La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky/L’Assemblée Constituante et la République soviétique

Bibliothèque Communiste (p. 55-66).

L’Assemblée Constituante et la République
Soviétique


La question de l’Assemblée Constituante et de sa dispersion par les bolchéviks, voilà le clou de toute la brochure de Kautsky. Il y revient constamment. Tout l’ouvrage du théoricien de la IIe Internationale est rempli d’allusions à ce que les bolchéviks « ont anéanti la démocratie » (voir plus haut la citation de Kautsky). La question est en effet intéressante et importante, parce que le problème des rapports entre la démocratie bourgeoise et la démocratie prolétarienne s’est posé devant la révolution de façon pratique, Voyons donc comment notre « théoricien marxiste » considère cette question.

Il cite mes « Thèses sur l’Assemblée Constituante », publiées dans la Pravda le 26. XII. 1917. Il semblerait impossible d’attendre une meilleure preuve du sérieux avec lequel Kautsky aborde son sujet, documents en mains. Mais voyons un peu comment Kautsky cite. Il ne dit pas que ces thèses étaient au nombre de 19, il ne dit pas qu’elles renfermaient aussi bien la question des rapports de la république bourgeoise ordinaire et de la République des Soviets avec une Assemblée Constituante, que l’historique de la discordance dans notre révolution entre l’Assemblée Constituante et la dictature du prolétariat. Kautsky laisse tout cela de côté et se contente de dire au lecteur que parmi ces thèses « deux d’entre elles ont une particulière importance » : l’une, que les s.-r. se sont fractionnés après les élections à l’Assemblée Constituante, mais avant sa convocation (Kautsky ne dit pas que cette thèse est la cinquième) ; l’autre, que la République des Soviets est une forme démocratique plus parfaite que l’Assemblée Constituante (Kautsky ne dit pas que cette thèse est la troisième).

Et de cette troisième thèse seulement, Kautsky cite en entier une partie, à savoir la proposition suivante :

« La République des Soviets est non seulement une forme plus parfaite du type démocratique (en comparaison avec la république bourgeoise ordinaire dont l’Assemblée Constituante est le couronnement) mais elle est la seule forme capable d’assurer avec le minimum de secousses[1] le passage au socialisme ». (Kautsky a omis le mot « ordinaire » et les mots d’introduction de la thèse : « pour le passage du régime bourgeois au régime socialiste, pour la dictature du prolétariat » ).

Après cette citation, Kautsky s’écrie avec une ironie superbe :

« Le malheur est qu’on n’en est venu à cette conclusion qu’après avoir été en minorité dans l’Assemblée Constituante. Personne auparavant ne réclamait l’Assemblée Constituante plus bruyamment que Lénine ».

Voilà ce qui est dit textuellement à la page 31 du livre de Kautsky. C’est une vraie perle. Il n’y a qu’un complice, de la bourgeoisie pour présenter les faits aussi faussement et pour donner au lecteur l’impression que les discours des bolchéviks sur le type d’État le plus parfait sont une défaite, à laquelle ils n’ont eu recours qu’après s’être vus en minorité dans l’Assemblée Constituante ! Un mensonge aussi ignoble ne pouvait venir que d’un malhonnête homme, vendu à la bourgeoisie ou, ce qui est exactement la même chose, informé par P. Axelrod et cachant ses informateurs.

Tout le monde sait en effet que, dès le premier jour de mon arrivée en Russie, le 4 avril 1917, j’ai lu en public des thèses dans lesquelles je proclamais la supériorité d’un État du type de la Commune sur la république parlementaire bourgeoise. Ensuite, à maintes reprises j’ai répété la même chose dans la presse, par exemple dans une brochure sur les partis politiques qui a été traduite en anglais et qui a paru en Amérique en janvier 1918, dans l’Evening Post, journal de New-York. De plus, la Conférence du parti bolchévik à la fin d’avril 1917 adopta une résolution portant que la république des paysans et des prolétaires est supérieure à la république parlementaire bourgeoise, que notre parti ne s’accommodera pas de cette dernière et que le programme du parti doit être modifié en conséquence.

Comment qualifier après cela la sortie de Kautsky, osant affirmer aux lecteurs allemands que je réclamais bruyamment la convocation de l’Assemblée Constituante, et que c’est seulement après que les bolchéviks y furent restés en minorité que j’ai attenté à la majesté et à la dignité de l’Assemblée Constituante ? Comment excuser pareille imposture ? [2] Kautsky n’était pas au courant des faits ? Alors, il ne fallait pas se mêler d’écrire ! Ou du moins il devait loyalement avouer « j’écris, moi Kautsky, d’après les informations des menchéviks Stein, P. Axelrod et Cie ». Mais non, Kautsky, en prétendant être objectif, ne cherche qu’à dissimuler son rôle de valet des menchéviks furieux de leur défaite.

