La première Canadienne du Nord-Ouest/003

Librairie Saint-Joseph Cadieux et Derome (p. 71-112).

II


Au printemps de 1811, M. Lajimonière ne retourna pas à la prairie. Il avait appris que Lord Selkirk voulait fonder un établissement sur les bords de la rivière Rouge, et que les premiers colons, pour former le noyau de cette colonie, partaient d’Europe ce printemps-là même. Il monta sur son canot et prit la route du lac Winnipeg. Mme Lajimonière ne pleura pas en quittant le fort des Prairies. En revenant à la rivière Rouge elle se rapprochait de 400 lieues du Canada, et il lui semblait qu’elle retournait dans un pays civilisé. D’ailleurs, le temps n’était pas éloigné où ce pays allait recevoir les bienfaits de la vraie civilisation, car les missionnaires ne devaient pas tarder à y pénétrer.

Le dessein de M. Lajimonière était de se fixer d’une manière permanente dans la colonie dès que celle-ci offrirait des moyens de subsistance à ses habitants.

Il n’arriva que fort tard dans l’été à l’endroit où s’élève aujourd’hui Winnipeg : mais il ne s’arrêta que peu de temps à ce poste. Les colons partis d’Écosse ne purent se rendre à la rivière Rouge cette année-là. Le vaisseau qui les portait étant arrivé trop tard à York, les familles furent obligées de passer l’hiver sur les bords de la baie d’Hudson. Ils ne partirent de là qu’au mois de juin 1812 : et après avoir supporté bien des misères, et des fatigues excessives, qui causèrent la mort de plusieurs d’entr’eux, ils arrivèrent enfin à la rivière Rouge au commencement de septembre.

M. Lajimonière alla passer l’hiver de 1811 à 1812 au poste de Pembina où il avait hiverné avec sa femme en 1807. Sa famille, pendant son voyage à la Saskatchewan, s’était accrue de deux enfants. L’aînée, nommée Reine, parce qu’elle avait été ondoyée le jour des Rois, était née à Pembina, en 1807 ; les deux autres, un garçon et une fille, étaient nés dans les prairies, J.-Bte vers le milieu du mois d’août 1808, et Josette, dans le cours de l’été 1810.

Mme Lajimonière eut un quatrième enfant à Pembina pendant l’hiver de 1811 à 1812 ; il fut nommé Benjamin. Celui-ci n’eut pas comme J.-Bte un berceau entouré d’aventures ; il ne fut ni volé ni marchandé ; on laissa sa mère tranquille. Cet hivernement n’eut rien de remarquable. M. Lajimonière n’était là qu’en attendant l’arrivée des colons, et son intention était de repartir bientôt pour le fort Douglas. Dès que la rivière fut libre, au printemps de 1812, il descendit avec sa femme jusqu’au fort Gibraltar à l’embouchure de l’Assiniboine. De là il remonta le cours de cette rivière l’espace d’une douzaine de milles et s’arrêta un peu plus haut que l’endroit appelé aujourd’hui la paroisse Saint-Charles.

Mme Lajimonière jusqu’à ce moment n’avait pas mené, comme on l’a vu, une vie bien agréable : mais, au moins, pendant l’hiver, elle avait demeuré dans les forts de la Compagnie, et là, elle ne se trouvait pas complètement isolée. Pendant trois ans, de 1812 à 1815, elle sera seule avec ses enfants, logée dans une petite hutte, à douze milles de toute habitation.

M. Lajimonière se construisit une petite maison en bois brut, sans planchers ni fenêtres, et s’installa dans ce château avec sa famille.

Pour vivre alors à la rivière Rouge il fallait chasser : la vie et la mort étaient au bout du fusil. M. Lajimonière avait à nourrir et vêtir sa femme et quatre enfants. Il continua, sur l’Assiniboine, le genre de vie de la Saskatchewan ; seulement, il laissait sa femme à la maison avec ses enfants. Ses absences duraient quelquefois des mois entiers. Alors, Mme Lajimonière n’avait pour toute distraction, dans sa solitude, que le soin de sa famille dans une maison à peine assez large pour elle.

Dans l’automne de 1815, M. Lajimonière annonça qu’il allait s’absenter pour plus longtemps que de coutume.

Mais avant de parler de son absence, et des misères que sa femme eut à supporter durant ce temps, disons un mot des événements qui avaient lieu alors, à la rivière Rouge, entre les compagnies de traite.

La grande Compagnie du Nord-Ouest, fondée en 1784, par une société de marchands de Montréal, avait toujours été, depuis sa fondation, l’antagoniste de la société de la Baie d’Hudson. Elles se faisaient concurrence pour le commerce des pelleteries jusque dans le fond du Nord.

Partout où l’une des deux compagnies bâtissait un fort, l’autre se hâtait d’en élever un à côté, et c’était à qui débiterait le plus de pelleteries. Vers les années 1806 et 1807, les parts de la Compagnie de la Baie d’Hudson avaient énormément baissé et la Compagnie du Nord-Ouest était alors à l’apogée de sa gloire. Ce fut à cette époque qu’un seigneur écossais, Thomas Douglas, Lord Selkirk, vint à Montréal et prit connaissance de l’état de commerce de ces compagnies. Il retourna en Angleterre, acheta la moitié des parts de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui étaient tombées au-dessous de 60, après avoir été à 250 pour cent.

