre chemin, pour vous épargner un crime et vous tirer de la dépendance de cette diablesse. Rien de ce que vous aviez si bien combiné n’est nécessaire, et nous pouvons arriver au but de vos désirs sans faire de tort ni de mal à âme qui vive… Je me résume : si vous comprenez bien vos intérêts, vous nous aiderez à vous débarrasser de votre rivale. Je n’ai pas besoin de vous dire que ma jeune maîtresse Francesca n’a pas suivi votre fiancé Aguara pour son plaisir. La chère petite n’a de sa vie pensé à devenir la femme d’un cacique. Aguara, d’ailleurs, est le meurtrier de son père ou le complice de ce meurtrier. À ce titre seul, il ne peut que lui faire horreur. Elle aimerait mieux mourir que d’être unie à lui, et, s’il est une chose dont vous ne deviez pas douter, c’est qu’elle n’a qu’une idée : celle de lui échapper et d’aller si loin de lui qu’elle soit assurée de ne jamais le revoir. Il ne s’agit donc pas de tuer celle qui n’est votre rivale que malgré elle, mais de nous aider à la délivrer et à l’emmener dans un lieu où elle soit désormais à l’abri des tentatives que pourrait faire le jeune cacique, votre futur époux, pour la reprendre. En un mot, nous sommes vos amis, puisque nous voulons comme vous séparer à jamais Francesca d’Aguara.

— Que me proposez-vous ? dit Nacéna, en quoi puis-je servir vos desseins ?

— Il s’agit tout simplement, reprit le gaucho, de nous jurer, si nous vous laissons la liberté, que vous ne vous en servirez que pour délivrer Francesca, et pour nous l’amener ici même, saine et sauve. »

Nacéna jeta un regard inquiet sur la sorcière.

« Ne craignez rien de cette maudite, ajouta le gaucho ; nous garderons Shebotha avec nous jusqu’à ce que vous nous ayez ramené notre enfant. Soyez tranquille, elle ne bougera pas. Elle sait, du reste, que sa vie dépend du succès de votre entreprise. Pour un mot, pour un geste de travers, la main que voici suffirait à la mettre à jamais hors d’état de reprendre son métier d’empoisonneuse. »

Se tournant alors vers la sorcière avec une bonhomie qui ne l’abandonnait jamais tout à fait :

« N’est-il pas vrai, ma vieille, lui dit-il, que tu ne demandes pas mieux que d’être sage, et que Nacéna n’a rien de mieux à faire que ce que nous lui conseillons ? »

La sorcière exhala un grognement affirmatif.

« Allons, donne à cette jeune fille la permission de s’en aller si elle y tient, commanda Gaspardo en soulevant à demi le bâillon de la sorcière. Dis-lui de suivre mes instructions, sinon, dans dix minutes, tu te balanceras à l’une de ces branches. Parle, et dépêchons-nous ! le temps est précieux.

— Elle peut partir, dit la sorcière, que m’importe ? »

Ces paroles n’étaient pas sincères, et Gaspardo surprit dans les yeux de la sorcière éclairés par les lueurs fugitives des cocuyos, un regard à l’adresse de Nacéna qui pouvait se traduire par ces mots : « Faites ce qu’il ordonne et comptez sur ma vengeance. »

« Tu te trompes, il t’importe, et beaucoup ! reprit-il en frappant sur l’épaule de Shebotha. Tu te figures que la mise en liberté de la captive blanche te fera perdre la récompense que Nacéna avait juré de te donner. Il n’en est rien. Ces jeunes seigneurs te donneront le double de ce que la mort de Francesca t’eût rapporté. Donc, consens sans réserve à ce que nous attendons de toi. »

Cypriano et Ludwig tirèrent instantanément de leurs ceintures des bourses que chacun d’eux avait bien garnies au départ, dans la prévision qu’on leur demanderait peut-être une rançon pour la délivrance de Francesca.

Les yeux de la sorcière étincelèrent à la vue de l’or et de l’argent. Elle lança sur les deux bourses un regard de cupidité qui prouvait qu’elle était ralliée par cette vue à la cause de Francesca.

« Allons, tu es trop fine, lui dit le gaucho, pour ne pas comprendre qu’à être payée pour faire une bonne action plutôt qu’une mauvaise, c’est tout profit. Ton choix est-il fait ?

— J’ai répondu : Que m’importe ? Et que m’importe, en effet, que cette jeune fille vive ou meure ? Cela regarde Nacéna, cela vous regarde, mais Shebotha n’a rien à y voir.

— Allons, tia57, il s’agit d’être claire, dit le gaucho ; claire et sincère. Ce n’est pas un oracle que je te demande, c’est un ordre précis donné à Nacéna, et le serment que, quoi qu’il arrive, tu ne trahiras pas le secret du concours qu’elle va nous donner. Que diable ! c’est pourtant bien simple : si tu nous aides, la vie et de l’or ; si tu nous trompes, la mort ! »

Shebotha avait pris son parti.

« Pars, Nacéna, dit-elle ; rends la captive blanche à sa famille, rends-la à celui qui l’aime. »

Et de son doigt elle désignait Cypriano stupéfait.

« Shebotha lit dans les cœurs, » reprit la sorcière avec fierté.

Se tournant alors vers Nacéna :

« Sois tranquille, ajouta-t-elle d’un ton énigmatique, entre Francesca et Aguara, il y aura désormais quelque chose de plus sûr encore que la mort. »

Elle donna alors à Nacéna des instructions d’une précision singulière pour qu’elle put arriver jusqu’à la captive. Elle lui dit le nom de la femme qui était préposée en chef à sa garde, et, ayant détaché de sa coiffure une plume dont la vue devait suffire à lui gagner sa confiance, elle termina par ces mots :

« Pars et reviens, Shebotha t’attend ; elle croit en toi, crois en elle. »

Ces dernières paroles de la sorcière avaient eu à la fois pour but de relever son prestige aux yeux des étrangers et d’affermir la résolution de Nacéna. Mais celle-ci n’en avait pas besoin : elle possédait au fond de son cœur, pour l’engager à tenir sa promesse, un motif plus fort que toute l’influence de la crainte et toute la puissance de la superstition.

Elle posa sa main sur la main de Cypriano : « Je ne hais plus Francesca, » lui dit-elle. Le jeune homme était si troublé que, pour toute réponse, il s’inclina respectueusement devant elle. Nacéna descendit le sentier de la montagne, décidée à ramener avec elle, délivrée et tendrement guidée, la jeune fille qu’une heure auparavant elle avait vouée à la mort.

La jeune captive blanche était enfermée dans une hutte appartenant à un cacique inférieur de la tribu. Aguara avait choisi cette demeure parce que ce cacique était une de ses créatures.

Le meurtre d’Halberger et l’enlèvement de sa fille avaient soulevé l’indignation des vieillards de la tribu. On avait fait une enquête sur l’expédition d’Aguara et sur ses motifs. Le renégat en avait assumé toute la responsabilité. Il avait raconté l’histoire d’une prétendue violence, dont Halberger s’était autrefois, disait-il, rendu coupable à son égard, et il invoquait le droit de vendetta, qui n’est considéré comme un crime ni par les gauchos ni par les Indiens Chaco. Cependant, malgré toutes ses allégations, les Tovas mettaient en doute la véracité de son histoire, et surtout les vieux guerriers qui avaient connu et aimé Halberger. Depuis le retour de l’expédition, Rufino Valdez s’était aperçu qu’il était mal vu dans la tribu, et il avait résolu de rendre son séjour aussi court que possible. Il n’attendait plus que le moment où son cheval aurait repris assez de force pour accomplir le long voyage qui lui restait à faire. Il avait maintenant de bonnes nouvelles à apportera Francia ; le Dictateur ne pouvait manquer de voir son retour avec joie, et il allait obtenir enfin la récompense qu’il lui avait depuis si longtemps promise. Il se proposait donc de se mettre dès le lendemain en route pour traverser le Chaco.

Il était alors minuit ; on n’entendait plus que le vol des oiseaux de nuit et les cris des oiseaux d’eau sur le lac. Tous les habitants de la tolderia étaient endormis. Un seul être humain peut-être veillait encore : c’était la captive au visage pâle. Elle était seule dans le petit toldo qui lui servait de résidence, assise à côté d’un lit en bambou recouvert de peaux de bêtes. Une chandelle faite en cire de l’abeille tosimi jetait sur elle une lueur lugubre, qui éclairait ses traits désolés et ses vêtements en désordre.

Comment aurait-elle pu dormir après ce dont elle avait été témoin ? Ses yeux pouvaient-ils chercher le sommeil pendant qu’elle songeait à sa situation présente ? Chaque fois qu’elle avait essayé de les fermer, elle les avait rouverts à la pensée de la scène tragique du bosquet d’algarrobas, et au souvenir de son père tombant mortellement frappé par la lance du perfide Rufino Valdez. Elle revoyait la douce figure de son père, qui contrastait si vivement avec le visage de son impitoyable assassin. Elle pensait aussi à sa mère, à son bien-aimé frère Ludwig ; elle pensait au compagnon de son enfance, à son courageux cousin Cypriano. Que faisaient-ils maintenant ? quel pouvait être leur sort ? Assise près de sa couche, elle n’avait pas songé à s’y étendre.

