La première intervention européenne au Maroc

La première intervention européenne au Maroc
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 406-436).
LA PREMIÈRE INTERVENTION EUROPÉENNE
AU MAROC


I. — LA DÉCOUVERTE DU MAROC ET L’INTERVENTION ROMAINE

Le Maroc est longtemps resté pour les Anciens le pays du mystère. La véritable découverte en a été tardive et contemporaine de la première intervention européenne, celle des Romains. A l’âge d’or de la civilisation hellénique, au temps de Périclès, les Grecs ne possédaient sur ce lointain Maroc, situé en dehors de leur sphère colonisatrice, que des données éparses et vagues. Hérodote a entendu parler d’une montagne, située à l’Ouest du continent africain et qu’on appelle l’Atlas ; il connaît les colonnes d’Hercule, indique, d’après les témoignages de voyageurs carthaginois, l’existence de pays situés sur le littoral de l’océan Atlantique et mentionne expressément, dans cette partie du Maroc, le promontoire Soloeis, aujourd’hui cap Cantin, entre les villes actuelles de Mazagan et de Safi.

Les connaissances d’Hérodote et de ses contemporains sur le Maroc se réduisaient donc à fort peu de chose. La situation du pays à l’extrémité du monde connu des Anciens ne suffit pas à expliquer ce mystère. Les premiers explorateurs du littoral, les Phéniciens, gardèrent jalousement pour eux les indications précises qu’ils avaient pu recueillir au cours de leurs lointaines croisières. C’était le meilleur moyen d’écarter les concurrens possibles ; les Phéniciens, en excellons trafiquans qu’ils étaient, ne manquèrent pas de l’employer, et leur politique commerciale y trouva amplement son compte. Dès le XIIe siècle avant J.-C, ils avaient dépassé les colonnes d’Hercule et fondé le comptoir de Gadès (Cadix) sur la côte méridionale de l’Espagne. Il est vraisemblable que, déjà à cette époque reculée, ils avaient pris pied sur la côte atlantique du Maroc.

Plus tard, Carthage fondée au IXe siècle supplanta les métropoles phéniciennes d’Asie et reprit, pour son propre compte, la politique de pénétration vers l’Occident. Le principal épisode de ce renouveau d’activité phénicienne, c’est le Périple d’Hannon, le premier grand voyage d’exploration de la côte marocaine. Vers la fin du Ve siècle av. J.-C., une expédition considérable partait de Carthage : elle comprenait 60 navires à 50 rames, chargés de 30 000 passagers, hommes et femmes, abondamment pourvus de vivres et de tous les objets indispensables à une longue navigation. Un certain Hannon avait le commandement en chef. La flotte reconnut d’abord la côte méditerranéenne du Maroc, où prospéraient depuis longtemps les vieilles colonies phéniciennes de Rusaddir (Melilla) et de Tingis (Tanger), puis franchit les colonnes d’Hercule et s’engagea dans l’Atlantique. Pour conserver le souvenir de ce voyage sensationnel, les compatriotes d’Hannon en firent graver la relation dans un temple de Carthage. Un voyageur grec, qui passait par là, s’avisa d’en prendre copie, et par lui, le journal de l’expédition, — le plus ancien document de l’histoire marocaine, — est parvenu jusqu’à nous.

Laissons la parole à l’amiral carthaginois : « Après avoir navigué pendant deux jours au delà des colonnes d’Hercule, nous fondâmes une ville qui fut nommée Thymiatérion et qui domine une vaste plaine. Arrivés au cap Soloeis couvert de bois épais, nous y élevâmes un temple à Poséidon. Du cap Soloeis, nous naviguâmes une demi-journée en tirant vers l’Est et nous arrivâmes à un étang voisin de la mer et rempli de grands roseaux. Une multitude d’éléphans et d’autres bêtes sauvages paissaient sur ses bords. Après une journée de navigation au delà de cet étang, nous fondâmes sur la côte Karikon Teikos, Gytté, Akra, Melitta, Arambys. Continuant ensuite notre route, nous arrivâmes au grand fleuve Lixus sur le bord duquel les Lixites faisaient paître leurs troupeaux. Nous y séjournâmes quelque temps et nous conclûmes avec eux un pacte d’amitié. Au-dessus de ces peuples habitent des Ethiopiens sauvages, dans une contrée montueuse et pleine de bêtes féroces, où le Lixus a ses sources. Ces montagnes étaient habitées par les Troglodytes, hommes d’une conformation extraordinaire et qui, à la course, surpassaient la vitesse des chevaux, à ce que disaient les Lixites. » Ici Hannon abandonnait la côte marocaine ; nous n’avons pas à le suivre plus loin.

Thymiatérion, la première colonie fondée par les Carthaginois sur le littoral de l’Atlantique, est la ville moderne de Mehediyah, à l’embouchure de l’oued Sebou, une des bases d’opérations de la colonne volante française dans sa marche sur Fez, dont les titres de noblesse remontent ainsi fort loin dans le passé. Les cinq autres colonies carthaginoises s’échelonnent entre le grand Atlas et l’oued Noun : la première d’entre elles, Karikon Teikos, est sans doute l’Agadir moderne, débouché naturel de cette fertile région du Sous, qui aujourd’hui encore, — les incidens récens l’ont prouvé, — attire autant qu’autrefois les convoitises étrangères. Le Lixus est l’oued Draa, frontière actuelle du Maroc vers le Sud ; il marque pour Hannon, comme pour nous, la limite septentrionale du grand désert.

Grâce à l’initiative hardie des Carthaginois, la route était ouverte et dès lors l’exploration de la côte marocaine fit de rapides progrès. Au ive siècle, le Marseillais Euthyménès parcourut tout le littoral jusqu’à l’Ile de Cerné ; une relation de son voyage nous a été conservée sous le nom de Périple de Scylax. Au milieu du IIe siècle, Polybe, le grand historien, refit le voyage d’Hannon, Quelques années plus tard, un aventurier, l’ancêtre direct des conquistadores du XVIe siècle, Eudoxe de Cyzique, jeté par la tempête sur la côte sénégalaise, côtoyait tout le littoral africain pour regagner les colonnes d’Hercule et la Méditerranée.

Ces diverses explorations eurent pour résultat de faire connaître la côte Atlantique du Maroc. Malheureusement, tout n’était pas science pure dans les rapports des voyageurs. Les phénomènes naturels mal interprétés, les faits géographiques défigurés par l’ignorance des observateurs avaient donné naissance aux erreurs les plus grossières et aux fables les plus ridicules. Strabon, qui décrit le Maroc au début de l’ère chrétienne, s’exprime très durement sur le compte des historiens et des géographes qui l’ont précédé : « Tout ce que les historiens, dit-il, ont publié sur la cote de la Libye extérieure au détroit, est un tissu de fables et de mensonges. » Et n’oublions pas que la région maritime a toujours été, dans l’antiquité comme aujourd’hui, la partie la mieux connue du Maroc.

Les Marocains ont été de tout temps fort peu hospitaliers et aussi défians que possible vis-à-vis des étrangers ; les Carthaginois, qui détenaient sur le littoral de l’Atlantique le monopole du commerce, en avaient fait depuis longtemps l’expérience. Pour ne pas alarmer leurs cliens, ils devaient avoir recours à mille précautions. Voici quel était leur procédé traditionnel : ils débarquaient, déposaient leurs marchandises sur le rivage, puis regagnaient leurs navires d’où ils donnaient le signal au moyen d’une colonne de fumée. Les habitans du pays arrivaient, plaçaient à côté des marchandises la quantité d’or qu’ils offraient en échange et se retiraient dans l’intérieur. Les Carthaginois revenaient. Si la somme offerte leur paraissait suffisante, l’affaire était conclue. Ils prenaient l’or et s’en allaient. Sinon, ils remontaient encore sur leurs vaisseaux et attendaient de nouvelles offres. Les indigènes reparaissaient sur le rivage, ajoutaient une nouvelle quantité d’or, et le même manège se reproduisait jusqu’à ce que l’on fut pleinement d’accord. A défaut de cordialité, le système supposait au moins chez les habitans une honnêteté qui est tout à l’éloge des Marocains d’autrefois.

Quant à l’intérieur du pays, une piquante anecdote nous montrera combien il était difficile d’y pénétrer. L’explorateur Eudoxe, dont il a été déjà question plus haut, avait conçu le projet de gagner l’Inde par mer. Il se rendit auprès du roi de Maurétanie, Bogud, pour lui demander de faire les frais de l’expédition. Mais les conseillers du souverain marocain veillaient. « Ils surent lui faire peur, nous dit Strabon, des entreprises qui pourraient être dirigées contre ses Etats, une fois qu’il en aurait ainsi montré le chemin à des étrangers ambitieux et entreprenans, » et ils le décidèrent à exiler l’indiscret dans une île déserte. Eudoxe prévenu se le tint pour dit et se hâta de prendre la fuite. Il est superflu d’ajouter qu’on ne le revit plus au Maroc. Les ancêtres des sultans modernes n’ont pas attendu l’islamisme pour fermer systématiquement leur pays aux étrangers. Les Anciens ont déjà pu s’apercevoir avant nous que la pénétration pacifique au Maroc était une chimère. Pour que le pays consentît à s’ouvrir aux influences du dehors, il a fallu employer la force. Les Romains ont longtemps hésité, longtemps tâtonné : nous verrons pourquoi. Mais nos prédécesseurs sur la terre d’Afrique avaient le jugement solide et l’esprit net. Ils n’étaient ni des idéalistes, ni des visionnaires. Ils ont fini par voir clair dans les affaires de Maurétanie ; le moment venu, ils ont su agir sans défaillance. L’action romaine, la première intervention européenne au Maroc, n’est devenue efficace que du jour où elle a pris la forme militaire.