Le capital des actions de la Compagnie de la Baie d’Hudson était de cent mille louis sterling. Lord Selkirk acheta des actions jusqu’au montant de quarante mille louis. On peut juger de l’influence qu’il exerça sur la Compagnie.

Encouragé par ces premières spéculations, il forma le dessein de s’assurer, pour la Compagnie de la Baie d’Hudson, le monopole exclusif de la traite dans tous les territoires du Nord-Ouest. Il savait, d’après les explications qu’il avait reçues à Montréal, qu’une compagnie qui n’aurait personne pour lui faire concurrence, réaliserait, par la traite des pelleteries, une fortune colossale.

Il acheta donc des actionnaires de la Compagnie de la Baie d’Hudson une grande étendue de terrain sur les bords de la rivière Rouge, et annonça en Europe qu’il allait fonder une colonie.

Le but de Lord Selkirk en fondant une colonie à la rivière Rouge, n’était pas simplement de former un établissement agricole, mais était aussi de s’assurer de la part des nouveaux colons un secours contre la Compagnie du Nord-Ouest, dont il voulait ruiner le commerce. Lord Selkirk prétendait que la Compagnie de la Baie d’Hudson, en vertu de la charte que lui avait octroyée Charles II en 1670, avait le droit exclusif de pêche et de chasse, non seulement sur les bords de la Baie d’Hudson, mais encore sur tout le Nord-Ouest, jusqu’aux Montagnes Rocheuses à l’ouest, et jusqu’à la mer glaciale au Nord.

La rivalité entre ces deux compagnies commença sérieusement à l’arrivée des premiers colons, en 1812, et se continua avec acharnement jusqu’en 1822, époque où elles se réunirent en une seule sous le nom de Compagnie de la Baie d’Hudson.

Les Canadiens-français et les métis embrassaient ordinairement la cause de la Compagnie du Nord-Ouest. Les Écossais et les gens d’origine anglaise, ainsi que quelques sauvages étaient dévoués à la Baie d’Hudson.

M. Lajimonière n’avait jamais été au service d’aucune compagnie : il était resté libre dans le pays, faisant la chasse à son compte et vendant ses pelleteries tantôt à la Compagnie de la Baie d’Hudson, tantôt à la compagnie du Nord-Ouest. Cependant, après son séjour à la Saskatchewan, où il avait vécu dans les forts de la Baie d’Hudson, il se montra toujours en faveur de cette dernière Compagnie.

Au printemps de 1815, dans le cours du mois de mars, deux forts de la Compagnie du Nord-Ouest furent pris par les employés de la Baie d’Hudson. Tout ce qu’ils contenaient fut enlevé ; provisions, marchandises et fourrures, tout fut transporté au fort Douglas. Les bourgeois et les commis de ces deux postes furent faits prisonniers et tous leurs papiers confisqués. Les messagers porteurs des lettres envoyées du Canada à la Compagnie du Nord-Ouest furent arrêtés et leurs lettres interceptées.

Les agents de la compagnie du Nord-Ouest, pour surprendre les desseins de leurs ennemis, arrêtaient tous les courriers de la Compagnie de la Baie d’Hudson et les faisaient prisonniers dans leurs forts. Il était donc très difficile de faire parvenir des lettres de la rivière Rouge à Montréal. La distance à travers les bois était de six cents lieues ; et pour éviter de passer auprès des différents postes échelonnés le long de la route, il fallait prendre des chemins détournés, coupés par des marais, des lacs et des rivières, et passer par des contrées inhabitées presque pendant tout le voyage.

Le gouverneur du fort Douglas, s’adressa à J.-Bte Lajimonière pour envoyer les lettres à Lord Selkirk, qui se trouvait à Montréal. Quelques jours avant la Toussaint 1815, il le fit venir au fort et lui demanda s’il était capable d’aller à Montréal porter des lettres sans être arrêté sur sa route. M. Lajimonière, habitué à la vie sauvage, pouvait défier le plus habile Indien pour s’orienter dans un voyage de long cours : il avait un coup d’œil qui valait bien la meilleure boussole.

M. Lajimonière répondit qu’il pouvait se rendre seul à Montréal, sans être arrêté et qu’il se faisait fort d’aller remettre lui-même à Lord Selkirk les lettres qu’on voudrait lui confier.

La saison était déjà avancée ; l’intrépide messager avait besoin de se hâter pour ne pas être arrêté par la neige. Il fit ses préparatifs de départ le jour même de la Toussaint. S’il ne lui arrivait aucun accident, il pourrait être de retour dans le cours de l’hiver ; mais il lui fallait placer sa famille pour la mettre à l’abri de la misère pendant son absence.

Le bourgeois du fort de la colonie dit à M. Lajimonière d’emmener sa femme au fort, qu’elle y serait logée et nourrie jusqu’à son retour de Montréal. Mme Lajimonière laissa donc sa hutte, sur les bords de l’Assiniboine, pour venir habiter le fort Douglas.

Nous ne suivrons pas son mari dans toutes les étapes de son voyage qui fut long et rude. Nous dirons seulement que, parti de la rivière Rouge le 1er novembre 1815, il ne fut de retour qu’au mois de décembre 1816.

