Éditions Édouard Garand (p. 42-46).

X

UNE VISITE NOCTURNE


Le père Ledoux et sa femme venaient de rentrer en leur logis, découragés tous deux et maudissant la traîtrise de D’Aubières, lorsque Lambruche parut accompagné de celui même contre qui s’élevaient tant de malédictions.

— Ah ! bien pour l’amour du bon Dieu ! s’écria la commère avec ahurissement, est-ce un revenant qui nous arrive ?

— Pas tout à fait, ma brave femme sourit Maurice, mais presque. Et grâce à notre ami Lambruche nous pourrons, demain, nous battre contre les Américains.

La mère Ledoux et son mari demeuraient béants, stupides.

— Voyez-vous Mme Ledoux, expliqua Lambruche, je savais, moi, que c’étaient des cancans de nos ennemis tout ce qui se radotait par la ville ; car Monsieur était le prisonnier. Alors, je suis arrivé à temps, parce que peut-être bien qu’on l’aurait tué.

La mère Ledoux pleurait d’émotion.

— Que le saint nom du bon Dieu soit béni ! balbutia la brave femme. Et je gage, Monsieur Maurice, que c’est la Sylvia qui vous a fait prisonnier ?

— Et son acolyte, Cardel, répondit D’Aubières. Mais ce fut ma faute, ajouta-t-il aussitôt, j’ai eu le tort de ne pas me défier d’eux.

— Ah ! les gueux ! gronda le père Ledoux en ébauchant un geste de colère.

— Mais c’est pas tout ça, reprit Lambruche. Voyez-vous, Monsieur, on vous a fait du tort, et le peuple qui est pas mal crédule a mangé l’histoire de votre désertion. Mais ça ne tirera pas longtemps à conséquence. Vous allez rester tranquille ici, et tout à l’heure ce même peuple va venir vous acclamer. Fiez-vous à moi ! Nous avons ici encore six cents fusils, car j’ai armé deux cents de mes miliciens en sourdine pour patrouiller dans la cité, et nous avons des munitions en grande quantité, ça va me servir !

Et sans plus s’expliquer Lambruche s’en alla.

Il gagna à la course la Place du Marché où la populace continuait à vociférer à la lueur du bûcher qu’on ne cessait d’alimenter des planches d’une baraque du voisinage. Lambruche fendit la foule et grimpa peu après sur le toit d’une maison. Sa haute silhouette se dessina nettement dans la clarté rougeâtre. À sa vue tout le peuple poussa un long rugissement :

— Lambruche !… Lambruche !…

— Silence ! commanda le capitaine d’une voix tonnante.

Tout se tut. Puis la voix de Lambruche roula dans l’espace comme des coups de canon :

— D’Aubières n’est pas un déserteur ni un traître ! Il est pour le peuple et avec le peuple ! Car il a du cœur ! Car il a du sang ! Les traîtres, qu’on les cherche ! Demain, D’Aubières battra les Américains ! Il manquait de fusils, il en a trouvés ! Il manquait de munitions, il en a cherchées ! Des gredins vous disaient : « D’Aubières vous a trahi » ! — Vous répétiez : « D’Aubières est un traître ! » — C’était faux ! D’Aubières vous cherchait des fusils… il vous cherchait de la poudre et des balles ! Et il a trouvé tout cela ! Eh bien ! à présent, où sont les menteurs ? Tonnerre du Diable ! qu’on les amène que je leur coupe la gorge… foi de Lambruche !…

Des vivats éclatèrent en coups de tonnerre.

— Où sont les fusils ? clama une voix forte.

— Là où est D’Aubières, qui les garde !

— Conduis-nous, Lambruche !

— Venez et vive D’Aubières !

Ce fut une vague hurlante de joie qui se rua, l’instant d’après, sur les pas de Lambruche ! Ce fut un ouragan qui s’engouffra dans la ruelle où vivaient les Ledoux ! Le tumulte était si formidable, que ceux qui ne savaient pas crurent que la ville s’abîmait dans une catastrophe. Et pourtant le tumulte était joyeux… mais délirant.

