La musique à la cour de Lorraine
Le Ménestrelno 36 (p. 4-5).

LA MUSIQUE À LA COUR DE LORRAINE


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LE BON ROI RENÉ

À la suite d’un séjour en Normandie, nous avons, l’an dernier, parlé de la musique dans cette belle province de l’ouest. Le château de Gaillon, qui fut pendant deux siècles un centre intellectuel des plus raffinés, nous fournissait le cadre de notre étude. Aujourd’hui c’est le palais Ducal de Nancy et le château de Lunéville qui nous inspirent. Là aussi, dans cette intéressante partie de l’est, il se produisit, dans le même temps, et avant, et après, d’importantes manifestations artistiques qui nous permettront de jeter un coup d’œil d’ensemble sur la musique à la cour de Lorraine, et, par extension, sur l’histoire de l’art populaire en cette contrée si curieusement partagée.

La Lorraine, voisine de deux grands États, prise entre eux, attirée par ses goûts vers la France, entraînée, par l’essence de ses origines, dans les destinées du Saint-Empire, et gouvernée le plus souvent par des princes étrangers, recevait, en matière d’art comme pour le reste, les reflets de toutes les cours, de tous les cercles, de tous les centres de droite et de gauche. Les Flandres y projetaient également le vif éclat de leur culture artistique ; et d’Italie, et d’Orient même lui venaient de fortifiants effluves qui réchauffaient son âme ouverte à toutes les brises du dehors.

À Rouen et à Gaillon, nous avons vu se développer la pompe et la magnificence des princes-archevêques, cardinaux et primats de Normandie. La musique religieuse avait surtout prise auprès de ces grands seigneurs de l’Église, malgré leur goût prédominant pour le faste et l’apparat. Si nous avons incidemment parlé des baladins et des ménestrels, des fêtes de l’Île heureuse et des ballets donnés en l’honneur d’Henri iii, nous nous sommes surtout étendu sur les solennelles cérémonies en l’église métropolitaine de Rouen ou dans la chapelle privée du manoir archiépiscopal. Notre récit était à tout moment tout de rouge ou de violet, avec beaucoup d’or, beaucoup d’encens, des rayons irisés diaprant les marbres, et, de toutes les chapelles, de tous les jubés, de toutes les galeries, tonnant les grandes orgues, les fanfares éclatantes et les chants d’allégresse, répercutés sous les courbes majestueuses des voûtes affinées. À Nancy, à Lunéville, rien de semblable ! La cour de Lorraine est une cour toute mondaine. Le velours, les plumes et les colliers d’or y remplacent l’aumusse, la mître et la croix pastorale. On n’y chante guère matines ou vêpres, et les instruments et les voix y célèbrent surtout le joyeux plaisir de vivre et le doux bonheur d’aimer. C’est une série non interrompue de fêtes brillantes, de repas succulents et de spectacles exquis. Chacun y participe, et les jours se passent dans un enchantement perpétuel.

Dès le quatorzième siècle, au sortir des guerres intestines pour la régence du Barrois, on voit le luxe des seigneurs lorrains le disputer à celui des gentilshommes de France et d’Allemagne. Les chroniques du temps nous les montrent passant leur existence au milieu des triomphes, des tournois et des danses. Ils entretiennent des maisons princières, leur suite est éblouissante de broderie et de joyaux, et toujours ils se font accompagner d’un corps de musiciens revêtus d’habillement de soie aux couleurs de leurs armes. Mais c’est surtout sous le dux René, malgré ses courtes apparitions dans ses duchés de Lorraine et de Bar, que ce luxe s’accrut et que la musique, pour laquelle il avait un goût tout particulier, prit à la cour et chez les grands une place qu’elle ne devait plus quitter.

Nul souverain ne fut plus artiste, dans toute l’acception du mot, que ce bon René d’Anjou, que les fluctuations d’une vie tourmentée conduirent de l’ouest à l’est, du nord au sud, d’Angers à Nancy, de Metz en Provence, et plus loin encore, en Italie, à Naples, en Sicile. L’homme est tout entier dans sa captivité chez les Bourguignons, au château de Bracon : pour se désennuyer, ne peignait-il pas à fresques sur les murs de sa prison des oublies d’or, comme emblème de l’isolement dans lequel il était plongé. Mais il faisait d’autres peintures aussi, des miniatures surtout, dont il enjolivait les manuscrits de ses œuvres, car il était poète ; et n’eût-on à citer que ses Amours du berger et de la bergère, qu’on le pourrait compter parmi les meilleurs de son temps. Enfin, il composait de la musique, et pas de la plus mauvaise, au dire de ses contemporains. Ses motets défrayèrent pendant longtemps le répertoire des églises provençales, et l’on croit, non sans raison, qu’il est l’auteur des airs de la fameuse procession d’Aix.