L’éloignement du Maroc, les difficultés de la pénétration, le caractère belliqueux des habitans ont, pendant de longs siècles, protégé le pays contre les ambitions étrangères. Carthage, la grande métropole de l’Afrique, était située fort loin vers l’Est, et de plus, héritière de la politique phénicienne, elle ne demandait aux peuplades maurétaniennes que le monopole des échanges et le respect de ses comptoirs commerciaux. A l’Ouest, c’était l’Océan sans limites au delà duquel les esprits les plus aventureux ne soupçonnaient ni la présence de l’homme, ni même l’existence de terres nouvelles ; au Sud, le désert infini, le pays de la soif, des monstres et de la désolation. Sur deux points seulement, à l’Est vers l’Algérie, au Nord vers l’Espagne, le Maroc aurait pu redouter le contact de l’étranger, mais là encore il possédait la meilleure des sauvegardes : c’était l’anarchie de ses voisins Numides et Ibères, non moins chronique, non moins irrémédiable que la sienne propre.

Tout allait changer avec les guerres puniques. Rome, victorieuse de Carthage, s’installe à la fois en Espagne et en Afrique ; le Maroc se trouve pris dans un étau qui peu à peu se refermera sur lui. Dès la fin du IIIe siècle av. J.-C, le pays est condamné à devenir romain, mais l’évolution sera lente. Rome aura annexé l’Asie Mineure et l’Egypte qu’elle hésitera encore sur les rives du Sebou et de la Moulouïa. L’agonie de l’indépendance marocaine durera plus de deux siècles.

Carthage, chassée de Sicile et de Sardaigne, avait cherché un dédommagement dans la conquête de l’Espagne où le terrain se trouvait préparé par la longue prospérité des colonies phéniciennes du littoral. Le seul résultat de cette politique d’expansion fut d’attirer sur la péninsule les armes romaines. L’Espagne arrachée aux Carthaginois fut réduite en province. A la chute de Carthage, en 146, les Romains prirent définitivement pied en Afrique. Le danger se rapprochait ainsi du Maroc précisément sur les deux points où il était vulnérable. Toutefois, la guerre l’avait épargné jusque-là L’ensemble du pays était soumis à une dynastie princière qui avait sa résidence dans l’antique ville de Tanger ; au Sud, les Gétules parcouraient en nomades les Hauts Plateaux, menace permanente pour les tribus agricoles du Tell. L’historien Salluste caractérise d’une phrase lapidaire la situation réciproque de Rome et du Maroc jusqu’à la fin du IIe siècle : « Le roi Bocchus régnait sur tous les Maures, Ce prince ne connaissait le peuple romain que de nom et lui-même nous avait été jusque-là entièrement inconnu dans la paix comme dans la guerre. »

L’ambition d’un prince numide, Jugurtha, fut la cause qui détermina la première intervention de Rome dans les affaires du Maroc. Le roi de Numidie, Micipsa, en mourant, avait partagé ses Etats entre ses deux fils Hiempsal et Adherbal, et son neveu Jugurtha. Les deux premiers avaient reçu en partage la Numidie orientale (département de Constantine), le dernier, la Numidie occidentale (départemens d’Alger et d’Oran) jusqu’à la Moulouïa, le fleuve Mulucha des anciens, qui formait vers l’Est la limite traditionnelle de la Maurétanie. Micipsa était à peine mort que Jugurtha se hâtait de faire disparaître ses deux collègues. Rome, longtemps retenue par l’imminence de l’invasion cimbrique et paralysée par la vénalité de ses représentans, se décida enfin à la guerre. Une armée romaine vint débarquer en Afrique. Le roi de Maurétanie, Bocchus, se trouva bientôt l’arbitre de la situation. Qu’allait-il faire ?

Ce roi Bocchus, le premier souverain marocain dont l’histoire laisse entrevoir la physionomie, nous apparaît comme un personnage fuyant et peu sympathique. C’est un despote à l’orientale, déloyal et fourbe, cruel et fantasque, versatile et méfiant. La ruse et la trahison sont ses armes favorites. Il trompe sans scrupules alliés et adversaires. Promesses et sermens ne lui coûtent guère, autant en emporte le vent et le temps arrange bien des choses. Il déteste l’Européen, intrus sur le sol africain, mais il le sait puissant et, comme il a le salutaire respect de la force, il le traite en conséquence ; somme toute, un proche parent de ces sultans dont le Maroc contemporain nous a offert plus d’un exemple.

Indécis tant que les Romains étaient loin, Bocchus prit parti dès qu’il les vit en Afrique. Une ambassade se rendit à Rome avec mission de solliciter un traité d’alliance. Malheureusement, ignorant comme il l’était encore des mœurs politiques romaines, il oublia l’argument essentiel : des cadeaux pour les sénateurs influens. Ses offres furent rejetées, Jugurtha, exploitant habilement cet échec diplomatique, redoubla d’instances auprès de lui. Il lui peignit l’ambition démesurée des Romains, menace perpétuelle pour tous les souverains indépendans, et lui inspira des craintes pour sa propre sûreté. Bocchus finit par se rendre ; il franchit la Moulouïa et vint faire sa jonction avec les troupes de Jugurtha. Mais en bon Africain qu’il était, il jouait double jeu. Au moment même où il prodiguait à Jugurtha les assurances de sa fidélité, il poursuivait avec le général romain les pourparlers diplomatiques précédemment engagés à Rome. La négociation échoua encore. Bocchus toutefois gagnait du temps et, dans la situation difficile où il se trouvait, c’était beaucoup pour lui.

Les événemens se précipitent. Rome envoie pour en finir un nouveau général, Marius, un vétéran des guerres d’Afrique, le meilleur de ses hommes de guerre. Jugurtha, réduit aux abois, se décide aux sacrifices nécessaires ; il offre à Bocchus le tiers de ses Etats et, ce qui ne gâtait rien, corrompt à prix d’argent ses conseillers les plus intimes. Le Roi se décide alors. Maures et Numides fondent brusquement sur les troupes romaines. Ce fut une de ces surprises d’Afrique, comme nous en avons tant connu en Algérie, comme l’avenir nous en réserve sans doute plus d’une au Maroc. L’armée romaine regagnait tranquillement ses quartiers d’hiver. Le soir tombait. Tout à coup on vit apparaitre les masses de la cavalerie africaine, les deux rois en tête : « Avant que l’armée eût eu le temps de se former ou de rassembler ses bagages, avant qu’elle eût pu recevoir aucun signal, aucun commandement, les cavaliers Maures et Gétules fondent sur les nôtres, non en ordre de bataille, ni suivant aucune règle de tactique, mais par pelotons formés au hasard. Déconcertés par cette attaque inopinée, les Romains n’oublient pas leur ancienne valeur ; les uns prennent les armes, les autres font un rempart à ceux qui sont encore à s’armer, d’autres montent à cheval et courent à l’ennemi. C’est une attaque de brigands plutôt qu’un véritable combat. Point d’étendards, point de rangs. Cavaliers, fantassins tout est confondu. Les uns tombent percés ; d’autres ont la tête coupée. Un grand nombre, tandis qu’ils combattent vaillamment devant eux, sont entourés par derrière. Le courage, les armes sont d’un faible secours contre un ennemi plus nombreux, qui les entoure de tous côtés. Enfin les vétérans romains, avec les nouvelles recrues que leur exemple met au fait de la guerre, se forment en cercle partout où le terrain ou le hasard les réunit et, grâce à cette manœuvre qui les abrite et leur permet de faire face de toutes parts, ils soutiennent le choc des ennemis... Les Barbares, allumant un grand nombre de feux, passent la nuit à se réjouir à leur manière ; c’étaient des danses, des cris tumultueux. Les chefs eux-mêmes sont ivres d’orgueil et, pour n’avoir pas fui, se croient vainqueurs. » (Salluste.) Substituons au consul Marins tel de nos chefs de détachement ; donnons aux Maures leur nom moderne de Cherarda, de Béni Ahsen ou de Zaër et nous croirons lire le récit d’un combat livré à nos troupes par les tribus de la frontière algéro-marocaine ou les peuplades de la Chaouia. Le triomphe des Marocains devait d’ailleurs être éphémère. Marius les surprend le lendemain matin, au moment où ils succombent au sommeil, en fait un grand massacre et met les autres en fuite.