La masse remuante du peuple se tassait dans la rue étroite avec fracas, lorsque D’Aubières parut dans le cadre d’une porte avec la mère Ledoux à son côté. Mille poitrines semblèrent pousser un cri unique pour acclamer le jeune chef.

— Canadiens, cria Maurice, il n’y a de traîtres que les accusateurs ! Demain, comme cette nuit, je serai avec vous ! Demain, je serai à votre tête, et je réclame pour moi la première balle américaine !

L’ivresse fut à son comble.

Hé ! vous, la mère Ledoux ! cria de la foule agitée une voix de femme. Embrassez-le donc pour moi, le gas !

— Hein ! l’embrasser ? répliqua la mère Ledoux d’une voix rendue larmoyante par l’émotion. Ah ! il y a longtemps que j’en ai l’envie !

Et la commère, hardiment, fit claquer ses lèvres sur les deux joues de Maurice.

Le délire empoigna le peuple.

— Et Lambruche… cria une autre femme, est-ce qu’il mérite pas qu’on l’embrasse aussi ?

— Lambruche ! Lambruche !… rugit la populace en battant des mains.

Le capitaine, effrayé, voulut s’éclipser dans la foule, mais trois ou quatre commères le happèrent avec vigueur et chacune d’elles l’embrassa… tant et si bien que le pauvre Lambruche, sous cette pluie de baisers, faillit s’évanouir de bonheur. Pour un peu il eût souhaité d’être embrassé par toutes les femmes et filles de la cité.

Mais déjà D’Aubières annonçait que les fusils et les munitions allaient être distribués séance tenante. Le peuple cria alors d’une voix terrible :

— Aux armes !…

Or, à la minute même où se passait la scène que nous venons de décrire, Lady Sylvia, furieuse, informait Cardel de ce qui était survenu.

— Oh ! gronda Cardel avec rage, je jure que demain ce Lambruche ne sera plus vivant !

Minuit sonnait…

— Minuit ! cria Lady Sylvia en sursautant. Et le général qui va nous attendre… ajouta-t-elle avec inquiétude.

— C’est juste, dit Cardel, nous serons en retard. Vite, passez une mante ! D’ailleurs, le moment est plus propice que je l’avais espéré. Le peuple a déserté les fortifications, et ni soldats, ni miliciens ne surveillent les portes et poternes. Que se passe-t-il encore d’extraordinaire ? Je ne le sais pas, mais bientôt j’irai aux nouvelles. Voyez-vous, tout à l’heure le vacarme partait de la Place du Marché ; à présent on l’entend venir d’un point plus haut que la rue Notre-Dame.

— Moi, gronda sourdement Lady Sylvia, je devine un peu ce qui se passe : D’Aubières rentre dans la faveur du peuple !

— Qu’importe ! Demain il tombera sous nos balles ! prononça froidement Cardel.

— Qu’avez-vous donc décidé ?

— D’armer avec les fusils que nous possédons ce qui nous reste de partisans et, avec les soldats qui sont de notre côté et qui feignent de demeurer loyaux à Carleton et D’Aubières, prêter main-forte aux Américains.

— La guerre civile !… murmura Lady Sylvia en tressaillant.

— Avez-vous de meilleurs moyens ? ricana Cardel.

— Non c’est vrai. Eh bien ! nous songerons à cela plus tard. En ce moment, Monsieur Montgomery nous attend. Allons donc sans plus tarder le recevoir ; lui, d’ailleurs, nous conseillera.

Ils sortirent tous deux et gagnèrent les fortifications du bord de l’eau. Ils ne s’aventurèrent pas à traverser la Place du Marché, au cas où il y serait demeuré des groupes de citadins. Ils enfilèrent une étroite ruelle qui longeait l’église paroissiale et allait aboutir à la rue St-Paul. De là ils se dirigèrent vers la poterne qui faisait face à la rue St-Pierre. Mais pour arriver jusque-là ils durent escalader trois ou quatre barricades. Tout était désert, et la poterne face à la rue St-Pierre, n’avait pas encore été barrée, attendu qu’on s’en était servie jusqu’à une heure avancée pour charrier l’eau dont on avait rempli les puits de la cité.

