La première salle Favart et l’Opéra-Comique/12

Heugel (p. 1-2).

LA PREMIÈRE SALLE FAVART

et

L’OPÉRA-COMIQUE

1801-1838

QUATRIÈME PARTIE

(Suite)
ii
Un nouvel incendie, celui du Vaudeville, vient compliquer la situation. Trois théâtres se trouvent alors sans asile : le Théâtre-Italien, réfugié provisoirement à l’Odéon ; l’Opéra-Comique, provisoirement à la Bourse ; et le Vaudeville, provisoirement au boulevard Bonne-Nouvelle. — Ce dernier s’assure par un bail de la possession de la salle de la Bourse, occupée par l’Opéra-Comique, et l’on se demande ce que deviendra celui-ci. — Le ministère se décide enfin à mettre en adjudication les travaux de reconstruction de la salle Favart. Les Chambres votent une loi à cet effet, l’adjudication est prononcée au nom des directeurs de l’Opéra-Comique, et au bout de huit mois le théâtre est complètement réédifié. — Le 16 mai 1840 a lieu l’inauguration de la nouvelle salle Favart, avec le chef-d’œuvre de son répertoire, le Pré aux Clercs. — La crise est terminée, l’Opéra-Comique est chez lui !

La question restait donc entière, et tout était à recommencer. Un événement nouveau allait lui donner un dernier degré d’acuité et la compliquer d’une étrange façon. Dans la nuit du 17 au 18 juillet 1838, six mois, presque jour pour jour, après l’incendie et la destruction de la salle Favart, un autre théâtre, celui du Vaudeville, situé alors rue de Chartres-Saint-Honoré et dont le directeur était Étienne Arago, disparaissait à son tour dans les flammes, qui le dévoraient sans qu’il en restât vestige. Nous allons voir quel nouvel et singulier élément de trouble cet événement allait introduire dans cette question déjà si troublée de l’Opéra-Comique, à laquelle pourtant rien ne semblait devoir le rattacher[1].

En attendant, les projets continuaient d’aller leur train. Au mois de septembre, les journaux annonçaient comme très sérieuse une combinaison nouvelle qui consistait dans la fusion définitive de l’Opéra et du Théâtre-Italien, réunis tous deux dans la salle de l’Opéra et sous la direction de Duponchel, déjà directeur de ce dernier, cette fois avec Louis Viardot comme associé. Il faut croire pourtant que ce projet fut de nouveau et vite abandonné, car, le 4 octobre, les Italiens faisaient leur réouverture hivernale dans la salle de l’Odéon, théâtre alors en déconfiture, et leur apparition, ou plutôt leur réapparition sur un point de Paris si éloigné de leur clientèle ordinaire, ne semblait pas leur porter tort, à en juger par ce compte rendu :

« Ce n’a pas été un médiocre événement dans le quartier voisin du Luxembourg que l’ouverture du Théâtre-Italien à la salle de l’Odéon. Vers sept heures du soir, la rue qui y conduit, la place et les environs qui l’entourent étaient garnis de curieux, les uns aux portes des boutiques, les autres se tenant sur les trottoirs, et tous regardant les deux files de voitures qui s’avançaient avec lenteur vers les portes du théâtre. Au fond, l’arrivée de deux ou trois arrondissements de Paris venant rendre visite à l’un des quartiers dont ils sont le plus éloignés est un événement qui n’est pas indifférent, puisque, sans parler du bruit, du mouvement et des scènes variées et inattendues que cette transfusion accidentelle d’un quartier dans un autre amène, il peut encore aider à faire répartir plus également l’activité et l’existence dans notre grande ville de Paris…

À en juger par l’empressement que les dilettantes ont mis à se procurer des loges et des stalles, et au mouvement que se sont donné les amateurs afin d’obtenir des billets pour l’ouverture, on peut dire que jusqu’ici le changement de quartier n’a produit aucun effet. Mardi dernier on a donné pour la première représentation de cette saison musicale Otello, opéra de Rossini, dans lequel ont reparu la plupart des virtuoses italiens que l’on entend avec tant de plaisir depuis plusieurs années. Mlle Grisi, ainsi que Rubini, Tamburini et Lablache, ont successivement obtenu, à mesure qu’ils sont entrés en scène, les félicitations et les applaudissements du public…