La cavalerie maurétanienne avait seule donné dans ce premier combat. Bocchus, dont l’infanterie vient d’arriver, tente une seconde surprise. Elle échoue, comme la première, devant la solidité des troupes romaines. Le Roi, s’apercevant qu’il n’est pas le plus fort, fait alors de salutaires réflexions. Il négocie avec Marius et offre d’envoyer une ambassade à Rome auprès du Sénat. Versatile comme il l’est, il revient un instant à Jugurtha, puis renoue les pourparlers avec le général romain et se décide enfin à faire partir l’ambassade promise. Le Sénat répondit à ses envoyés qu’on lui accorderait un traité d’alliance lorsqu’il l’aurait mérité. C’était lui dire à mots couverts qu’il eut à livrer Jugurtha. Bocchus flotta longtemps indécis, au vent de ses intérêts, de ses passions et de ses craintes. « La passion, dit Salluste, lui parlait contre nous, mais la crainte en notre faveur. » Il faisait parvenir à Jugurtha les assurances les plus formelles de loyalisme et affectait, dans les pourparlers officiels, de soutenir énergiquement ses intérêts ; mais, en même temps, il poursuivait une négociation secrète avec Sylla, qui était venu défendre auprès de lui la politique romaine. Il le vit la nuit, en grand secret, et promit de rester désormais neutre ; il ne franchirait plus la Moulouïa et laisserait carte blanche aux Romains. Sylla lui répondit que ces engagemens étaient insuffisans ; il fallait qu’il livrât Jugurtha. Rome lui accorderait alors son alliance et toute la partie de la Numidie que Jugurtha lui avait abandonnée. Bocchus résista d’abord, invoquant les traités conclus, la parenté, les sentimens de ses sujets, qui, en bons Marocains, aimaient en Jugurtha un Africain de leur race et détestaient profondément ces Romains venus d’outre-mer. Sylla finit cependant par le convaincre ; il fut convenu que Bocchus livrerait Jugurtha,

Restait à exécuter la convention, et ce n’était pas le plus facile. Bocchus fit prévenir Jugurtha que la paix pouvait se conclure et lui demanda de faire connaître ses intentions. Mais Jugurtha, passé maître en ruses et en fourberies de toute espèce, n’était pas de ces naïfs que l’on dupe avec de belles paroles. Il demanda un gage ; Bocchus devait se saisir de Sylla et le lui livrer. Pour obtenir la liberté de leur ambassadeur, les Romains consentiraient à tout. Bocchus promit à Jugurtha comme il venait de promettre à Sylla, et pour mieux tromper les deux adversaires, il régla minutieusement avec chacun d’eux les détails du guet-apens.

Toute comédie, fùt-elle supérieurement machinée, comme l’était ce chef-d’œuvre de la diplomatie marocaine, doit avoir une fin. Il fallait prendre parti, et la décision était délicate, car une erreur pouvait coûter à Bocchus son trône, peut-être même sa vie. À mesure que le moment décisif approche, sa perplexité augmente. Il passe la nuit dans l’agitation, appelle ses conseillers, les renvoie sans rien résoudre. Tout à coup il se décide, mande secrètement Sylla et s’entend avec lui sur les dispositions à prendre. Le lendemain Jugurtha arrive, sans armes, comme il avait été convenu. Bocchus, accompagné de Sylla et de quelques amis, s’avance pour le recevoir. Mais à ce moment, des soldats apostés surgissent de toutes parts. Jugurtha est fait prisonnier sous les yeux mêmes du roi de Maurétanie qui le livre enchaîné à Sylla,

Rome ne se montra pas ingrate. Bocchus fut amplement dédommagé de ses terreurs et de ses angoisses. Il reçut la moitié du royaume de Jugurtha avec le titre d’ami et d’allié du peuple romain. Il sortait donc brillamment d’une situation délicate avec un royaume agrandi et l’alliance des maîtres du monde, mais c’étaient là des avantages qu’il payait fort cher en réalité. Le pays tombe dans la sphère d’influence romaine, et le titre d’allié, donné à son roi, déguise mal un vasselage qui va devenir plus étroit de jour en jour. Avec la chute de Jugurtha s’ouvre dans l’histoire du Maroc une période nouvelle, celle du protectorat romain, qui durera cent cinquante ans et aboutira, sous l’empereur Claude, à l’annexion pure et simple.

Au moment même où les Romains intervenaient ainsi pour la première fois dans les affaires marocaines, les guerres civiles allaient commencer. Les princes berbères, cliens de Rome, devaient fatalement se trouver mêlés aux luttes des partis, ils y apportent leurs rivalités personnelles, profitent de l’anarchie croissante pour réaliser leurs convoitises ou assouvir leurs haines, et les prétendans, — les Roguis, — qui, en temps de crise, n’ont jamais fait défaut sur la terre africaine, surgissent de toutes parts. L’un d’eux, Ascalis, se soulève contre Bogud, le successeur de Bocchus. Aidé d’aventuriers et particulièrement d’une bande de ces pirates qui pullulaient alors dans la Méditerranée, il réussit à mettre la main sur la capitale Tanger. Mais si les usurpations ont toujours été fréquentes au Maroc, elles sont généralement restées éphémères. Un partisan de Marius, Sertorius, proscrit par Sylla, vint débarquer sur la côte marocaine, reprit Tanger et fit Ascalis prisonnier. Bogud, ainsi délivré de son rival, ne devait pas tarder à recouvrer sa capitale.

La situation se compliqua encore à la mort de Bogud. Son royaume fut partagé entre deux souverains, sans doute ses deux fils : l’un d’eux, Bogud II, reçut le domaine traditionnel de la monarchie, le Maroc, de l’Atlantique aux rives de la Moulouïa ; l’autre, Bocchus II, la Maurétanie orientale, lambeau arraché à l’ancien patrimoine de Jugurtha. Voisins et rivaux, jaloux de s’agrandir et de se dépouiller mutuellement, les deux princes attendaient impatiemment une occasion favorable. L’anarchie grandissante à Rome, la rivalité de César et de Pompée, la guerre civile, ne tardèrent pas à la leur fournir. Bogud, d’ailleurs, n’eut pas à s’applaudir des événemens. Il n’y gagna que vingt années d’aventures, la perte de son trône et une fin misérable.

En 47, nous le trouvons en Espagne où il vient soutenir la cause de César ; en 46, César débarque en Afrique pour y combattre les débris du parti pompéien déjà vaincu à Pharsale. Le roi de Numidie, Juba, s’est prononcé contre lui et se prépare à opérer sa jonction avec les Pompéiens. Bogud saisit habilement l’occasion, immobilise Juba par une attaque de flanc et permet ainsi à César de remporter la victoire. En 45, Bogud passe de nouveau en Espagne ; il assiste aux côtés de César à la bataille de Munda et, grand tacticien sans le savoir, il décide du succès en attaquant à l’improviste le camp de l’ennemi. Bogud avait encore d’autres titres à la reconnaissance du dictateur. César, lors de son passage en Afrique, avait sollicité et obtenu les faveurs d’Eunoë, une des femmes préférées de Bogud. Maître de l’Empire, il paya avec usure les services de l’allié et les complaisances du mari.

Après la mort de César, le Césarien fidèle qu’était Bogud se trouva fort embarrassé entre son principal lieutenant Antoine et son fils adoptif Octavien, le futur Auguste. En Berbère retors et avisé, il pesa les chances de l’un et de l’autre ; réflexion faite, il se prononça pour Antoine qu’il croyait être le plus fort, contre le jeune homme de dix-neuf ans, novice et inexpérimenté, qu’était alors Octavien. Cette fois il se trompait lourdement et devait paver fort cher son erreur. En 38, sur les sollicitations du frère d’Antoine, il débarque de nouveau en Espagne pour y combattre les partisans d’Octavien, mais il est battu. Pour comble de disgrâce, Octavien profitant de son absence suscite une insurrection dans ses Etats héréditaires et s’entend avec son voisin Bocchus. Tanger se soulève. Bocchus envahit le royaume dont il occupe les principales villes, et lorsque Bogud revient d’Espagne en toute hâte, il trouve tous les ports fermés. Il ne lui reste qu’à fuir au plus vite. Antoine, maitre de l’Orient, pauvre jouet aux mains de Cléopâtre, résidait alors à Alexandrie. Bogud va l’y rejoindre et lui conter ses malheurs. Antoine console de son mieux le souverain détrôné sans pouvoir toutefois lui rendre ses Etats.

Dans la lutte suprême d’où devait sortir l’Empire, Bogud soutint Antoine avec ardeur. Présent à la bataille d’Actium, il fut témoin de la défaite qui marquait à la fois la chute de son protecteur et la ruine de ses espérances. Il se réfugia dans la ville de Méthone et l’on eut pendant quelques mois le spectacle étrange et nouveau d’un prince berbère dirigeant contre une armée romaine la défense d’une petite cité grecque. Ses derniers efforts furent vains. Au printemps de 31, le général d’Octavien, Agrippa, enlevait la place. Bogud, fait prisonnier, était mis à mort sans autre forme de procès, triste fin d’un souverain marocain dépaysé dans les affaires européennes et égaré dans les luttes de partis.

Bocchus II, débarrassé de son rival, réunit sous sa domination toute la Maurétanie, de Bougie à la côte de l’Atlantique. L’ancienne capitale marocaine, Tanger, fut abandonnée pour la ville d’Yol (Cherchell, à l’Ouest d’Alger). Mais, dès ce moment, l’indépendance marocaine n’est plus qu’un vain mot. Bocchus règne en fidèle vassal d’Octavien à qui il doit tout et de Rome contre laquelle il ne peut rien. À sa mort, en l’année 33, Octavien, renonçant au système du protectorat, annexait le pays qu’il faisait administrer directement par un procurateur. Toute l’Afrique du Nord devenait ainsi partie intégrante de l’État romain.