Mais ce ne sont que des boutons ; les fleurs viennent ensuite.

Admettons que Kautsky n’ait pas voulu ou n’ait pas pu ( ?  ?) se procurer par ses informateurs la traduction des résolutions des bolchéviks et leurs déclarations disant que la république démocratique bour— geoise ne les satisfait point. Admettons même l’invraisemblable. Mais mes thèses du 26 décembre 1917 sont directement mentionnées par Kautsky à la page 30 de son livre.

Ces thèses, Kautsky les connaît-il en entier, ou bien n’en sait-il que ce que lui ont traduit Steïn, Axelrod et Cie ? Kautsky cite la troisième thèse sur la question fondamentale, à savoir que les bolchéviks ont eu conscience avant les élections à l’Assemblée Constituante et ont dit au peuple que la République des Soviets était plus parfaite que la république bourgeoise. Mais de la deuxième thèse Kautsky ne souffle mot.

Or, cette deuxième thèse porte :

« Tout en réclamant la convocation de l’Assemblée Constituante, la social-démocratie révolutionnaire, dès le début de la révolution de 1917, a souligné à maintes reprises que la République des Soviets est une forme de démocratie plus parfaite que la république bourgeoise ordinaire avec une Assemblée Constituante » (le passage souligné est de moi).

Pour mieux représenter les bolchéviks comme des gens sans principes, des « opportunistes révolutionnaires » (cette expression se trouve quelque part, je ne sais plus à quel propos, dans le livre de Kautsky), Monsieur Kautsky a caché aux lecteurs allemands que mes thèses font mention de déclarations répétées « à maintes reprises ».

Tels sont les misérables et méprisables expédients auxquels a recours M. Kautsky. Cela lui permet d’esquiver la question théorique.

Est-il vrai ou non que la république démocratique parlementaire et bourgeoise est inférieure à une république du type de la Commune ou des Soviets ? C’est là le nœud de la question, mais Kautsky l’a laissé de côté. Tout ce que Marx a donné dans son analyse de la Commune de Paris, Kautsky l’a « oublié ». Il a « oublié » de même la lettre d’Engels à Bebel du 28 mars 1875, qui traduit avec une singulière clarté cette pensée de Marx : « La Commune avait cessé d’être un État au sens propre du mot ».

Voilà donc le théoricien le plus éminent de la IIe Internationale qui, dans une brochure spéciale sur la « Dictature du Prolétariat », traitant spécialement de la Russie, où a été posée maintes fois et sans ambages la question d’une forme d’État plus parfaite que la république bourgeoise démocratique, passe cette question sous silence.

N’est-ce point là en fait passer du côté de la bourgeoisie ? (Remarquons, entre parenthèses, qu’ici comme ailleurs Kautsky se traîne à la remorque des menchéviks russes. Parmi eux, il ne manque pas de gens connaissant « tous les textes » de Marx et d’Engels, mais pas un menchévik, d’avril 1917 à novembre 1917, et de novembre 1917 à novembre 1918, n’a essayé une seule fois de traiter la question d’un État du type de la Commune.

Plekhanov également a négligé cette question. Force leur a été de se taire. Évidemment, causer de la dispersion de l’Assemblée Constituante, avec des gens qui s’intitulent socialistes et marxistes, mais qui en fait passent à la bourgeoisie sur la question essentielle, la question d’un État du type de la Commune, ce serait jeter des perles aux pourceaux. Il suffira d’imprimer en annexe à cette brochure mes thèses sur l’Assemblée Constituante, in-extenso. Par là, le lecteur verra que la question a été soulevée le 26 décembre 1917, aux points de vue théorique, historique et pratique ou politique.

Si, comme théoricien, Kautsky a tout à fait rompu avec le marxisme, il aurait pu, du moins, comme historien, étudier la question de la lutte entre les Soviets et l’Assemblée Constituante. Par ses multiples travaux nous savons que Kautsky a su être historien marxiste, et que ces travaux-là resteront le précieux héritage du prolétariat, malgré l’apostasie finale de leur auteur, mais sur cette question, même comme historien, Kautsky se détourne de la vérité, il ignore des faits universellement connus, il se conduit malhonnêtement. Il veut représenter les bolchéviks comme des gens sans principes, et il raconte comment ils ont essayé d’atténuer leur conflit avec la Constituante, avant de la disperser. Il n’y a rien de mal à cela, nous n’avons rien à désavouer ; je publie les thèses tout au long et il y est dit plus clair que le jour : messieurs les petits bourgeois hésitants qui siégez à l’Assemblée Constituante, ou bien vous vous inclinerez devant la dictature du prolétariat, ou bien nous triompherons de vous par les « voies révolutionnaires » (thèses 18 et 19).

