La nouvelle aurore/Deuxième partie/2

Traduction par Teodor de Wyzewa.
Perrin (p. 186-193).

CHAPITRE II

I

Ce fut trois semaines plus tard que les Bénédictins reprirent solennellement possession de l’abbaye de Westminster. Monsignor Masterman avait reçu la charge d’escorter les cardinaux à la cérémonie. En s’éveillant, ce jour-là, il eut une fois de plus l’impression de vivre dans un rêve d’une irréalité bizarre et troublante. Et lorsque, ensuite, en compagnie de l’archevêque et du nonce, tous les deux vêtus de rouge flamboyant, il parvint à la porte où attendaient les magnifiques carrosses de Cour placés à la disposition des deux cardinaux, il ne put s’empêcher d’éprouver comme un sentiment d’hostilité à la vue de l’énorme foule respectueuse qu’il aperçut rassemblée de tous côtés, attendant la bénédiction des deux hommes rouges.

Monsignor s’assit en face des cardinaux, dans le premier carrosse ; et, lentement, les six chevaux blancs se mirent en marche. Mais bientôt, en débouchant dans Victoria Street, le prélat eut une nouvelle surprise, plus forte encore que la précédente. Jamais il n’avait vu ni rêvé un spectacle pareil à celui qui s’offrait son regard. D’un bout à l’autre de la rue, tous les toits et toutes les fenêtres dégorgeaient un flot muet de visages, qui d’ailleurs éclatèrent en acclamations et en mouvements d’enthousiasme dès qu’ils aperçurent l’imposant cortège. Jamais jusqu’alors monsignor Masterman ne s’était rendu compte de l’effet prodigieux causé dans l’imagination populaire par cette restitution décisive de la vieille abbaye aux héritiers de ses fondateurs et habitants primitifs. Toujours jusque-là, malgré lui, il avait gardé vaguement la pensée que l’Église avait ses intérêts et que la nation avait les siens. Il n’avait pas compris que, désormais, les deux intérêts se trouvaient de nouveau identifiés, ou plutôt même qu’ils atteignaient maintenant à un degré d’identité supérieur à tout ce qui s’était vu précédemment. Car aux plus belles périodes du moyen âge des crises avaient surgi, pendant lesquelles le pouvoir séculier s’était dressé en face du pouvoir spirituel ; tandis qu’à présent César semblait avoir enfin appris que Dieu était sa sanction suprême. La nation et l’Église, peut-être pour la première fois dans l’histoire, s’étaient unies au point de ne former que le corps et l’âme d’une personne unique. Lorsque le carrosse s’arrêta devant la porte occidentale de l’abbaye, et que monsignor en sortit dans son costume d’apparat, il entendit, comme une basse fondamentale au murmure extasié des cloches, au-dessus de lui, une immense rumeur de bienvenue se dérouler sur toute l’étendue du square voisin. Pas un pouce de cet ample espace qui ne fût rempli d’une foule s’associant de toute son âme à la joie de l’acte solennel de restitution.

À l’intérieur de l’abbaye, les moines attendaient, le Père abbé à leur tête, en un large cercle d’une centaine de personnes. Les formalités traditionnelles s’accomplirent ; et le cortège du clergé séculier, conduit par les deux cardinaux, s’engagea dans l’énorme église, entre les tapisseries pendues aux piliers, pendant que s’élevait la triomphale mélodie de l’Ecce Sacerdos magnus.

Les tombeaux des grands hommes de l’Angleterre, qui jadis avaient encombré l’abbaye, avaient naturellement disparu, transportés désormais dans l’église Saint-Paul ; et, pour la première fois depuis trois siècles, l’on pouvait de nouveau apprécier le caractère profondément monastique de l’abbaye, telle que ses constructeurs l’avaient conçue. Au maître-autel se dressait de nouveau la grande croix entourée de Marie et de Jean ; et, de nouveau, les vénérables autels de la Sainte-Croix et de Saint-Benoît s’élevaient aux deux côtés des portes du chœur.

Et puis les cardinaux s’installèrent sur leurs troues, près du maître-autel, et à côté d’eux prit place l’homme qui avait perdu sa mémoire. Une fois de plus ce dernier, sous la stupeur du monde nouveau qui l’entourait, sentit affluer en lui un torrent de souvenirs confus et d’images à demi effacées. Par instants, même, il se surprenait à murmurer tout bas de vieux noms oubliés, à se redire des paroles anglaises toutes différentes des chants latins qu’il entendait se dérouler autour de lui. Il lui semblait très nettement que, dans une vie antérieure, il s’était tenu debout là, — oui, sans aucun doute, là-bas dans ce transept, — mais comme un étranger et un proscrit, observant une liturgie qu’il ne connaissait point, écoutant une musique douce à l’oreille, en vérité, mais si peu faite pour une maison de prière ! Peut-être était-ce dans un rêve qu’il avait vu l’autre spectacle ? Toujours ces histoires lues avec trop de passion, ces peintures qui s’étaient trop profondément gravées dans ses jeux !

Tout d’un coup, l’orgue éclata majestueusement ; et, sous l’immense voûte, un nouveau chant s’éleva, sonore comme un appel de trompettes. Le prélat se réveilla en sursaut de sa rechute dans l’étrange torrent d’images passées. Déjà les cardinaux s’étaient relevés, sur un geste du maître de cérémonies. Alors l’homme qui avait perdu sa mémoire se releva à son tour, quitta son siège, et redescendit à la suite des cardinaux jusqu’à l’entrée du chœur, pour saluer l’auguste personne du roi, qui venait d’arriver.

II

Ce soir là, une grande inquiétude s’empara de l’homme qui avait perdu sa mémoire.