Une fois devant la poterne, nos deux personnages s’arrêtèrent.

— Pourvu qu’il soit venu ! souffla Lady Sylvia.

— Nous allons voir.

Ce disant, Cardel ramassa une pierre avec laquelle il heurta trois fois le panneau de fer de la poterne.

Une demi-minute se passa. Puis de l’autre côté trois coups semblables à ceux de Cardel furent frappés.

— Il est là ! murmura joyeusement Cardel.

Lady Sylvia soupira avec allègement.

Avec beaucoup d’efforts Cardel parvint à faire jouer le panneau de la poterne et à l’ouvrir. Une ombre humaine était là debout tout près de l’ouverture, et de l’autre côté du fossé on pouvait distinguer confusément une dizaine d’autres silhouettes humaines. L’inconnu dit à voix basse à ces silhouettes :

— C’est bien, mes amis… à demain !

Les silhouettes s’éclipsèrent silencieusement. L’homme inconnu alors franchit la poterne.

— Bonsoir, Lady Sylvia ! prononça cet homme d’une voix jeune et ardente.

— Oh ! général… c’est donc vous ? murmura la jeune femme.

— Moi-même, Madame, et je m’empresse de vous féliciter, ainsi que vous mon cher Cardel.

Et le général Montgomery serrait doucement les mains de la jeune femme dont il n’entrevoyait, dans l’obscurité, que la forme vague. Cardel refermait pendant ce temps la poterne. Peu après les trois personnages gagnaient silencieusement et d’un pas hâtif la cité. À la rue Notre-Dame, Cardel s’arrêta.

— Général, dit-il, permettez-moi de vous laisser avec Lady Sylvia, il importe que j’aille m’informer de ce qui se passe là-bas.

— Allez, Monsieur, répondit le général américain. Je suis certain que ma seule protection suffira à Lady Sylvia.

Et tandis que l’émissaire des américains s’éloignait d’un côté, Lady Sylvia entraînait Montgomery vers sa demeure.

Lorsque le général américain pénétra dans la maison de la jeune femme et qu’il put enfin voir nettement sa compagne, il la regarda avec une grande admiration et dit galamment :

— Madame, on m’avait assuré que Lady Sylvia, que je n’avais pas eu l’avantage de connaître, était jolie, je dois avouer de suite que sa beauté est plus exquise que je ne l’aurais pu imaginer, et j’avoue aussi qu’aucune femme de nos provinces n’a autant de grâce ni autant de fraîcheur !

Il souriait doucement en la considérant presque avec extase.

Fière de l’éloge et rougissante, Lady Sylvia eut bien l’envie de rendre le compliment. Car il était beau ce jeune général américain. Grand, mince, élégant, il attirait de suite le regard de la femme. Son haut front, un peu mat peut-être, reflétait la mâle audace et l’énergie. Ses yeux, doux, quoique inquisiteurs, brillaient d’effluves ardents. Sa bouche mince était rouge et elle conservait presque constamment un sourire bienveillant. Sa voix était assurée et digne et son langage très soigné. Et il y avait beaucoup de distinction dans toute sa personne, bien que, cette nuit-là, il fût très modestement vêtu d’un habit d’étoffe rude et sombre. Il portait à son côté gauche la rapière. Sa culotte était protégée par des cuissières faites de peau de buffle, et il portait de hautes bottes éperonnées. Tel qu’il apparaissait il avait bien plus l’air d’un guerrier que d’un courtisan de salon. Mais l’uniforme de soldat ne déguisait nullement les manières aisées du gentilhomme.

Lady Sylvia le fit asseoir et appela une servante à qui elle commanda d’apporter des fruits, des gâteaux et du vin.

— Ainsi, dit le jeune général, il est décidé que nous devrons prendre la ville par les armes ?