L’expérience ne fut pas heureuse. Les indigènes, surtout ceux du Maroc, systématiquement et violemment hostiles à toute immixtion étrangère, virent d’un fort mauvais œil le gouvernement de Rome et les agens qui le représentaient. Peut-être aussi les fonctionnaires romains manquèrent-ils de doigté vis-à-vis d’une population aussi susceptible et dans un pays où ils avaient tout à apprendre. Toujours est-il qu’on vit surgir bientôt de graves difficultés. Auguste, avec ce sens de l’opportunité qui était une de ses qualités maîtresses, se rendit compte qu’il avait été trop vite, et qu’au Maroc comme ailleurs, plus qu’ailleurs encore, il fallait laisser agir le temps. La tentative d’annexion avait duré huit ans. L’Empereur eut la sagesse d’y renoncer pour en revenir au système du protectorat qui pendant soixante-dix ans avait fait ses preuves.

Le principe une fois admis, il fallait trouver un roi à qui l’on pût confier le gouvernement du pays, et le choix était extrêmement délicat. Le candidat idéal devait en effet réunir des qualités différentes et quoique peu contradictoires : être assez souple pour faire prévaloir les vues de Rome, assez populaire auprès de ses administrés pour leur inspirer confiance. Heureusement, ce personnage rêvé, Auguste l’avait sous la main et sur place ; c’était le roi de Numidie, Juba II. Juba était le fils de ce roi Juba qui avait combattu César en Afrique et s’était donné la mort après la bataille de Thapsus pour ne pas tomber aux mains du vainqueur. Son fils, encore enfant, fut emmené à Rome où il reçut l’éducation complète et raffinée des jeunes aristocrates du temps. Ce Berbère, à l’intelligence prompte et déliée, se passionna pour une civilisation qui se révélait à lui dans tout son éclat. C’est à Rome qu’il prit ce goût des lettres, des sciences et des arts, qui lui assure dans la lignée des princes africains une place exceptionnelle. Auguste, dont il avait attiré l’attention, lui fit épouser une fille de Cléopâtre et, pour l’exercer au maniement des affaires d’Afrique, il lui confia le gouvernement de l’Egypte. Quelques années plus tard, il le nommait roi de Numidie. Enfin, en 25 av. J.-C, il le transférait en Maurétanie pour y régner sous la suzeraineté romaine.

L’Empereur n’eut qu’à s’applaudir de sa décision et de son choix. Pendant quarante-huit ans, Juba gouverna habilement son royaume, s’efforçant de faire pénétrer l’influence romaine dans le pays et préparant graduellement l’annexion future. Sous son règne, la région marocaine commença à être explorée systématiquement. Des expéditions maritimes allèrent reconnaitre les îles Fortunées (Canaries) et découvrir les lies de Pourpre (archipel de Madère). Ptolémée, fils et successeur de Juba, poursuivit sa politique. Lors de la révolte de Tacfarinas dans le Sud Algérien, il seconda de son mieux les généraux romains. Mais il fut bien mal récompensé de sa fidélité. En 40 ap. J.-C. au cours d’un voyage à Rome, Caligula le fit assassiner pour s’emparer de ses richesses.

A cette nouvelle, les peuplades du Maroc se soulevèrent. Maures, au Nord et à l’Ouest, Gélules, au Sud, soutinrent contre les Romains une lutte acharnée, vraie guerre d’indépendance marocaine qui devait durer trois ans. Un certain Ædemon, esclave affranchi, prit la direction du mouvement. Il fallut pour le réduire envoyer plusieurs expéditions romaines, les premières qui aient pénétré sur le territoire marocain. Ædemon dut se soumettre, mais d’autres continuèrent à résister dans la montagne et aux confins du désert. En 41, une colonne volante sous les ordres de Suetonius Paulinus fut réunie pour en finir. Le général romain, sans doute par la vallée de la Haute Moulouïa, atteignit l’Atlas en dix journées de marche, traversa de part en part la région montagneuse et même la dépassa de plusieurs milliers de pas. Sur le versant saharien, il s’avança jusqu’à un fleuve nommé Ger, l’oued Guir actuel, le même que nos colonnes algériennes ont retrouvé à Igli. L’expédition de Paulinus n’était pas seulement le raid d’un général conquérant ; elle fit époque, au point de vue géographique, dans l’histoire de la découverte du Maroc, et Pline, avec sa curiosité inlassable, en a rapporté quelques détails. Il nous parle avec admiration des forêts épaisses et profondes qui occupent les premières pentes de l’Atlas, des neiges perpétuelles qui en couvrent le sommet et des déserts brûlans, au sol de sable noir, parsemés par intervalles de rochers à l’apparence brûlée, qui annoncent vers le Sud les solitudes inhabitables du Sahara.

L’audacieuse expédition de Suetonius Paulinus porta un coup décisif à la rébellion, mais les peuplades marocaines étaient tenaces. Plusieurs campagnes furent encore nécessaires pour les réduire. Le chef d’une tribu maure, Salabus, ancien partisan d’Ædemon, dirigeait la résistance. Un nouveau général romain, Hosidius Geta, le battit et repoussa les débris de ses troupes dans le désert. A la suite de ce succès, la région marocaine se trouvait à peu près pacifiée. En 42, l’empereur Claude renonça à la politique de protectorat et reprit, cette fois, d’une manière définitive, la tentative de gouvernement direct déjà esquissée par Auguste. La Maurétanie, conformément à ses traditions séculaires, fut divisée en deux provinces séparées par la limite naturelle de la Moulouïa : la Maurétanie Césarienne (départemens d’Alger et d’Oran), à l’Est ; la Maurétanie Tingitane, le Maroc actuel, à l’Ouest.

La mesure prise par Claude n’était pas l’effet d’un caprice. L’annexion était devenue nécessaire ; l’habile politique de empereurs l’avait rendue possible. Le gouvernement du rois Juba, en faisant connaître au pays la prospérité et le bien-être qui partout étaient un effet de la paix romaine, avait préparé les indigènes à l’inévitable et graduellement amorti leur force de résistance. Rome enfin, et c’était l’essentiel, venait d’affirmer sa supériorité militaire par trois années de campagnes victorieuses. Le décret de Claude venait à son heure ; l’œuvre romaine au Maroc apparaissait dès lors comme réalisable. Il convient maintenant d’en étudier la nature et d’en préciser les résultats.


II. — LE MAROC ROMAIN

Relevons tout d’abord un fait essentiel : l’action romaine au Maroc s’est exercée sur un terrain beaucoup plus restreint que la noire. Le Maroc romain, la province de Maurétanie Tingitane, pour lui donner son titre officiel, ne correspondait que partiellement à l’empire de Moulaï-Hafid. Le Maroc actuel déborde les limites de l’ancienne Tingitane à la fois vers l’Est et vers le Sud ; vers l’Est où la frontière a toujours été dans l’antiquité le cours de la Moulouïa, la limite traditionnelle des royaumes de Maurétanie et de Numidie, de Bocchus et de Jugurtha. Lors de la conquête romaine, toute la région comprise entre la frontière algérienne et la Moulouïa, la zone de police algéro-marocaine du traité d’Algésiras, a été, conformément aux précédens, rattachée à la province voisine de Maurétanie Césarienne départemens d’Alger et d’Oran). Vers le Sud, la Tingitane excluait l’ensemble du Maroc méridional. Pline nous dit que la province mesurait, du Nord au Sud, 170 000 pas (251 kilomètres). Nous avons d’autres précisions. Le dernier poste romain sur la cote de l’Atlantique, celui d’Ad Mercurios, était situé à 174 milles (257 kilomètres de Tanger), à 16 milles (23 kilomètres) de Sala, vers l’emplacement de la Kasba Djedeïda. A l’intérieur, le point extrême de la pénétration romaine, la station de Tocolosida, était à 148 milles (2l9 kilomètres) de Tanger, dans la région montagneuse du Djebel Zerhoun, au Nord de Meknès.

Ces données précises permettent de rétablir dans son, ensemble l’ancienne limite du Maroc romain vers le Sud. Se détachant du littoral Atlantique vers la Kasba Djedeïda, la frontière franchissait l’oued bou Regreg en amont de la ville de Sala, se dirigeait vers l’Est entre le territoire des Béni Ahsen, au Nord, et celui des Zemmour au Sud, contournait le massif du Djebel Zerhoun, au Nord de Meknès, passait non loin de Fez et, par la vallée de l’oued Innaouen, la trouée de Taza, atteignait le cours moyen de la Moulouïa vers le confluent de l’oued Messoun. De la côte Atlantique à Fez, c’est la route suivie par la colonne volante de la Chaouïa, avec ses relais de Kasba Knitra, de Lalla Ito et du Djebel Zerhoun ; de Fez à la Moulouïa, c’est la ligne d’étapes un instant prévue pour une offensive possible des troupes algériennes de Taourirt. Supposons que l’anarchie marocaine ait exigé une marche simultanée des deux corps français sur Fez ; la route qu’ils auraient suivie pour opérer leur jonction eût dessiné le tracé même de l’ancienne frontière romaine.

Le Maroc romain ne comprenait donc que la partie septentrionale de notre Maroc actuel. La cote de l’Atlantique de la Kasba Djedeïda au Cap Noun, avec ses ports modernes de Casablanca, Safi, Mazagan, Mogador et Agadir, la grande plaine de Merrâkech et la vallée de l’oued Sous, la région des Hauts Plateaux, l’Atlas central et l’ensemble du Maroc Saharien (oasis de Tafilelt et de l’oued Guir) restaient en dehors. Sur les 1 100 kilomètres que mesure à vol d’oiseau le littoral Atlantique, sur les 700 qui séparent Tanger de la bordure Saharienne, les Romains n’en avaient occupé, en moyenne, que 200 à 250. Ces chiffres montrent dans quelle zone relativement et volontairement restreinte s’est exercée l’action romaine au Maroc.