La nuit précédente, épuisée de fatigue, elle avait reposé quelques instants ; sa force et son énergie étaient alors anéanties par le voyage et les événements qui l’avaient précédé. Mais cette nuit-ci elle veillait encore longtemps après le moment où les Indiens s’étaient retirés dans leurs hamacs, ou sur leurs couches de roseaux58. Aucun gardien n’était resté près du toldo pour la surveiller. À quoi bon ? qui aurait imaginé qu’une jeune fille, presque une enfant, éloignée de plusieurs centaines de milles de tout refuge, pourrait essayer de s’enfuir ?

Elle n’y songeait pas elle-même. Et quand, une pareille idée venait à son esprit, elle la chassait comme un projet trop insensé pour qu’elle s’y arrêtât. Une seule femme était par le fait préposée à sa garde ; mais cette femme, apitoyée par sa jeunesse, se retirait d’ordinaire la nuit dans le compartiment du toldo qui précédait celui de Francesca.

C’était un soulagement pour la jeune fille que de pouvoir se plonger dans sa douleur, loin du regard de cette surveillante, de laquelle d’ailleurs elle n’avait point eu à se plaindre.

Elle lui savait gré de respecter son infortune et de la laisser seule en face de Dieu, de ses souvenirs et de son malheur.

Aussi son étonnement fut-il extrême lorsque, sans qu’aucun bruit l’eût mise sur ses gardes et en relevant la tête, que le poids de ses maux avait inclinée sur sa poitrine, elle aperçut, se tenant debout devant elle dans l’attitude de la pitié, une grande et belle jeune fille qui, le doigt sur ses lèvres, semblait lui recommander le silence.

Cette apparition inattendue lui fit tout d’abord l’effet d’un rêve. Comment cette jeune fille avait-elle pu pénétrer jusqu’à elle, sans que rien l’avertît de sa présence ? Qui était-elle et quel pouvait être son dessein ?

Francesca était à l’abri de la crainte. Son âme aguerrie et fière ne connaissait pas ce sentiment. La mort même, dans sa situation, n’eût-elle pas été un bienfait pour elle ?

Un instant se passa comme dans un mutuel et involontaire examen. Chacune semblait se demander en quoi elle différait de l’autre. La nouvelle venue était un peu plus grande que la captive, et semblait d’une ou deux années plus âgée. Le contraste entre l’une et l’autre était aussi marqué qu’il est possible entre deux personnes du même sexe et presque du même âge. Francesca était l’image même de la candeur, de l’innocence et de la fierté. L’Indienne, presque aussi belle que Francesca, offrait un type de sombre énergie, tempéré cependant d’un mélange de ruse et de prudence. On a reconnu Nacéna.


CHAPITRE XX
UN SECOURS INESPÉRÉ. — DÉLIVRANCE


Francesca, elle aussi, se disait que ce beau mais étrange visage qui était devant elle ne lui était pas inconnu. La vérité est qu’elle avait vu, et plus d’une fois, Nacéna à l’époque déjà un peu éloignée où la tribu des Tovas demeurait près de l’estancia, sur la rive du Pilcomayo. Cependant entre elles les rapports avaient été fugitifs. Nacéna connaissait mieux la jeune Paraguayenne. Moins jeune, plus curieuse peut-être, elle l’avait plus attentivement observée. Dans le silence, les souvenirs de chacune d’elles s’étaient précisés.

« Francesca ne reconnaît-elle pas Nacéna ? La jeune fille en grandissant a-t-elle perdu tous les souvenirs de l’enfant ? demanda Nacéna.

— Francesca reconnaît Nacéna, répondit Francesca dans la langue des Tovas. Nacéna est devenue grande et belle. »

Un sourire étrange, où se mêlait une sorte de dépit, répondit seul d’abord à Francesca ; mais bientôt, retrouvant son calme, Nacéna reprit :

« Francesca est devenue belle entre toutes. »

Le regard de Nacéna, fixé sur le beau et pur visage de Francesca, s’était voilé d’une sorte de tristesse sombre en prononçant ces paroles.

Francesca les accueillit par une légère rougeur.

L’Indienne continua : « Nacéna connaît les malheurs de Francesca ; elle vient lui offrir la liberté.

— La liberté ! répondit Francesca, la liberté !… Mon père est mort, et le désert me sépare de ma mère et des miens. S’ils veulent me rendre la liberté, pourquoi les Tovas me l’ont-ils ravie ? Ne le sais-tu pas, Nacéna ? les tiens sont les meurtriers de mon père…

— Les miens ! non, répondit Nacéna ; Valdez, le meurtrier, est un Visage pâle.

— Le fils de l’ami de mon père qui accompagnait le meurtrier de mon père, qui l’assistait, qui m’a entraînée jusqu’ici, Aguara, le traître et le félon, n’est pas un Visage pâle, dit Francesca en se relevant d’un mouvement soudain.

— Francesca calomnie Aguara, murmura la jeune Indienne — elle l’accuse d’un crime dont il est innocent.

— Aguara me fait horreur, répliqua Francesca avec véhémence. Soit-il à jamais maudit, maudit, maudit ! »

Nacéna, d’un mouvement brusque, alla droit à Francesca, les yeux brillants à la fois de joie et de colère.

« Ton frère, le jeune homme aux cheveux d’or, le brun Paraguayen que tu appelais ton cousin, et l’ami et le serviteur de ton père, le gaucho qui leur sert de guide, sont près d’ici, Ils t’attendent ; je leur ai promis de leur rendre Francesca. Suis-moi.

— Est-ce vrai ? est-ce vrai ? dit la malheureuse enfant, d’une voix haletante d’émotion.

— Pourquoi Nacéna te tromperait-elle ? répondit celle-ci. Pourquoi ? Nacéna donnerait sa main droite pour que déjà Francesca fût dans l’estancia de sa mère, pour qu’elle n’eût jamais, jamais paru aux yeux des Tovas, pour que le Chaco ne la revoie jamais. Nacéna était la fiancée d’Aguara. Viens, viens vite, Francesca, et quitte ce pays pour toujours. »

« Viens, viens vite, Francesca. (Page 77.)

Prenant alors la jeune fille interdite par la main avec une sauvage vigueur, elle l’entraîna, sans lui demander de réponse, jusqu’à la porte du toldo. Mais une fois-là, la prudence de l’Indienne reparaissant soudain, elle s’arrêta ; et entr’ouvrant la porte avec précaution, elle jeta au dehors un regard scrutateur, comme si elle avait à redouter quelque ennemi invisible. Après quoi, revenant sur ses pas et rentrant dans la cabane, elle éteignit d’un souffle rapide le cierge de cire, qui laissa l’intérieur de l’habitation dans l’obscurité la plus profonde. Enfin elle poussa la captive devant elle, et, la pressant, la guidant de la main, elle la conduisit au milieu de la nuit à travers les toldos silencieux de la ville indienne.

Francesca se laissa mener sans résistance. Devant elle, il y avait un espoir, bien léger, il est vrai ; derrière elle, elle n’en laissait aucun.

Il serait impossible de décrire les sentiments de Gaspardo et de ses jeunes amis, tandis que debout, au sommet de la montagne, ils attendaient le retour de Nacéna. Tous trois étaient remplis d’anxiété, et surtout Cypriano.

Cependant, plus ou moins, ils avaient tous bon espoir, car il leur paraissait impossible que la jeune Indienne ne put parvenir à leur rendre le service qu’ils en attendaient. Certes, personne de son peuple ne soupçonnait son intention de délivrer la prisonnière. Les jeunes gens eux-mêmes comprenaient le motif qui l’engageait à les servir et en appréciaient toute la puissance. Ils étaient inquiets, moins de sa loyauté que des dangers qu’elle courait d’être découverte pendant l’accomplissement de son dessein.

Ils n’avaient pas adressé une parole à Shebotha. Gaspardo avait mis la vieille femme dans l’impossibilité de faire aucune tentative d’évasion en l’attachant à l’une des racines du banyan qui leur servait de refuge. Pour l’empêcher de crier, il lui avait passé un mouchoir entre les dents. Pour elle, la position était pénible sans doute ; mais le mal qu’eût pu faire une confiance qu’elle pouvait ne pas justifier, rendait ces précautions indispensables. À la lueur des mouches à feu, Gaspardo voyait bien que les yeux de la malheureuse, du fond de leurs orbites creuses, lançaient sur lui de sinistres éclairs ; il ne s’en inquiétait guère. Elle était pour le moment en son pouvoir, et il prétendait la garder ainsi jusqu’au retour de Nacéna et peut-être plus longtemps, s’il était nécessaire. Ainsi qu’il l’en avait menacée, sa vie dépendait d’ailleurs absolument de la délivrance de la captive. Shebotha le savait, et il était plus que probable qu’elle ne crierait pas ; mais le gaucho n’ignorait pas qu’avec une pareille créature aucune précaution n’était à négliger. Il restait même de garde auprès d’elle, dans la crainte que, par un de ces tours d’adresse si connus même aux civilisés, elle ne parvînt à relâcher ses liens, et à leur échapper à la faveur des ténèbres.

