La renaissance septentrionale et les premiers maîtres des Flandres/01

CHAPITRE I

Le rôle de l’art flamand dans la Renaissance Septentrionale




Considérations d’ensemble

En étudiant les origines de la Renaissance en Italie, les érudits ne laissent pas d’accorder une large place au XIVe siècle ; on y rencontre quelques-uns des grands précurseurs littéraires et artistiques du Rinascimento. C’est également au XIVe siècle qu’il faut se reporter pour étudier les origines de la Renaissance hors d’Italie. L’esprit gothique s’épuisait, lorsque, dans la seconde moitié du XIVe siècle, une évolution capitale du sentiment esthétique se produisit dans les contrées septentrionales. On se détourna du spiritualisme désintéressé, des vérités immatérielles qui avaient ennobli le moyen âge ; on se passionna pour la nature tangible, pour les propriétés réelles des choses. À l’idéalisme, qui venait de régner pendant un siècle et demi, s’opposait le réalisme des temps nouveaux.

Prétendrons-nous que l’art gothique ignora la nature ? Qui oserait ainsi parler ? Les cathédrales ne sont « que vie et mouvements ». L’Église fut « l’arche qui accueille toute créature. »[1] Mais, pour l’homme médiéval, l’univers visible était un symbole ; à travers l’enveloppe des choses, à travers leur réalité, on voulait atteindre l’enseignement de Dieu, car « toute créature, dit Honorius d’Autun, est l’ombre de la vérité et de la vie ». Une forme n’avait de valeur que si elle revêtait un sens symbolique ; elle était l’image d’une pensée ; et l’idée que nous nous faisons des choses avait pour le moyen âge plus de réalité et d’intérêt que les choses mêmes. L’art se nourrissait de ces abstractions à en mourir ; c’est contre elles que dut réagir l’esprit révolutionnaire des maîtres septentrionaux.

Les Italiens de bonne heure aussi — Dante, Pétrarque, Boccace pour nous en tenir aux illustres — avaient connu l’amour de la nature. Giotto peignant les moines franciscains avec leurs humbles vêtements, avait montré aux artistes l’immense domaine de l’humanité réelle. Il ouvrait les voies ; l’Italie est bien, quoi qu’on pense et dise, la fille ainée de la Renaissance. Peintre gothique, Giotto possède en puissance les forces du génie moderne. Devant ses œuvres, Michel-Ange disait : « On ne peut rien voir qui approche davantage de la nature. » Et pourtant, le peintre de l’Arena « n’avait affranchi l’art qu’à demi. »[2] Sa sublimité, considérée en soi, est sans tache ; mais l’histoire de l’art montre qu’elle imposa des formules systématiques et abstraites à toute une école, plus préoccupée de copier le maître que d’observer le modèle humain. Éternel effet du génie d’ailleurs ; éternelle erreur des épigones… Les giottesques abusèrent des recettes géométriques ; les chefs-d’œuvre, comme le Triomphe de la Mort, du Campo Santo de Pise, où la nature est vue à travers les inspirations de Boccace et de Pétrarque et le Triomphe de saint Thomas d’Aquin, de la Chapelle des Espagnols, ordonné par la plus rigoureuse des symétries, n’arrêtèrent point la décadence de l’école. Il fallut, si l’on peut dire, un coup de fouet pour ranimer les énergies. Il vint du Nord. Les maîtres septentrionaux apportèrent à l’art la jeunesse attendue.

Ils étaient plus libres que les artistes du Midi ; ils n’étaient point fascinés par les modèles antiques ; ils ne croyaient point que la nature est belle exclusivement dans le calme et l’harmonie des lignes rythmiques ; ils n’ignoraient sans doute point qu’elle est grandiose dans les heures de paix, mais ils la croyaient tout aussi captivante dans les minutes dramatiques de l’action, alors qu’elle montre ses brutalités, ses anomalies, ses vices…

L’exactitude dans la reproduction des formes devint la loi ; le symbolisme abdiqua.

L’art, peu à peu, y perdit son unité morale.

Assurément — et Ruskin l’a dit avec éloquence — le moyen-âge fut individualiste à sa façon ; mais l’individualisme allait devenir le trait essentiel de l’idéal nouveau. L’anonymat artistique cessa ; l’interprétation de la nature étant proclamée libre, — puisque l’on exigeait une fidélité entière de ses interprètes — les artistes s’isolèrent de plus en plus dans des recherches personnelles. Était-ce une décadence ? Était-ce une conquête ? L’unité grandiose de l’art médiéval nous inspire une trop grande affection, et certains maîtres de la Renaissance, soumis de par leur volonté propre à de rigoureuses disciplines, sont trop dignes d’enthousiasme pour que nous cherchions ici à peser la valeur des deux époques.

