La question du Congo devant l'Institut de droit international

LA QUESTION DU CONGO


I


LETTRE-CIRCULAIRE


à Messieurs les membres et associés de l’Institut de droit international.


Genève, le 1er Juillet 1883.


Messieurs et chers confrères,

Vous avez tous lu, sans doute, dans la dernière livraison de la Revue de droit international[1], l’intéressante étude que notre honorable vice-président, M. de Laveleye, a consacrée à la neutralité du Congo, sujet plein d’actualité, sur lequel, à mon tour, je désire attirer de nouveau votre attention.

Je dis « de nouveau, » parce que, jadis, j’ai déjà invité une première fois l’Institut à tourner ses regards de ce côté. En présence de l’assertion de M. de Laveleye, que « c’est depuis trois ans à peine que l’attention se porte vers le Congo, » qu’il me soit permis de rappeler que je vous en ai entretenu il y a cinq ans, lors de notre session de Paris, dans la séance du 5 septembre 1878[2]. À cette époque, il ne fut pas donné suite à ma suggestion, qui ne présentait pas un caractère d’urgence ; on ne soupçonnait pas alors que le majestueux cours d’eau parcouru pour la première fois par Stanley en 1877, c’est-à-dire l’année auparavant, pût être à la veille, en quelque sorte, de devenir l’objet de compétitions dangereuses. L’événement a prouvé néanmoins que le moment aurait été favorable pour s’en occuper, afin de prévenir les conflits que l’on a vu surgir dès lors, et qui pourraient bien n’être que le prélude de faits plus regrettables.

Quoi qu’il en soit, j’ai été heureux de voir M. de Laveleye plaider spontanément, avec la légitime autorité dont il jouit, la cause que j’avais antérieurement portée devant vous, et j’espère qu’il aura réussi à vous convaincre de sa justesse.

Je n’ai pas la prétention de refaire, après lui, l’exposé des motifs qui militent en faveur de la neutralisation du Congo, car je ne saurais m’en acquitter d’une manière plus persuasive. Je vous rappellerai seulement que, depuis peu, les nations civilisées, en quête de débouchés pour leurs produits industriels, pleines de zèle pour les découvertes géographiques et de sollicitude pour les habitants du continent noir, ont multiplié les établissements de toutes sortes, soit le long des rives du Congo, soit dans la contrée avoisinante, et que plusieurs associations commerciales viennent de se former pour y trafiquer. Mais, hélas ! les blancs qui s’y rencontrent n’y vivent pas tous en bonne harmonie, et c’est d’autant plus grave que les éléments inflammables n’y manquent pas. De plus, les territoires sont mal délimités dans cette partie de l’Afrique, et les droits de souveraineté qui les concernent ont déjà fait, récemment, l’objet de contestations de mauvais augure.

Cet état de choses ne laisse pas d’être inquiétant. « Si les explorateurs des autres nations, » dit M. de Laveleye, « imitent l’exemple de M. de Brazza et plantent leur drapeau national sur les stations qu’ils fondent, nous aurons bientôt, sur les bords du Congo, des territoires français, anglais, allemands, portugais, italiens et hollandais, avec leurs frontières, leurs forts, leurs canons, leurs soldats, leurs rivalités et peut-être, un jour, leurs hostilités. N’est-ce pas déjà trop de voir nos fleuves d’Europe hérissés, des deux côtés, d’armements formidables ? Faut-il reproduire cette déplorable situation jusqu’au milieu de l’Afrique, et donner aux nègres, que nous prétendons civiliser, le triste tableau de nos antagonismes et de nos querelles ? » Or c’est à conjurer ce péril, pour « ne laisser place, dans ces régions qui s’ouvrent à l’Europe, qu’à la noble et pacifique concurrence du commerce libre, des explorations scientifiques et des missions chrétiennes et humanitaires, » que servirait la neutralité du Congo.

M. de Laveleye cite, à l’appui de son opinion, celle du célèbre voyageur allemand Rohlfs, celle de M. de Lesseps, les démarches concordantes de plusieurs sociétés auprès du gouvernement anglais. Il se fonde aussi sur un précédent de même nature, celui concernant la navigation du Danube, pour en conclure que le projet qu’il préconise n’est pas irréalisable. Je le crois moi-même fermement, et c’est à cause de cela que je souhaite fort que l’Institut évoque l’affaire à lui. Il y a là une œuvre utile à accomplir, ou tout au moins une question importante à examiner.

Je ne pense pas que, quant au fond, il se produise parmi nous de sérieux dissentiments, ni que nous ayons beaucoup de peine à tomber d’accord sur les clauses à insérer dans un traité, destiné à garantir la libre circulation et le libre négoce sur le grand fleuve africain. Élaborer le texte d’une semblable convention ne constituerait donc pas un travail bien méritoire ; mais, à mon avis, cela ne devrait être, de notre part, que l’acheminement à une action plus directe sur les gouvernements. Peut-être même pourrait-on s’en dispenser.

Les États civilisés sont tous plus ou moins intéressés à ce qu’aucune puissance ne s’attribue un droit exclusif de passage sur tout ou partie de cette magnifique artère fluviale, qui donne accès dans le vaste bassin de l’Afrique équatoriale ; mais aucun d’eux n’a manifesté jusqu’ici l’intention de se mettre en avant pour provoquer une entente dans ce sens, et il est douteux que, livrés à eux-mêmes, ils sortent de leur réserve. La question se trouve dans une phase analogue à celle qui, en 1864, a précédé la signature de la Convention de Genève. L’opinion publique réclamait alors la neutralisation du service sanitaire des armées ; les gouvernements, de leur côté, ne demandaient pas mieux, au fond, que de la proclamer, mais il fallait quelqu’un pour leur donner une impulsion décisive, et ce fut un comité tout à fait privé qui s’en chargea, avec succès. Aujourd’hui de même, quoique l’idée de neutraliser le Congo ne paraisse pas devoir soulever d’objections majeures, la diplomatie hésite à en prendre l’initiative, et, pour qu’elle s’y décide, il suffirait peut-être de la mettre formellement en demeure d’agir.

Or, peu de voix seraient mieux qualifiées pour cela que celle de l’Institut de droit international. Notre compagnie revêt un caractère d’impartialité si fortement accentué, qu’elle ne peut être suspecte à personne ; d’autre part sa compétence est indiscutable ; enfin cela rentre tout à fait dans son programme : ne s’agit-il pas, en effet, « de contribuer au maintien de la paix » (Statuts, art. 1, 4o), et de tendre à la « consécration officielle d’un principe reconnu comme étant en harmonie avec les besoins des sociétés modernes ? » (Statuts, art. 1, 3o).