Il fut assez heureux pour arriver à Montréal sans tomber entre les mains des agents de la Compagnie du Nord-Ouest, et pour remettre à Lord Selkirk lui-même les lettres dont il était porteur. Il n’eut pas la même chance dans son retour. Peut-être que n’ayant plus de papiers importants sur lui il était moins sur ses gardes ; aussi, en passant au fort William, il fut fait prisonnier, et demeura dans ce poste jusqu’à l’arrivée du régiment des Meurons que Lord Selkirk fit monter à la rivière Rouge pour reprendre le fort Douglas, dans l’automne de 1816.

Les forts qui avaient été capturés par employés de la Baie-d’Hudson étaient le fort Gibraltar, à l’embouchure de l’Assiniboine, et le fort Pembina situé aux frontières américaines. Les choses s’étaient ainsi passées :

Le 17 mars au soir, les hommes du fort Douglas, sous la conduite de M. Colin Robertson, s’emparèrent par surprise du fort Gibraltar, bâti par la Compagnie du Nord-Ouest à l’embouchure de l’Assiniboine. Le fort fut pillé et démantelé et le bourgeois ainsi que les commis transportés au fort Douglas. Quelques jours après, les mêmes employés de la Baie d’Hudson surprenaient un autre fort de la Compagnie du Nord-Ouest à Pembina, et lui faisaient subir le même sort qu’au fort Gibraltar. Une troisième tentative fut faite pour se saisir du fort Qu’appelle, mais elle échoua. La guerre, comme ou le voit, était ouvertement déclarée ; la Compagnie de la Baie d’Hudson était décidée à écraser sa rivale et à la chasser à main armée.

La Compagnie du Nord-Ouest recevait, chaque printemps, tous ses approvisionnements de marchandises pour la traite, par les canots qui venaient de Montréal. Elle faisait remonter ces provisions jusqu’à l’embouchure de l’Assiniboine, au fort Gibraltar, qui était un grand dépôt, et de là elle approvisionnait les postes échelonnés sur l’Assiniboine.

Le but principal de la Compagnie de la Baie-d’Hudson en s’emparant du fort Gibraltar était de briser les moyens de communication entre les canots venant de Montréal, et les hommes de la Compagnie du Nord-Ouest qui venaient du fort Qu’appelle pour les rencontrer.

Après la prise de leurs forts par la Baie d’Hudson, les gens du Nord-Ouest comprirent qu’ils avaient besoin de descendre en nombre au printemps, s’ils voulaient forcer le passage pour rencontrer avantageusement les voyageurs du fort William. C’est ce qu’ils firent. Ils n’avaient pas l’intention de combattre, mais seulement de s’ouvrir un passage si on voulait le leur disputer. Ils devaient, d’ailleurs, agir ainsi par un principe d’humanité, car en n’allant pas à la rencontre de leurs gens pour leur porter des provisions de bouche, ils les exposaient à mourir de faim.

Les employés du fort Douglas se tenaient jour et nuit sur le qui-vive, car ils s’attendaient à voir arriver du fort Qu’appelle une troupe de Métis armés. Deux sauvages étaient venus donner la nouvelle au gouverneur Semple que la Compagnie du Nord-Ouest avait rassemblé tous ceux qu’elle avait pu réunir, pour venir reprendre ses forts.

Mme Lajimonière, qui était au fort Douglas avec ses enfants, n’était pas sans inquiétude. Elle savait qu’elle pouvait courir de graves dangers si le fort était attaqué par les gens du Nord-Ouest.

Le 19 juin, vers quatre heures de l’après-midi, une sentinelle du fort Douglas vint avertir le gouverneur Semple qu’une troupe de gens à cheval passait en vue du fort, mais à une distance respectueuse. Cette bande de cavaliers ne paraissait pas être animée d’intentions hostiles, car elle avait déjà dépassé le fort Douglas et se dirigeait vers le bas de la rivière. Alors le gouverneur comprit que leur but était d’aller rejoindre les canots au bas de la rivière pour leur porter des provisions. C’était ce que le gouverneur Semple voulait empêcher.

Il donna donc immédiatement l’ordre à tous ses gens armés de sortir du fort pour aller couper le passage aux Métis et pour leur faire rebrousser chemin. Quand les Métis virent approcher les gens du gouverneur, ils lui envoyèrent un des leurs pour lui demander ce qu’il voulait d’eux en les poursuivant ainsi. Alors, soit imprudence soit malice, un coup de fusil fut tiré et faillit blesser le métis envoyé en députation. Ce fut le signal de la mêlée. Les cavaliers métis, accoutumés à tirer à cheval dans leurs chasses au buffle, s’élancèrent sur leurs ennemis et en moins de quelques minutes en tuèrent vingt et un. Le gouverneur Semple tomba un des premiers.

La nouvelle de ce désastre arriva au fort presque aussitôt. On crut que les Métis allaient l’attaquer immédiatement et massacrer tous ceux qui y étaient renfermés. Un sauvage du nom de Pigouis, ami de Mme Lajimonière, vint la trouver le soir même et lui dit : « Tiens, la Française, pas plus tard que demain les Métis vont prendre le fort ; il faut que je te sauve avec tes enfants. Tu vas sortir d’ici ce soir, et venir habiter dans ma loge qui est de l’autre côté de la rivière. » Mme Lajimonière, tout effrayée, se hâta de prendre ses habits et ses enfants ; puis aidée du sauvage et de sa femme, elle descendit au bord de la rivière pour monter en canot.