Ces principes nouveaux, nés au XIVe siècle, mais qui ne se répandirent dans les ateliers européens qu’au début du XVe siècle pour déterminer la physionomie de la première Renaissance, furent longtemps considérés comme une conquête du quattrocento italien. Dans ses leçons professées à l’école du Louvre, Courajod a démontré que l’art nouveau vivait en France dès le milieu du XIVe siècle, — et pour Courajod, qui développe sur ce point les idées de son maître de Laborde, ce changement capital dans les tendances esthétiques est dû à l’initiative des artistes flamands qui vécurent chez les princes français. Constamment le célèbre professeur revient sur cette idée dans le second volume de ses leçons, Les Origines de la Renaissance : le naturalisme moderne est né vers le milieu du XIVe siècle, en France, sous l’influence unique des maîtres flamands. Cette thèse, remarquons-le, contient trois affirmations. La première a obtenu l’adhésion de presque tous les historiens : le sentiment nouveau de la nature est né au XIVe siècle.[3] Il n’en est pas de même des deux dernières. Elles valent un examen sérieux, puisqu’il s’agit des origines de l’art moderne et de notre passé artistique. Étudions donc le problème en tâchant, si possible, d’y apporter quelque lumière nouvelle.

Disons d’abord que cette désignation de flamand est employée par le professeur du Louvre et par la majorité des écrivains d’art d’une manière arbitraire pour désigner tous les artistes originaires des Pays-Bas.

Les Miracles de Saint-Bavon
Bas-relief en pierre, XIIe siècle (Musée Lapidaire de Gand)

Les Pays-Bas, au XIVe siècle, comme de nos jours, étaient bilingues ; il y avait au nord les Thiois qui parlaient la langue néerlandaise ; il y avait au sud les Wallons parlant une langue d’origine romane. Les Thiois comprenaient non seulement les Flamands (c’est à dire les gens nés dans les Flandres), mais encore les Brabançons, les Limbourgeois, les Gueldrois, les Hollandais, les Zélandais, les Frisons. Or, pour les écrivains d’art, Thiois et Wallons se confondent sous la dénomination générale de flamands. Un Liégeois, un Dinantais, un Hutois, sont des Flamands pour tous les critiques français ou allemands dont les connaissances sur ce petit point égalent celles de Walter Scott faisant de Liège une grande commune flamande dans Quentin Durward.

Rigoureusement, ce mot de flamand ne devrait donc s’appliquer qu’aux maîtres nés dans les Flandres, et l’on verra que cette distinction méritait d’être signalée. Mais le mot depuis des siècles a pris une extension considérable, depuis le temps où Bruges, joyau des Flandres, centralisa l’art des provinces wallonnes et thioises ; au XVIe et au XVIIe siècles il désigne la généralité des artistes des Pays-Bas. Courajod s’appuyait donc sur une tradition séculaire ; il n’y avait aucun mal à ce qu’il appelât flamands les maîtres des Pays-Bas. Au XVIIe siècle s’établit définitivement la distinction entre l’école flamande et l’école hollandaise ; mais encore par flamands on entend les Flamands des Flandres, du Brabant, plus les Wallons. Faut-il donc rejeter le mot, le remplacer ? Oui et non.



Enlèvement de sainte Marguerite par le gouverneur Olybrius
Fresque de la Cathédrale de Tournai, XIIe siècle (D’après une copie à l’aquarelle de M. Tulpinck)

Il en est de lui comme du mot gothique ; le sens actuel ne répond point au sens originaire ; mais un long usage a consacré l’expression devenue claire et vivante pour tous. Quand Courajod parle de l’influence flamande à propos de maîtres comme Jehan de Liège, Jean-Pépin de Huy, nous savons ce qu’il veut dire ; sa démonstration n’en est point affaiblie. Les Flamands, pour lui, viennent des provinces qui constituent la Belgique et la Hollande actuelles ; ce sont des Belges et des Hollandais ; il les rassemble au XIVe siècle ; il n’aurait point manqué de les distinguer au XVIIe. Nous maintiendrons aussi dans une large mesure ce terme de flamand. Mais nous saurons éventuellement établir une distinction entre les Flamands brugeois, anversois, bruxellois, les séparer s’il le faut des maîtres wallons et des maîtres hollandais, et nous ne craindrons pas, à l’occasion, d’appliquer notre nouveau nom de famille : belge, aux maîtres nés sur notre sol.