Le théâtre, si primitif qu’il fût à cette époque, attirait également son attention. Il travailla, dit-on, à plusieurs mystères ou pièces dramatiques, qu’il se plaisait à faire représenter avec la plus grande pompe. Le terrain était, du reste, on ne peut mieux préparé pour ce genre de spectacle, en Lorraine. Le drame liturgique y avait été fort goûté jusqu’à la fin du xiiie siècle, et les représentations de ces sortes de compositions, qui relevaient du théâtre sacré aussi bien que profane, se tenaient presque toujours devant le porche des églises, ou dans les églises même, ou dans les cimetières. En plusieurs endroits on y dansait, tout comme aux processions, suivant la mode du temps.

C’étaient là les jeux de piété, si répandus dans les contrées de l’est. Les plus étonnantes et les plus choquantes oppositions s’y produisaient. On y voyait Orphée et saint Jean-Baptiste fraternellement unis, Diane et Marie-Magdeleine chastement enlacées. Le jour de la Fête-Dieu, Cybèle et Saturne prenaient le pas sur les personnages des deux Testaments.

Il faut citer aussi les Spiels, dont les Alsaciens avaient la spécialité. Vers Noël, de nombreuses troupes descendaient des Vosges dans la plaine, pour y représenter d’une façon pittoresque, sinon variée, le mystère de la crèche, l’adoration des Rois-Mages et la fuite en Égypte. Là, pas de mise en scène pompeuse, pas de danses échevelées, pas d’emprunts au Parnasse ! Les vieux noëls alsaciens, si candides, si naïvement imagés, faisaient à peu près tous les frais de ces jeux primitifs.

Ces noëls, les Lorrains ne pouvaient se lasser de les entendre. D’autant qu’ils étaient assez pauvres en musique. Cependant il faut signaler les chansons de geste, fort à la mode au xiie siècle, et qui avaient pour objet le récit des haines féodales et des longues guerres de la maison de Lorraine contre les Fromont, comtes de Soissons, Lens et Bordeaux, au xie siècle. Elles exaltaient de vaillants guerriers : Hervis de Metz, Gilbert de Metz, Anseïs, Garin le Loherain… La plupart des chansons de geste avaient, paraît-il, pour auteur un ménestrel, errant sans doute, Jean de Flagy.

Sous le rapport des exécutants, la Lorraine paraît avoir été plus favorisée, et l’on cite même un chantre du nom de Philippe Magdon, originaire du duché de Bar, qui fut appelé, sur sa réputation, par René d’Anjou à sa cour de Saumur, où les plus grands artistes du temps se trouvaient réunis. Il est vrai que ce Magdon fut remercié, ses talents ne répondant pas à l’attente du Mécène couronné ; mais nous voyons aussi que, dans la suite, René fit venir des artistes lorrains en Provence, où il se plaisait à réunir les meilleurs virtuoses et les chanteurs les plus renommés de France et d’Italie, ce qui prouve que les musiciens de Bar et de Nancy n’étaient, quand même, pas si mauvais.

C’est aussi qu’ils s’étaient frottés à l’admirable cohorte musicale que René avait ramenée chez eux, lorsqu’il fut nommé duc de Lorraine. La musique du duc d’Anjou passait pour la meilleure de toutes celles qu’entretenaient les grands vassaux de la couronne, voire la couronne elle-même. Sa maîtrise se composait de douze chantres et d’un nombre approprié d’enfants de chœur, dont les voix étaient soutenues par une musique de chapelle très nombreuse. En outre, le duc entretenait une musique de chambre des plus complètes, sans préjudice des passants, venus, comme nous l’avons dit, de tous les coins de l’Europe.