La frayeur l’avait tellement énervée qu’en posant le pied dans l’embarcation, elle s’évanouit, fit chavirer le canot et tomba dans la rivière avec ses enfants. Heureusement trois ou quatre Indiennes qui étaient là l’aidèrent à se sauver et la déposèrent dans le canot. Elle traversa la rivière et vint se loger avec la famille de Pigouis.

Le lendemain, les gens du Nord-Ouest prirent le fort, mais personne ne perdit la vie. Les prisonniers et un certain nombre de colons furent embarqués sur des canots et envoyés à York, dans le Haut-Canada.

Mme Lajimonière passa l’été dans la loge avec les sauvages, mangeant comme eux ce qu’elle pouvait se procurer à la pêche.

Tant que dura l’été, elle n’eut pas trop à souffrir du logement : elle était déjà faite à la vie sous la tente ; mais quand les premiers froids d’automne se firent sentir, elle songea à abandonner la loge de Pigouis pour se mettre un peu plus chaudement.

Il y avait sur la côte est de la rivière Rouge, en face du fort Gibraltar, une hutte en bois bâtie par un vieux Canadien du nom de Bellehumeur. Ce n’était pas un château, mais c’était plus chaud qu’une tente. La maison n’était pas alors occupée : les locataires étaient rares à cette époque. Mme Lajimonière s’empara de cette demeure pour y passer l’hiver avec sa famille. Elle en prit possession au mois d’octobre. Il y avait déjà un an que son mari était absent et qu’elle n’en avait plus eu de nouvelles. Elle pensait qu’il avait péri le long de la route, qu’il avait été massacré par quelque sauvage, ou qu’il était tombé épuisé de faim et de fatigue.

Ce fut pour elle un automne triste et sombre. La scène du 19 juin avait jeté l’épouvante dans le pays ; on s’attendait à de terribles représailles. Tout le monde souffrait d’un pareil état de choses, on ne savait trop quel serait le dénouement de ces luttes. Que de fois Mme Lajimonière, assise dans sa misérable cabane pendant les longues soirées d’automne, dut verser des larmes en pensant à sa situation ! Si son mari ne revenait plus quels moyens de subsistance lui restait-il ? La plupart des colons abandonnaient la rivière Rouge pour retourner au Canada. Pour se consoler dans ses ennuis elle n’avait que la prière ; et c’était à ce moyen qu’elle recourait.

Vers la fête de Noël, trois mois après son entrée dans la hutte de Bellehumeur, quelle ne fut pas sa surprise de voir arriver, un soir, un voyageur qu’elle reconnut pour son mari ! Pour un moment, elle oublia ses misères et ses épreuves. M. Lajimonière arrivait sain et sauf après quatorze mois d’absence. Il raconta à sa femme, jour par jour, l’odyssée de son long voyage : son emprisonnement au fort William et sa délivrance à l’arrivée du régiment des Meurons, qui ne devait pas tarder à arriver à la rivière Rouge pour reprendre le fort de la colonie occupé par les agents du Nord-Ouest.

Le régiment des Meurons, sous la conduite du capitaine d’Orsonnens, n’arriva cependant qu’au mois de février, guidé par des Indiens. La route qu’il avait suivie était celle du lac Rouge. Ils atteignirent la rivière Rouge au-dessus de Pembina. De là, ils dirigèrent leur marche un peu à l’ouest de la rivière et vinrent camper sur l’Assiniboine, vers l’endroit où est l’église Saint James, à six milles de l’embouchure. Ils s’arrêtèrent un peu de temps dans cet endroit afin de préparer des échelles pour escalader les palissades du fort Douglas. Ils attendirent un moment favorable pour l’attaquer. Cette occasion ne tarda pas à se présenter.

À la faveur d’une tempête de neige, ils s’approchèrent du fort sans être vus. Les sentinelles n’eurent pas le temps de donner l’éveil. En quelques instants tous les soldats étaient à l’intérieur du fort et faisaient prisonniers ceux qui s’y trouvaient.

Une semaine plus tard Mme Lajimonière put se loger de nouveau dans la maison qu’elle avait été obligée d’abandonner le 19 juin, après la bataille contre les Métis.

Son sort semblait s’améliorer. Elle ne manqua de rien le reste de l’hiver, et le fort, protégé par les soldats, n’eut plus à redouter aucune attaque de l’ennemi.

Au printemps, M. Lajimonière avait besoin de repartir pour la chasse, et le fort rempli de militaires ne parut pas à Mme Lajimonière un lieu bien convenable pour une femme seule. Elle fit donc demander au bourgeois de vouloir bien lui donner une large tente où elle pourrait à quelque distance, se retirer avec sa famille. On lui accorda facilement ce qu’elle voulait et elle alla passer l’été dans le voisinage, sous une tente.