Il s’agit maintenant de savoir, si les artistes que Courajod appelle des Flamands, ont été vraiment les promoteurs d’une révolution esthétique et les créateurs du naturalisme moderne. Aux yeux des historiens de l’art, le naturalisme est considéré comme une tendance instinctive des maîtres germaniques et comme l’apanage de l’école flamande plus encore que de l’école hollandaise. Le naturalisme ou le réalisme flamand est un dogme pour les critiques et les esthéticiens qui ont étudié notre art, pour de Laborde qui déclare, dans une page d’ailleurs admirable, « que l’art flamand n’est qu’un portrait », pour son disciple Courajod qui croit définir le style flamand en définissant le naturalisme, pour Waagen qui oppose les Flamands aux Grecs idéalistes, pour Taine enfin qui voit dans notre besoin de vérité, notre esprit positif, notre caractère calme, notre amour du confort, les origines d’un art où domine la matière et que limite la réalité. Les critiques et les philosophes contemporains ne sont pas les premiers d’ailleurs à circonscrire ainsi le champ de notre idéal. Michel-Ange, qui n’aimait point notre art, disait : « En Flandre, on peint de préférence ce qu’on appelle paysage et beaucoup de figures par-ci par-là… Il n’y a là ni raison, ni art, point de symétrie, nul soin dans le choix, nulle grandeur… Si je dis tant de mal de la peinture flamande, ce n’est pas qu’elle soit entièrement mauvaise, mais elle veut rendre avec perfection tant de choses, qu’elle n’en fait aucune d’une manière satisfaisante.[4] » Remarquons que cette boutade échappe au peintre de la Sixtine à une époque où les Flamands commencent à se troubler singulièrement devant la beauté italienne et reconnaissons qu’il y a peut-être une petite part de vérité dans la critique du Buonarroti.

Présentée en bloc et opposée à l’école italienne par exemple, l’école flamande se distingue par sa physionomie « naturaliste ». Admettons l’épithète. Ne soyons pas des naturalistes honteux ; gardons notre étiquette hardiment arborée par les Bruegel, les Teniers, les Brouwer. Mais que de nuances, et comme le mot sonne faux, appliqué à quelques autres de nos maîtres ? Est-ce un réaliste que Memling ? Trouve-t-on que la matière domine chez Quentin Metsys ? N’y a-t-il chez Rubens que l’amour des couleurs et des chairs éclatantes ? N’est-ce point la grâce fluide et spirituellement grave des portraits anglais de Van Dyck qui fit éclore en Angleterre une peinture tout idéaliste ? Ne sait-on pas qu’au XVe siècle, qui disait flämisch disait élégance, beauté harmonieuse ? Nombreux sont les contrastes, les demi-teintes, les oppositions dans ce que Taine appelle notre caractère national. La conception tainienne s’est néanmoins si bien vulgarisée, qu’aujourd’hui encore toute œuvre flamande, quelle qu’elle soit, à quelque époque qu’elle appartienne, est à première vue jugée réaliste. Le chanoine Dehaisnes, dans son Histoire de l’art dans la Flandre, l’Artois et le Hainaut avant le XVe siècle, — monument d’érudition sûre, de patience enthousiaste, d’information inépuisable — est hypnotisé par ce commandement esthétique : l’art flamand est naturaliste. Le phénomène est topique et veut qu’on s’y arrête. Aussi bien, en suivant Mgr Dehaisnes dans quelques-unes de ses démonstrations, aurons-nous l’occasion de franchir à grands pas les stades primitifs de notre art et d’apprécier si le naturalisme soi-disant immémorial de notre race était tel qu’une révolution internationale devait en sortir.

Dès le début de son travail, et tout en accordant aux populations wallonnes un esprit fin et un goût satirique, le chanoine Dehaisnes écrit : « Pour la plupart de nationalité germaine, les populations du nord-est de la Gaule tiennent de cette origine, des tendances vers le naturalisme dans l’art. »[5] On chercherait vainement dans son livre une preuve de ce naturalisme primordial. Nous sommes naturalistes parce que Germains. L’innéité du naturalisme germanique n’est pas à discuter. Inclinons-nous et continuons. Après avoir indiqué que les Atrébates, les Morins, les Nerviens et les autres peuples qui occupèrent la Gaule Belgique durant les six siècles antérieurs à la domination romaine ne furent point dépourvus de sentiment artistique, le chanoine Dehaisnes parle de la pénétration de l’art romain. Il énumère les œuvres de ce temps, conservées dans les musées de Douai, de Lille, et citant la Vénus, la Maternité, les dieux du rire, les bustes, les animaux, et les autres statuettes de terre cuite qui nous sont restées du célèbre atelier de céramique de Moulins, il assure que leur caractère dominant « c’est l’expression dans les physionomies, une tendance vers la vérité réaliste et le goût du rire et de la caricature »[6]. Il passe ensuite aux invasions des Barbares, retrace le règne des premiers rois francs, et montre l’Église civilisatrice envoyant dans les régions septentrionales des missionnaires qui partaient de Rome, de Grèce, du centre et du midi de la Gaule. Au VIe et au VIIe siècle vinrent parmi nous des moines irlandais, entre autres saint Liévin ; ils firent connaître aux descendants des Gallo-Romains et des Barbares, dit le célèbre archéologue « des peintures et des manuscrits où dominait le réalisme » et qui « tournèrent ainsi vers le