Ludwig se tenait auprès de lui ; mais Cypriano, dans son impatience, s’était avancé jusqu’au bord du plateau, au point où débouchait le sentier, et s’y tenait, l’oreille attentive à tous les sons apportés par la brise.

Enfin Ludwig le rejoignit au moment où la jeune Indienne ne devait plus tarder beaucoup à revenir.

Dans cette fiévreuse attente, les minutes étaient pour eux des heures. Ils passaient alternativement de l’espoir au désespoir. Cypriano voyait successivement tout perdu et tout sauvé. Il parlait à la fois de mettre le feu au village, et d’aller supplier les chefs des Tovas de leur rendre leur captive.

Ludwig, plus calme mais non moins inquiet, se reprochait de n’avoir pas suivi, ne fût-ce que de loin, la jeune Indienne pour la surveiller, et au besoin pour la protéger.

Leur entretien suivait ainsi toutes les phases de leurs impressions diverses. Tout à coup Cypriano tressaillit et demanda le silence. Son oreille, attentive aux moindres sons, en avait saisi un qui ne semblait pas provenir des chauves-souris ou des oiseaux de nuit. Ce n’était pas non plus le coassement monotone des grenouilles ou le chant du grillon des bois. Il lui semblait que ce ne pouvait être que le murmure d’une voix humaine, et que cette voix était celle d’une femme.

« Entendez-vous ? » dit-il à Ludwig.

Ludwig écouta attentivement.

« Oui, dit-il. C’est Nacéna, c’est bien sa voix, elle vient. Elle parle, il y a donc quelqu’un avec elle ! »

Par un effet de sonorité, assez commun dans les montagnes, les voix avaient l’air d’être à peine à quelques pas des deux jeunes gens.

Chacun d’eux, le corps incliné, demandait quelle voix allait répondre à cette voix, qui ne pouvait être que celle de la jeune Indienne, mais la même voix se fit entendre de nouveau ; c’était bien celle de Nacéna.

Son murmure était continu comme si elle eût parlé seule, ou eût été engagée dans un récit. Enfin elle se tut encore ; ils retenaient leur souffle, tremblant que la rude voix d’un homme, en répliquant à Nacéna, ne vînt déconcerter leurs espérances.

Grâce à Dieu, leur crainte ne se réalisa pas ; une voix fraîche et jeune, une voix qu’il leur eût été impossible de ne pas reconnaître entre toutes, se fit entendre.

« Dieu soit loué ! s’écrièrent-ils en se jetant dans les bras l’un de l’autre, c’est la voix de Francesca ! »

Il n’y avait point de doute à conserver. Nacéna ramenait loyalement la prisonnière.

Le bouillant Paraguayen voulait descendre le sentier et courir à leur rencontre. Ludwig, plus sage, l’arrêta, et, en y réfléchissant, Cypriano reconnut l’imprudence de cette action. Une rencontre trop soudaine, au milieu de ce sentier couvert de l’ombre épaisse des arbres, pouvait effrayer Francesca et lui faire jeter un cri. Sa conductrice lui avait certainement dit où elle devait les retrouver. Il valait mieux ne rien changer à ce qui avait été convenu. Dans un moment, Francesca serait près d’eux.

Elle arriva, non pas près d’eux seulement, mais bientôt dans les bras de son frère Ludwig et dans ceux de son cousin Cypriano. Trois noms étaient sur leurs lèvres, accompagnés de mots de tendresse : « Francesca — Ludwig — Cypriano… » Et celui de Gaspardo ne tarda pas à s’y joindre lorsqu’ils se furent rapprochés de l’endroit où le brave gaucho faisait sentinelle.

Nacéna regardait sans prononcer une parole, ainsi que Shebotha dont le silence était forcé. L’Indienne ne semblait pas mécontente de son succès, la sorcière était dévorée de douleur et brûlait de tous les feux de la vengeance.

On se félicita à la hâte, il n’y avait pas de temps à perdre.

Le gaucho était impatient de partir ; le matin approchait, et, le soleil une fois levé, ils n’oseraient plus se remettre en route. Les pentes de la montagne seules étaient boisées. La plaine qu’ils avaient traversée en approchant de la ville des Tovas était presque sans arbres ; il n’y croissait que quelques bouquets de palmiers entre les tiges grêles desquels il n’y avait point de taillis pouvant les cacher aux yeux des Indiens qui ne manqueraient pas de les poursuivre, du moins c’était à craindre.

Au lever du jour rien ne décèlerait plus leur marche. Gaspardo et ses jeunes compagnons le savaient ; ils étaient bien décidés, s’il était possible, à franchir la plaine avant l’aurore. Le fait d’avoir laissé la captive à peu près seule pendant la nuit permettait de supposer qu’on ne découvrirait pas son absence avant le matin.

« Mais Shebotha, dit Cypriano, qu’allons-nous en faire ? Si nous la laissons ici, elle ne manquera pas de donner l’éveil aux Indiens.

— Supposez-vous donc, dit naïvement Ludwig, que payée comme elle l’a été, et après ses serments, elle soit capable de nous trahir ?

— Non seulement je le suppose, s’écria le gaucho, mais j’en suis certain. Les précautions que nous avons été obligés de prendre pour nous assurer son silence — ce bâillon et ces cordes — elle ne nous les pardonnera pas. Regardez donc ses yeux, mon enfant, du reste, ajouta-t-il, sans s’expliquer davantage, je m’arrangerai pour que nous n’ayons rien à craindre d’elle.

— Mais, au moins, dit Cypriano, vous ne doutez pas de Nacéna.

— Je réponds d’elle, dit Francesca en embrassant la jeune fille.

— Je ne doute pas de ses intentions, reprit Gaspardo. Mais, une fois que nous serons partis, la vieille diablesse reprendra son empire sur elle. Elle la menacera, elle la dénoncera à Aguara ; qui sait si la pauvre enfant sera désormais en sûreté parmi les siens et s’il ne serait pas plus sage à elle de fuir avec nous ? En apprenant ce qu’elle a fait pour vous, Francesca, votre mère lui ouvrirait ses bras comme à une seconde fille.

— C’est vrai, » dirent les deux jeunes gens.

Francesca prit Nacéna à part. Un dialogue rapide s’engagea entre elles.

« Elle ne veut pas, dit-elle, et elle a raison ; elle ne veut abandonner ni ses parents ni sa tribu. Elle ajoute d’ailleurs que, si nos soupçons sur les méchantes intentions de la sorcière sont fondés, il est bon qu’elle reste pour pouvoir leur opposer son influence et celle de son père et empêcher que nous ne soyons poursuivis.

— Tout cela est bien sans doute, dit le gaucho — mais… — mais à parler net, le plus sûr serait de prendre ces deux femmes avec nous au moins pendant la première journée de notre marche. Si vous connaissez un procédé plus doux et aussi sûr pour nous assurer leur silence, dites-le.

— Je ne laisserai pas faire violence à Nacéna, répondit Francesca en passant son bras autour de la taille de la jeune Indienne. Il ne sera pas dit qu’une chrétienne payera par la plus noire ingratitude le service que la fille des Tovas lui a rendu. »

Nacéna avait écouté en silence.

« Merci, dit-elle à Francesca. C’est vous qui avez raison, vous avez compris Nacéna. Je pardonne à ces hommes de penser à vous plus qu’à la justice.

— Soit, je me rends, reprit Gaspardo ; je suis persuadé pour ce qui concerne Nacéna ; moi aussi, j’ai confiance en elle. Mais je n’ai pas confiance dans Aguara, mais je crains pour Nacéna ce misérable Valdez, mais je n’ai surtout aucune confiance dans les reliques de cette vieille sorcière. Voyons, Nacéna, soyez franche jusqu’au bout : si nous rendons la liberté à Shebotha, que fera-t-elle ?

— Elle bondira jusqu’au village, répondit Nacéna, elle ira droit à la demeure d’Aguara, elle lui ordonnera de monter à cheval avec ses meilleurs cavaliers et de se mettre à votre poursuite. Elle lui dira que j’ai su déjouer ses projets et me dénoncera à sa vengeance. »

Shebotha avait tout compris. En écoutant Nacéna, ses yeux de démon lançaient des flammes, un sourd sifflement sortit de sa gorge, et elle fit un soubresaut si violent que si ses liens n’avaient pas été bien solides, elle les eût brisés.

Nacéna impassible la regardait. « Ai-je lu dans ton âme, Shebotha ? » lui dit-elle.

Celle-ci, par trois fois, baissa la tête et la releva en signe d’assentiment.