Il y a à peu près vingt-quatre ans que des acteurs italiens n’avaient chanté sur le théâtre de l’Odéon. Mardi dernier, lorsqu’ils y ont reparu, un assez petit nombre de ceux des amateurs qui ont assisté aux anciennes représentations a pu se trouver à cette dernière… Au nombre des spectateurs présents à l’ouverture de la saison de 1838, se trouvait Mme Grassini, qui tant de fois, sur la scène qu’elle regardait hier, nous a si vivement émus, il y a vingt ans, par le concours de sa voix et de son jeu, dans les Horaces de Cimarosa et dans le Roméo de Zingarelli[2]. »


Mais la question de l’Opéra-Comique et de la reconstruction de la salle Favart continuait de préoccuper, on pourrait dire de passionner la presse et le public, qui ne comprenait rien à l’inertie de l’administration et à un retard si préjudiciable à ses plaisirs. Ce retard avait réveillé les convoitises des propriétaires de Ventadour, enragés dans leur entêtement, et ceux-ci recommençaient à réclamer, comme s’il leur était réellement dû, le retour de l’Opéra-Comique dans leur salle, louée pourtant par eux au nouveau théâtre de la Renaissance, qui y faisait son ouverture le 8 novembre 1838 avec le Ruy-Blas de Victor Hugo. Un journal croyait alors pouvoir avancer à ce sujet que si, par impossible, leur réclamation était admise, il en résulterait « une combinaison qui placerait le Théâtre-Italien à Favart, l’Opéra-Comique à la salle Ventadour et la Renaissance à la place de la Bourse. »

C’est ici que la question se complique de la situation du Vaudeville incendié et de son intervention dans une affaire que chaque jour semblait venir embrouiller à plaisir. Lorsque le Vaudeville, détruit par le feu et ne pouvant, j’ignore pour quelle raison, se réédifier sur l’emplacement qu’il occupait depuis près d’un demi-siècle, s’était vu sans asile, il avait, naturellement, cherché les moyens de se rétablir ailleurs. Le ministère lui avait proposé tout d’abord, aux Champs-Élysées, un terrain qu’il avait très judicieusement refusé, jugeant avec raison l’endroit peu favorable au succès d’une exploitation théâtrale. Il fut alors question successivement de la transporter rue Traversière, puis rue Grange-Batelière, puis au Cloître Saint-Honoré. Pendant ce temps, néanmoins, li avait pris un logis provisoire boulevard Bonne-Nouvelle, à côté du Gymnase, et s’était installé dans le local d’un café-spectacle dont les affaires n’étaient pas très florissantes et qu’il avait fait aménager à son usage. Mais ceci ne pouvait être qu’un expédient momentané, et il songeait plus sérieusement que jamais à retrouver et à s’assurer une demeure définitive.

C’est vers le milieu de janvier 1839 qu’il avait pris possession de cet abri temporaire. Tout à coup, au bout d’un mois, le public apprend avec une surprise mêlée de stupeur que le Vaudeville est sur le point de déposséder l’Opéra-Comique de la salle que celui-ci occupe à la place de la Bourse, et qu’il a signé le bail de la location de cette salle. Or, si le public aimait le Vaudeville, il lui préférait encore l’Opéra-Comique, et il se demandait ce qu’allait définitivement devenir ce dernier et s’il allait enfin disparaître dans la tourmente.

Devant cette nouvelle imprévue, les journaux recommencèrent à s’occuper avec ardeur de la question, et l’un d’eux, à cette époque généralement bien informé, la Revue et Gazette des Théâtres, crut devoir calmer en ces termes des alarmes qu’il croyait trop vives :

« Un journal publiait, dans un de ses derniers numéros, les lignes suivantes, à propos de l’Opéra-Comique et de la reconstruction de la salle Favart :

« L’Opéra-Comique est placé dans une étrange situation par l’orgueilleuse maladresse de ses directeurs. Croyant forcer la main à l’autorité dont ils attendaient la permission de rebâtir la salle Favart, ces messieurs ont laissé louer la leur au Vaudeville. Le bail est passé pour cinquante années, qui doivent commencer en avril ou mai 1840. De sorte que, d’ici à cette époque, si l’Opéra-Comique n’a pas trouvé un asile, il couchera dans la rue. Ce qui donne lieu de le croire, c’est que la salle des Bouffes ne sera pas reconstruite par les deux associés susdits ; le pouvoir en a senti tous les périls, il a vu que, par ce fait, le théâtre de l’Opéra-Comique serait rayé de la liste des vivants. Des mesures plus prudentes, plus en rapport avec notre dignité nationale, seront prises aussitôt que les circonstances le permettront. Mais où sera l’Opéra-Comique ? »

Nous devons répondre aux faits allégués dans les lignes précédentes, et qui sont de nature à alarmer et les auteurs et les artistes dont l’existence est attachée à celle de l’Opéra-Comique.