Lord Selkirk passa l’été à régler les affaires entre les deux compagnies. Le fort Gibraltar fut restitué à la Compagnie du Nord-Ouest qui le rebâtit. Des terres furent données aux militaires qu’il avait conduits à la rivière Rouge. Il conclut un traité avec les Indiens ; et au mois d’octobre il repartit pour l’Angleterre.

M. Lajimonière alla avec d’autres le reconduire jusque sur le territoire américain, puis il revint au fort Douglas avant le mois de novembre.

Lord Selkirk, pour récompenser M. Lajimonière du dévouement qu’il avait montré à la Compagnie en entreprenant le long voyage de Montréal, lui donna une terre qui se trouve sur le côté est de la rivière Rouge, vis-à-vis la pointe Douglas. C’est une partie de cette terre qu’un de ses fils a vendue en 1882 pour la jolie somme de cent mille dollars.

Aussitôt que M. Lajimonière fut de retour après avoir accompagné le Lord, il pensa à préparer sur son terrain un logement pour sa famille. La saison était trop avancée pour songer à bâtir une maison en bois. Pour passer l’hiver, il creusa un trou en terre au-dessus duquel il fit une espèce de toit en chaume. Ce fut là qu’il installa sa famille pendant l’hiver de 1817 à 1818.

Le lecteur voit ici que depuis 1806 il n’y avait pas encore d’amélioration bien sensible dans le confort apporté au logement de Mme Lajimonière. Les campements de Pembina, les loges dans les prairies de la Saskatchewan, la hutte sur l’Assiniboine, la maison de Bellehumeur, tout cela valait autant que son logement pour l’hiver de 1817 à 1818.

Cependant une pensée réjouissait le cœur de cette femme obligée de vivre dans ce pauvre réduit, qui ressemblait plus à un caveau qu’à la demeure d’un être humain.

Lord Selkirk, à son départ, avait fait signer par les colons catholiques de la rivière Rouge une requête pour demander à l’évêque de Québec d’envoyer des missionnaires porter l’Évangile dans ce pays infidèle. Il devait lui-même présenter cette demande et employer toute son influence à la faire réussir.

Le Lord, quoique protestant, avait compris que pour fonder une colonie stable à la rivière Rouge il avait besoin du secours de la religion.

S’il réussissait dans son dessein, les missionnaires monteraient l’été suivant sur des canots et seraient à la rivière Rouge vers le mois de juillet. Cette seule pensée faisait oublier à Mme Lajimonière ses onze années d’ennuis et de chagrins. Elle aurait encore une fois le bonheur de voir des prêtres, de se confesser, de recevoir la sainte communion. Elle verrait ses enfants baptisés dans la sainte Église, et instruits de leur sainte religion. Quelle joie pour elle, après avoir été privée si longtemps de voir les cérémonies religieuses, de pouvoir assister à la sainte Messe. Ces consolantes pensées jetaient un peu de lumière sur l’obscurité de son caveau.

Pendant l’hiver, M. Lajimonière travaillait aussi à ranimer un peu chez sa femme l’espoir de se voir un jour logée plus commodément. Il coupait le bois pour une maison et préparait tout ce qu’il pouvait se procurer pour la construire le plus tôt possible afin d’y recevoir convenablement les missionnaires qui ne manqueraient pas de leur rendre visite. Quand les beaux jours du printemps parurent, Mme Lajimonière sortit de terre et se logea sous la tente, en attendant que sa maison fût prête.

Elle travailla aussi avec ses enfants à préparer un coin de terre pour y semer du blé.

Ce printemps-là, tous les nouveaux colons avaient ensemencé de petits champs qui ne tardèrent pas à promettre une jolie moisson.

Quand le mois de juillet arriva, la nouvelle était déjà répandue dans la colonie que les missionnaires venaient cet été même ; mais on ne savait pas encore exactement le temps de leur arrivée. On ne connaissait pas encore le télégraphe dans cette région ; et d’ailleurs la mode de voyager alors exposait souvent à bien des retards. On ne voyageait pas en express.

On attendait donc patiemment, quand, un beau matin, c’était le 12 juillet, jour de N.-D. du Mont Carmel, un homme venant du bas de la rivière, vint avertir le fort Douglas et le voisinage, que deux canots, portant les missionnaires annoncés, remontaient le cours de la rivière, et que tous les gens devaient se rendre au fort pour se trouver à leur arrivée.

À peine la nouvelle fut-elle connue qu’aussitôt hommes, femmes et enfants s’empressèrent de courir au fort. Ceux qui n’avaient jamais vu de prêtres avaient hâte de contempler ces hommes de Dieu dont on leur parlait depuis longtemps.

Mme Lajimonière ne fut pas la dernière à se rendre au lieu où les missionnaires devaient débarquer. Elle conduisit avec elle toute sa petite famille dont l’aînée, Reine, était âgée de onze ans.

Vers une heure de l’après-midi, par un temps superbe, plus de cent cinquante personnes se trouvaient réunies sur le bord de la côte, en face du fort Douglas. Tous les regards se portaient vers le détour que fait la rivière au bout de la pointe. C’était à qui apercevrait le premier les voyageurs. Tout à coup deux canots, ayant les drapeaux de la compagnie, apparaissent au détour ; ce sont ceux qui portent les missionnaires. Ce fut une explosion de joie générale. Le bourgeois du fort, M. McDonald, était catholique ; il avait tout préparé pour faire une solennelle réception. Plusieurs versaient des larmes d’attendrissement. L’arrivée de ces prêtres rappelait le souvenir du sol natal à ces vieux Canadiens qui avaient laissé le pays depuis si longtemps. Ces anciens voyageurs, privés de tout secours religieux pendant de longues années, étaient loin d’être sans reproche sous le rapport des mœurs, mais ils n’avaient pas été atteints par l’esprit d’impiété. Les missionnaires furent pour eux des envoyés de Dieu.