« D’où il suit, s’écria Gaspardo, que, pour ce qui est de Shebotha, l’affaire est claire. Allons, tia, lui dit-il, c’est décidé, me séparer de vous me serait trop cruel ; avec ou sans votre permission, je vous enlève ; et ce soir, quand je vous laisserai après ma journée de marche, je pourrai me vanter d’avoir eu le diable lui-même à mes trousses. À présent, vite en route, mes enfants. Ludwig, votre cheval est solide — vous vous chargerez de votre sœur ; — je fais mon affaire de la vieille sorcière ; Cypriano, mon garçon, vous n’aurez à penser qu’à vous. »

Gaspardo, après avoir délié Shebotha, l’entortilla dans son poncho et la ficela de façon qu’elle ne put faire aucun mouvement ; puis, la prenant sur son bras vigoureux, ils descendirent le sentier presque à pic qui conduisait à l’endroit où ils avaient caché leurs chevaux.

En un clin d’œil ils furent sellés et prêts à partir. Nacéna et Francesca se tenaient par la main ; le moment des adieux était arrivé. Francesca avait des larmes dans les yeux.

« Viens avec nous, dit-elle une fois encore à Nacéna, tu seras ma sœur. »

Nacéna l’attira brusquement sur sa poitrine et l’y tint étroitement serrée un instant. Une sorte de sanglot sortit de cette étreinte ; après quoi, montrant la tolderia d’une main :

« Mon peuple est là, dit-elle, adieu ! » Soulevant alors avec une vigueur inattendue Francesca dans ses bras nerveux, elle l’assit sur le cheval de Ludwig, et disparut comme eut pu le faire une gazelle.

Les deux jeunes gens étaient en selle ; le gaucho, chargé de son précieux fardeau, s’y mit à son tour. Ils jetèrent tous un dernier regard sur la cité des morts ; bientôt les échafaudages qui supportaient les tombeaux disparurent à leurs yeux. Renseignés par Nacéna, ils avaient pris une route qui abrégeait pour eux la descente de la montagne. Bientôt le galop ferme et régulier de leurs chevaux indiqua qu’ils entraient dans la plaine.

Cependant Nacéna avait descendu le sentier qui menait à la ville des Tovas encore plongée dans le sommeil ; à mesure qu’elle en approchait, elle marchait plus lentement.


CHAPITRE XXI
LE RÉVEIL DES TOVAS


La jeune Indienne se dirigea vers le toldo de son frère. Elle le trouva debout ; deux guerriers influents de la tribu tenaient une sorte de conseil avec lui.

Nacéna demanda à être entendue d’eux ; elle leur raconta ce qui venait de se passer.

« Tu as bien fait, lui dit son frère.

— Nacéna a bien agi, » lui dirent à leur tour les deux chefs.

Il fut décidé qu’ils rassembleraient, dès que le jour serait venu, le conseil des vieillards, pendant que de son côté Nacéna convoquerait l’assemblée des matrones.

Là, il serait résolu qu’on appellerait Aguara pour qu’il eût à s’expliquer devant la tribu tout entière. Les femmes étaient indignées que le jeune chef eût pensé à leur donner pour reine une étrangère ; c’était un affront fait non seulement à Nacéna, mais à toutes les femmes de la tribu. Les vieillards, en souvenir de Naraguana, ne voulaient pas le condamner sans l’entendre. D’ailleurs, Aguara avait des partisans ; un certain nombre de jeunes guerriers, ses compagnons de chasse et de plaisir tenaient pour lui ; Valdez aussi, le renégat, était à ménager. Son esprit souple et délié, sa férocité, son courage lui donnaient une influence dont il fallait tenir compte, si l’on voulait éviter de jeter la division dans la tribu, et conjurer les dangers d’une guerre civile.

La nuit s’était achevée dans les conciliabules ; déjà le soleil se montrait à l’horizon.

La disparition de Francesca n’allait plus pouvoir rester secrète. Il n’y avait pas un instant à perdre. Il fut décidé qu’une députation de vieillards se rendrait à la demeure d’Aguara.

À leur grand étonnement, ils trouvèrent la ville déjà remplie d’agitation. Les Tovas sortaient de leurs toldos aussi rapidement que si l’un de leurs éclaireurs était entré dans la ville et avait annoncé l’arrivée subite d’un ennemi redoutable.

Ce qui avait produit cette soudaine émotion, c’était Shebotha ; Shebotha échappée évidemment des mains de Gaspardo. Elle avait traversé la ville en poussant des cris sauvages et ne s’était arrêtée que devant la demeure d’Aguara, en l’interpellant violemment par son nom. Aguara n’avait pas tardé à paraître.

« Que se passe-t-il ? s’était-il écrié, et pourquoi ce tumulte ?

— Ce qui se passe, répondit Shebotha. Allez au toldo où vous gardiez votre prisonnière, et vous le verrez, Aguara ; vous le trouverez vide… L’oiseau blanc, aidé par des traîtres, s’est envolé. »

Aguara n’attendit pas la fin de son discours. Il s’élança hors de son toldo et courut vers celui qu’avait occupé Francesca. Quand il se fut assuré qu’elle n’y était plus, un cri de rage sortit de sa poitrine ; se tournant vers les Indiens qui l’avaient suivi, il les convia à la vengeance, et, se mettant à leur tête, ils parcoururent en tous sens les rues de la tolderia. Shebotha marchait à ses côtés, racontant l’évasion. Valdez était devenu le centre d’un groupe, et ce n’était pas le moins animé.

En moins de temps qu’il n’en eût fallu à la plus habile cavalerie du monde, ces centaures de la pampa sud-américaine avaient rassemblé leurs chevaux et se tenaient prêts à partir. Shehotha devait servir de guide. L’espoir d’une revanche doublait l’activité de l’affreuse créature. D’une voix stridente, elle proclamait la honte qui rejaillirait sur la tribu tout entière pour s’être laissée duper aussi aisément, pour n’avoir pas su garder une enfant.

Valdez expliquait que le succès ne pouvait être douteux. Shebotha avait nommé les sauveurs de Francesca. Deux adolescents et un homme seul, embarrassés dans leur marche par une jeune Fille, n’étaient pas pour faire reculer les Tovas. Au lieu d’un prisonnier, on en ramènerait quatre.

Sous cette impulsion, enflammés par leurs chefs, les plus jeunes parmi les guerriers galopaient déjà autour de la montagne des morts dans l’espoir de couper aux fugitifs le chemin de la plaine. Shehotha, montée sur un cheval à moitié sauvage, courait en avant.

Aguara avait rassemblé une centaine de lances ; c’était sa troupe d’expédition. Il en avait pris la tête. Au moment où cette troupe allait franchir les limites de la ville, on aurait pu voir une figure sombre, celle d’une jeune femme, qui coupait au court et se glissait au milieu des arbres. Un jeune Indien, armé, la suivait.

Les deux jeunes gens s’arrêtèrent un instant. Ils examinèrent en silence le terrain. C’était une gorge étroite, par laquelle la troupe commandée par Aguara devait passer bientôt ; le lieu était propice à leur dessein.

L’Indien se mit en embuscade derrière un rocher, dont la cime dominait le passage. La jeune fille monta lentement sur cette cime et s’y tint immobile comme une statue.

Aucune parole n’avait été échangée entre eux. Un quart d’heure se passa, après lequel le bruit encore confus que fait le galop lointain d’une troupe de cavaliers se fit entendre. La figure d’en haut, pas plus que celle d’en bas, ne parurent s’en émouvoir. Aucun geste ne donna à penser que le bruit fût parvenu jusqu’à eux.

Le bruit se rapprocha. La gorge, trop étroite, ne permettait plus, sans doute, aux chevaux de galoper. Les chevaux avaient pris le pas, et l’on comprenait même, au son de leur allure, que déjà le défilé avait dû commencer. C’était le pas régulier et monotone de chevaux qui se suivent dans un sentier resserré.

Bientôt un cavalier apparut. À ses insignes, à sa mine hautaine, on distinguait en lui le chef même de la troupe. C’était Aguara. Il allait dépasser le rocher où se tenait dans l’ombre le jeune Indien, que nous avons signalé tout à l’heure. On vit soudain un second cavalier s’élancer sur le cheval d’Aguara. Un éclair brilla, la lueur d’un poignard, et Aguara tomba, précipité comme une masse sous les pas de son cheval, qui avait changé de cavalier.

Cependant l’animal, éperonné violemment sans doute, s’était jeté, par un sursaut rapide de quelques pas en avant, par-dessus le cadavre de son maître. La gorge, élargie en cet endroit, avait permis à son nouveau cavalier de lui faire faire volte-face… La lance d’Aguara était dans ses mains. Il fondit comme-un vautour sur le second cavalier, à qui la configuration du chemin avait à peine permis de voir ce qui se passait, et lui enfonça sa lance dans la poitrine.

Il lui enfonça sa lance dans la poitrine.

Aguara n’était plus, et le meurtrier d’Halberger, Valdez, venait de recevoir le châtiment de son crime…

La nouvelle passa, rapide comme la pensée, du troisième cavalier jusqu’au dernier. La troupe tout entière s’était arrêtée, ne sachant combien d’ennemis elle avait à combattre. Elle n’en avait qu’un, mais ses deux cbefs étaient morts, et le jeune Indien qui revenait vers eux était le plus redouté et jusque-là le plus respecté des guerriers de la tribu : c’était le frère de Nacéna.