Si l’Institut adopte mon point de vue, comme il importe que sa tentative réussisse, je demanderai expressément qu’il ne se borne pas à faire connaître ses vœux aux gouvernements, mais qu’il entame avec eux des pourparlers plus positifs, et les continue jusqu’à ce qu’il ait trouvé un souverain de bonne volonté, qui consente à inviter les autres États à une conférence ad hoc. Il est indispensable que nous poussions les choses jusque-là ; autrement nous risquerions fort de n’avoir donné qu’un coup d’épée dans l’eau, ce qui serait fâcheux à tous égards.

Veuillez réfléchir à ma proposition avant notre prochaine assemblée, et permettez-moi d’espérer qu’à Munich, au mois de septembre prochain, il sera pris à son sujet une décision conforme à mes désirs.

Agréez, Messieurs et chers confrères, l’assurance de mes sentiments distingués.


G. Moynier.


II


MÉMOIRE


lu à l’Institut de droit international, à Munich
le 4 septembre 1883.


Messieurs,

Par une lettre-circulaire, datée du 1er juillet dernier, je vous ai annoncé mon intention de provoquer de votre part l’examen de la question de la neutralité du Congo. Aujourd’hui, puisque vous voulez bien m’accorder la parole, j’essaierai de préciser l’objet de ma proposition, qui me paraît se rattacher au § 9 de l’ordre du jour de cette session : « Examen de toutes propositions dont l’urgence serait reconnue par l’assemblée. »

Je vous en rappellerai, au préalable, les considérants en quelques mots.

Sur la côte occidentale de l’Afrique, vers le 6° de latitude sud, s’ouvre l’estuaire d’un fleuve qui apporte à l’Océan un volume d’eau considérable, mais qui, à 180 kilomètres de la côte, est obstrué par des récifs et des rochers abrupts, si bien qu’on l’a considéré jusqu’à nos jours comme de minime importance, comme une sorte d’impasse, analogue à son voisin le Gabon. Qu’y avait-il au delà des chutes de Yellala ? On l’ignorait et ne s’en inquiétait guère.

Mais les choses ont subitement changé de face, quand Stanley, venant de l’orient, eut débouché à Boma et révélé les richesses du cours supérieur du Congo, navigable, sans compter ses affluents nombreux et puissants, sur un parcours d’environ 1600 kilomètres en amont des cataractes. Aussitôt des expéditions géographiques, humanitaires, religieuses et commerciales, se sont organisées pour aller explorer, chacune à son point de vue, le bassin de la splendide artère fluviale que l’intrépide voyageur venait de baptiser du nom de Livingstone, que d’autres désignent sous le nom de Zaïre, mais qui est plus généralement connue sous celui de Congo. Aujourd’hui, ce cours d’eau et ses abords sont devenus le point de mire de toutes les nations.

Tant d’intérêts divers poursuivis avec ardeur sur une même piste, devaient faire entrevoir la possibilité de conflits plus ou moins prochains. Ce fut ce qui m’engagea à vous inviter, il y a cinq ans déjà, à mettre à l’étude la question de savoir quelles mesures préventives il y aurait à prendre contre cette éventualité.

Les faits postérieurs n’ont pu que me confirmer dans l’opinion qu’il y a réellement quelque chose à faire sous ce rapport. Je considère maintenant comme urgente, une détermination précise des droits que chaque nation peut revendiquer dans ces lointains parages.

L’installation des nouveau-venus, sur les rives du fleuve et sur ses eaux, se développe avec une extrême rapidité, et la politique commence à s’en mêler, ainsi que Stanley l’avait prédit lors de sa découverte[3] ; aussi est-il devenu nécessaire d’aviser à une déclaration de principes, propre à prévenir des incidents regrettables. Il en est temps encore, mais le danger est réel, s’il est vrai, comme on l’affirme, que les explorateurs de cette région ne sont pas tous animés d’une égale bienveillance les uns envers les autres. Je sais bien qu’en haut lieu les sentiments de mesquine jalousie ne sauraient avoir accès, et qu’en particulier les instructions données à Stanley et à ses agents, par le comité pour le compte duquel ils travaillent, leur interdisent tout acte d’hostilité envers les voyageurs étrangers ; elles leur imposent même le devoir d’entretenir avec ceux-ci de bonnes relations, et de leur prêter assistance au besoin. Je sais aussi que les armements qui se font n’ont pour but que la défense des territoires occupés, à l’exclusion de toute idée de conquête par la force. Néanmoins, il ne faut pas s’aveugler au point de se figurer que, pour avoir été pacifiques jusqu’à présent, les rivalités n’existent pas, et que la présence de soldats aux ordres des concurrents ne constituent pas un véritable péril. Déjà les rapports avec les Africains, faciles au début, commencent à être fort tendus ; les gens de Stanley ont échangé des coups de fusil avec les indigènes, et la route frayée à grands frais entre Manyanga et Léopoldville est devenue si peu sûre, que les missionnaires n’osent plus s’y hasarder[4].

Mes appréhensions, partagées par de très bons juges en cette matière, se sont déjà fait jour en divers pays.

La Chambre de commerce de Manchester a présenté[5] au Foreign Office une adresse, pour demander que l’indépendance du territoire du Congo soit proclamée, et que le fleuve reste ouvert au commerce de toutes les nations. — Des œuvres missionnaires et une grande société philanthropique, « l’Antislavery Society, » ont suivi cet exemple. — La Chambre de commerce de Rotterdam a pris peur de son côté, et a pétitionné auprès du cabinet de La Haye. — À Berlin, un voyageur bien connu, M. Rohlfs, a publié un sérieux appel à son gouvernement dans le même sens. — La neutralité du Congo figure dans les tractandas de la Ligue internationale de la paix et de la liberté, qui doit s’assembler ce mois-ci à Genève. — Vous connaissez tous, Messieurs, l’étude qu’a publiée sur ce sujet notre honorable vice-président, M. de Laveleye[6] et vous savez qu’il a pu invoquer, à l’appui de sa thèse, l’opinion de M. Ferdinand de Lesseps. Selon lui, le « Congo semble à la veille de devenir le théâtre des rivalités et des jalousies des États européens. » — Je puis citer encore l’avis concordant de trois autres de nos confrères : M. Gessner[7] et Sir Travers Twiss[8], qui ont écrit tout récemment sur la matière, et M. Lorimer. Ce dernier m’a adressé ses vœux chaleureux pour le succès de mon initiative, ajoutant, par manière d’encouragement, « qu’elle n’est pas de celles qui doivent rencontrer de l’opposition. »

Il y a donc, de l’avis général, une situation inquiétante dans l’Afrique équatoriale. Ceux qui s’en alarment paraissent croire qu’on en conjurerait les périls, en plaçant les agissements des blancs sous le contrôle collectif des puissances civilisées. Ils souhaitent que les intérêts généraux de l’humanité, qui sont en jeu au Congo, soient sauvegardés par la reconnaissance expresse de règles tutélaires.