La Vierge et l’Enfant
Statue en bois, XIIIe siècle, Église Saint-Jean, Liège

réalisme dans l’art des imaginations qui d’elles-mêmes y étaient déjà portées »[7].

Poursuivons. Nous voici donc au VIIe siècle. Il fut passionnément religieux et éleva dans notre pays les puissantes abbayes de Lobbes, de Saint-Pierre, de Saint-Bavon, de Saint-Ghislain, « maisons de prière, ateliers, écoles » dont les moines étaient des savants et des artistes : architectes, peintres, orfèvres. Rappelons les règnes des rois mérovingiens et carlovingiens, donateurs prodigues, bienfaiteurs des couvents et des églises ; rappelons aussi la Renaissance de Charlemagne, couronnement éphémère de ces prodigalités et de ces bienfaits… L’œuvre grandiose de l’empereur d’Occident et de ses leudes devait être emportée en peu d’années par le torrent Scandinave. Durant le IXe siècle les ruines s’accumulèrent. Les Hongrois succédèrent aux Normands. Ce fut une terrible hécatombe d’églises, d’abbayes, de statues, de châsses, de vases sacrés, de livres enluminés. On ne respira qu’au Xe siècle. Alors seulement on se remit à tailler la pierre, à sculpter l’ivoire, à historier des missels. Les traditions celtiques, gauloises, gallo-romaines, mérovingiennes, carlovingiennes étaient mortes. Les pillages des Normands et des Hongrois introduisaient dans l’histoire de l’art un siècle de stérilité et de mort. Et pourtant, que voit-on reparaître à l’horizon des temps nouveaux, comme une obsession, ou plutôt comme un gage de calme après l’orage ?

Notre heureux naturalisme.

Mgr Dehaisnes l’affirme. Il reconnaît dans l’imagerie de pierre du XIe siècle le naturalisme des Gaulois, tel qu’il s’était manifesté à Moulins. Mais sa thèse est contredite par la riche série de faits qu’il expose.


Saint Christophe
Fresque de l’hôpital de la Biloque, Gand. XIIIe siècle
(D’après une copie à l’aquarelle de M. Tulpinck)

Il nous parle des artistes italiens appelés par Charlemagne et entretenus par les grands officiers de son palais ; il mentionne les travaux exécutés à Aix-la-Chapelle par un artiste que les chroniqueurs appellent « le célèbre peintre italien Jean » ; il insiste sur l’influence byzantine qui s’affirme aussitôt la terreur normande terminée, dès la fin du IXe siècle, dans les ivoires et les étoffes ; il montre à merveille que dès le XIe siècle, les sceaux des comtes de Flandre et de Hainaut, des évêques, des chanoines, des seigneurs sont des œuvres très remarquables, plus nerveuses, plus caractéristiques que les sculptures de pierre contemporaines et il donne la raison certaine de cette supériorité. En effet les cornes, verres, agathes, onyx, cornalines avec sujets païens n’étaient pas rares dans nos régions et passaient pour des talismans que l’on utilisait comme cachet : Jupiter figurait sur le sceau d’un chanoine de Lille, Mars sur celui du chapitre de Bruges, Vénus sur celui d’un chanoine de Condé, Pégase sur celui des échevins de Bourbourg, etc. Il est indiscutable que l’emploi de ces camées et de ces pierres gravées antiques exerça la meilleure influence sur la gravure sigillaire. En réalité, quelle est la conclusion à dégager de ces remarques ? C’est que la lumière, c’est-à-dire l’enseignement artistique, avant comme après les invasions normandes, vient de l’antiquité, de l’Orient, des régions méridionales. Mais le naturalisme flamand est intangible et inamovible ; il faut le découvrir malgré tout et partout ; c’est ce que fait Mgr Dehaisnes ; c’est ce qu’ont fait avec lui tous nos compatriotes. Notre art roman, notre art gothique annonceraient suivant eux l’idéal naturaliste du XVe siècle.