Sur son ordre, ils passèrent tous le défilé. Les ayant fait ranger en cercle autour de lui, il leur dit qu’il avait vengé à la fois l’honneur de sa sœur trahie par Aguara, et celui de toutes les femmes de la tribu, pour lesquelles la recherche d’une femme au visage pâle par Aguara était un outrage irrémissible. Il ajouta qu’en mettant Valdez à mort, il avait fait justice du meurtrier d’Halberger, l’ami de leur grand chef, leur hôte à tous autrefois, d’un traître, d’un renégat, dont la présence et dont l’exemple était un opprobre pour la tribu tout entière. Il ajouta qu’il en appelait au conseil des vieillards de la justice de sa cause, et qu’il s’en remettait au jugement public.

Il leur démontra enfin que la poursuite d’une innocente jeune fille lâchement ravie à sa mère, défendue justement par son frère et son parent, protégée par un fidèle serviteur dont ils connaissaient la bravoure et la loyauté, était une honte pour des guerriers comme eux, habitués à ne combattre que de vrais ennemis.

Il leur déclara enfin qu’Aguara, en les engageant dans de pareils méfaits, avait fait voir qu’il était indigne de succéder à son père, et qu’il avait mérité la mort qu’il venait de lui donner.

Son allocution, interrompue d’abord par des murmures, avait fini par enlever les applaudissements de toute la troupe.

La rentrée du frère de Nacéna dans la tolderia fut un véritable triomphe.

Il est bon de dire que les vieillards, ayant résolu d’arrêter Aguara sur la pente fatale où il glissait, avaient donné à l’un d’eux le commandement de deux cents guerriers, et que cette armée, déjà réunie sur le corral, était, quand le frère de Nacéna ramena la troupe d’Aguara, sur le point de se mettre à sa poursuite.

La mort d’Aguara et celle de Valdez avaient simplifié considérablement les choses. La justice est sommaire parmi les Indiens. Le frère de Nacéna fut élu cacique à l’unanimité par les guerriers de la tribu, et la sorcière fut expulsée de la tolderia.

Nul ne pourrait dire ce qui se passait dans l’âme de Nacéna. Pas une plainte, pas un soupir ne sortit de ses lèvres, qui put trahir le secret de ses douleurs.

Aguara mort, mais justement, selon elle, on la vit souvent dans le sentier qui conduit à la montagne sacrée, chargée de fleurs qu’elle allait déposer sur la tombe du grand chef Naraguana, père de celui qui avait été son fiancé. Dans sa pensée, en mettant un terme, même par la mort, à la vie déshonorée où Aguara s’était engagé, elle avait fait ce que le sévère et juste vieillard eût fait lui-même, s’il eût vécu.

Pendant que ces événements se passaient à la tolderia, nos fugitifs, qui les ignoraient, poursuivaient leur route avec un redoublement de rapidité. La disparition de la sorcière, qui avait trouvé le moyen de glisser comme un serpent entre les liens avec lesquels Gaspardo croyait s’être assuré d’elle, était un motif de plus pour eux de ne prendre ni repos ni trêve.

« Caramba ! s’écriait Gaspardo, j’ai été fou en vérité de ne pas étrangler la vieille scélérate pendant que j’avais la main sur elle. Ce n’aurait pas été un péché très certainement, et nous serions en sûreté. Grâce à ma maladresse, il faut avouer que nous avons à cette heure autant de chances contre nous que nous en avions pour nous au moment de notre départ. Il faut échapper à ces maudits, pourtant ; après le tour que nous leur avons joué, ils seraient à coup sûr sans merci. Nous avons trois heures au moins d’avance sur eux, en supposant que la sorcière ait eu des ailes pour aller les rejoindre ; il s’agit de ne rien perdre de ce petit avantage, et surtout de leur faire perdre notre piste, que la sorcière doit avoir eu grand soin de leur indiquer. Pourvu que cette fois les éléments ne se mettent pas contre nous, que le ciel reste pur et que quelque obstacle inattendu ne surgisse pas tout à coup sous nos pas !… »

Il achevait à peine cette réflexion que l’obstacle qu’il redoutait se présenta ; leurs chevaux, qui n’avaient pas quitté le galop, s’arrêtèrent simultanément en reniflant et en soufflant bruyamment.

Quelle pouvait être la cause de ce brusque effroi ? L’atmosphère était humide et fraîche comme dans le voisinage d’une vaste nappe d’eau. Mais l’obscurité les empêchait de rien voir. C’était de l’eau, en effet, qu’il y avait là ; les chevaux s’étaient arrêtés sur le bord. Elle était tellement couverte de hautes herbes que, même en plein jour, à cent mètres de distance, il aurait été difficile de la distinguer.

« Une lagune ! » s’écria Gaspardo en se redressant sur le cou de son cheval et en essayant de percer l’obscurité du regard.

Le gaucho était plutôt guidé vers cette conclusion par le sens de l’odorat que par celui de la vue ; en outre, l’action de son cheval, qui maintenant tirait sur la bride et cherchait à avancer, lui indiquait que l’eau était proche.

Les trois chevaux étaient pressés de boire ; leur station sur le sommet aride de la montagne et le rapide galop qui avait succédé les avaient altérés. Ils tendaient leurs brides tellement fort qu’on ne pouvait leur résister. Ils se plongèrent dans la lagune et aspirèrent l’eau avec avidité.

Pendant ce temps, le gaucho avait examiné l’endroit autant que l’obscurité le lui permettait. Il pouvait reconnaître que la surface de l’eau s’étendait de chaque côté et qu’il y en avait bien au delà de la portée de sa vue, mais il lui était impossible de dire réellement quelle étendue de pays elle couvrait. C’était l’une de ces lagunes herbeuses appelées cienegas, que l’on trouve fréquemment au milieu des pampas, et surtout dans le Gran Chaco.

Tout dépendait pourtant de l’étendue de cette lagune. Ils ne l’avaient point rencontrée en allant vers la ville des Tovas, car ils avaient alors suivi la piste de la troupe d’Aguara, mais dans cette obscurité, dans leur hâte de s’enfuir, ils n’avaient point songé à reprendre la même route, et peut-être s’en étaient-ils écartés de plusieurs milles.

Cet obstacle inattendu mettait à une rude épreuve le sang-froid du gaucho. Si on le tournait, c’était une perte de temps des plus dangereuses. Il n’y avait pas à hésiter ; il fallait le franchir. Il tira sa montre de sa poche.

« L’aube va se faire dans quelques instants, dit-il, attendons là ; un peu de repos ne fera pas de mal à nos montures, et il faut voir clair pour la besogne que cette rencontre nous apprête. »

Une lueur blafarde illuminait déjà l’horizon à l’est, et annonçait le prochain lever du jour. Elle leur montra un spectacle plus désespérant encore qu’ils ne l’avaient pensé : la cienega était si large qu’il leur eût été impossible de la tourner, à moins de faire un immense circuit.

« Carrai ! murmura le gaucho entre ses dents, ce maudit marais est un véritable lac. Le voilà qui tourne du mauvais côté, comme s’il voulait nous ramener entre les griffes de ceux qui nous poursuivent. »

Tout en parlant, les yeux de Gaspardo tombèrent sur la surface de l’eau, miroitant à la douteuse clarté de l’aube.

Une pensée jaillit dans son esprit, et il laissa échapper une exclamation d’espoir.

Pendant que les chevaux buvaient, il avait remarqué que le fond de la lagune était solide sous leurs pieds, et il savait que ce caractère était assez commun dans ces réservoirs de la pampa. Celui qu’ils avaient devant leurs yeux pouvait être peu profond, et dans ce cas, pourquoi ne le traverseraient-ils pas ?

Il ne perdit pas de temps à réfléchir ; faisant face à la cienega, il dit à ses compagnons de le suivre, et entra résolument dans l’eau.


CHAPITRE XXII
UNE PISTE ADROITEMENT DISSIMULÉE


Ils avancèrent d’abord doucement, le gaucho à une bonne distance en avant, sondant la route et dirigeant ses compagnons.

Bientôt la surface de l’eau se découvrit davantage ; les joncs devenaient moins épais et encombraient moins la lagune.

Au bout d’un certain temps, ils se virent au milieu d’une eau claire et libre de végétation, mais cependant peu profonde et recouvrant un terrain solide. Leurs chevaux marchaient avec assurance, comme s’ils sentaient qu’il n’y avait point de vase et par conséquent pas de danger d’enfoncer.

La lueur de l’aurore à l’horizon était encore très légère, mais sa clarté était suffisante pour leur montrer la nappe d’eau s’étendant à environ un mille devant eux jusqu’au point où une ligne plus sombre leur indiquait que la terre sèche recommençait. Gaspardo était rassuré. La cienega n’était qu’une inondation, causée peut-être par la tormenta récente. Il était plus que probable qu’elle ne serait nulle part assez profonde pour être dangereuse.

Ils continuèrent ainsi en ligne directe vers le bord opposé, et en étaient arrivés à moins de cent mètres, quand le gaucho s’arrêta court en faisant signe aux autres de l’imiter.