Les Romains trouvaient devant eux deux groupes de populations : des Maures, dans le Nord, des Gélules dans le Sud, divisés comme aujourd’hui en tribus rivales que réunissait seule à l’occasion la haine commune de l’étranger. Parmi les peuplades maures, les plus puissantes étaient : au Nord, les Sokossii, dans le massif montagneux du Rif, les Ouereis, au Sud des précédens, le long de l’oued Ouergha, affluent de droite de l’oued Sebou ; à l’Est, sur la Basse Moulouïa, les Herpéditani (pays des Béni Iznaten », et, plus au Sud, sur la Haute Moulouïa, jusqu’au Grand Atlas, les Maures proprement dits (Ghiata, Béni Ouaghaïn). Vers l’Atlantique, toute une série de tribus échelonnées du détroit de Gibraltar aux limites de la province : les Métagonites, le long du détroit (régions de l’Andjera et du Haouz), les Mazices, les Verbicæ (vallées de l’oued Loukkos et du Sebou inférieur, entre Larache, El Ksar, Mehediya) ; les Bacuates (Gharb occidental. Béni Ahsen). A l’intérieur, les Salinsæ et les Cauni (Gharb oriental, région d’Ouezzan), les Macanites (Guerouan, Béni M’tir, Meknès), les Volubiliani, ainsi nommés de leur capitale Volubilis (massif du Djebel Zerhoun, pays des Cherarda, Fez).

Au Sud de la frontière romaine commençaient les peuplades Gétules : les Autofoles (Zemmour, Zaër, Chaouia, les Baniures (de l’oued Tensift au Grand Atlas), les Nectibères sur le haut oued Oum er Rebia) et les Zegrenses, vers les sources de l’oued Tensift. Le Maroc moderne conserve le souvenir de quelques-unes de ces vieilles peuplades. Le nom des Mazices survit dans l’appellation d’Imazigh que se donnent encore les Berbères ; l’oued Ouergha, les Baghouata, les Zeghrana rappellent les anciennes tribus des Ouereis, des Bacuates, des Zegrenses et les Macanites se retrouvent sous le nom de Miknaça, autour de la ville de Meknès.

Le problème marocain s’est posé pour Rome sous une double forme, militaire et coloniale. Pacifier le pays en le protégeant à la fois contre les invasions du dehors et les troubles du dedans, y faire régner l’influence de la puissance souveraine en l’ouvrant à la civilisation, tels sont les deux articles essentiels du programme dont Rome pendant quatre siècles a poursuivi la réalisation au Maroc. Il n’est pas sans intérêt pour nous, les successeurs des Romains sur la terre d’Afrique, de voir comment ils ont procédé et de rechercher dans quelle mesure ils ont réussi.

La sécurité n’a jamais été complète au Maroc. Pendant toute la durée de sa domination, Rome a dû constamment veiller, les armes à la main, contre les ennemis du dehors, les nomades Gélules toujours aux aguets, et ceux du dedans, les Maures imparfaitement soumis. Les alertes sont continuelles. Sous l’empereur Claude, les peuplades du désert, en particulier les Musulames, envahissent la province et ne sont repoussées qu’à grand’peine. Sous Trajan, une grave insurrection éclate. Il faut envoyer des renforts et constituer un commandement exceptionnel. Nouvelles révoltes au début du règne d’Hadrien et sous Antonin. On organise deux corps expéditionnaires, l’un à l’Est, avec des contingens syriens, l’autre à l’Ouest avec les troupes d’Espagne. Les Maures du Maroc, pris entre les deux armées romaines, sont rejetés vers l’Atlas et le désert. La leçon ne leur fut guère profitable. Quelques années plus tard, sous Marc-Aurèle et son fils Commode, ils inondent de nouveau la Tingitane et, traversant le détroit de Gibraltar, vont débarquer en Espagne. Septime-Sévère, Sévère Alexandre, Dioclétien et son collègue Maximien sont constamment sur la brèche pour pacifier la province ; ils remportent des succès, mais des succès sans lendemain.

L’œuvre est toujours à reprendre. Les bandes marocaines, battues sur un point, se reforment sur l’autre. L’attaque se produit régulièrement à l’endroit où on l’attend le moins. Une bande de Bacuates va tenter un coup de main sur la ville de Cartenna (Tenès), à trois cent cinquante kilomètres de la frontière marocaine. Par bonheur, un des chefs de la municipalité se trouve être un homme énergique ; il se met à la tête des habitans et réussit à repousser l’attaque. Un autre jour, on voit arriver du Nord un envahisseur inattendu ; ce sont des Germains, des Francs, qui ont dévasté l’Espagne et viennent débarquer sur le littoral marocain pour y exercer de nouveaux ravages. Au début du Ve siècle, lorsque les Vandales prennent pied en Afrique, les Maures se soulèvent en masse et aident les Barbares à expulser les Romains. Devant tout cet ensemble de faits, une conclusion s’impose. Le Maroc romain, malgré les efforts continus des empereurs, n’a jamais été absolument pacifié. Il a fallu y entretenir un corps permanent d’occupation et y constituer de toutes pièces un solide système de défense.

L’armée romaine du Maroc se composait uniquement de corps auxiliaires, escadrons ou ailes de cavalerie légère, cohortes d’infanterie. La raison de cette organisation était d’ordre essentiellement tactique. Contre un ennemi aussi insaisissable, aussi prompt à l’attaque et à la fuite que l’étaient les peuplades marocaines, la légion, avec sa lourde infanterie et son matériel encombrant, eût été impuissante. Il fallait des troupes alertes, légères, toujours sur le qui-vive et prêtes à marcher. Romains au Maroc, Français en Algérie, se sont trouvés en présence des mêmes difficultés ; ils les ont résolues d’une manière identique. Pour les trois premiers siècles, nous sommes fort peu renseignés sur cette armée de Tingitane. Nous savons toutefois qu’elle comptait une cohorte d’Asturiens et de Galiciens, recrutée parmi les agiles montagnards d’Espagne qui trouvaient tout naturellement en Afrique l’emploi de leurs qualités. L’effectif des corps auxiliaires variait de cinq cents à mille hommes ; ils étaient commandés par des préfets placés sous les ordres du procurateur gouverneur de la province et général en chef du corps d’occupation. Depuis Dioclétien, l’armée de Tingitane comprit deux corps distincts : une armée de couverture, forte d’environ quatre mille hommes, répartie en un certain nombre de postes dont elle formait la garnison permanente ; une armée mobile ou de réserve, de six mille hommes, soigneusement entraînée et toujours prête à se porter sur les points menacés. L’effectif de l’armée d’occupation atteignait donc à peu près dix mille hommes. Le duc de Tingitane commandait en chef.

Le système défensif, réalisé par les Romains au Maroc, résulte directement des nécessités auxquelles ils avaient à faire face. Il fallait avant tout interdire l’accès de la province aux tribus nomades et pillardes du Sud-Marocain, il fallait également la défendre contre l’ennemi de l’intérieur, les peuplades maures mal soumises et toujours menaçantes. Vers le Sud, il s’agissait de fermer la large trouée de deux cents kilomètres qui, par la vallée du Sebou et de la plaine de Fez, s’étend de l’Atlantique au massif de l’Atlas et constitue la grande voie de pénétration vers la côte de la Méditerranée. Les Romains, ici comme ailleurs, ont admirablement utilisé les ressources défensives du terrain.

Deux points étaient particulièrement importans : Sala, sur la côte, le Djebel Zerhoun, dans l’intérieur. Sala occupe au bord de l’Atlantique une situation de premier ordre. Les montagnes des Zemmour et des Zaër, éperon détaché de l’Atlas vers l’Ouest, s’avancent jusqu’au voisinage de la côte, ne laissant entre leur extrémité occidentale et l’Océan qu’une sorte de couloir où s’engage la grande route du littoral. Sala commande ce passage. En raison de son importance et de sa situation même, ce point stratégique était, dès l’antiquité, particulièrement menacé. Pline nous dit que la ville avait constamment à craindre les attaques des éléphans et des Gétules Autololes. Les éléphans ont disparu, mais les pillards sont toujours là. Les Autololes ont été autrefois, pour Sala, ce qu’étaient tout récemment encore, pour Casablanca, leurs descendans Zemmour et Zaër, des voisins pauvres et convoiteux toujours prêts à une attaque contre les villes prospères de la côte. L’action française dans la Chaouïa a eu pour point de départ l’agression des peuplades montagnardes contre Casablanca. Il est piquant de constater que cette situation n’est pas nouvelle et que dix-huit siècles ont pu passer sans apporter sur cette côte atlantique du Maroc des changemens décisifs.

Le Djebel Zerhoun est ce massif montagneux qui commande les vallées des oueds Sebou et R’dem et domine les deux capitales modernes du Maroc septentrional, Meknès et Fez. Dans l’œuvre de pacification que les événemens récens nous ont imposée au Maroc, l’importance militaire de ce massif s’est révélée comme exceptionnelle : nos troupes ont eu à le traverser une première fois dans l’expédition de Fez, une seconde dans la marche sur Meknès, et il apparait qu’une occupation sérieuse peut seule assurer le maintien permanent de l’ordre dans ces régions. Cette importance, les Romains l’avaient discernée comme nous ; aussi avaient-ils réservé au Djebel Zerhoun une place toute particulière dans l’élaboration de leur système défensif.