L’histoire ne nous a pas légué les noms de ces virtuoses, chanteurs ou sonneurs (en ce temps-là le verbe sonner s’appliquait aussi bien aux instruments à cordes qu’aux instruments à vent). Mais, grâce aux recherches d’un érudit, M. Jacquot, facteur et luthier à Nancy, qui a publié un ouvrage du plus haut intérêt sur la musique en Lorraine, la composition de l’orchestre du duc René nous est connue. La bande de ses musiciens se composait de sonneurs sonnant la flûte, la musette, le chalumeau de cornemuse, le doux-de-mer ou doulcemer, qui n’était autre que la douçaine, appelée plus tard ténor de hautbois, la harpe, le luth, le choro, le manicordion, la timbale recouverte de cuir noir, le cor en verre émaillé, en corne ou en bois, et enfin la guiterne ou guitare. Nous ne parlons pas du tambourin, qui était de tous les morceaux tendres ou gais, profanes ou religieux. Les ménestrels en jouaient en chantant leurs rondels ou en soufflant dans une flûte à bec, comme l’usage s’en est conservé dans le Midi, et les dames elles-mêmes ne dédaignaient pas de se montrer de véritables virtuoses sur le tutu panpan. Le duc montrait d’ailleurs l’exemple sur ce point, car il comptait parmi ses plus beaux titres à l’admiration de ses contemporains les sons précipités et scandés qu’il tirait de sa casse longue. S’il n’était encore, à cette époque, que souverain in partibus de Naples et de Sicile, il était du moins le roi des tambourinaires, et cette royauté lui suffisait, en attendant mieux.

Quand il partit pour la Provence, d’où ses destinées devaient le ballotter tantôt en Italie, tantôt en Anjou, toute cette belle musique le suivit, pour s’accroître à chaque étape, et ce fut un véritable deuil public à Nancy et dans ses environs ; car les Lorrains avaient pris goût aux solennités musicales, et ils souffraient d’avoir à s’en passer. Plus de douçaine, plus de musette, et surtout plus de tambourin ! Heureusement il restait l’orgue, cet instrument immuable, dont la perfection primitive s’est, à travers les siècles, et sauf quelques modifications de détail, transmise aussi pure qu’au temps de Charlemagne.

Et, en vérité, il n’était pas à dédaigner, l’orgue de Charlemagne, qui, d’après le moine Saint-Gall, imitait à la fois le bruit du tonnerre, l’harmonie de la harpe et le son de la cymbale. Un peu plus tard, au xe siècle, d’après le moine Volstan, l’orgue de Winchester avait quatre cents tuyaux et vingt-six soufflets, que soixante-dix hommes robustes ne pouvaient mouvoir qu’avec peine. Et dans le même temps, un abbé de Rieval, Ealred, s’élevait contre le bruit assourdissant de cet instrument géant : « À quoi sert, s’écriait-il, ce terrible fracas de soufflets, semblable au bruit du tonnerre plutôt qu’à la douceur des voix ? »

Moult oïssiez orgues sonnez
Et clercs chantez et orguenez,

lisons-nous dans le Roman du Brut, de Robert Wace. Et, de même, pour les instruments plus doux que les orgues de salon de l’époque, nous découvrons ce passage dans le célèbre Roman de la Rose :

Orgues avoient bien maniables
À une main portable,
Où il mesure, souffle et touche
Et chante à haute et pleine bouche
Mottez à contre et à tenure.

On avait donc des orgues « bien maniables » en Lorraine, et comme l’ostracisme, dont celles « où clercs sonnaient et orguenaient » étaient frappées dans l’ouest, n’existait pas dans l’est, les dilettantes de Nancy, de Toul et d’Épinal pouvaient, à l’église, se régaler de leur plaisir favori.

Longtemps ils durent se contenter de ce délassement ; car le retour du duc René en temps de trouble, vers 1343, ne leur ramena point sa musique. Elle était restée à Châlons-sur-Marne pour faire honneur au roi Charles vii, que le duc s’empressa de rejoindre, aussitôt les mutins rentrés dans l’ordre. Enfin, pendant la régence de la duchesse Isabelle et le règne purement nominal de son fils Ferry, les instruments se turent de même, faute d’instrumentistes.

Le bon roi René avait, une fois pour toutes, fait faux bond à ses fidèles sujets lorrains. Il aimait, suivant la chronique, à se promener aux endroits les plus exposés au soleil. Aussi ne le revirent oncques les plaines froides et la montagne blanche de sa bonne Lorraine.

(À suivre).

Edmond Neukomm.