Les canots abordèrent en face du fort Douglas. M. Provencher et son compagnon, tous deux revêtus de leur soutane, mirent pied à terre et allèrent serrer la main à toute cette famille, qui désormais allait devenir la leur.

On admirait la beauté de leur taille autant que la nouveauté de leur costume. M. Provencher et son compagnon, M. Sévère Dumoulin, étaient des hommes de haute stature et ils avaient un port majestueux. Ils se tinrent debout sur le haut de la côte et firent asseoir autour d’eux les femmes et les enfants ; puis M. Provencher adressa la parole à cette foule accourue au-devant de lui. Il avait une parole simple, sans emphase, et toute paternelle. Mme Lajimonière, qui depuis douze ans n’avait pas entendu la voix d’un prêtre, ne se possédait pas de joie. Elle pleura de bonheur et oublia toutes ses misères et tous ses ennuis. Il lui semblait qu’elle se retrouvait pour un moment dans sa chère paroisse de Maskinongé, où elle avait passé des années si tranquilles et si heureuses.

L’arrivée des missionnaires tombait un jeudi, (16 juillet). M. Provencher, après avoir exposé à sa nouvelle famille le but de sa mission parmi eux, voulut immédiatement travailler à la vigne du Seigneur, en faisant entrer dans le bercail les brebis qui étaient dehors.

En attendant qu’on eût bâti une maison pour les missionnaires, M. Provencher et son compagnon devaient recevoir l’hospitalité au fort de la colonie. Une grande salle dans l’une des bâtisses du fort leur avait été destinée. C’était là que se faisaient les offices divins et les catéchismes. M. Provencher invita toutes les mères de famille à revenir au fort, le samedi suivant, avec leurs enfants au-dessous de six ans auxquels il donnerait le bonheur de recevoir le baptême. Toutes les personnes au-dessus de cet âge qui étaient encore infidèles ne pouvaient recevoir ce sacrement qu’après avoir été instruites des vérités chrétiennes.

Quand M. Provencher eut fini de parler, le gouverneur l’introduisit dans le fort avec M. Dumoulin ; puis Canadiens, Métis et Sauvages se retirèrent heureux, pour revenir trois jours après.

La famille Lajimonière comptait quatre enfants ; mais deux seulement pouvaient recevoir le baptême, — les deux autres étant âgés de neuf et onze ans, — Mme Lajimonière revint au fort le samedi avec toutes les autres femmes. Le nombre des enfants, tant sauvages que métis, au-dessous de six ans s’élevait à une centaine. Ce fut Mme Lajimonière qui, étant la seule femme baptisée, servit de marraine à tous.

Pendant longtemps dans la colonie, tous les enfants l’appelèrent : Ma marraine.

Le lendemain, qui était un dimanche, fut un jour solennel au fort. Tout avait été préparé, dans la salle destinée à servir de chapelle, pour recevoir le peuple et chanter la grand’messe, avec toute la pompe qu’on pouvait apporter dans cette circonstance. Quel jour mémorable que celui-ci ! C’était la première fois que dans ces lieux témoins de tant de crimes, la sainte Église catholique allait faire entendre sa voix pour chanter la gloire du Seigneur. C’était la première fois que des apôtres allaient prêcher les vérités de l’Évangile à un peuple qui, jusque là, avait vécu à l’ombre de la mort. C’était l’Église de la rivière Rouge à son berceau. C’était le grain de sénevé jeté en terre, et qui plus tard devait produire ce grand arbre dont les immenses rameaux ombragent aujourd’hui les déserts de l’Ouest.

M. Provencher chanta la grand’messe et donna le sermon. M. Dumoulin fit l’office de chantre.

M. Provencher annonça que dès le lendemain les missionnaires se mettraient à l’œuvre pour enseigner le catéchisme, et que les colons devaient s’entendre pour commencer dès la même semaine à travailler à bâtir un logement aux missionnaires.

M. Lajimonière fut un des premiers à se rendre sur place pour commencer à préparer le bois. Les travaux marchèrent assez rapidement pour que la maison devint habitable à la fin d’octobre.

Mme Lajimonière fit tout ce qu’elle put pour rendre des services aux missionnaires.

La colonie était dans une grande pauvreté ; on ne mangeait pas de pain, il n’y avait pas non plus de lait, les vaches importées dans le pays par la Compagnie du Nord-Ouest étaient mortes et il n’en restait que quatre en tout. M. Lajimonière avait été assez heureux pour en acquérir une l’année même de l’arrivée des missionnaires.

Quand, au mois de novembre, M. Provencher laissa le fort pour habiter sa nouvelle maison, il allait souvent, après son catéchisme, faire une marche sur les bords de la rivière la Seine et il se rendait ordinairement chez Mme Lajimonière. Celle-ci réservait toujours un vase de bon lait pour le missionnaire et elle le lui offrait de bon cœur.