Pour se rendre bien compte de la portée des aspirations dont il s’agit, il convient de préciser le but que l’on se propose d’atteindre.

On a beaucoup parlé de neutraliser le Congo, mais, en réalité, l’état de choses que l’on caractérise, en droit international, par le mot « neutralité, » n’est nullement ce à quoi l’on aspire. Cette expression n’a de sens que par antithèse, et là où il n’y a pas de belligérants, il n’y a pas de neutres. Or, on envisage essentiellement ici l’état de paix. Moi-même, je ne me suis pas servi de ce terme, lorsque, en 1878, je vous ai entretenus du même sujet. Je ne l’ai employé, dans ma lettre de juillet dernier, que pour bien faire ressortir la connexité de ce document avec le travail de M. de Laveleye, auquel il se référait. D’autre part le verbe internationaliser, que Sir Travers Twiss adopte, à l’imitation de Rohlfs, ne me paraît pas beaucoup plus juste.

Le but poursuivi est la liberté pour tout le monde de naviguer, soit sur le Congo lui-même soit sur ses affluents directs et ses autres tributaires[9], et d’y trafiquer pacifiquement en tout temps. On vise à ce que le droit de circuler sur ce vaste réseau fluvial ne puisse pas devenir l’objet d’un monopole, à ce que l’accès en soit toujours permis, et à ce qu’aucune entrave ne soit mise à l’activité civilisatrice d’un peuple quelconque dans ses parties navigables. Les intérêts de la production européenne, du commerce, de la colonisation, du progrès en un mot, seraient admirablement servis par un semblable régime, et le bassin du Congo se trouverait ainsi mieux partagé, économiquement parlant, que les États du vieux monde auxquels il serait redevable de cette supériorité.

C’est bien là ce que veulent les réclamants, puisqu’ils demandent, en général, que l’on fasse pour le Congo quelque chose d’analogue à ce que le Traité de Paris, du 30 mars 1856, a fait pour le Danube. Cet acte international statue, en effet, que, sauf les règlements de police, aucun obstacle ne sera mis à la navigation (art. 15) et que les pavillons de toutes les nations seront traités sur le pied d’une parfaite égalité (art. 16). Ce n’est pas aux membres de l’Institut de droit international qu’il est nécessaire de rappeler que ces dispositions, à leur tour, n’ont été que l’application, à un cas particulier, de principes généraux inscrits dans le Traité de Vienne du 9 juin 1815[10], et visant tous les fleuves qui séparent ou traversent plusieurs États.

Longtemps après la conclusion de ce dernier traité, on s’est dit, en élargissant l’horizon des diplomates d’alors, que la liberté des mers, ouvertes à tous les pavillons, devait entraîner logiquement celle de toute navigation fluviale contiguë, puisque les fleuves ne font qu’un avec la mer[11]. On en a conclu que monopoliser un fleuve, en accaparer l’usage, serait le détourner de sa destination normale[12] . Aussi Bluntschli a-t-il formulé cette maxime en disant : « Les fleuves et les rivières navigables, qui sont en communication avec une mer libre, sont ouverts en tout temps aux navires de toutes les nations. Le droit de libre navigation ne peut être aboli, ni restreint, au détriment de certaines nations.[13]».

Pourtant cette doctrine, à laquelle souscrivent tous les jurisconsultes et que l’opinion publique ratifie, n’est point encore admise sans conteste dans la pratique.[14] Cela vient de ce que, lorsqu’on a cherché à l’appliquer aux principaux fleuves de l’Europe et de l’Amérique, on s’est heurté à des résistances provenant d’anciens droits acquis, de coutumes invétérées ou d’intérêts soit politiques, soit fiscaux, et de ce que certaines obscurités du texte de 1815 ont permis à plus d’un État d’éluder les obligations qu’il semblait lui imposer. Il en est résulté que ce n’est que graduellement que l’on s’est rapproché de l’idéal, sans l’atteindre jamais complètement, au travers d’un dédale de compromis et d’arrangements successifs.

On conçoit donc fort bien que, dès que l’utilité du Congo comme voie de communication a été reconnue, on ait songé à lui appliquer les règles promulguées en 1815, puis développées par la science et par le progrès des idées libérales.

Les hommes les plus compétents admettent que ce cours d’eau a une importance de premier ordre. D’après le voyageur Schweinfurth, par exemple, « il est indiscutable que le Congo sera, dans un avenir prochain, le seul chemin praticable à suivre » pour pénétrer au cœur du continent[15]. De Brazza pense de même[16]. Stanley estime que, « celui qui possédera le Congo aura le monopole du commerce avec le bassin immense qu’il arrose. Ce fleuve, » dit-il, « est et sera toujours la grande route commerciale de l’Afrique centrale de l’Ouest[17]. » Avoir la faculté d’y naviguer constituera donc un intérêt majeur pour les États civilisés ou les colonies qui se fonderont indubitablement dans l’Afrique équatoriale, car il sera leur principal et peut-être leur seul débouché vers la mer. L’heure présente, d’autre part, est propice pour agir dans ce sens, puisque la liberté désirable existe maintenant au Congo, en tant qu’elle dépend des blancs, et que, pour l’y faire régner, il n’y a par conséquent aucun sacrifice à réclamer d’eux. Les nègres y consentiraient moins facilement. Chacune de leurs tribus interdit aux autres de trafiquer sur ses eaux[18], et s’opposerait par conséquent au commerce des Européens s’ils voulaient forcer le passage ; mais, pour commencer, cela importerait peu. La chose capitale serait qu’un accord s’établît premièrement entre les races civilisées, lesquelles s’entendraient ensuite pour amener les indigènes à composition.

Un traité international aurait donc moins à créer la liberté de navigation qu’à en garantir la perpétuité et l’extension ; mais il serait sage de se hâter, pour profiter de circonstances aussi heureuses qu’éphémères. Qui sait si quelqu’un des riverains d’aujourd’hui, s’attribuant un monopole sur la partie du fleuve qu’il détient, ne créera pas ainsi un obstacle à la consécration internationale du régime actuel ? On peut voir au Zambèze, par exemple, le Portugal percevoir des droits sur les navires et les marchandises.