Avouons qu’ils se sont trompés. Leur credo naturaliste a faussé leur jugement critique. J’espère démontrer dans le prochain chapitre que notre art du XIIe, du XIIIe et en grande partie du XIVe siècle est idéaliste, soit qu’il subisse des influences germaniques dans l’est du pays, soit qu’il s’imprègne du caractère français dans l’ouest et particulièrement dans les Flandres. En étudiant les œuvres conservées sur notre sol, nous constaterons que notre art n’évolue que dans le dernier quart du XIVe siècle. Mais avant d’aborder cet examen il nous faut aujourd’hui épuiser quelques considérations d’ensemble.

Nous voici donc revenu au XIVe siècle, le siècle de la Révolution. Elle est internationale. Courajod en avait bien le sentiment, mais pour préciser la pensée du grand professeur disons qu’elle est l’œuvre non seulement des Flamands, mais encore des Hollandais, des Wallons, des Italiens, — un grand nombre de « Lombards » vivaient à Paris — et, reconnaissons-le, des Français eux-mêmes. Et c’est vraiment en France que se manifestent les premiers signes du Renouveau. Comment s’en étonner ? Toutes les races chrétiennes n’avaient-elles pas été soumises à la beauté française du XIIIe siècle ? La sublime scholastique des imagiers de Chartres, de Paris, de Reims, avait été l’école indiscutée de l’art européen ; le génie de Giotto se serait lui-même enflammé au charme lumineux des miniatures parisiennes. Le prestige d’une telle école ne pouvait mourir au bout de cent ou cent cinquante ans. L’impulsion avait été trop forte. Pendant tout le XIVe siècle, Paris resta le grand foyer artistique de l’Europe septentrionale. Près de la Porte Saint-Denis — appelée Porte aux Peintres — s’alignaient les boutiques des imagiers, ouvriers d’entaillures, huchiers, peintres de retables, etc., où l’on voyait briller les statues d’apôtres enluminées et dorées, les ornements liturgiques en pierre ou en bois, les riches enseignes[8].

Les princes français soutenaient avec ardeur ce mouvement. Pourvus d’un admirable instinct artistique, les Valois « firent de leur cour le rendez-vous des lettrés et des artistes, non seulement de toutes les provinces françaises, mais encore de toutes les nations. »[9] Centre intellectuel de l’Europe sous Philippe VI et Jean II, Paris voit l’apogée de son hégémonie artistique sous Charles V, qui régna de 1364 à 1380. Ce monarque, à qui plusieurs cardinaux offrirent la tiare, que Christine de Pisan appelle saige artiste, vray architecteur, deviseur certain, prudent ordeneur, Charles V construit lui-même ses édifices, s’entoure d’une suite fastueuse où l’artiste, pour la première fois, prend rang et titre. Charles V est le premier Mécène moderne. Il tire l’artiste de la foule obscure pour en faire un favori.

Capitale de l’art, Paris resta la capitale de luxe. Les grands vassaux de la couronne, les seigneurs de province y séjournaient. Les comtes de Flandre, d’Artois et de Hainaut y avaient des hôtels, ainsi que les ducs d’Anjou, de Berry, de Bourgogne. Les étrangers y affluaient. On y rencontrait des souverains comme les rois de Navarre, de Bohême, de Majorque, d’Écosse, l’empereur d’Allemagne lui-même. Cité cosmopolite comme de nos jours, elle accueillait volontiers les nouveautés. La civilisation tout entière d’ailleurs, changeait d’aspect ; elle avait perdu sa physionomie féodale ; la chevalerie mourait avec les Croisades ; une autre aristocratie s’était formée, mélangeant les dignitaires, les bourgeois enrichis, les fonctionnaires de la cour, les nobles de race, les banquiers parvenus. Dans cette société nouvelle l’argent, la pompe, les honneurs jouaient un rôle inattendu, tuaient les aspirations gothiques. Ce monde embourgeoisé voulait un art plus positif, plus matériel, plus soumis aux réalités terrestres. Cet art naquit en effet ; il créa tout d’abord le portrait, puis des corps réels et des draperies vivantes ; il ne craignit même pas, dès la fin du XIVe siècle, de pousser l’expression jusqu’à la grimace. Ces phases successives de l’évolution étaient déterminées par un effort international qui avait une tendance à se concentrer à Paris ; mais elles furent surtout constatées dans une série d’œuvres exécutées par des maîtres belges et déduites d’une série de faits intéressants des artistes de notre race.