Durant les années 1819 et 1820, les vivres dans la colonie étaient d’une rareté extrême. Mme Lajimonière, qui savait combien était grand le dévouement de M. Provencher, envoyait, quand elle le pouvait, porter par ses enfants un petit sac de viande à la mission.

M. Provencher connaissait le dévouement de cette femme. Quand il n’avait plus rien à manger chez lui, ce qui arrivait très souvent, il disait à l’aînée des enfants de Mme Lajimonière, quand elle retournait chez elle après le catéchisme : « Écoute, mon enfant, tu diras à ta mère que je n’ai rien du tout à manger ce soir. » L’enfant se hâtait de faire la commission, et revenait aussitôt après, à travers le bois portant un petit paquet de viande sèche pour les missionnaires.

Les années 1819, 1820, 1821, 1822 et 1823 furent des années de disette et de misère pour la colonie. À l’arrivée des missionnaires, il n’y avait pas encore de pain dans le pays, même à la table du gouverneur de la Compagnie ; mais on espérait en manger bientôt. Les colons avaient ensemencé leurs champs, et les grains avaient la plus belle apparence. Mme Lajimonière, quoique déjà accoutumée à ne manger, depuis douze ans, que de la viande pilée, séchée au soleil, regardait avec complaisance un petit morceau de terre que son mari avait ensemencé auprès de sa maison. On a beau vivre longtemps sans manger de pain, le goût ne s’en perd pas ; puis cet aliment allait être pour elle un souvenir du pas natal, ce qui en augmentait encore la valeur. Malheureusement, un fléau dévastateur vint détruire en quelques heures toute l’espérance de la colonie. Le 3 août, il tomba une nuée de sauterelles, qui couvrirent la terre et dévorèrent toutes les moissons. Elles déposèrent des œufs ; et au printemps de 1819, ces œufs produisirent autant de petites sauterelles, grosses comme des puces, qui ruinèrent toute la végétation. Au mois de juillet, ayant atteint leur complet développement, elles s’élevèrent dans les airs comme un nuage et disparurent. Il n’y eut en cette année aucune récolte.

L’année suivante, 1820, chacun sema en toute confiance ; et les grains avaient la plus belle apparence, lorsque, le 26 juillet, il tomba des airs une aussi grande quantité de sauterelles qu’en 1818. Elles firent les mêmes dégâts et déposèrent des œufs dans la terre en sorte qu’au printemps de 1821 les petites sauterelles qui sortirent de terre, dévastèrent encore une fois les moissons. Le pays n’en fut délivré qu’au mois d’août. Pendant, quatre années ni grains ni légumes n’avaient pu être récoltés.

Au printemps de 1822, les colons semèrent le peu de grain qui leur restait ; ils comptaient sur une bonne récolte, mais des souris en nombre infini, vinrent ravager les petits champs et causèrent autant de dommage que les sauterelles.

Après ce fléau, il ne restait plus de grain pour ensemencer les terres ; il fallut en envoyer chercher à la Prairie du Chien, sur le Mississipi. Pour comble de malheur, il arriva trop tard pour être semé en 1823 ; de sorte que cette année encore il n’y eut aucune récolte.

Pendant tout ce temps, les colons étaient obligés de vivre des produits de la chasse et de la pêche. Une grande partie d’entre eux allaient passer l’hiver à Pembina, parce-qu’il était plus facile de s’y procurer de la viande qu’à Saint-Boniface. Cependant, malgré les privations qu’elle eut à supporter pendant ces années de disette, Mme Lajimonière ne voulut plus suivre son mari à la prairie. Elle demeura donc dans sa maison sur les bords de la rivière Rouge, à l’embouchure de la rivière La Seine. La joie qu’elle éprouvait de se voir auprès du missionnaire, de pouvoir recevoir les sacrements, entendre la sainte messe, et de procurer l’instruction religieuse à ses enfants, était pour elle une ample compensation à ses longues épreuves. Mme Lajimonière avait une grande foi ; elle le prouvait par son respect et son dévouement aux missionnaires, et aux religieuses qui vinrent plus tard dans la colonie.

Lorsqu’en 1844, les Sœurs de la Charité arrivèrent de Montréal à la rivière Rouge, Mme Lajimonière regardait comme le plus grand honneur la visite de ces bonnes religieuses ; et elle disait à son fils Benjamin, chez qui elle demeurait : « Mon enfant, n’épargne rien pour faire honneur à ces bonnes Sœurs, c’est une bénédiction pour nous que de les recevoir. »

Les récoltes, pendant les années 1824 et 1825, furent assez abondantes et relevèrent les espérances des colons ; mais la Providence réservait encore une épreuve à cette colonie avant de lui laisser prendre son développement. L’hiver de 1825 à 1826 fut un des plus rudes de tous ceux qui éprouvèrent le pays. La neige commença à tomber en abondance dès le 15 octobre, et le froid se maintint constamment à un degré très élevé. Au printemps, cette grande quantité de neige fondant tout à coup, produisit une inondation épouvantable. L’eau s’éleva à trente pieds au-dessus du niveau ordinaire. Deux ou trois lieues de pays disparurent de chaque côté de la rivière, sous ce nouveau déluge ; toutes les maisons des habitants furent emportées par la débâcle ou par la violence des eaux.