Se dressant sur ses étriers, Gaspardo examinait minutieusement le bord de la lagune, comme s’il cherchait un endroit pour aborder. Mais telle n’était point son intention, car après quelques secondes d’examen, il tourna au contraire son cheval vers la gauche et commença, ainsi que ses compagnons, à s’avancer en suivant parallèlement le bord.

Le gaucho conserva la même direction pendant près d’un mille, sans prononcer un mot, dirigeant toujours sa course d’après les inflexions du rivage, qui maintenant devenait de plus en plus distinct. Il cheminait aussi rapidement que possible et jetait parfois un regard inquiet derrière lui. En revanche, ses oreilles étaient toujours en alerte ; parfois il croyait entendre au loin les cris des sauvages Indiens.

Enfin il sembla penser qu’il avait assez obliqué, et, tirant la bride de son cheval, il le fit arrêter. L’animal restait immobile avec de l’eau jusqu’aux jarrets. Descendant alors silencieusement de sa selle, Gaspardo passa la bride à Cypriano, en lui recommandant de la tenir ferme et d’empêcher son cheval de le suivre.

Ceci fait, il alla auprès de ses jeunes amis, leur demanda leurs ponchos et leurs caronas, qu’il déposa sur le bord en les y étendant comme des tapis, les uns après les autres, au grand étonnement des jeunes gens et de Francesca, qui se demandaient si Gaspardo pensait à donner une fête, ou s’il croyait la terre nue indigne de les porter.

Mais ils ne restèrent pas longtemps en suspens.

Le gaucho reprit son cheval des mains de Cypriano et le conduisit sur la route ainsi tapissée, en veillant attentivement à ce qu’il ne mît pas les sabots par terre. Ce n’est pas tout ; une fois là, il se mit en mesure d’envelopper chacun des pieds de sa monture dans des morceaux de jergas et de caronillas, et les fixa en guise de bottines avec des cordes, à chacune de ses jambes ; puis, ayant renouvelé avec un sang-froid exemplaire cette opération au profit des autres chevaux, il les conduisit l’un après l’autre au delà de la garniture des ponchos et des caronas.

Rassemblant alors ses tapis, et montrant la forêt à ses amis :

« Quand nous serons là, après ces précautions prises, dit-il, nous commencerons à respirer. Bien fins seront les Indiens s’ils retrouvent notre piste. »

Nous savons par le récit qui a précédé que toutes ces précautions étaient superflues.


CONCLUSION


Nous ne suivrons pas davantage nos voyageurs dans les détails de leur fuite. Ils passèrent la nuit au milieu de la forêt. Nuit réparatrice dont Francesca elles deux jeunes gens avaient grand besoin. Il faut dire, du reste, qu’autant Ludwig et Cypriano avaient été inquiets dans leur première expédition, autant, dans celle qui avait pour but leur retour, ils se montraient confiants et rassurés. Il ne leur paraissait pas possible qu’après leur avoir rendu Francesca par une succession d’événenements si extraordinaires, Dieu voulût les abandonner alors qu’ils approchaient du but.

Au bout de trois jours, après des épreuves dont les plus inquiétantes furent pour eux la difficulté de trouver à se nourrir, le gibier s’étant assez rarement montré à portée de leurs armes (ils avaient dû se contenter le premier jour d’un armandillo dont Cypriano était parvenu à s’emparer et que Gaspardo avait fait rôtir dans sa carapace, et le second d’un tamanoir que Ludwig avait abattu d’un coup de sa carabine, mets peu savoureux, mais dont les tranches grillées suffirent néanmoins à réparer leurs forces), après trois jours, disons-nous, ils parvinrent sur la rive d’un fleuve, dans lequel Gaspardo retrouva une ancienne connaissance. C’était une branche du Pilcomayo. En le reconnaissant, le gaucho ne put retenir un cri de joie. Il était enfin dans un pays connu et il se disait que, sauf des éventualités peu probables, quelques jours de marche suffiraient à les ramener à l’estancia de son ancien maître. Grâce à Dieu, il pouvait donc espérer de remettre Francesca entre les mains de sa mère. Il ne rapportait pas la joie à cette veuve désolée ; mais, en lui rendant l’enfant qu’elle avait cru perdue, en lui remettant sains et saufs Ludwig et Cypriano qu’elle avait confiés à sa garde, le brave homme se rendait le témoignage qu’il donnait à sa chère maîtresse les seules consolations qui pussent l’aider à supporter la vie. Il se sentait heureux et fier aussi do pouvoir se dire, en pensant à celui qui n’était plus, qu’il avait fait pour le maître, pour l’ami mort, tout ce que le plus fidèle serviteur et le cœur le plus dévoué eussent pu accomplir pour lui alors qu’il vivait.

Dieu fut miséricordieux. Il réunit enfin ceux qui avaient été séparés. C’était bien l’estancia qui était sous leurs yeux, et, sous la véranda où l’épouse avait attendu autrefois son mari et sa fille, elle attendait encore. Bientôt Francesca, Ludwig et Cypriano se précipitèrent dans les bras de la pauvre mère. Après les premières ivresses du retour, chacun se retournant sembla se dire qu’il manquait à cette fête quelqu’un qui ne pouvait pas être oublié. Où donc était celui qui avait été pour chacun d’eux une providence dans cette double expédition ? où donc était le gaucho ? Le brave et rude homme était resté à quelques pas de la véranda, adossé à un arbre, le visage caché dans ses mains : de grosses larmes coulaient entre ses doigts. Ce fut la petite main de Francesca qui le força à les montrer, ces larmes dont il n’avait certes pas à rougir.

La senora Halberger, mise au courant en peu de mots de tout ce qu’il avait fait pour ses enfants, était descendue des marches du perron.

« Je ne puis vous remercier, lui dit-elle, mon ami, qu’en vous serrant, moi aussi, sur mon cœur, et qu’en vous disant que, pour les enfants comme pour moi, vous êtes désormais plus, sinon mieux qu’un ami ; vous êtes un parent. Gaspardo, vous faites à jamais partie, non plus de la maison, mais de la famille. »

Pour cette fois, le brave gaucho ne put y tenir. Il se mit à pleurer et à sangloter comme un enfant. Cette joie, dont l’explosion ressemblait à une douleur, avait mouillé tous les yeux.

Quand il se fut remis, le gaucho, tout rougissant encore, demanda à la senora Halberger la permission d’émettre un dernier avis, et qu’on voulût bien le considérer encore pour quelques jours comme le chef d’une expédition qui lui paraissait nécessaire.

Il représenta à la senora que, tant que, d’une part, le dictateur Francia vivrait, et que tant que, de l’autre, Aguara et Valdez auraient pleins pouvoirs sur la tribu des Tovas, l’estancia ne serait pas un lieu sûr pour elle et pour les siens. Instruit par le passé, Gaspardo savait qu’on ne les y laisserait pas en repos. Le lieu de la retraite d’Halberger, étant connu de Valdez, ne pouvait demeurer longtemps un secret pour le dictateur. Il n’eût pas été sage non plus de croire qu’Aguara renoncerait à tirer vengeance de la disparition de Francesca. Il n’y avait donc pas un jour, pas une heure peut-être à perdre, pour dépister les Indiens. Ils avaient fait, eux, pour dérouter leurs poursuites, un énorme détour. À vrai dire, en approchant de l’estancia, Gaspardo avait craint de la trouver au pouvoir d’Aguara. Il ne s’expliqua pas que la senora, depuis trois jours, n’eût pas été inquiétée, car depuis trois jours Valdez et Aguara, les devançant en prenant la ligne droite de la tolderia à l’estancia, auraient pu se montrer dans le pays. Peut-être s’y cachaient-ils quelque part pour épier le retour de Francesca et de son escorte, et enlever du même coup toute la maison.

La senora Halberger répondit à Gaspardo que tout ce qu’il venait de dire était plein de sens et de sagesse et qu’elle n’hésiterait pas à suivre son conseil si les choses étaient restées telles qu’il devait nécessairement le croire ; mais que, grâce à Dieu, elle était en mesure de le rassurer sur tous les points. Le lendemain même de son départ avec Ludwig et Cypriano, la nouvelle de la mort du dictateur Francia avait été apportée dans le pays et depuis elle s’était confirmée. Un avis envoyé par un ancien ami de son mari lui avait appris que le Paraguay lui était donc rouvert au cas où la famille Halberger eût désiré y rentrer ; mais elle avait mieux encore à lui dire : un messager de la tolderia des Tovas, un messager de paix, lui était arrivé l’avant-veille de leur retour à eux-mêmes, et l’avait prévenue que leur expédition avait eu un plein succès, qu’ils ne seraient pas poursuivis et que d’heure en heure elle devait compter les voir arriver.

« C’est pourquoi, dit-elle, vous m’avez trouvée sur la véranda, non plus désespérée, mais vous attendant tous avec la confiance que bientôt vous me seriez rendus. »

Gaspardo, Ludwig et Cypriano n’en croyaient pas leurs oreilles. Qui donc avait pu, parmi les Indiens, avoir cette bonne pensée d’envoyer à l’estancia Halberger, un messager de paix ? et qu’avait-il pu se passer à la tolderia pour que l’envoi de ce messager fût possible ?