Il s’était cru guéri après son retour du continent ; il s’était imaginé connaître désormais les principes de ce monde où il se sentait profondément étranger ; et, depuis son retour, ses occupations incessantes, comme aussi le bonheur avec lequel il s’en était acquitté, avaient achevé de le tranquilliser. Mais voici que, de nouveau, il se sentait égaré !

Cet égarement ne résultait, en vérité, que de la constatation d’un seul grand principe, mais qui, celui-là, suffisait à troubler entièrement sa conception nouvelle : et c’était, à savoir, l’emploi de la force au service de la religion chrétienne. Cette soumission des pouvoirs civils au pouvoir religieux, ces projets de mesures répressives contre les socialistes : quelle religion était-ce donc là, qui, prêchant la douceur et l’humilité, s’appuyait sur le faste et sur la violence ?…

Entre onze heures et minuit, monsignor sentit que le séjour de sa chambre lui devenait intolérable, sous le poids des pensées qui le torturaient. Il prit son chapeau et un manteau léger, dont il s’enveloppa de manière à cacher le collet rouge de sa soutane ; et puis, descendant doucement l’escalier, il sortit sans bruit dans l’avenue voisine. À tout prix, il avait besoin d’air et d’espace ; il commençait presque à détester cette maison ecclésiastique silencieuse et parfaitement ordonnée, où tous les rouages tournaient avec une aisance et une régularité insensibles.

Arrivé dans Victoria Street, il se dirigea vers le quai. Son esprit absorbé ne lui permettait guère de regarder autour de soi ; et, seules, ses facultés les plus superficielles observaient le calme inaccoutumé de la large voie toute baignée de lumière électrique, le passage hâtif de quelques figure » attardées, la station immobile des agents de police de Westminster, qui se tenaient debout çà et là dans leur uniforme bleu et argent, aux coins des rues, et ne manquaient pas de le saluer respectueusement. À coup sûr, songeait-il dans son amertume, on sentait une cité catholique, entraînée et disciplinée par sa religion : aucun bruit, aucun mouvement anormal, aucune manifestation extérieure du vice. Et le plus étonnant était que tout le monde semblait enchanté d’un tel état de choses. Il se souvint notamment d’avoir questionné un ou deux amis, dans les premiers temps de sa convalescence, au sujet du retour à l’ancienne tradition du couvre-feu, et en général de la rigueur déployée pour le maintien des bonnes mœurs ; les réponses qu’on lui avait faites lui avaient prouvé que toutes ces choses était considérées, dorénavant, comme absolument naturelles. Un prêtre lui avait dit que la civilisation, au sens moderne, serait inconcevable sans elles ; car n’étaient-elles pas nécessaires pour que le petit nombre pût gouverner la masse ?…

Enfin le promeneur descendit sur le quai, après avoir traversé le square du Parlement. Une haute poterne, avec un corps de garde à chacun de ses côtés, décorait l’entrée de l’immense pont jeté sur le fleuve ; et, à l’approche du prêtre, un officier sortit de l’un de ces corps de garde, salua, et parut attendre.

Monsignor contint avec peine son impatience, se rappelant une fois de plus ce qu’il tenait pour un odieux « espionnage », — cette surveillance des passants à partir d’une certaine heure de la nuit.

— Je désirerais respirer un peu l’air du fleuve, en me promenant sur le pont, dit-il sèchement.

— Fort bien, mon père ! répondit l’officier. L’instant suivant, monsignor poussait un soupir d’allégement. Le pont, tout à fait vide d’un bout à l’autre, autant du moins qu’il pouvait voir, s’étalait majestueusement jusqu’à l’autre rive, où, de nouveau, s’élevaient les constructions d’un corps de garde. La vue de ce second poste de police arrêta brusquement la marche du promeneur ; il s’accouda sur le parapet, et s’efforça de concentrer toute sa pensée dans ses yeux.

Au-dessous de lui coulait le vieux fleuve, tout propre et puissant et sur, entre les hautes berges. (Monsignor connaissait désormais le nouveau système de barrages Qui empêchait de ressentir les effets de la marée.) A une centaine de mètres plus loin, un autre pont faisait voir sa courbe légère, et derrière celui-là c’étaient d’autres ponts innombrables, que leur éclairage rendait pareils à des guirlandes d’étoiles. Tout cela était enveloppé d’un silence extraordinaire, — le silence d’une grande ville profondément endormie, — encore qu’il fut à peine minuit, et que la ville elle-même, des deux côtés du fleuve, étincelât de la splendeur de ses lampes électriques allumées jusqu’à l’aube.

Et, d’abord, le prêtre se sentit plus calme. Cette vision de repos et de paix, cet ordre merveilleux, ce progrès aboutissant à une régularité parfaite lui procurèrent, malgré lui, une impression de bien être. Mais peu à peu, à mesure qu’il regardait, son attention se détourna du spectacle de l’immense cité endormie, et de nouveau lui revinrent à l’esprit de grandes images contradictoires, l’une de la veille et l’autre du lendemain, l’image du roi d’Angleterre baisant dévotement l’anneau du Père abbé, et celle des milliers de socialistes arrachés par force à la demeure de leurs ancêtres.

Et de nouveau la lutte antérieure se poursuivit, dans l’âme du promeneur nocturne, résultant de ce qu’il découvrait en soi un christianisme contraire au prétendu monde chrétien au milieu duquel il vivait.

Longtemps il resta accoudé, perdu dans ses pensées, incapable de rien apercevoir du spectacle bienfaisant qui se déployait autour de lui. Enfin il se ressaisit, d’un violent effort, ramena sur ses oreilles le collet de son manteau, et revint précipitamment s’enfermer dans sa chambre.