L’eau monta graduellement depuis la fin d’avril jusqu’au 20 de mai. Ce ne fut qu’au 10 juin qu’elle reprit son cours ordinaire.

Tous les colons allèrent chercher un refuge sur un coteau, à six milles environ à l’ouest de Winnipeg. M. Lajimonière et sa famille se trouvant sur le côté est de la rivière, se sauva sur une petite hauteur avec un peu de provisions. Là, comme dans une île au milieu de l’océan, sans secours d’aucun côté, ils attendaient la fin de l’inondation. Plus d’une fois, Mme Lajimonière crut que c’en était fait d’elle et de ses enfants et qu’ils allaient tous mourir de faim.

Le 20 mai, l’eau cessa de monter et deux ou trois jours après elle commença à baisser. Enfin, le 10 juin, la rivière rentrait dans son lit, mais il était trop tard pour penser à semer des grains. Il fallut donc renoncer, jusqu’à l’année suivante, à l’espoir d’une récolte.

Une partie des colons quitta le pays pour retourner, les uns au Canada, les autres aux États-Unis.

Mme Lajimonière eut la douleur de voir partir pour les États-Unis une de ses filles mariée à un Canadien du nom de Lamère.

Mme Lajimonière, au milieu de ses misères et de ses ennuis, avait toujours entretenu l’espoir de revoir un jour le Canada. Elle n’était pas partie pour la rivière Rouge dans le dessein d’y demeurer toujours. C’était d’ailleurs ce que son mari lui avait fait entendre quand elle avait consenti à le suivre en 1807.

Mais peu à peu elle s’était désillusionnée sur ce point. Son mari semblait bien décidé à continuer désormais son genre de vie de chasseur. Elle commençait donc à se résigner à son sort ; et tout son désir maintenant aurait été de garder ses enfants auprès d’elle.

C’est toujours un chagrin pour une mère de se séparer de ses enfants. Mais quand cette mère vit à six cents lieues de tous parents et amis et qu’elle n’a près d’elle que ses enfants pour la distraire de ses ennuis, on comprend que le sacrifice d’une séparation devient doublement cruel.

Ce fut une bien vive douleur pour le cœur de Mme Lajimonière de voir, après le fléau de 1826, sa fille aînée, Mme Lamère, partir pour les États-Unis. Elle fit auprès de son mari de nouvelles instances pour l’engager, en cette occasion, à retourner au Canada, à l’exemple des autres familles qui renonçaient à s’établir dans un pays si éprouvé, mais ce fut en vain. M. Lajimonière était décidé à ne jamais abandonner la rivière Rouge.[1]

Encouragé par les missionnaires qui, malgré tant d’épreuves, persistaient à demeurer en cet endroit et à recommencer les travaux détruits par l’inondation, M. Lajimonière rebâtit sa petite maison à l’embouchure de la rivière La Seine.

À mesure que ses autres enfants grandirent, ils se marièrent dans le pays, et s’établirent sur des terres aux environs de Saint-Boniface. Aucun des garçons n’hérita des goûts de leur père pour la vie de voyages et d’aventures.

Après les épreuves de 1826, Mme Lajimonière ne voulut plus quitter sa maison : elle s’appliqua à élever sa famille dont les membres furent tous d’honnêtes citoyens. Quant au père Lajimonière il garda toute sa vie ses habitudes de chasseur. Quand Mme Lajimonière fut devenue veuve, ce qui arriva vers 1850, elle abandonna sa maison sur la rivière Rouge pour aller demeurer avec son fils Benjamin, à deux milles environ de l’église de Saint-Boniface. C’est chez lui qu’elle a terminé ses jours à l’âge avancé de 96 ans, environnée de tous les secours de la religion.

Elle mourut sans jamais avoir entendu parler des parents qu’elle avait laissés au Canada.

Mais, nous n’en doutons pas, elle se dédommage maintenant, dans l’éternelle patrie, des souffrances et des longs ennuis dont sa vie presque séculaire fut si largement abreuvée dans cette vallée de larmes.

Les femmes canadiennes qui viennent aujourd’hui à Manitoba par des voies si faciles et qui ont l’avantage de trouver, à leur arrivée dans le pays, non pas un désert rempli de sauvages, mais des villages pleins d’activité, des campagnes cultivées avec soin et tout le confort des pays établis depuis longtemps, ces femmes seraient bien peu courageuses si elles ne pouvaient se résigner à souffrir quelques moments d’ennui et de légères incommodités.

Celles qui liront cette rapide esquisse de la vie de Mme Lajimonière seront sans doute touchées de tant d’audace dans le devoir, de tant de dévouement dans le sacrifice, et s’animeront, à l’exemple de cette femme forte, aux vertus qui font les épouses fidèles et les bonnes mères de famille : ce sera pour nous la plus douce récompense de notre modeste travail.

FIN.

Eusèbe Sénégal & Fils, Imprimeurs, Montréal.
  1. Mme Lamère, après avoir passé quarante-six ans aux États-Unis est revenue à Saint-Boniface, où elle a eu le bonheur de revoir sa vieille mère, alors âgée de 90 ans.