C’est ainsi que le prolétariat vraiment révolutionnaire a toujours procédé et procédera toujours envers la petite bourgeoisie hésitante.

Sur la question de l’Assemblée Constituante, Kautsky s’en tient aux seules formes. Dans mes thèses j’ai dit et répété bien clairement que les intérêts de la révolution sont au-dessus des droits formels de la Constituante (v. les thèses 16 et 17). Le point de vue qui s’attache à la forme démocratique, c’est le point de vue du démocrate bourgeois qui n’admet pas que les intérêts du prolétariat et de la lutte de classe prolétarienne soient supérieurs à la forme. Comme historien, Kautsky n’aurait pas pu ne pas reconnaître que les parlements bourgeois sont les organes de telle ou telle classe. Mais, dans son honteux reniement de la révolution, Kautsky avait besoin d’oublier le marxisme, aussi ne pose-t-il pas la question de savoir de quelle classe la Constituante en Russie était l’organe. Il n’analyse pas les circonstances concrètes, il ne veut pas considérer les faits, il ne dit pas un seul mot qui puisse donner l’idée à ses lecteurs allemands que mes thèses présentent non seulement une étude théorique de l’insuffisance de la démocratie bourgeoise (thèses 1-3), non seulement l’examen des conditions concrètes par suite desquelles les listes de partis établies au milieu de novembre 1917 se sont trouvées ne plus correspondre à la réalité de décembre 1917 (thèses 4-6), mais encore l’histoire de la lutte de classes et de la guerre civile en novembre-décembre 1917 (thèses 7-15). De cette histoire concrète nous avons tiré la conclusion (thèse 14) que la devise : « tout le pouvoir à l’Assemblée Constituante » était devenue en fait la devise des cadets, des Kalédinistes et de leurs complices.

L’historien Kautsky ne remarque pas cela. L’historien Kautsky n’a jamais entendu dire que le suffrage universel donne des parlements parfois petits-bourgeois, parfois réactionnaires et contre-révolutionnaires. Kautsky, historien marxiste, n’a jamais entendu dire que la forme électorale, la forme démocratique, sont une chose, et le contenu de l’institution au point de vue classes une autre chose. Cette question du contenu de l’Assemblée Constituante au point de vue classes est nettement posée et résolue dans mes thèses. Il se peut que ma solution ne soit pas juste. Rien ne serait pour nous plus désirable qu’une critique marxiste de notre analyse, venant d’un adversaire. Au lieu d’écrire des phrases vraiment sottes (il y en a beaucoup chez Kautsky), comme de prétendre que les bolchéviks ne souffrent pas la critique, Kautsky ferait mieux d’entreprendre cette critique. Mais justement il n’y a pas de critique chez lui. Il ne pose même pas la question de l’analyse des Soviets, d’une part, et de la Constituante d’autre part, au point de vue classes. Aussi n’y a-t-il pas moyen de discuter avec Kautsky ; il ne reste qu’à montrer au lecteur pourquoi on ne peut traiter Kautsky autrement que de renégat.

Le conflit entre les Soviets et l’Assemblée Constituante a son histoire, que n’aurait pu laisser de côté même un historien n’admettant pas la lutte des classes. Cette histoire, Kautsky n’a point daigné l’effleurer. Il a caché aux lecteurs allemands ce fait connu de tous, que seuls continuent à cacher maintenant les menchéviks endurcis, que même sous la domination menchéviste, c’est-à-dire de la fin de février à novembre 1917, les Soviets ont été en conflit avec les institutions « d’État » (c’est-à-dire bourgeoises). Au fond, Kautsky tient pour la conciliation, l’accord, la collaboration du prolétariat et de la bourgeoisie ; Kautsky a beau s’en défendre, c’est un fait que confirme toute sa brochure. Il ne fallait pas disperser la Constituante, cela veut dire : il ne fallait pas mener jusqu’au bout la lutte contre la bourgeoisie, il ne fallait pas la renverser, il fallait que le prolétariat s’entende avec la bourgeoisie.

Pourquoi donc Kautsky ne dit-il pas que, de février à novembre 1917, les menchéviks se sont occupés de cette peu honorable besogne et ne sont arrivés à rien ? S’il y avait possibilité de concilier la bourgeoisie avec le prolétariat, pourquoi donc sous les menchéviks la réconciliation n’a-t-elle pas réussi, pourquoi la bourgeoisie s’est-elle tenue à l’écart des Soviets, pourquoi les Soviets étaient-ils appelés (par les menchéviks) la « démocratie révolutionnaire » et la bourgeoisie les « éléments censitaires ? »

Kautsky se garde bien de dire aux lecteurs allemands que ce sont précisément les menchéviks qui, à l’époque (11. X. 1917) de leur domination, intitulaient les Soviets la démocratie révolutionnaire, reconnaissant par là leur supériorité sur toutes les autres institutions. Grâce à cette omission volontaire, l’historien Kautsky donne l’impression que le conflit des Soviets avec la bourgeoisie n’a pas d’histoire, qu’il est survenu tout d’un coup, inopinément, sans motifs, en vertu de la mauvaise conduite des bolchéviks. En réalité, c’est au bout de plus d’une demi-année (pour une révolution c’est un laps de temps considérable) d’expérience de coalitionnisme menchéviste, de vaines tentatives pour concilier le prolétariat et la bourgeoisie, que le peuple s’est convaincu de l’inutilité de ces tentatives et qu’il s’est dégoûté des menchéviks.