Ici je dois faire remarquer que, pris à la lettre, le texte de 1815 ne serait pas applicable à toute l’étendue du Congo. Il y est dit, en effet, que la liberté de navigation doit régner seulement « du point où chaque rivière devient navigable, jusqu’à son embouchure » (art. 109). Or, d’après cela, il semblerait que le Bas-Congo, en aval des chutes de Yellala, fût seul dans les conditions voulues, tandis que le Congo moyen, situé en amont de cataractes infranchissables, dût être considéré comme une sorte de mer intérieure[19] ne relevant juridiquement que des États limitrophes. Je n’estime pas cependant que cette conclusion soit fondée, et j’en vois la preuve dans la manière dont on a interprété les traités quant au Danube. Là aussi, aux Portes de Fer, il y a des rapides et des écueils que font obstacle à la navigation, et l’interceptent même complètement à certaines époques de l’année ; néanmoins, la liberté a été proclamée aussi bien au-dessus qu’au-dessous de cette barrière naturelle, sans que l’on ait tenu compte de la solution de continuité, autrement que pour ordonner des travaux de correction propres à la supprimer[20]. Que l’obstruction soit plus complète au Congo qu’au Danube je ne le conteste pas, mais je dis qu’étant de même nature elle ne doit pas être considérée comme plus insurmontable, aujourd’hui surtout que l’homme se fait un jeu de percer les montagnes, de couper les isthmes et de passer sous les détroits. On cherchera, et l’on parviendra, n’en doutez pas, à frayer un chemin aux embarcations entre le Stanley-Pool et l’Atlantique ; aussi peut-on à bon droit considérer, par anticipation, le fleuve tout entier comme formant une voie navigable continue. Seulement, il faut prévoir le cas où le passage rendu accessible plus tard ne serait pas, en aval du Stanley-Pool, le lit actuel du Congo, mais celui de quelque autre rivière du voisinage ou d’un canal artificiel, pour stipuler expressément que ces issues ou ces voies d’accès futures seront envisagées comme des bouches du fleuve, et que, par conséquent, la liberté de navigation y régnera comme sur le Congo lui-même.

Dans le cas où la « neutralisation » qu’il désire pour le Congo ne serait pas obtenue, M. de Laveleye se contenterait, comme pis aller, de celle des stations hospitalières et des stations missionnaires, créées où à créer par des associations privées[21]

Si je comprends bien sa pensée, il voudrait, par là, empêcher qu’une puissance quelconque fît main basse sur les terres cédées à ces sociétés par les indigènes, et pourvoir à ce que leurs établissements demeurassent toujours des asiles inviolables, privilèges justifiés par leur destination philanthropique.

Cette proposition subsidiaire nous transporte dans un nouvel ordre d’idées. Non seulement elle ne concerne plus l’usage du fleuve, mais elle ne soulève pas une question de droit naturel ; il ne s’agit plus ici que de savoir s’il y aurait convenance et utilité à placer certains territoires sous une loi d’exception.

Je m’associe pleinement aux vues humanitaires qui ont inspiré à notre éminent confrère la motion dont je parle, mais il ne me semble pas que les stations qui en sont l’objet puissent être mises au bénéfice de la faveur qu’il sollicite. Je ne les trouve ni assez bien définies, ni assez stables, pour qu’un traité international leur confère des droits qui auraient nécessairement pour corrélatifs des devoirs.

Il va de soi que ces organismes n’étant pas des États, seules personnes juridiques entre lesquelles les traités internationaux fassent loi, leurs représentants ne sauraient en aucun cas être admis comme parties contractantes dans un acte de ce genre. Mais se présentent-ils du moins comme des compagnies fortement organisées, et disposant de moyens suffisants pour faire, par exemple, respecter au besoin la neutralité qu’on leur reconnaîtrait ? Pour ne parler que du « Comité d’études du Haut-Congo, » le plus en vue de tous, sait-on seulement quel est au juste son programme d’action, comment il fonctionne, quelles garanties il offre pour l’avenir ? Tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’une personnalité auguste, faite pour inspirer la plus grande confiance, en est l’inspiratrice, mais pour le reste il s’enveloppe de mystère. Ce comité ne doit pas être confondu avec « l’Association internationale africaine » quoique S. M. le roi des Belges ait été le promoteur de tous deux, et se soit acquis par là un double titre à la gratitude des amis de l’humanité. Sur le Congo, c’est le « Comité d’études » seul qui est en cause. On a comparé l’œuvre de ce comité à celle de la Croix-Rouge comme si ce rapprochement devait fournir un argument en faveur de la neutralisation des stations, mais je vois là, tout au contraire, un précédent en sens inverse. Malgré leurs instances, les sociétés de la Croix-Rouge[22] n’ont pas trouvé grâce devant la conférence de Genève, qui s’est refusée à les mentionner dans la convention du 22 août 1864, et, à l’heure qu’il est encore, leurs membres, leurs agents, leurs ambulances, ne sont pas considérés ipso facto comme neutres en temps de guerre. On voit que la diplomatie est circonspecte quand il s’agit de créer une situation exceptionnelle. Elle veut savoir non seulement si ceux qu’elle en gratifie en sont dignes, mais encore s’ils sont capables de s’acquitter des obligations qui découlent pour eux des privilèges qu’elle leur octroie. Dans le doute, elle s’abstient sagement.

Puis, indépendamment des personnes, il faut se rendre compte des choses. Or, le nombre et l’emplacement des stations sont essentiellement variables ; sans cesse il s’en crée de nouvelles, et l’abandon graduel des anciennes n’aurait rien de surprenant. Passe encore si leurs détenteurs pouvaient invoquer des droits de souveraineté, à eux cédés par des chefs indigènes. De Brazza dit bien que, le long de la route tracée par Stanley, « les terrains propres à être utilisés sont la propriété du Comité d’études du Congo ; » il ajoute « qu’il est défendu de s’y établir sans demander à Stanley une autorisation spéciale et reconnaître ainsi, au Comité d’études, ou la souveraineté ou la propriété exclusive du sol[23]. » Mais, d’autre part, le Comité d’études, représenté par « un de ses coopérateurs, » avoue que, loin d’avoir la libre disposition du sol qu’il occupe, il n’en est pas même propriétaire, puisqu’il n’en a pris possession qu’en vertu d’un « bail perpétuel, moyennant une rente mensuelle[24], » et il suffirait, semble-t-il, qu’il cessât d’en payer « le loyer, » comme dit Stanley lui-même[25], pour que son droit s’éteignît. Si donc, par une déclaration générale, on lui accordait un privilège, on ne pourrait apprécier suffisamment la portée de cette concession.