Remarquez cette anomalie : dans les créations du XIVe siècle, conservées sur notre sol, le nouvel idéal n’apparaît qu’aux environs de 1375 ; en France, au contraire, il se montre dès le commencement du XIVe siècle et ses protagonistes sont précisément des maîtres flamands et wallons. L’explication de ce phénomène est aisée. Nos meilleurs maîtres suivaient leurs seigneurs à Paris ou s’y installaient de leur propre gré, voulant vivre au cœur de la production. De nombreux orfèvres et hauteliceurs flamands habitaient la capitale française. Le sculpteur Jean-Pépin de Huy et le peintre Pierre de Bruxelles furent reçus bourgeois de Paris dans le premier quart


La Vierge avec l’Enfant
Pierre, XIVe siècle (Portail sud de l’église de Hal)
du XIVe siècle ; Jean de Bruges et Jean de Liège furent, le premier peintre, le second maître-tombier de Charles V, et ces quatre artistes, avec Jean de Beaumetz d’Arras, et André Beauneveu, de Valenciennes, collaborèrent puissamment au mouvement nouveau[10]. Mais, aussi, ils venaient d’un pays singulièrement riche et développé.

Et surtout ils venaient d’un pays où la démocratie jouait un rôle dominant. Avant d’être dans l’art, le naturalisme fut dans les cœurs. Le vrai souverain des Flandres, au XIVe siècle, c’est le Ruwaert de Gand, c’est Jacques Van Artevelde, « l’esmouveur du peuple », le Rienzi du Nord. On a dit cent fois à quel point nos cités d’alors s’étaient enrichies et comment l’orgueil communal s’est symbolisé dans des monuments impérissables. Certes, les communes italiennes, à la même époque, grandissaient en gloire, en richesse, en beauté. Mais l’opulence flamande, qui trouvait sa source dans une industrie essentiellement populaire : la fabrication des draps et des étoffes de laine, gardait une empreinte plus profondément démocratique. Il est très injuste de prétendre, au surplus, que les villes flamandes n’étaient préoccupées que de marchandises[11]. Communes et marchands donnaient l’exemple de la prodigalité. Reprenons l’ouvrage de Dehaisnes. Ouvrons-le


Saint Germain
Statue en bois, XIVe siècle (Église Notre Dame, Huy)
cette fois avec une entière confiance. Écoutons ce qu’il nous révèle de la richesse de nos cités, de nos bourgeois au XIVe siècle. Les archives énumèrent les innombrables vases d’or, d’argent, les tapisseries, les trésors de nos marchands. Les seigneurs, stimulés par l’exemple des rois de France et jaloux de ces bourgeois fastueux, s’entourent d’un luxe royal, vivent avec une suite de trouvères, de jongleurs, de nains, de ménestrels, d’imagiers. Nous avons conservé des inventaires de leurs biens. C’est une prodigieuse vision d’orfèvreries, de pierres rares, de métaux précieux, où l’or et l’argent sont transmués en œuvres pieuses et profanes, où s’accumulent les épées, les calices, les châsses, les coupes, les missels, les sceaux. Le XIVe siècle prélude avec éclat aux folies bourguignonnes…

Lisons aussi Dehaisnes pour apprécier l’activité artistique de nos communes à cette époque. Tournai, siège de nombreuses abbayes et d’une puissante collégiale, « forteresse avancée » de la France, possède des orfèvres, des batteurs et fondeurs de laiton, des peintres, des verriers, des tapissiers, des ouvriers de soie, de « haute liche », des ouvriers de broderie, des tailleurs de lame et des tailleurs de pierre. C’est au XIVe siècle que la ville reconstruit son beffroi en partie peint et doré.

Vers le même temps, Ypres décore richement l’extérieur de ses Halles. On « surora » les pennons, les chevaliers et le sagittaire hissés sur le faîtage et les tourelles ; on polychroma la lanterne ; on peignit le beffroi et l’on employa à cette occasion l’or battu, le blanc de plomb, le vermillon, l’ocre, le vert, le vernis, l’huile. À Bruges, ce fut la Maison de ville qui s’éleva au XIVe siècle ; c’est la plus ancienne de nos maisons du peuple ; elle fut recouverte de peintures, de sculptures, de dorures. Elle était ciselée comme une châsse et brillante comme un retable. L’état actuel ne peut nous donner aucune idée de sa grâce ancienne qui fut parachevée au XVe siècle par Jean Van Eyck lui-même. Le célèbre artiste étoffa de couleurs six statues qui décoraient la façade. Je ne cite ici que quelques faits essentiels pour caractériser la vie artistique de nos communes. Remarquons le goût de la polychromie proclamé par les édifices, le goût de l’orfèvrerie affirmé par les inventaires ; ces traits dominants devraient guider la critique dans l’analyse de notre peinture du XVe siècle. Constatons encore que nos vieux maîtres songèrent les premiers à s’associer, à former ces gildes de la Vierge, de saint Luc, de saint Éloi, de saint Jean si étroitement apparentées aux corporations marchandes et ouvrières. Notre activité était toute pratique et réaliste, — et dès qu’elle produisit ses beaux fruits au XVe siècle, elle communiqua à la foi qui régnait dans nos œuvres comme dans nos cœurs un inoubliable accent de conviction et de profondeur.