« Nous sommes des ingrats ! s’écria Francesca ; nous oublions Nacéna. »

Et s’adressant à sa mère :

« N’est-ce pas, mère chérie, que l’Indien dont tu nous parles te venait surtout de la part d’une jeune Indienne nommée Nacéna ?

— C’est vrai, répondit la senora. Ce messager était en outre chargé de nous appprendre qu’Aguara et Valdez avaient enfin reçu le châtiment de leurs forfaits, qu’ils étaient morts, et que le frère de Nacéna avait été élu cacique des Tovas.

« Le messager avait ajouté que la fille du cacique tenait à nous faire savoir, pour nous délivrer de toute inquiétude, que son frère et elle seraient pour toute notre maison désormais et à toujours ce que Naraguana avait été pour mon mari. Elle nous engageait à vivre en paix dans l’estancia construite par votre père, et espérait qu’un jour pourrait venir où, les Tovas se rapprochant de nous, Nacéna pourrait revoir sa sœur Francesca. »

En apprenant toutes ces heureuses nouvelles, Gaspardo ne put se contenir. Il lança en l’air son chapeau en signe d’allégresse en criant : « Vive Nacéna ! »


Que si vous voulez, lecteurs, jeter un dernier regard sur l’estancia Halberger et savoir ce qui s’y passait six ou huit ans environ après tout ceci, je vous la montrerai singulièrement embellie et agrandie. Deux estancias s’élèvent à côté de la maison principale toujours habitée par la senora Halberger, dont Gaspardo est devenu l’intendant et dont son activité et ses aptitudes singulières ont fait la fortune. Dans l’une de ces habitations, vit heureux, laborieux et paisible, un jeune et charmant ménage, celui de Cypriano. Sa jeune femme, dans laquelle vous n’aurez pas de peine à reconnaître Francesca Halberger, est entourée de trois beaux enfants.

Deux estancias s’élèvent à côté de la maison principale.

Dans l’autre maison, même spectacle : cherchez les noms, mais ne cherchez que cela, c’est le même bonheur. Ludwig Halberger, devenu le mari d’une jeune et belle Paraguayenne, fille d’une ancienne amie de sa mère, est, lui aussi, le père de trois charmants petits enfants.

De grands bâtiments de ferme s’étendent non loin de là, habités par d’industrieux, par d’heureux colons.

Si vous regardez plus loin encore, vous verrez, abritée par une colline, une tolderia moins vaste que celle que je vous ai décrite, mais plus jolie. Les toldos s’y ressentent du voisinage de la civilisation ; de nombreux troupeaux paissent à l’entour. Vous connaissez la reine de cette tolderia nouvelle : c’est Nacéna.

Il est à croire qu’il existe plus d’une manière d’être heureux, puisque les habitants des estancias Halberger sont heureux à coup sûr, et que les Indiens de la tolderia Nacéna semblent fort satisfaits, eux aussi, de leur sort. Grâce à Nacéna, la civilisation a pénétré parmi les siens. La tolderia Nacéna est un village, une petite ville chrétienne. — Vous pouvez voir d’ici qu’une maison d’école et une église en font le centre et en sont les bâtiments principaux.

FIN DE LA SŒUR PERDUE.

NOTES

1. Les Mamelucos de l’Amérique du Sud forment un peuple de races mélangées Portugaise, Africaine et Indienne, dont le centre est à San-Paulo, au Brésil. Ils sont les plus féroces chasseurs d’esclaves du continent méridional, et leur histoire est un tissu de cruautés et de meurtres. (P. 2.)

2. Cathartes papa. (Test le plus bel oiseau de la famille des vautours. (P. 2.)

3. Une grande espèce de daim sud-américaine, et particulière à la région des Pampas. (P. 3.)

4. On la dit située à environ vingt milles plus bas, quoique Page, dans son exploration, ne l’ait pas découverte. Peut-être le Pilcomayo débouche-t-il dans le Paraguay par un des nombreux riachos qui sillonnent le pays. Il n’y avait alors rien d’étonnant à ce qu’elle ait échappé à l’observation de Page. (P. 5.)

5. Ainsi nommé de ce que ses rameaux servent à couvrir les maisons. (P. 5.)

6. Toldo. Nom donné à la hutte d’un berger et au wigwam de l’Indien Chaco L’estancia a de plus hautes prétentions : c’est l’analogue de l'hacienda mexicaine et la résidence d’un propriétaire. On désigne souvent aussi sous ce nom l’ensemble de la propriété. (P. 5.)

7. Tolderia, réunion de toldos ou huttes. On appelle ainsi les villages des Indiens Chaco, et les campements où ils séjournent un certain temps. (P. 6.)

8. Les Guanos sont une tribu de Chaco très différente des belliqueux Tovas ou Guaycurus. ILs ressemblent davantage aux paisibles Aztèques et aux Pueblos du Mexique ; ils se livrent à l’industrie et souvent prennent du service chez les habitants blancs du Paraguay et de Corrientes. (P. 7.)

9. Magnifique arbre de la famille des mimosas dont les branches largement écartées peuvent abriter une grande troupes de voyageur. On aperçoit souvent la case d’un gaucho ombragée par un arbre solitaire de cette espèce, que n’entoure pas un arbrisseau ni un buisson. Je crois que l’ombu est ce même grand mimosa qui croît sur les llanos du Vénézuéla et que les llaneros appellent Saman. (P. 7.)

10. Francia (Jose-Gaspar-Rodriguez), né à Asuncion en 1758, d’un père français et d’une créole, mort en 1840. En 1811, il fut nommé secrétaire de la junte lors de la révolution qui chassa les Espagnols de Buenos-Ayres, puis bientôt il se fit élire consul, dictateur temporaire et enfin dictateur à vie. Malgré sa tyrannie, le Paraguay lui doit son organisation, ses manufactures, son commerce et sa civilisation. (P. 10.)

11. Aimé Bonpland, né à la Rochelle en 1773, mort en 1858. Son histoire est racontée plus loin. Outre le Voyage en Amérique de Humboldt dont il rédigea la partie botanique, on lui doit : Description des plantes rares de la Malmaison (1813), et Vues des Cordillères et des Monuments indigènes de l’Amérique (1819). (P. 10.)

12. Maté est le nom du vase dans lequel est infusé le thé du Paraguay. La plante qui donne ce produit est la « Yerba » (Ilex Paraguensis), et le breuvage s’aspire à travers un tube appelé la « bombilla ». (P. 11.)

13. Péon. Serviteur indien à gages. Le mot est espagnol et s’emploie dans toute l’Amérique Espagnole, y compris le Mexique. Le péonage n’est en résumé qu’une sorte d’esclavage. (P. 11.)

14. Nom donné aux soldats de Francia parce qu’ils habitaient dans les casernes ou cuarlels. (P. 11.)

15. Guarapé. Boisson enivrante obtenue de la canne à sucre. (P. 12.)

16. Les bolas ou boliadores sont une arme indienne adoptée par les gauchos. On en trouvera plus loin la description. (P. 16.)

17. Selle employée par les Américains du Sud. (P. 17.)

18. Le cruel mors mameluc est employé par les Mexicains et les Sud-Américains. Il a été introduit par les conquistadores et vient des Maures. (P. 17.)

19. Appelé autrefois ours aux fourmis. Il en existe quatre espèces distinctes dans l’Amérique du Sud. (P. 17.)

20. Oiseau d’un plumage magnifique et appartenant à la tribu des perroquets. (P. 18.)

21. Guide. (P. 19.)

22. Cette substance est appelée Salilré par les Américains Espagnols. C’est une sorte de salpêtre. Une efflorescence semblable, qui couvre les plateaux du nord du Mexique, se nomme Tequizuité. (P. 19.)

23. Morceau de peau employé par les Indiens en guise de selle. On donne ce nom à l’une des nombreuses pièces d’étoffe que les gauchos entassent sous leurs recados ; en ce cas, elle est ordinairement en grossière étoffe de laine. (P. 22.)

24. Le maïs est une nourriture très en usage chez les Paraguayens et les autres habitants du pays du Parana (P. 22).

25. Une des nombreuses espèces d'atèles ou singes hurleurs. (P. 22).

26. Les articles compris dans le harnachement d’un cheval de gaucho forment un curieux catalogue. Sous le nom général de « recado » ou selle, nous avons : 1° le caronillo, peau de mouton placée directement sur le dos du cheval ; 2° la jerga primera, morceau de tapis d’environ un mètre carré, déposé sur le caronillo ; 3° la jerga segunda, morceau plus petit, de la même étoffe, étendu sur la partie inférieure de la jerga primera ; 4° la carona de vaca, environ un mètre carré de cuir de vache non tanné étendu sur les tapis ; 5° la carona de zuela, morceau de même grandeur de cuir tanné ornementé avec des estampages ; 6° le recado proprement dit, qui est la charpente de la selle, rembourrée en paille et couverte de cuir estampé ; 7° la cincha, ou sangle, faite d’une épaisse bande de cuir cru et serré, non par des bandes, mais par des anneaux de fer au travers desquels passe la courroie qui sert à la tirer : le corrion. La cincha s’étend par-dessus la selle et embrasse tous les articles déjà mentionnés ; 8° le cojinillo, appelé quelquefois pellon, qui est un drap de laine, noir ou blanc, recouvrant le tout et recouvert lui-même par le sobre puesto ; 9° le sobre-puesto, petit morceau de tapis ou de peau de loup étalé sur le cojinillo ; 10° la sobre-cincha, courroie resserrant le tout et attachée par une boucle. En outre, il y a le chapeado, bande d’argent qui traverse le front du cheval ; le fiador ou bricole très ornée autour de son cou, et le pretal, brillante ceinture argentée qui est de proportion colossale et passe devant sa poitrine. En ajoutant les étriers, on aura l’équipement complet de la monture d’un gaucho. (P. 22.)