Les établissements neutralisés pourraient aussi se modifier et changer de nature. Exclusivement scientifiques et hospitaliers, et sans nationalité à l’origine, ils deviendront forcément le noyau de centres commerciaux. D’autre part, ils cesseront peut-être de relever d’une association libre, pour passer aux mains de quelque État régulièrement constitué. Tel a été déjà le cas pour Brazzaville, où le drapeau français a été substitué à celui de l’Association internationale africaine. On doit s’attendre également à voir surgir des stations officielles portugaises d’un caractère mixte, c’est-à-dire à la fois « hospitalières, scientifiques et commerciales, » car un arrêté royal du 18 août 1881 en a prescrit la fondation[26]. Je veux bien admettre que ni la France, ni le Portugal ne se proposent d’en changer le caractère, mais il est probable que, tôt ou tard, ils seront conduits, par la force des choses, à les transformer en lieux de garnisons, ou à leur donner quelque autre destination qui les dénaturera.

Pour ces divers motifs, j’estime que la neutralisation des stations hospitalières serait tout au moins prématurée. Mais, cette combinaison écartée, demandons-nous s’il ne conviendrait pas de doter tous les territoires du bassin du Congo que des États civilisés se seraient appropriés, de franchises pareilles à celles des eaux qui les arrosent. La réalisation de cette idée serait-elle désirable et possible ?

Désirable, d’abord, cela ne me paraît pas douteux. Nous sommes dans un siècle où l’on tend à abaisser les barrières qui isolent les nations ; ce serait donc travailler dans le sens de ces efforts que d’empêcher, entre les divers peuples qui possèdent ou posséderont des établissements au Congo, la création d’entraves à leurs relations soit réciproques soit avec d’autres pays, par une entente a priori. Cela ne vaudrait-il pas mieux que de laisser se reproduire, sur la terre africaine, les complications que des préjugés séculaires ont fait naître et perpétué en Europe ? Arborer là-bas le drapeau du libre échange, du libre parcours, ainsi que du libre établissement, sur terre comme sur eau, serait agir dans l’intérêt bien entendu du monde entier. Et il n’est pas moins urgent de prendre cette mesure que de légiférer au sujet du fleuve lui-même, puisque dans ce moment, et jusqu’à nouvel ordre, les transports doivent nécessairement se faire par terre dans la zone des cataractes. — En second lieu, cette combinaison serait-elle possible ? Je n’y entrevois, pour ma part, aucun empêchement et je ne découvre aucun intérêt national qui s’y oppose. Un peu de bonne volonté suffirait pour en faire une réalité.

Dans les pages qui précèdent, j’ai indiqué comment, à mon sens, la question du Congo, au point de vue du droit international, doit être résolue, et recommandé qu’elle le soit dans un sens largement progressif et libéral ; mais je n’ai pu entrer dans l’examen des nombreux détails que comporterait une convention conclue sur cette base.

Ainsi, je n’ai rien dit des restrictions à apporter à la liberté que je préconise par des règlements de police, dans l’intérêt de la sécurité et de l’ordre public. Les conventions fluviales existantes fourniraient pour cela de précieuses indications.

La traite des esclaves, d’autre part, devrait faire l’objet d’une interdiction formelle, en attendant que les traitants y renoncent spontanément, comme on l’a vu sur l’Ogôoué, lorsqu’ils trouveront plus d’avantages à devenir commerçants[27]. Par la même occasion, il faudrait que les États signataires du traité s’engageassent à bannir l’esclavage des territoires soumis à leur domination. — Dans cet ordre d’idées, je signalerai incidemment l’opinion originale d’un publiciste anglais[28], qui, dans une brochure récente, en même temps qu’il réclame la libre navigation sur le Congo et ses affluents, propose d’appliquer à la répression de la traite les trois fameuses « règles de Washington » que nous avons étudiées jadis[29] Il voudrait qu’on s’en servît contre les États qui n’exerceraient pas une surveillance suffisante pour empêcher le départ des caravanes de chasseurs d’esclaves, ou pour assurer le châtiment des individus qui, à leur retour, seraient reconnus pour en avoir fait partie. On sévirait, en vertu du même principe, contre les gouvernements qui n’empêcheraient pas le départ des bâtiments négriers.

J’attirerai aussi votre attention sur l’importation des spiritueux. C’est là une grosse question, qui n’a pas été suffisamment étudiée jusqu’à présent, mais sur laquelle j’ai réuni un dossier volumineux et qui fera prochainement l’objet d’une monographie dans le journal que je publie[30]. Il ressort d’une infinité de témoignages, que les blancs qui trafiquent avec les noirs ne se font généralement aucun scrupule de spéculer sur la passion de ces pauvres gens pour l’eau-de-vie, le rhum et autres poisons du même genre. Ces spiritueux exercent parmi les indigènes de l’Afrique des ravages analogues à ceux de l’opium parmi les Chinois. Il serait temps de mettre un frein à cet abus funeste, qui se rattache directement à l’objet du présent mémoire.

Je ne me suis pas occupé non plus de ce qui adviendrait en cas de guerre, éventualité qu’il faut cependant prévoir et régler. Je voudrais qu’il fût bien entendu que les querelles qui s’élèveraient entre les contractants, sur un autre point du globe, n’auraient pas leur contre-coup au Congo, et que, en pareille occurrence, tous les pavillons, même ennemis, ne continueraient pas moins à y entretenir des rapports pacifiques[31]. Ce serait alors une véritable neutralisation de cette partie de l’Afrique. En temps ordinaire, l’accès du fleuve ne serait pas plus interdit aux navires de guerre que le littoral maritime ; la présence de semblables vaisseaux pourrait y être nécessaire aux riverains, soit comme porte-respect, soit comme arme en cas de légitime défense, et l’intérêt général n’exige pas qu’on les en prive. Quant aux conflits locaux, qui auraient leur source ou leur objet dans le pays même, il serait téméraire d’interdire absolument l’immixtion des habitants dans les démêlés de leurs voisins, où ils peuvent avoir des intérêts vitaux engagés. Mais ce que l’on peut fort bien faire, c’est de déclarer que, dans cette circonstance, la circulation sur le fleuve et l’usage des ports non bloqués seront toujours libres, au moins pour les neutres, sauf quant au transport de la contrebande de guerre[32].

Il serait indispensable encore d’établir, comme pour le Danube, une commission internationale[33], composée de représentants des États intéressés, et qui serait chargée soit de remplir, pour le compte de la communauté, certaines fonctions administratives ou techniques, soit de veiller en permanence à l’observation du traité, ce qui contribuerait probablement à prévenir bien des conflits.

D’ailleurs, ce serait le cas de proclamer que tous les différends qui s’élèveraient à ce sujet, ou même, d’une manière générale, que tout différend qui surgirait entre les riverains du Congo serait réglé par voie d’arbitrage, et que l’on suivrait pour cela la procédure tracée par le règlement élaboré dans le sein de l’Institut de droit international[34].