Sala à l’Ouest, le Djebel Zerhoun à l’Est, constituaient les deux points d’appui essentiels de la ligne défensive systématiquement dressée contre les Nomades du Sud. Sala, la clef de la route du littoral, fut solidement fortifiée. Des postes accessoires en défendirent les abords ; au Sud-Ouest, la station d’Ad Mercurios, terme de la pénétration romaine ; au Nord-Est, à trente-deux milles (quarante-sept kilomètres), le poste de Thamusida, non loin de la Kasba Knitra actuelle, sur le territoire des Béni Ahsen, qui commandait le passage de l’oued Sebou et assurait les communications avec le reste de la province vers le Nord et vers l’Est. Le Djebel Zerhoun fut converti en une sorte de camp retranché, réduit de la défense à l’extrémité orientale de la frontière. Là s’élevèrent les villes fortifiées de Volubilis (Ksar Faroum) et de Tocolosida (à quinze kilomètres au Nord de Meknès). En avant s’échelonnaient toute une série de postes secondaires destinés à en couvrir l’approche. A l’Ouest, la vallée de l’oued R’dem, étroit passage entre le Djebel Zerhoun et les montagnes des Guerouan et route d’invasion possible, fut barrée par une ligne de fortins ; les deux flancs septentrional et méridional du Djebel Zerhoun reçurent des défenses analogues. Une inscription dédicatoire d’Aïn Sch’kour rappelle la construction d’un Prætorium par les soldats de la première cohorte des Asturiens et Galiciens. — Ces deux points de Sala et du Djebel Zerhoun solidement occupés furent reliés par une série de postes fortifiés, répartis sur toute cette ligne Sala, Kasba Knitra, Lalla Ito, Djebel Zerhoun, qui a marqué les étapes de notre colonne volante comme elle jalonnait autrefois vers le Sud la limite du Maroc romain.

Le problème de la défense intérieure était infiniment plus complexe. Le but était de tenir en bride les peuplades maures incomplètement soumises et toujours prêtes à la révolte, de garantir contre une surprise toujours possible la sécurité des colons et la liberté des communications. Dans cette organisation défensive qu’il fallait créer de toutes pièces, le rôle essentiel fut dévolu aux voies romaines. Les stations des grandes routes, en particulier des grandes routes de pénétration vers le Sud, qui au point de vue stratégique et commercial étaient les plus importantes, devinrent des centres de défense. Tantôt on utilise d’anciennes fortifications carthaginoises, comme à Lixus (Laacher), tantôt on en construit de nouvelles, comme à Tabernæ (Lella Djilaliya), à Frigidæ (Soueir) sur la route de Larache à Sala, comme à El Benian sur la route de Tanger à Tetouan, dans la vallée de l’oued Mharhar. Ces postes fortifiés, échelonnés tout le long des grandes voies romaines, offraient un autre avantage. Ils isolaient les peuplades maures, dressaient entre elles des cloisons qu’elles pouvaient difficilement franchir et, s’ils ne pouvaient l’empêcher, localisaient au moins la révolte. En dehors des grandes voies, dans les mailles du réseau routier, s’élevèrent des réduits fortifiés moins importans où les colons venaient avec leurs esclaves, leur bétail, leurs richesses, chercher un abri en cas de soulèvement imprévu. Ajoutons enfin que les fermes, les habitations isolées étaient construites de manière à pouvoir repousser une attaque et arrêter les agresseurs jusqu’à l’arrivée des secours. Comme nos colons d’Algérie, les Romains ont dû vivre au Maroc avec le souci constant de a défense et la préoccupation obsédante du lendemain.

Rome a longtemps hésité au Maroc entre le régime du protectorat et le régime de l’annexion. Le protectorat, sauf une courte période d’annexion sous Auguste, s’y est maintenu jusqu’au règne de Claude, c’est-à-dire jusqu’à une époque où l’ensemble du bassin méditerranéen, la Gaule et les régions danubiennes étaient déjà devenus provinces romaines. Il y avait à ce fait des raisons générales et des raisons particulières. Le régime du protectorat est économique et souple, il n’exige de la puissance souveraine que le minimum d’intervention, tous avantages auxquels la politique romaine s’est toujours montrée fort sensible. De plus, on se trouvait au Maroc en présence d’une population, remuante, très éprise de son indépendance et résolument hostile à toute pénétration étrangère. Enfin, raison qui, chez une nation pratique comme l’était le peuple romain, n’était pas la moins importante, le pays passait pour ne pas mériter de bien grands sacrifices. Le géographe Pomponius Mêla, qui vivait au Ier siècle de l’Empire et qui se fait l’écho de l’opinion générale, s’exprime sans enthousiasme sur le compte du Maroc : « La Maurétanie présente peu d’intérêt et n’a presque rien de remarquable. On n’y voit que de petites villes et de petites rivières. Son sol vaut mieux que ses habitans, qu’une lâche inertie fait languir dans l’obscurité. »

Le protectorat présentait donc aux yeux des Romains le maximum d’avantages avec le minimum d’inconvéniens, et l’on comprend, dans ces conditions, que Rome ait retardé autant que possible la redoutable échéance de l’annexion. Lors même que les circonstances eurent imposé cette annexion, les empereurs eurent soin de réduire à sa plus simple expression l’organisme administratif de la province nouvelle. La Tingitane ne fut classée ni dans les provinces sénatoriales, ni dans les provinces impériales d’ordre supérieur placées sous les ordres d’un légat. Elle fut reléguée au rang des provinces inférieures, comme l’Epire ou les provinces alpestres, et le personnel romain y fut réduit au minimum. L’Empereur s’y faisait représenter par un gouverneur, choisi par les chevaliers, qui portait le titre de procurateur et concentrait entre ses mains tous les pouvoirs : militaire, civil et judiciaire. Il y a plus. Beaucoup d’autres provinces placées tout d’abord au même rang que la Tingitane s’élevèrent graduellement dans la hiérarchie des provinces romaines ; ce fut le cas, par exemple, pour la Rhétie, le Norique et la Thrace. La Tingitane, elle, conserva toujours son régime initial. Les Romains jugeaient que le mauvais esprit de sa population et son peu de ressources ne méritaient pas davantage.

Dans les régions les moins sûres, les plus remuantes de la province, notamment dans le Sud Marocain, il devait exister une organisation analogue à celle de nos bureaux arabes du Sud Algérien. Le fait est attesté pour la province limitrophe de Maurétanie Césarienne. Rome plaçait à côté des chefs indigènes un officier romain avec le titre de préfet. En temps de paix, il surveillait les chefs de tribus, comme nos officiers de bureaux arabes, les caïds ou les cheikhs ; en temps de guerre, il procédait à la levée des contingens extraordinaires, — l’équivalent de nos goums — et en prenait le commandement supérieur. La situation était la même dans le Sud Marocain que dans le Sud Algérien ; il est logique de conclure que la même organisation a dû y être introduite.

Que demandait Rome à ses sujets marocains ? Deux choses auxquelles elle tenait beaucoup : de l’argent, des soldats. De l’argent tout d’abord, sous forme d’impôts directs et indirects. La population indigène de la Tingitane, comme les autres provinciaux, paie le tribut, impôt sur la fortune, perçu par les municipalités et versé par elles au Trésor romain. Le contrôle financier était aux mains d’un procurateur spécial, assisté d’un nombreux personnel subalterne : répartiteurs, caissiers, commis de toute espèce. En outre, la province acquittait l’impôt indirect sous forme de douanes. Le système douanier romain différait profondément du nôtre. Nous cherchons surtout dans les douanes un moyen de protéger l’industrie nationale. Rome, maîtresse du monde, n’avait pas à craindre de concurrens au dehors. Les douanes étaient essentiellement pour elle un moyen de remplir les caisses de l’Etat et, pour mieux atteindre ce but, elle avait multiplié les lignes douanières. L’Empire avait été divisé en un certain nombre de circonscriptions à la limite desquelles les marchandises devaient acquitter les droits. L’Afrique proprement dite (Tunisie et Tripolitaine) formait une de ces circonscriptions. Il est probable que l’ensemble des provinces de l’Afrique occidentale (Numidie, Maurétanie Césarienne, Maurétanie Tingitane) en formait une autre. Le taux variait dans le reste de l’Empire de 2 à o pour 100. Nous ne le connaissons pas pour les douanes de Tingitane.

La question du service militaire des indigènes africains, si délicate pour nous en Algérie, ne.se posait pas pour Rome. L’armée romaine sous l’Empire était une armée de métier recrutée par engagemens volontaires. Sauf dans les cas de nécessité absolue où l’on pouvait procéder à la levée en masse, le service personnel obligatoire n’existait pas. Rome se trouvait ainsi, en vertu même de sa loi générale de recrutement, employer vis-à-vis des indigènes marocains le même système d’enrôlemens volontaires que la France en Algérie. Mais ces volontaires n’étaient pas les seuls soldats que Rome tirât de sa province de Tingitane. Les tribus du Sud Marocain, établies le long de la frontière, avaient, entre autres obligations vis-à-vis de l’Empire, celle de lui fournir un contingent en hommes dont l’effectif était strictement déterminé par les traités. Ces troupes indigènes étaient organisées en « goums » spéciaux qui venaient grossir l’effectif de l’armée régulière. On les employait soit à la garde du pays, soit même, en cas de besoin, hors d’Afrique. Quelques-uns de leurs chefs s’élevèrent par leurs talens militaires aux plus hauts grades de l’armée ; tel Lusius Quietus, un Maure de naissance, chef de tribu, qui commanda dans la guerre de Dacie le contingent fourni par ses compatriotes et devint un des généraux préférés de Trajan.