— Hélas ! général, nous avons tout fait pour induire la population à livrer la ville. Ah ! si ce n’eût été, ajouta-t-elle avec une sourde colère, de ce D’Aubières et de cette Mirabelle Chauvremont…

— Monsieur D’Aubières, interrompit le général, est un jeune homme d’une loyauté admirable, et je serai certainement enchanté de lier connaissance avec lui. On dit aussi, Madame, qu’après vous, Mademoiselle Chauvremont est la plus jolie de la cité ?

— Elle est assurément fort jolie, général.

— Décidément, s’écria Montgomery avec ravissement, je suis content de me trouver en si bonne et belle ville. Ah ! madame, il me fera mal de jeter en ses murs le feu et le fer ! Nous venions, mes soldats et moi, tendre une fraternelle poignée de mains, et il se trouve qu’il faudra, au contraire, tendre l’épée. Au lieu de paroles d’amitiés et d’heureux souhaits, nous échangerons des cris de guerre et des imprécations, et seuls les canons auront voix prépondérante. C’est dommage pour cette brave population canadienne, pour ses jolies femmes, pour ses magnifiques édifices. Néanmoins, Madame, je vous l’assure, nous tâcherons d’épargner le plus possible les temples et les édifices importants. Mais il me faut la ville…

— Oh ! vous l’aurez, général… dussions-nous vous y aider les armes à la main !

— J’apprécie déjà grandement l’aide que vous m’avez donnée jusqu’à présent. Avez-vous donc un autre concours à m’offrir ?

— Certainement, celui de combattre à vos côtés !

— Vraiment ? vous avez donc des armes ?

— Huit cents fusils et des munitions…

— C’est magnifique !

Le heurtoir de la porte se fit entendre.

— Voici notre ami Cardel qui revient.

Lady Sylvia s’excusa pour aller ouvrir.

Oui, c’est bien Cardel… mais Cardel, tremblant et la physionomie méconnaissable.

— Qu’avez-vous donc ? s’écria avec surprise Lady Sylvia.

— Oh ! vous ne pourriez le deviner…

Et, avec une expression de sombre découragement, Cardel se laissa choir sur un divan.

— Allons ! Monsieur, parlez ! commanda sévèrement le général américain.

— Général, répondit d’une voix hachée Cardel, nous avions pour vous aider des fusils et des munitions…

Lady Sylvia jeta une clameur de colère et de désespoir, et, comme si elle allait s’évanouir, s’affaissa sur un fauteuil.

Montgomery se précipita vers elle et essaya de la réconforter.

— Allons ! Madame, ne vous découragez pas. Je vous en prie, reprenez votre énergie !…

— Ah ! général, si vous saviez… Ces fusils et munitions, je les avais achetés de mes propres deniers dans l’espoir d’être utile à votre cause, et demain ces armes seront tournées contre nous… contre moi !

Montgomery se mit à rire doucement.

— Courage, Madame ! Demain s’il est nécessaire je vous procurerai des fusils et des munitions. Demain, Madame, je vous…

— Ah ! demain… demain… clama tout à coup une voix frémissante de femme… Demain, ajouta la voix, Lady Sylvia sera morte !

Montgomery venait de se retourner avec surprise. Il vit une belle jeune fille armée d’un pistolet marcher vers Lady Sylvia…

Et Lady Sylvia, debout et livide, voyait venir la mort !

Cardel, après s’être dressé, demeurait statufié.

Mais Montgomery fit un bond et, enleva à la jeune fille son pistolet…

Elle, alors, comme si elle eût vu cet étranger pour la première fois fit un pas de recul, et demanda avec étonnement et colère :

— Qui êtes-vous, Monsieur ?

— Mademoiselle, je suis Richard Montgomery !

— Montgomery !…

Ce nom éclata comme du verre sur les lèvres de la jeune fille.

À ce moment, Lady Sylvia s’approchait et, très ironique, disait :

— Général… je vous présente Mademoiselle Chauvremont !


À ce moment, Lady Sylvia s’approchait et, très ironique, disait :
— Général, je vous présente Mademoiselle Chauvremont.