Enfin, il devrait être convenu que le traité sera fréquemment revisé. Nous ne sommes, en effet, qu’au début d’un grand mouvement qui s’accentue de jour en jour, et qui modifiera considérablement l’état de choses actuel, en conduisant beaucoup d’habitants de l’Europe et de l’Amérique dans la région du Congo. Cette affluence y créera une situation que l’on peut bien pressentir dans ses traits généraux, mais qui est, quant à ses détails, entourée encore de trop d’incertitudes pour qu’il soit prudent de la soumettre dès maintenant à une réglementation minutieuse et inflexible. Sur beaucoup de points il faut compter ici avec l’imprévu et laisser le temps faire son œuvre. Comment, par exemple, déterminer actuellement l’aire géographique à laquelle le traité serait applicable ? Il est évident que cela dépendra d’explorations futures, nécessaires pour que l’on ait des notions précises et complètes, soit sur le Congo lui-même, soit sur ses affluents qui sont pour la plupart des rivières considérables.

Un dernier point me reste à examiner. Entre quelles puissances devrait être conclu l’arrangement dont je viens d’esquisser les grandes lignes ?

Le traité de Vienne du 9 juin 1815, qui m’a servi de phare dans cette étude, statue (art. 108) que ce sont « les puissances dont les États sont séparés ou traversés par une même rivière navigable » qui « s’engagent à régler d’un commun accord tout ce qui a rapport à la navigation de cette rivière ; » mais cette clause n’a été rédigée qu’en vue de cours d’eau séparant ou traversant des États civilisés, tandis que le Congo coule presque tout entier en pays sauvage. Elle n’est donc pas applicable dans l’espèce. D’ailleurs on ne s’y est pas toujours conformé, et l’on pourrait citer plus d’un traité de navigation signé par des non-riverains.

D’après cela, il n’est pas superflu de se demander qui aurait qualité pour statuer à l’égard du Congo.

Il n’y a pour le moment que deux puissances européennes, le Portugal et la France, qui prétendent à la souveraineté sur quelques sections des rives du fleuve. Il est donc hors de doute que, selon le vœu du Congrès de Vienne, et puisqu’il ne s’agirait de rien moins que de grever leurs domaines d’une servitude, celles-là devraient être au premier chef parties dans l’acte.

Ensuite viendraient celles dont les ressortissants ont déjà de grands intérêts dans la contrée. On sait que les Anglais y possèdent des factoreries et des postes missionnaires, les Hollandais de nombreux comptoirs, les Belges des stations hospitalières ; la Grande Bretagne, les Pays-Bas, la Belgique, seraient donc naturellement désignés pour intervenir.

Je pense même que l’on devrait aller plus loin, et accorder cette faculté à toute puissance, maritime ou non, qui en manifesterait le désir. Il n’en est aucune, en effet, qui, à un moment donné, ne puisse se trouver dans le cas de tourner ses regards vers le bassin du Congo, pour y écouler les produits de son industrie, pour y diriger ses émigrants ou dans quelque autre intention, et qui ne puisse être appelée à réclamer, en faveur de ses nationaux, tel ou tel des avantages garantis par le traité. Toutes d’ailleurs pourraient désirer légitimement s’associer à un acte qui aurait le caractère d’une manifestation éclatante en faveur des idées de justice et de paix, et dont la portée, à ce point de vue, serait considérable.

Selon Sir Travers Twiss[35], il y aurait lieu de conclure deux arrangements distincts, l’un pour le Bas, l’autre pour Haut-Congo. Pour le Bas-Congo, l’on imiterait le régime appliqué aux bouches du Danube, c’est-à-dire celui en faveur duquel je plaide dans ce mémoire ; mais, pour le Haut-Congo, vu les « conditions très anormales du pays qu’il arrose, » on se contenterait d’un protocole de désintéressement, à l’instar de ce qui a été fait lors de l’examen de la question d’Orient[36]. — Je ne vois pas très bien, quant à moi, pourquoi la convention relative au Bas-Congo ne pourrait pas être étendue virtuellement au fleuve tout entier. Cela signifierait, en premier lieu, que la Commission internationale y veillerait partout aux intérêts généraux dans la mesure du possible, puis que les puissances européennes, à mesure qu’elles s’établiraient sur le cours supérieur, se soumettraient aux prescriptions concernant les riverains. Un protocole de désintéressement impliquerait le renoncement à toute conquête, même pacifique, dans le bassin du Haut-Congo ; or, je doute fort que les puissances civilisées veuillent y consentir. Aucune d’elles, je m’assure, ne songe à dépouiller violemment les détenteurs actuels, blancs ou noirs, de ces pays, mais il est fort naturel que les gouvernements qui y voient quelque avantage, cherchent à obtenir de gré à gré, de la part des occupants, des concessions territoriales, et qu’ils y arborent leur drapeau. M . de Laveleye s’effraie à tort de cette perspective. Il n’y a rien là que de normal et de conforme au droit des gens. On doit même s’attendre à ce que l’exemple donné, sous ce rapport, par la France au Stanley-Pool, trouve des imitateurs empressés. Pourquoi dès lors, ceux que cette prévision concerne se lieraient-ils les mains, en se déclarant désintéressés dans la question ? Je ne le comprendrais guère. Quant aux nègres, il est bien évident qu’on les laisserait de côté, mais la conduite à tenir à leur égard devrait faire l’objet d’une entente consignée dans le traité. Celui-ci, après avoir prévenu les dangers provenant de rivalités ou d’égoïsmes nationaux de la part des représentants de la race blanche, aurait à empêcher, autant que possible, que les chefs indigènes missent obstacle à l’application chez eux des principes auxquels les Européens auraient promis de se conformer. On pourrait probablement obtenu cela peu à peu par la douceur, c’est-à-dire par la persuasion et par l’exemple. De Brazza n’a-t-il pas réussi, par ce seul moyen, à faire renoncer les peuplades des bords de l’Ogôoué au monopole des transports fluviaux qu’ils s’attribuaient ?[37] Sur le Congo lui-même, ne voit-on pas déjà les sujets de Makoko, qui autrefois se montraient jaloux de se réserver un droit exclusif de navigation, ne plus s’en prévaloir depuis qu’ils ont arboré le pavillon français[38], et laisser notamment Stanley remonter le fleuve pour aller créer des établissements en amont ? Il y aurait là une belle campagne à entreprendre, dont les trophées ne coûteraient pas une goutte de sang, et qui servirait, plus que les batailles les plus mémorables, à propager la civilisation. Le soin de la conduire rentrerait très naturellement dans les attributions de la Commission internationale, laquelle aurait d’autant plus de prestige aux yeux des nègres, qu’elle leur parlerait au nom de tous les blancs réunis dans une commune pensée.