Les Berbères du Maroc étaient déjà, comme aujourd’hui, d’incomparables cavaliers. « Leurs cavaliers, nous dit Strabon, guident leurs chevaux avec une simple corde qui leur tient lieu de mors et les montent toujours sans selle... Ils se servent tous des mêmes petits chevaux, si vifs, si ardens et avec cela si dociles, puisqu’ils se laissent conduire avec une simple baguette. On leur passe au cou pour la forme un harnais léger, en coton ou en crin, auquel est attachée la bride, mais il n’est pas rare d’en voir qui suivent leurs maîtres comme des chiens, sans qu’on ait besoin d’une longe pour les tenir en laisse. » Ces Berbères avaient la tête chaude, le goût des aventures, aimaient la guerre et le pillage. Constitués en corps de cavalerie indépendante, ils firent, au service des empereurs, campagne sur toutes les frontières de l’Etat romain.

La cavalerie maure occupe une place exceptionnelle dans le livre d’or de l’armée impériale. Sur le Rhin, sur le Danube, sur l’Euphrate, partout elle fraie la route des légions et tient l’ennemi en haleine. Trajan, lorsqu’il entreprend la conquête de la Dacie, une des guerres les plus dures et les plus acharnées de l’Empire, emmène avec lui un corps nombreux de cavaliers africains. Ils rendirent de tels services que l’Empereur, après les avoir vus à la peine, voulut les mettre à l’honneur. Il les a immortalisés en les associant à sa gloire sur les marbres de la colonne Trajane. Nous les y voyons en pleine action. La bataille est engagée. Les Maures se lancent sur l’infanterie légère des Daces au galop de leurs petits chevaux. Leurs jambes nues serrent nerveusement le flanc des montures. Comme vêtemens, ils ont une simple tunique aux plis bouffans, serrée à la taille et attachée sur l’épaule par une agrafe ; comme armes, une lance et un petit bouclier rond. Selon la mode nationale, leurs cheveux frisés retombent en longues boucles autour de la tête. Plus tard, au IIIe siècle, lors de la grande crise qui faillit emporter l’Empire, nous les retrouverons en Orient combattant la reine de Palmyre Zénobie et luttant, à côté des solides légions danubiennes, pour la cause de la civilisation romaine prématurément compromise.

Maîtres du Maroc, les Romains ne se sont pas donné pour tâche de romaniser et d’assimiler les indigènes. Avec leur sens pratique et l’expérience que leur avait donnée le contact de cent peuples divers, ils se rendirent compte très vite, — c’est un fait que nous sommes appelés à vérifier chaque jour davantage, — que le Berbère n’était assimilable que dans une mesure fort restreinte. Mais, au moins, voulaient-ils pacifier le pays, l’exploiter d’une manière systématique et le faire entrer dans cette vie générale méditerranéenne dont la création a été l’un des titres de gloire les plus éclatans du régime romain. Les moyens les plus efficaces que Rome ait trouvés à cet égard, ont été le développement de la vie urbaine, la fixation des populations indigènes, la création des routes.

Les centres urbains étaient très rares au Maroc lorsque les Romains prirent pied dans le pays. Pline nous dit qu’à son époque, les indigènes ne possèdent presque que des réduits fortifiés, castella. Les seules villes notables étaient les anciennes colonies phéniciennes du littoral, Rusaddir (Melilla), Lixus (Larache), surtout la capitale, Tanger, et encore le géographe Pomponius Mela fait-il remarquer que l’importance de ces villes était toute relative. Dans ce pays-si difficile d’accès, si fermé aux étrangers, parcouru par des tribus encore nomades, les villes avec leur population sédentaire, leurs colonies de fonctionnaires et de commerçans européens, leur garnison permanente, devaient être les foyers naturels de la romanisation. Aussi les Romains développèrent-ils les villes existantes et en créèrent-ils de nouvelles. Les plus considérables furent érigées eu colonies : ce fut le cas de Zilis, colonia Julia Constantia (Arzila), de Rabba, colonia Julia Campestris, sous Auguste ; de Tanger et de Lixus, sous Claude ; de Banasa (Sidi Ali Bon Djenoun, sur l’oued Sebou), dès le Ier siècle ; de Volubilis, la métropole du Djebel Zerhoun, au IIe ou au IIIe siècle. D’autres villes, sans s’élever au rang de colonies, ont joué un rôle analogue ; Tamuda (Tetouan), près de la côte méditerranéenne, Sala, sur le littoral de l’Atlantique, ville forte et port important, Thamusida, sur l’oued Sebou, Tocolosida, au Sud de Volubilis, et, d’une manière générale, toutes les stations des routes romaines qui constituaient, disséminées au milieu du pays, autant de centres d’où rayonnait à la ronde l’influence civilisatrice de Rome.

Les tribus berbères, qui formaient à l’arrivée des Romains l’ensemble de la population du Maroc, étaient nomades. Strabon le dit expressément : « Bien qu’habitant un pays généralement fertile, les Maures ont conservé jusqu’à présent les habitudes de la vie nomade ; » mais il y avait entre les tribus du Nord et celles du Sud une différence de degré. Les Gétules du Sud Marocain, — Hauts Plateaux et Sahara, — peuplades de pasteurs, étaient, comme ils le sont encore aujourd’hui, des nomades au sens complet du mot. Les Maures du Nord, au contraire, sans être absolument des sédentaires, n’étaient plus que des demi-nomades. L’agriculture avait fait chez eux de grands progrès. « Sans cesser d’être d’excellens chasseurs, dit encore Strabon, ces peuples ont acquis en agriculture la même supériorité qu’ils avaient déjà dans l’art de la chasse. » Les princes berbères, particulièrement Massinissa en Numidie, avaient de toutes leurs forces poussé à cette transformation qui représentait pour eux une augmentation de richesse et un surcroit de sécurité. Les Romains poursuivirent cette politique de fixation au sol. Il faut reconnaître d’ailleurs qu’ils ne réussirent qu’imparfaitement. Les tribus marocaines n’abandonnèrent jamais complètement les habitudes séculaires, qui représentaient à leurs yeux un passé d’indépendance et un reste de liberté.

Le gouvernement romain a toujours vu dans la création des grandes voies un des moyens les plus puissans de pacification et de romanisation. C’est la pensée qui l’a guidé au Maroc comme ailleurs. Nulle part, il faut le dire, cette œuvre de pénétration n’était plus indispensable que dans ce pays de légendes, volontairement fermé pendant des siècles aux influences civilisatrices du dehors. Tanger était la tête du réseau routier marocain. Deux routes en partaient, la première le long du littoral Atlantique, la seconde vers l’intérieur. La route du littoral, longue au total de 174 milles (257 kilomètres), se confondait tout d’abord avec la piste actuelle de Tanger à Arzila, l’ancienne colonie de Zilis, puis, par la station de Tabernæ (Lella Djilaliya), gagnait le port important de Lixus (Larache). Plusieurs débris de ponts romains, jetés au passage des oueds, notamment près d’Arzila, en jalonnent encore le parcours. Au Sud de Lixus, la route abandonnait le littoral, atteignait l’oued Sebou à la station de Banasa (Sidi Ali Bou Djenoun), en suivait la rive droite jusqu’à Thamusida (Sidi Ali Ben Ahmed), pour éviter les marais des Béni Ahsen qui rendent la rive gauche impraticable et que notre colonne volante a eu tant de peine à traverser entre la Kasba Knitra et Lalla Ito. La route desservait ensuite la ville de Sala pour se terminer au poste d’Ad Mercurios, qui marquait vers le Sud le point extrême de la pénétration romaine.

La route de l’intérieur, longue de 148 milles (219 kilomètres), se détachait de la précédente à 26 kilomètres au Sud de Tanger, à la station dite Ad Mercuri (Dchar Djedid, où l’on voit encore un certain nombre de vestiges romains). Par le poste d’Ad Novas (Sidi et Yemeni), elle atteignait l’oued Loukkos à Oppidum Novum, la ville actuelle d’El Ksar, desservait les stations non identifiées encore de Tremulæ, Vopisciana, Gilda, la source sulfureuse d’Aquæ Dacicæ (Aïn et Kibrit), traversait le Sebou dans la partie supérieure de son cours et, par la ville de Volubilis, la clef de la défense du Djebel Zerhoun et le centre de la romanisation dans le Maroc central, atteignait le point terminus de Tocolosida. — Cette route, qui était la grande artère intérieure du Maroc, correspondait dans son ensemble à la piste actuelle de Fez et Meknès à Tanger par le col de Zegotta, les pentes occidentales du Djebel Tselfat, les défilés de l’oued Mda, les points d’El Ksar et de Dchar Djedid. Même tracé, mêmes stations, même importance militaire et économique. Seul le point terminus s’est déplacé. Les villes romaines de Volubilis et Tocolosida ont fait place à deux nouvelles venues, les villes arabes de Fez et de Meknès, les deux grandes capitales du Maroc septentrional.