Mais, au XIVe siècle, nos plus grands maîtres émigraient à Paris ; et, tandis que des énergies nouvelles germaient et fleurissaient dans les villes du Nord, — aussi bien d’ailleurs en Hollande qu’en Belgique — Paris restait le centre vers lequel affluaient les courants nouveaux, qui captait toutes les sources de la beauté septentrionale.

Cela dura jusqu’au commencement du XVe siècle, pendant les cent ans qui marquent la transition de l’ère gothique à l’ère moderne et durant lesquels le nouveau système se précisa. Puis, brusquement, les catastrophes politiques renversèrent l’hégémonie parisienne. Des guerres atroces avaient épuisé le royaume de France. « La savante organisation sociale, l’ingénieuse culture intellectuelle préparée par Charles V, répandue par la librairie du Louvre, l’humanisme naissant, tous les éléments de rénovation disparurent à la fin du règne de Charles VI et pendant la domination anglaise. »[12] La Bourgogne échappa seule à la dévastation. La Renaissance, constatée par Renan, Viollet-le-Duc, puis Courajod, voyait son élan arrêté dans le centre ; comme une plante vigoureuse et qui veut vivre, elle porta ses branches ailleurs. Elle alla fleurir dans le Berry, à la cour de Jean le Magnifique, et en Bourgogne. À Dijon elle produisit des chefs-d’œuvre ; ceux du Hollandais Claes Sluter. Flamands et Wallons avaient incarné, sinon créé, la première Renaissance des Valois ; Claes Sluter incarne la Renaissance bourguignonne. Pendant le XIVe siècle, à droite, à gauche, et à Paris plus qu’ailleurs, les maîtres avaient cherché, tâtonné, lutté vaillamment. Un génie surgit et soudain l’idéal des temps nouveaux s’inonde de lumière. L’ère des recherches est passée. Grâce à Sluter, la révolution septentrionale triomphera désormais dans l’Europe entière et ralliera les Italiens eux-mêmes, Pisanello, Jacopo della Quercia, Donatello.

Pourtant, quelque chose manquait à la gloire des communes belges. Elles avaient envoyé les prophètes de l’art nouveau à Paris sous les Valois ; ses souverains légitimes régnaient sur cette Bourgogne d’où rayonnait le génie de Sluter. Mais elles assistaient de loin à toute cette gloire ; sur le sol belge, aucun génie complet, suprême, ne proclamait la richesse de notre race, son amour des couleurs, sa passion esthétique des pierres précieuses et de l’or. Alors, le soleil se leva à l’est de notre pays, dans la principauté de Liège, et embrassant tout notre sol dans son orbe magnifique, se coucha à l’ouest, dans les splendeurs inoubliables de Bruges. Et l’astre des Van Eyck étincela sur le monde…

Gardons-nous de l’esprit de clocher, répètent les érudits, qui, d’ailleurs, pratiquent ce noble détachement avec une extrême rareté. Et, par parenthèse, le patriotisme n’est pas l’ennemi ; il contribue à l’exaltation des œuvres ; il répand l’amour de la beauté, qui vaut peut-être mieux que l’intelligence de l’art. Toutefois, nous avons loyalement signalé les points faibles d’une doctrine flatteuse qui fait de nos ancêtres les précurseurs de l’art moderne. Une analyse très superficielle de notre génie national montre à l’évidence que si notre école fut réaliste dans son ensemble, elle ne le fut point avec cette constance, cette fatalité que l’on dit. Notre art du XIIe et du XIIIe siècle fut comme tout l’art médiéval soumis à des conceptions synthétiques et pénétré d’idéalisme. Peu d’œuvres du XIVe siècle, conservées dans notre pays, trahissent cette « curiosité passionnée de la nature » qui révolutionna la beauté chrétienne. Voilà, me semble-t-il, assez d’aveux. Quelques-unes de ces constatations ont été soumises à la critique. Que s’est-il passé ? On a voulu aussitôt nous enlever ce qui, de temps immémorial, avait passé pour un fruit de notre sol. Les érudits, qui planent, comme chacun sait, au-dessus des préjugés et des querelles, ont laissé entendre que nos vieux


Le Sergent d’armes du Beffroi, 1338
(Musée Lapidaire de Gand)
maîtres avaient joui d’une injuste gloire. Les critiques français se sont tout simplement annexé les maîtres belges qui avaient travaillé en France. Les Hollandais, derrière le grand nom de Sluter, ont proclamé que le réalisme moderne était né en Hollande. On avait tout accordé à nos ancêtres ; on voulut tout leur reprendre. Cette injustice est puérile ; le souvenir éclatant des Van Eyck la rejette dans l’ombre. La chrétienté avait été attentive aux créations de Sluter ; mais elle fut subjuguée définitivement par les Van Eyck. Hubert et Jean achevèrent la conquête. Il y a peu de maîtres au XVe siècle en Italie, en Espagne, en France, en Allemagne et, naturellement, dans les Pays-Bas qui n’aient eu la hantise, le respect ou le souvenir de leur génie.