Malgré ma prédilection pour l’emploi des procédés pacifiques à l’égard des indigènes, je ne vais cependant pas jusqu’à vouloir désarmer les étrangers. Ce n’est pas me contredire, je pense, que d’accorder à ces derniers le droit de tenir les noirs en respect et de réprimer par la force les actes de piraterie, les attaques violentes ou autres crimes, dont ils auraient été les victimes[39]. Stanley, dès 1877, reconnaissait qu’il y avait là une nécessité impérieuse, et que, pour se développer, le commerce naissant aurait besoin d’une protection contre le brigandage. Mais l’illustre voyageur estimait qu’une seule puissance suffirait pour cela. C’eût été pour elle un bien lourd fardeau ; aussi, pour l’en dédommager, réclamait-il, en retour, la reconnaissance de sa domination sur de vastes territoires. « Pourquoi donc, écrivait-il, ne pas décider immédiatement qui régnera sur les rives du Livingstone[40] ? » Il ne faut pas regretter, je crois, que ce vœu n’ait pas été exaucé sur l’heure, et que tout le bassin du Congo ne soit pas tombé au pouvoir d’un seul peuple. Politiquement, cette situation aurait été fâcheuse, et la police du fleuve se fera tout aussi bien, si ce n’est mieux, par la Commission internationale dont j’ai parlé plus haut, pourvu qu’on l’investisse de pouvoirs suffisants, qu’elle ne l’aurait été par un État irresponsable quel qu’il fût.

Et maintenant, quelle probabilité y a-t-il que l’initiative que je viens de prendre en portant devant vous, Messieurs, la question du Congo, aura pour effet la conclusion d’un traité conforme aux vues que j’ai eu l’honneur de vous exposer ?

Je ne suis pas éloigné d’espérer, je l’avoue, qu’elle portera cet heureux fruit. J’en ai pour garants les dispositions favorables que l’on peut s’attendre à rencontrer pour cela, aussi bien chez les puissances intéressées que dans le sein de notre Institut.

Ce n’est pas comme pour le canal de Suez, dont nous nous sommes occupés naguère. Les deux cas, en effet, quoiqu’on ait établi un rapprochement entre eux, ne sont pas assimilables[41]. Pour le canal, il s’agissait de prendre des précautions, afin d’empêcher sa détérioration ou sa fermeture en cas de guerre,[42] et aucune mesure propre à atteindre ce but, ne put parvenir à concilier les intérêts considérables qui se trouvaient en conflit sur ce point.[43] Pour le Congo, au contraire, comme les intérêts des diverses puissances sont presque identiques, et que c’est en vue de l’état de paix qu’une entente est désirée, les chances de succès sont tout autres. Il n’y a pas à redouter, par exemple, que les États riverains trouvent, comme on le craignait en Égypte, « leurs droits d’indépendance compromis et même leur dignité lésée[44], » par les propositions auxquelles on leur demanderait de souscrire.

En ce qui concerne la France, n’oublions pas que de Brazza a dit qu’il prenait possession de Ntamo, « le point commercialement stratégique autour duquel s’agite la question du Congo[45], » « non pour fermer la voie, mais pour en assurer la neutralité[46], » de même qu’il a ouvert l’Ogôoué au commerce européen, et non exclusivement au commerce français. À la Chambre des députés, d’autre part, un orateur[47] a pu affirmer que le but du gouvernement était « simplement de fonder des stations scientifiques, hospitalières et commerciales. » La présence d’un détachement armé à Brazzaville, pour protéger la place,[48] n’implique nullement des visées conquérantes ou belliqueuses, de même qu’en temps d’hostilités la présence d’un poste de police auprès d’un hôpital militaire ne constitue pas une violation de la Convention de Genève. La France semble donc s’associer aux vues de son explorateur, et être prête à consentir à ce qu’il a appelé la « neutralité » du Congo, par quoi il entendait apparemment la liberté de navigation et de commerce, rien de plus, rien de moins.

Quant au Portugal, j’ai eu, au premier abord, quelques doutes sur son acquiescement, en me reportant à un épisode du Congrès international de géographie commerciale tenu à Paris en 1878. Dans la séance du 27 septembre, l’une des sections « émit le vœu que les Chambres de commerce s’associassent aux efforts faits par les gouvernements, les sociétés de géographie et les particuliers, pour faciliter et multiplier les expéditions ayant pour but l’exploration du bassin du Congo et de l’Afrique équatoriale[49]. » Mais les délégués portugais s’élevèrent fortement contre cette prétention. « C’est un vœu tout à fait politique, dirent-ils ; il porterait atteinte aux droits indiscutables du Portugal sur le Congo. Les délégués seraient forcés de se retirer si ce vœu était discuté, car ils ne peuvent autoriser par leur présence quelque discussion ou délibération que ce soit, directe ou indirecte, renfermant l’idée d’une ingérence étrangère quelconque dans la politique et dans l’administration coloniale du Portugal. » L’énergie de cette protestation a été expliquée tout dernièrement, dans un important document de provenance portugaise, par cette remarque que le texte du vœu de Paris, tel que je l’ai rapporté ci-dessus, n’est pas très conforme à la « suggestion initiale, laquelle, » dit l’auteur, « enveloppait une question de police et de protection internationale sur notre grand fleuve africain[50]. « L’Institut serait-il exposé, d’après cela, à rencontrer aujourd’hui la même résistance patriotique au moment de traiter le même sujet ? J’aime à croire qu’il n’en est rien, car nous nous plaçons ici exclusivement sur le terrain du droit, sur lequel aucun Portugais éclairé ne refusera de nous suivre. Au surplus les intérêts économiques du Portugal ne seraient pas plus compromis que sa souveraineté par le nouvel ordre de choses.

L’Angleterre, la Hollande et la Belgique, que j’ai indiquées comme devant concourir à l’œuvre civilisatrice avec la France et le Portugal, seraient-elles moins bien disposées ? C’est peu vraisemblable. Elles n’ont pas, comme cela se rencontrait pour deux d’entre elles dans l’affaire du canal de Suez, des colonies importantes ni un grand courant commercial déjà créés dans les parages auxquels la voie navigable donne accès, et avec lesquels elles redoutaient de voir leurs communications interceptées. Toutes, sous ce rapport, se trouvent sur un pied d’égalité, et elles n’auraient pas de motifs particuliers pour se montrer plus difficultueuses les unes que les autres.