La province était assez pauvrement dotée au point de vue routier, surtout si on la compare à ses voisines du bassin méditerranéen. Les routes y étaient peu nombreuses et, de plus, fort médiocrement établies. Ce n’étaient pas ces magnifiques voies militaires, soigneusement dallées, régulièrement jalonnées de bornes milliaires, méticuleusement entretenues, qui font encore l’admiration du touriste en Italie, en Espagne, dans le reste de l’Afrique du Nord. Les routes de Tingitane étaient de simples pistes analogues aux pistes marocaines d’aujourd’hui, de tracé variable, ravinées par les pluies d’hiver, disloquées par les chaleurs de l’été et constamment modifiées par les caprices du trafic. Seuls les ponts, jetés sur le cours torrentueux des oueds, marquaient d’une manière permanente le passage des grandes voies romaines. Terminons par deux remarques qui ont leur importance. Le réseau routier marocain était indépendant du réseau d’Algérie ; il était la continuation directe du réseau routier espagnol. Tanger, tête de ligne des voies romaines au Maroc, faisait face à Gadès et les routes d’Espagne, au delà du détroit de Gibraltar, se prolongeaient directement sur territoire marocain.

L’exploitation économique du pays fut poussée avec le sens pratique et l’esprit de méthode qui partout caractérisaient l’action romaine. Le sol du Maroc est naturellement fertile. Les Anciens le reconnaissaient unanimement : « Il est un point sur lequel tous les témoignages s’accordent, c’est que la Maurétanie, à l’exception de quelques déserts peu étendus, ne comprend que des terres fertiles et bien pourvues d’eau... Toutes les productions du sol y abondent. » (Strabon.) — « Riche par son sol, la Maurétanie est tellement fertile que non seulement elle rend avec usure les semences qu’on lui confie, mais qu’elle produit même en abondance quelques genres de fruits qu’on n’y sème pas. » (Pomponius Mela.) Cependant, en dépit de cette fertilité naturelle, le Maroc n’a jamais été une terre à céréales, comme l’étaient les provinces voisines d’Afrique et de Numidie. La culture intensive du blé, dans l’antiquité, exigeait une main-d’œuvre sérieuse que le Maroc n’a jamais connue. La main-d’œuvre indigène, livrée à elle-même, ne valait rien, — le Marocain d’aujourd’hui est resté un piètre agriculteur, — et, d’autre part, le nombre des colons venus du dehors n’a jamais été bien considérable.

La grande richesse de la province, c’étaient les forêts. L’Atlas était couvert de forêts épaisses et profondes où abondaient les essences les plus rares. Les thuyas de Maurétanie étaient célèbres ; on en faisait des meubles et particulièrement des tables que les amateurs se disputaient à prix d’or. Nonius, un affranchi de Tibère, avait une table d’une seule pièce qui mesurait quatre pieds de diamètre et six pouces d’épaisseur.. Cicéron avait payé la sienne un million de sesterces (220 000 francs) ; une autre, qui avait appartenu au roi Juba, fut vendue 1 200 000 sesterces (264 000 francs), et ces prix furent encore dépassés par la suite.

L’olivier et la vigne étaient cultivés avec succès dans les plaines du littoral. Les animaux sauvages, éléphans, lions, léopards, gazelles, pullulaient ; la chasse resta sous la domination romaine une des grandes ressources du pays. Les côtes de l’Atlantique étaient extrêmement poissonneuses ; les pêcheurs espagnols de Gadès s’avançaient jusqu’au fleuve Lixus. On péchait également la pourpre que l’on travaillait sur place et qui faisait l’objet d’un grand commerce d’exportation.


L’œuvre romaine au Maroc, malgré les limites étroites dans lesquelles elle s’était volontairement enfermée, est restée incomplète et éphémère. La romanisation, en dehors des centres urbains, y a toujours été très superficielle et la prospérité économique, surtout en raison de la pauvreté de la main-d’œuvre, fort restreinte. Il n’y a rien eu en Tingitane de comparable au magnifique essor d’autres provinces romaines, comme l’Espagne, la Gaule et, sur le continent africain lui-même, l’Afrique proprement dite. Et cependant, pour exercer son action civilisatrice, Rome se trouvait placée dans des conditions infiniment plus favorables que nous. Français du XXe siècle, ne le sommes aujourd’hui. Dès le début, elle a eu les mains libres. Jamais la question du Maroc n’a pris pour elle la forme d’une question européenne. Au moment où les Romains s’installent en Afrique, il n’existe plus dans le bassin méditerranéen de puissance capable de contrecarrer leurs vues ou de peser sur leurs décisions. : Carthage a disparu ; l’Espagne, la Grèce, la Macédoine sont devenues provinces romaines ; le reste de l’Europe, — Gaule, Germanie, Grande Bretagne, pays slaves de l’Est, — est quantité négligeable. Pas d’appétits étrangers à satisfaire, pas de concours à acheter, pas de susceptibilités à sauvegarder, pas de complications diplomatiques à craindre au dehors. Rome n’a à tenir compte que de ses propres intérêts ; elle n’a à « causer » avec personne, sinon avec les Marocains eux-mêmes. Elle choisit librement la forme qu’elle entend donner à sa suprématie. Protectorat ou annexion, elle décide librement et elle décide seule, dans toute la plénitude de sa souveraineté, sans avoir à subir le contrôle ou à redouter l’intervention de l’étranger.

En Afrique même, la résistance nationale ne revêt pas encore la forme d’une lutte religieuse. Les Romains n’ont pas trouvé devant eux le fanatisme musulman ; ils n’ont pas connu la guerre sainte, les héroïsmes qu’elle suscite, les rancunes implacables qu’elle laisse derrière elle. Le paganisme, qu’il fût berbère ou romain, n’était en rien exclusif. Rome a fait place dans son panthéon aux divinités africaines, les a assimilées aux siennes, confisquant ainsi au profit de sa domination le culte traditionnel et les croyances les plus intimes de ses sujets africains. La religion, qui est pour nous un obstacle et une préoccupation de tous les instans, devenait pour elle un élément de fusion et une arme efficace de gouvernement. Ajoutons enfin que la puissance romaine au Maroc s’est maintenue plus de quatre siècles, toutes circonstances exceptionnelles qui ont largement favorisé l’action de nos prédécesseurs latins et que nous ne retrouvons plus aujourd’hui.

Comment expliquer, dès lors, que cette première intervention européenne n’ait pas eu de résultats plus complets et plus décisifs? Les raisons de ce fait sont multiples. Il faut tenir compte à la fois de ce que les Romains ont voulu faire et des difficultés auxquelles ils se sont heurtés. A leurs yeux, la province de Tingitane a toujours été d’importance secondaire. Le jugement dédaigneux du géographe Pomponius Mela, que nous citions plus haut, est caractéristique à cet égard. Ils n’ont jamais eu l’intention de la soumettre à une exploitation intensive, comme c’était le cas pour les provinces voisines d’Espagne et d’Afrique. Le Maroc, en réalité, ne les a guère intéressés que d’une manière indirecte et par contre-coup. Leur but, lorsqu’ils s’y sont installés, était essentiellement de couvrir leurs riches possessions espagnoles contre tout danger venu du Sud. Ce péril d’ailleurs n’était pas chimérique. Au temps des guerres civiles, les Maures de Tingitane avaient appris à connaître le chemin de l’Espagne. Sous l’Empire encore, malgré les précautions les plus minutieuses, nous les voyons à plusieurs reprises, sous Marc-Aurèle, sous Septime Sévère, traverser le détroit de Gibraltar et dévaster la province espagnole de Bétique.

Cette idée fondamentale, qui est à la base de toute la politique marocaine de Rome, explique un certain nombre de faits qui pourraient sans cela nous paraître singuliers. Tout d’abord, le caractère restreint de l’occupation territoriale. Pour protéger l’Espagne, la possession du Maroc septentrional était indispensable ; c’était un minimum à la fois nécessaire et suffisant. Les Romains s’y sont tenus. A la fin du IIIe siècle, Dioclétien groupe les provinces de l’Empire en diocèses et en préfectures. L’ensemble de l’Afrique du Nord forme un diocèse spécial ; la Tingitane en est exclue pour être rattachée au diocèse d’Espagne et à la préfecture des Gaules. Enfin, rappelons la disposition du réseau routier marocain, indépendant du réseau d’Algérie et conçu comme le prolongement direct du réseau espagnol.

Rome avait donc volontairement, nous venons de voir pourquoi, restreint son œuvre politique et civilisatrice au Maroc. Il faut dire aussi que, même dans ces limites relativement étroites qu’elle avait assignées à son action, elle se heurta à de très graves difficultés qu’elle ne réussit jamais à vaincre complètement : configuration du sol peu favorable à la pénétration, manque presque absolu d’outillage économique et surtout mauvais esprit de la population indigène jalousement attachée à ses habitudes traditionnelles de pillage et à ses souvenirs séculaires de liberté. Un pays comme le Maroc, où tout était à faire, ne pouvait se développer qu’au sein d’une paix profonde et durable. Les Romains, malgré les moyens uniques dont ils disposaient, malgré la puissance merveilleuse d’assimilation dont ils ont fourni tant de preuves en Gaule, en Espagne, en Afrique même, n’ont jamais pu le pacifier d’une manière continue. Au moment où le Maroc semble s’ouvrir de nouveau aux influences européennes, particulièrement à la nôtre, il n’était peut-être pas inutile de le rappeler.


LEON HOMO.