Nous dirons d’abord qu’il n’a jamais été question de refuser à l’Opéra-Comique la salle des Bouffes, et que tout fait présumer, au contraire, que cette mesure, qui est un acte de justice, ainsi que nous l’avons prouvé par des faits dans plusieurs articles, sera adoptée. La place des Bouffes est à l’Odéon, et, sans aucun doute, ils y resteront.

Il est vrai cependant que la salle de la Bourse est louée à la direction du Vaudeville, qui espère l’occuper en septembre. Mais, dans le cas même où, contre toute attente, les Chambres n’autoriseraient pas la reconstruction de Favart par MM. Cerfberr et Crosnier, et dans le cas où l’Opéra-Comique ne serait pas réintégré à Favart, il ne serait point pour cela exposé à rester dans la rue. Toutes les chances ont été prévues par la direction de l’Opéra-Comique, qui a, dès cet instant, à sa disposition, un terrain parfaitement situé, terrain dont elle userait, dès l’instant où les Chambres n’adhéreraient pas à son vœu.

Ainsi, tous les intérêts sont garantis[3]. »


Le même journal revenait sur ce sujet dans son numéro suivant (21 février), et disait de nouveau : — « La salle de la Bourse n’est louée au Vaudeville que pour l’an 1840 et les Chambres se seront prononcées sur la proposition de M. Crosnier dans la prochaine session. Pour l’une ou l’autre de ces constructions, l’on aura une année, ce qui est certes bien suffisant, et ainsi l’Opéra-Comique ne quittera la place de la Bourse que lorsque sa nouvelle résidence sera prête à le recevoir. »

(À suivre.)

Arthur Pougin.

  1. « 18 Juillet 1838. — Le Vaudeville avait donné hier sor les Impressions de voyage, Arthur et Lustucru, trois pièces dont la mise en scène ne devait offrir aucune chance d’inquiétude. À minuit, les pompiers avaient fait leur ronde accoutumée, et aucun indice d’incendie ne s’était révélée, quand, à trois heures du matin, l’un des trois pompiers de garde dans la salle sentit tout à coup une légère odeur de brûlé, qui semblait partir des combles situés au-dessus de la salle, dans la direction du lustre. Il se dirigea vers ce point, et ayant eu la présence d’esprit d’abaisser en passant le rideau, qui était levé comme d’habitude, il se dirigea vers le point d’où l’odeur s’était exhalée. Mais déjà tout était en feu dans les combles, et rebroussant chemin au plus vite, il alla prévenir ses camarades. Au même moment, réveillé par les cris d’alarme qu’on poussait au dehors, et surtout par la fumée qui avait gagné son appartement, M. Barthe, le caissier, qui couchait près du théâtre avec sa femme et sa domestique, s’élança à la hâte dans les coulisses, et, trouvant le rideau baissé, il appliqua l’œil à l’une des lunettes de la toile, et aperçut avec terreur une pluie de feu qui tombait au milieu de la salle. Quant au lustre, il était à demi brisé, la corde qui le retenait aux combles ayant été probablement divisée par l’effet de la combustion. L’incendie avait donc commencé dans les combles ; mais rien n’indiquait la première cause de ce terrible événement.
    Quinze personnes habitaient l’édifice incendié, et, par un bonheur inouï, aucune d’elles n’a péri. Ainsi réveillé en sursaut, M. Barthe a eu le temps de sauver sa femme et sa bonne, et de donner l’éveil au concierge, à sa femme et à sa fille, qui se sont levés à la hâte et ont pu gagner la rue avant que la flamme les eût atteints. Quant à M. Mahret, le propriétaire du café du Vaudeville, après avoir mis en lieu de sureté sa femme et sa fille, il est parvenu, aidé de quelques voisins et de ses deux garçons, à sauver les glaces de son établissement, qui ont été transportées sur la place du Palais-Royal.
    Il paraîtrait, d’après les bruits recueillis sur le théâtre même du sinistre, que de l’atelier des peintres le feu s’est rapidement communiqué à l’atelier de menuiserie ; les flammes ont gagné le cintre du théâtre et toute la partie supérieure de l’édifice.
    La caisse et les registres ont pu être sauvés ; mais beaucoup d’artistes ont fait des pertes considérables. On cite entre autres MM. E. Taigny, Hippolyte, Mmes Balhasard et Albert. Quant aux décors, ils ont tous été consumés… »
    Lesur (Annuaire historique, pour 1838.)
  2. Lesur : Annuaire historique.
  3. Revue et Gazette des Théâtres, 17 février 1839.