Ces cinq États formeraient donc un premier noyau, autour duquel d’autres puissances viendraient certainement se grouper avec empressement, et le protocole resterait ouvert pour celles qui, dans la suite, se décideraient à les imiter.


Dans l’hypothèse que l’Institut sera, lui aussi, favorable à ma proposition, dans quelle mesure et de quelle manière lui appartiendra-t-il de travailler à ce qu’elle aboutisse à des conséquences pratiques ?

Je me permettrai de vous rappeler, pour vous mettre sur la voie de la réponse à faire à cette interrogation, un paragraphe de nos statuts, que nous avons trop négligé jusqu’à présent, et qui fournit une indication pour le cas actuel. Il est dit, dans l’article premier, que « l’Institut a pour but de favoriser le progrès du droit international » par divers moyens, entre autres « en poursuivant la consécration officielle des principes qui auront été reconnus comme étant en harmonie avec les besoins des sociétés modernes. » Je souhaite donc qu’après nous être mis d’accord sur la manière dont la question du Congo doit être résolue, nous usions de toute notre influence, pour amener les gouvernements intéressés à se mettre à l’œuvre. À cette fin, nous ne devrions pas nous contenter de leur transmettre nos vœux, mais, comme le veulent nos statuts, nous aurions à « poursuivre » ce résultat, c’est-à-dire à recourir, s’il le fallait, à des démarches instantes et réitérées.

Ne perdons pas de vue que le temps presse. La situation se complique de jour en jour, et, plus on attendra pour lui chercher une solution, plus il sera malaisé de la résoudre conformément aux saines doctrines. L’intervention de l’Institut de droit international m’apparaît donc comme tout à fait opportune, profitable à l’humanité, et peut-être glorieuse pour lui. Je serais heureux, pour ma part, de l’avoir provoquée, en posant devant vous, Messieurs, la question du Congo.



III


RÉSOLUTION


L’Institut de droit international, dans sa neuvième session tenue à Munich du 4 au 8 septembre 1883, après avoir entendu la lecture du mémoire qui précède, l’a renvoyé à l’examen d’une commission, composée de :

MM. 
Arntz, professeur de droit à l’Université de Bruxelles ;
  
Marquardsen, professeur de droit à l’Université d’Erlangen, membre du Reichstag de l’Empire allemand ;
  
Renault, professeur à la Faculté de droit de Paris, directeur des Archives diplomatiques ;
  
Sir Travers Twiss,
  
et l’auteur du Mémoire.

Cette commission a reconnu que l’Institut n’avait pas le temps, avant la clôture de sa session, de peser suffisamment les considérations présentées par l’auteur du Mémoire, pour pouvoir se prononcer catégoriquement sur toutes ses conclusions, mais elle s’est trouvée unanime pour proposer la résolution suivante, qui a été votée par l’Institut, après discussion, en séance plénière, le 7 septembre :

L’Institut de droit international exprime le vœu que le principe de la liberté de navigation pour toutes les nations soit appliqué au fleuve du Congo et à ses affluents, et que toutes les puissances s’entendent sur des mesures propres à prévenir les conflits entre nations civilisées dans l’Afrique équatoriale.

L’Institut charge son Bureau de transmettre ce vœu aux diverses puissances, en y joignant, mais seulement à titre d’information, le mémoire qui lui a été présenté par l’un de ses membres, M. Moynier, dans la séance du 4 septembre 1883.


  1. T. XV, p. 254.
  2. Voy. Annuaire de 1879-1880, t. I, p. 155.
  3. Lettre du 5 sept. 1877 (Voy. l’Afrique centrale et la Conférence de Bruxelles, par E. de Laveleye, p. 217).
  4. Missionary Herald (de Londres), 1883, p. 83.
  5. Le 13 novembre 1882.
  6. Revue de droit international, t. XV. p . 234.
  7. Zur Neutralisirung des Congo (Die Gegenwart, 28 Juli 1883)
  8. La libre navigation du Congo (Revue de droit international, t. XV).
  9. Engelhardt : Du régime conventionnel des fleuves internationaux, p. 196.
  10. Art. 108 et suiv.
  11. Bluntschli : Droit international codifié, ad. § 314.
  12. Engelhardt, p. 92. ( Cf. Carathéodory : Du droit international concernant les grands cours d’eau, p. 26).
  13. § 314.
  14. Engelhardt, p. 53 et 200.
  15. L’Exploration, 1883, 2me sem., p. 107.
  16. Compte rendu des séances de la Société de géographie de Paris, 1882, p. 299.
  17. Lettre du 5 septembre 1877, p. 217.
  18. Stevenson : The water highways of the interior of Africa, p. 19.
  19. Rapport de Brazza (Revue maritime et coloniale, août 1883, p. 406).
  20. Conférence de Londres, 1871. (Cf. Engelhardt, p. 131.)
  21. Revue de droit international, t. XV, p. 255.
  22. Revue de droit international, t. XV, p. 257.
  23. Revue maritime et coloniale, août 1883, p. 413.
  24. L’Association internationale africaine et le Comité d’études du Haut-Congo, par un de leurs coopérateurs, p. 21 .
  25. Discours de Stanley à Paris (Voy. Deloume : Le droit des gens dans l’Afrique équatoriale, p. 51).
  26. Deloume, p. 20.
  27. De Brazza (Revue maritime, août 1883, p. 405).
  28. Stevenson, p. 24
  29. Communications et documents relatifs à la fondation de l’Institut de droit international, p. 167.
  30. L’Afrique explorée et civilisée.
  31. Gessner (Die Gegenwart)
  32. Cf. Engelhardt, p. 181.
  33. Cf. Revue de droit international, t. XV, p. 255.
  34. Bulletin. p. 90.
  35. Revue de droit international, t. XV.
  36. Cf. Revue de droit international, t. XIV (1882), p. 581.
  37. Revue maritime, août 1883, p. 398.
  38. Revue maritime, août 1883, p. 408.
  39. Deloume, p. 58.
  40. Lettre du 5 sept. 1877, p. 217.
  41. Gessner (Die Gegenwart).
  42. Annuaire de 1879-80, t. I, p. 335.
  43. Ibid., 350.
  44. Ibid., 336.
  45. Revue maritime, août 1883, p. 407.
  46. Compte rendu des séances de la Société de géographie de Paris, p. 290.
  47. M. Rouvier (Séance du 20 novembre 1882).
  48. Le Congo. Article du Courrier des États-Unis et réponse d’un membre de l’Association internationale africaine, p. 17. — Deloume, p. 68.
  49. Compte-rendu, p. 182.
  50. La question du Zaïre. Droits du Portugal. Memorandum, p. 48.