27. Ces ouragans ont un caractère différent. Le « temporal » prévient de son approche et est toujours précédé de trois journées lourdes et pluvieuses. La « tormenta » éclate soudainement et est une espèce de typhon. (P. 23.)

28. L’arbre ninay de l’Amérique du Sud appartient à la famille des sensitives et prévient toujours de l’approche d’une tormenta en fermant les corolles de ses fleurs. (P. 23.)

29. Littéralement « boule perdue » ; la signification spéciale de ces mots résultera de l’explication du gaucho (P. 26).

30. Nom donné à une espèce d’arbre de la famille des acacias à cause de la dureté de son bois. Quebracho, ou casseur, signifie qu’il briserait la hache avec laquelle on voudrait l’abattre. (P. 26.)

31. L’arroyo est un ruisseau coulant entre deux berges élevées et à pic. (P. 27.)

32. Vautour-dindon de l’Amérique Espagnole, nommé Jofilote au Mexique. Dans les autres portions du continent de l’Amérique du Sud, on l’appelle urubu et gallinazo. Certains voyageurs ont cru que le turkey buzzardu des États-Unis et le gallinazo sud-américain étaient un même oiseau. Ils sont cependant entièrement distincts ; ce dernier est beaucoup plus beau que son congénère du nord. Son plumage est plus brillant, tandis que sa tête chauve, son cou et ses pattes, au lieu d’être d’un blanc grisâtre, sont d’une couleur rouge vif. Il existe au moins quatre espèces distinctes de ces petits vautours noirs sur le continent de l’Amérique. (P. 27.)

33. Les Hispano-Américains, aussi bien au nord qu’au sud du continent, donnent au jaguar le nom de « tigre ». Le nom de jaguar est un mot guarani, le seul correct pour cet animal dans l’Amérique du Sud. (P. 28.)

34. Le vizcacha (Lagoslomus tachodactylus) ressemble à un gros lapin, mais ses incisives sont plus longues et sa queue est allongée. (P. 34.)

35. Le riacho de l’Amérique du Sud est un cours d’eau tributaire d’une grande rivière. Il ressemble au bayon de la Louisiane. En temps d’inondation, son courant change de direction et revient sur lui-même. (P. 36.)

36. Le garzon est la plus grande des grues de l’Amérique du Sud. Il possède une hauteur de cinq pieds ; ses jambes sont longues et grêles ; son bec pointu est immense ; il a sous la gorge un sac rouge comme un pélican, et son plumage est presque d’un blanc de neige. (P. 37.)

37. La gymnote possède une merveilleuse puissance électrique. Les chevaux et les bestiaux qui passent à gué les marécages ou ruisseaux peuplés par ces singulières créatures succombent souvent sous leurs chocs galvaniques. L’incident que nous rapportons est en parfaite concordance avec les phénomènes observés. (P. 39.)

38. La vara est une mesure espagnole dont la longueur est d’environ 85 centimètres. (P. 42.)

39. Danta, nom donné au tapir dans les contrées hispano-américaines. Parmi les Portugais, l’animal est plus connu sous le nom de gran bestia (la grosse bête). Outre le tapir commun à toute l’Amérique tropicale, on en a découvert dernièrement une autre espèce plus petite qui habite les terres élevées et les montagnes et qu’on appelle pour cette raison danta de sierra ou « tapir de montagne ». (P. 43.)

40. Celui qui suit une piste, batteur d’estrade, de rastro, piste. (P. 44.)

41. Cardon est le nom d’une plante gigantesque de l’espèce des orties et qui est bien connue sur certaines parties des pampas où elle couvre d’immenses espaces nommés cardonales. (P. 45.)

42. Avestruz est le nom donné par les gauchos à l’autruche de l’Amérique du Sud (Rhea Americana). (P. 45.)

43. La chemise portée par les gauchos aux jours de fête — dias de fiesta — est un objet très coûteux, fabriqué avec la plus fine batiste et souvent brodé avec beaucoup de goût. (P. 46.)

44. Grue-soldat, ainsi nommée à cause de la poche rouge qu’elle porte sur la poitrine et qui lui donne une sorte d’aspect militaire. (P. 47).

45. Gringo, nigaud, est un terme de mépris fréquemment employé par les Hispano-Américains pour désigner un Européen ou toute autre personne étrangère à leur pays ou à leurs habitudes. (P. 47.)

46. Espaces marécageux recouverts en général par des roseaux ou par de hautes herbes aquatiques. (P. 47.)

47. Nom donné par les gauchos aux œufs épars du Rhéa. (P. 51.)

48. L’avestruz petise appartient à des latitudes plus froides que celles fréquentées par les espèces plus grandes. Elle ne dépasse pas au nord le Rio-Colorado qui borne les plaines de la Patagonie. (P. 51.)

49. On n’a découvert que récemment qu’il existe deux espèces de rhéas. Le vieux moine styrien Dobrizhoffer, qui écrivit une Histoire des Abipones, tribu des Indiens Chaco, mentionne les deux espèces dans son livre. Cependant son assertion resta discréditée jusqu’à ce que le grand naturaliste Darwin eût donné une description de l’Avestruz petise dont il se procura un spécimen pendant son séjour en Patagonie. L’oiseau a reçu le nom de Struthio Darwinii, tandis que l’espèce plus grande est appelée Struthio Rhea. (P. 51).

50. Vizcacha ou Biscacha (Calomys viscacha) ; cet animal est caractéristique des pampas. On le trouve au sud jusqu’au Rio-Negro, latitude 41°, et à l’ouest jusqu’au pied des Cordillères, où il est remplacé par une espèce analogue dont les habitudes sont plus montagnardes. À l’est, il n’a pas dépassé la rivière de l’Uruguay, ce qui est assez étrange, car les plaines de la Banda Oriental sont semblables à celles qu’il fréquente à l’ouest de la rivière. Il est très commun autour de Buenos-Ayres et sur tous les districts recouverts par les grands chardons. (P. 53.)

51. Le genre cavia dont il existe plusieurs espèces, au nombre desquels se trouve le petit animal nommé cochon d’Inde. (P. 53.)

52. Noctua crinicularia. Un hibou de mœurs analogues fréquente les villes des chiens des prairies de l’Amérique du Nord, mais il est d’espèce différente. (P. 53.)

53. Pendant sa vie, il était appelé El Supremo, le Suprême, par ses sujets paraguayens qui, tremblant devant lui, croyaient sa puissance presque divine. Après sa mort, ils le désignaient sous le nom de « El Defunto », le défunt, et ne prononçaient ce mot qu’avec hésitation et en jetant autour d’eux un regard d’effroi, comme s’ils eussent craint sa résurrection. (P. 57.)

54. Rien n’est plus remarquable dans une forêt tropicale de l’Amérique du Sud que la présence de ces végétaux parasites et des épiphytes désignées en espagnol sous le nom de « Sipos » ou « Llanas » et en français sous celui de lianes. Il en existe une variété infinie. Certaines ressemblent à de gros câbles, tandis que d’autres sont aussi minces que de la corde à fouet. On en trouve d’assez longues pour servir de ficelle à cerf-volant, et leur solidité peut se comparer à celle du chanvre tordu. (P. 66).

55. Le cocuyo ou grande mouche à feu est l’un des insectes les plus curieux et les plus beaux des contrées tropicales. Il possède une paire de grands yeux ronds brillant d’une forte lumière verte ; il a en outre sur l’abdomen un large espace étincelant qui n’est visible que pendant le vol de l’insecte. On emploie souvent cet animal pour orner les tresses noires des dames hispano-américaines et quelquefois même leur toilette ( P. 66).

56. « Iribu » ou « Urubu », nom donné par les Guarani et les Paraguayens à toutes les espèces de vautours remarquables par l’acuité de leur vue. (P. 72).

57. Tia, tante, appellation familière employée en s’adressant aux vieilles femmes. (P. 75).

58. Dans toute l’Amérique du Sud tropicale, parmi les Indiens comme parmi les blancs, un lit se compose d’une plate-forme faite au moyen des tiges fendues et tressées du bambou américain (Arundo gradua). En raison de son élasticité, il remplace très bien les sommiers élastiques actuellement usités dans les contrées plus civilisées. (P. 76).