Les Soviets sont l’organisation de combat du prolétariat, organisation magnifique, appelée à un grand avenir, Kautsky le reconnaît. Dés lors toute sa thèse s’écroule comme un château de cartes, comme la rêverie du petit bourgeois qui voudrait bien que le prolétariat et la bourgeoisie s’accommodent sans coup férir. Car toute la révolution n’est autre chose qu’une lutte continuelle et désespérée, dans laquelle le prolétariat est la classe avant-garde de tous les opprimés, le foyer et le centre de toutes les aspirations des opprimés dé toutes sortes vers l’affranchissement.

Les Soviets sont les organes de combat des masses opprimées, comme tels ils ont reflété et traduit les dispositions et les changements de vues de ces masses inconparablement plus vite, plus complètement et plus fidèlement que n’importe quelle autre institution. C’est une des raisons, d’ailleurs, pour lesquelles la démocratie soviétiste est un type supérieur de la démocratie.

Du 28 février (ancien style) au 25 octobre 1917, les Soviets ont réussi à convoquer deux Congrès Panrusses de l’énorme majorité de la population russe, de tous les ouvriers et soldats, des sept ou huit dixièmes de la classe paysanne, sans compter la masse des congrès locaux de districts, de villes, de gouvernements et de régions. Durant cette période la bourgeoisie n’a pas réussi à convoquer une seule institulion représentant une majorité (sauf la « conférence démocratique » falsifiée, véritable défi qui fit déborder la colère du prolétariat). L’Assemblée Constituante reflétait les mêmes dispositions des masses, les mêmes groupements politiques que le premier Congrès Panrusse des Soviets en juin. Jusqu’à la convocation de l’Assemblée Constituante (janvier 1918) eurent lieu le Deuxième Congrès des Soviets (novembre 1917) et le Troisième (janvier 1918), qui tous deux montrèrent d’éclatante façon que les masses avaient évolué vers la gauche, s’étaient révolutionnarisées, détournées des menchéviks et des s.-r. et qu’elles avaient passé du côté des bolchéviks, c’est-à-dire avaient répudié la direction de la petite bourgeoisie, renoncé à l’illusion d’une entente avec la bourgeoisie et embrassé le parti de la lutte révolutionnaire du prolétariat pour le renversement de la bourgeoisie.

Donc le simple historique des Soviets, à lui seul, démontre que l’Assemblée Constituante était un phénomène réactionnaire et que sa dissolution était indispensable. Pourtant, Kautsky n’en démord pas de sa « devise » : périsse la révolution, que la bourgeoisie triomphe du prolétariat, pourvu que fleurisse « la démocratie pure ! » Fiat justicia, pereat mundus !

Voici la brève statistique des Congrès Panrusses des Soviets dans l’histoire de la révolution russe :


Congrès Panrusses
des Soviets
Total
des députés
Nombre
des
Bolchéviks
% des
Bolchéviks
Premier (3 VI 1917
Deuxième (25 X 1917)
Troisième (10 I 1918)
Quatrième (14 III 1918)
Cinquième (4 VII 1918)
790
675
710
1232
1164
103
343
434
795
773
13 %
51 %
61 %
64 %
66 %


Il suffit de jeter un coup d’œil sur ces chiffres pour comprendre pourquoi les arguments en faveur de l’Assemblée Constituante ou les discours de ceux qui. comme Kautsky, prétendent que les bolchéviks ne représentent pas la majorité de la nation, ne soulèvent chez nous que des rires.


  1. Kautsky cite à plusieurs reprises cette expression « avec le minimum de secousses » avec des prétentions à l’ironie. Mais comme il n’y réussit pas, quelques pages plus loin il fait un escamotage et cite à faux : « sans secousses ». Avec de pareils moyens il est aisé de faire dire un non-sens à son adversaire. Cela permet en outre de laisser de côté le fond de l’argument ; le passage au socialisme avec le minimum de secousses n’est possible que par l’organisation unanime des pauvres (Soviets) et par le concours du pouvoir central du prolétariat à cette organisation.
  2. Du reste la brochure de Kautsky abonde en impostures menchévistes de ce genre. C’est le pamphlet d’un menchévik enragé.