Par eux, l’idéal du Nord régna à peu près sans partage jusqu’au commencement du XVIe siècle. À ce moment, ramenés par l’étude des canons vitruviens et des doctrines platoniciennes vers les formes synthétiques et la beauté idéale, les Italiens inaugurèrent brillamment l’ère du néo-classicisme. Mais l’observation de la nature demeurait pour tous les artistes un besoin essentiel. Michel-Ange étudiait l’anatomie dans les hôpitaux ; Raphaël, rejetant les poncifs péruginesques, prenait pour modèles ses camarades d’atelier ; Léonard de Vinci, voulant dépasser la nature, l’observait avec une rigueur objective de savant. La beauté classique n’a pas rompu avec le naturalisme septentrional ; le destin confia, semble-t-il, à la pensée puissante des Michel-Ange, des Raphaël, des Léonard la mission d’harmoniser en leurs œuvres le spiritualisme, qui apparut dans une apothéose suprême, et le réalisme qui n’arrêta plus son cours. Faut-il s’étonner de l’impression que le peintre des Stances, celui de la Sixtine, celui de Sainte-Marie-des-Grâces produisirent sur les maîtres flamands du XVIe et du XVIIe siècle ? Aucun


André Beauneveu (?)
Statue de sainte Catherine
Marbre. (Église de Notre-Dame à Courtrai). Fin du XIVe siècle

de ces dieux latins ne méprisait la vie. En eux se retrouvait le sentiment de la réalité découvert par les humbles artisans des régions nordiques.

Les frères des grands communiers du XIVe siècle avaient créé le portrait, le paysage, genres où brillèrent plus tard les Velasquez, les Franz Hals, les Giorgione, tous les impressionnistes de la Renaissance, tous les maîtres du XVIIe, puis du XVIIIe siècle, genres qui restent avec David, Ingres, Corot, les plus authentiques richesses de l’art contemporain. C’est pourquoi l’on peut dire que la beauté moderne est sortie des principes inaugurés par les maîtres du Nord, que le XIVe siècle fut une époque solennelle dans l’histoire de l’art, et que, entre nos grands ancêtres, ceux que nous devons chérir d’un amour particulièrement tendre et respectueux, ce sont ceux qui résumèrent définitivement les conquêtes septentrionales, les maîtres de l’Adoration, les évangélistes de notre art et de l’art moderne, les frères Van Eyck.



  1. E. Male : L’Art religieux du XIIIe siècle en France, p. 44.
  2. Courajod : Leçons professées à l’École du Louvre, vol. II, p. 203.
  3. Dans son récent et important travail qui a paru au moment de l’achèvement de ce livre : Das Raetsel der Kunst der Brüder van Eyck, (Jahrbuch der Kunsthistorischen Sammlungen des allerh. Kaiserhauses. T. XXIV, fasc. 5), M. Dvorak présente le XIVe siècle comme la suite logique du XIIIe. Les formes artistiques des deux époques ne finissent pas moins par être essentiellement différentes.
  4. Cité par H. Taine. Philosophie de l’Art. Hachette. 8e éd. T. 1, p. 305 et 306 (en note).
  5. Mgr Dehaisnes. Histoire de l’art, Lille. Quarré, 1886, p. 4.
  6. Ibid, p. 8.
  7. Mgr Dehaisnes. Op. cit. p. 12.
  8. Cf. Courajod : Leçons, vol. II, p. 16.
  9. Courajod. Leçons, V. II, p. 7.
  10. Rien n’éclaire mieux ce qui se passa alors que ce qui se produit aujourd’hui. La jeune Belgique se développe d’une manière prodigieuse au point de vue industriel, commercial, artistique, littéraire. Mais le pays est petit. Ses artistes ont besoin de la consécration parisienne ; un grand nombre d’entre eux se fixent à Paris, — surtout les écrivains — y réussissent, et, comme Maeterlinck, exercent une large action sur leur temps.
  11. Cf. Paul Vitry : Exposition des Primitifs français. Les Arts, p. 14.
  12. Courajod : Leçons, vol. II, p. 12.