Texte établi par Librairie Paul Ollendorff,  (20p. 221-236).

LE RENDEZ-VOUS

Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce rendez-vous.

Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s’était habillée ainsi, pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de Martelet, son amant.

La pendule derrière son dos battait les secondes vivement ; un livre à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet de toilette demeurée entr’ouverte.

L’heure sonna — trois heures — et la mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, songeant : — « Il m’attend déjà. Il va s’énerver ». Alors, elle sortit, prévint le valet de chambre qu’elle serait rentrée dans une heure au plus tard — un mensonge — descendit l’escalier et s’aventura dans la rue, à pied.

On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades, l’asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser de sève comme un bois qui verdit.

Mme Hoggan fit quelques pas à droite avec l’intention de suivre, comme toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur de l’air, cette émotion de l’été qui nous entre dans la gorge en certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d’idée, elle prit la rue de la Chaussée-d’Antin, sans savoir pourquoi, obscurément attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité. Elle pensait : « Bah ! il m’attendra dix minutes de plus. » Cette idée, de nouveau la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la foule, elle croyait le voir s’impatienter, regarder l’heure, ouvrir la fenêtre, écouter à la porte, s’asseoir quelques instants, se relever, et n’osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés.

Elle allait doucement, distraite par tout ce qu’elle rencontrait, par les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si peu désireuse d’arriver qu’elle cherchait aux devantures des prétextes pour s’arrêter.

Au bout de la rue, devant l’église, la verdure du petit square l’attira si fortement qu’elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage à enfants, et fit deux fois le tour de l’étroit gazon, au milieu des nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle prit une chaise, s’assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune dans le clocher, elle regarda marcher l’aiguille.

Juste à ce moment la demie sonna, et son cœur tressaillit d’aise en entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée, plus un quart d’heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes encore de flânerie, — une heure ! une heure volée au rendez-vous ! Elle y resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une fois.

Dieu ! comme ça l’ennuyait d’aller là-bas ! Ainsi qu’un patient montant chez le dentiste, elle portait en son cœur le souvenir intolérable de tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans, et la pensée qu’un autre allait avoir lieu, tout à l’heure, la crispait d’angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux, douloureux comme une visite au dentiste, mais c’était si ennuyeux, si ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible, que tout, tout, même une opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très lentement, à tous petits pas, en s’arrêtant, en s’asseyant, en flânant partout, mais elle y allait. Oh ! elle aurait bien voulu manquer encore celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte, deux fois de suite le mois dernier, et elle n’osait point recommencer si tôt. Pourquoi y retournait-elle ? Ah ! pourquoi ? Parce qu’elle en avait pris l’habitude, et qu’elle n’avait aucune raison à donner à ce malheureux Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi ! Pourquoi avait-elle commencé ? Pourquoi ? Elle ne le savait plus ! L’avait-elle aimé ? C’était possible ! Pas bien fort, mais un peu, voilà si longtemps ! Il était bien, recherché, élégant, galant, et représentait strictement au premier coup d’œil, l’amant parfait d’une femme du monde. La cour avait duré trois mois, — temps normal, lutte honorable, résistance suffisante — puis elle avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peur horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant d’autres, dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son cœur ? Qu’éprouvait alors son petit cœur de femme séduite, vaincue, conquise, en passant pour la première fois la porte de cette maison de cauchemar ? Vrai, elle ne le savait plus ! Elle l’avait oublié ! On se souvient d’un fait, d’une date, d’une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans plus tard, d’une émotion qui s’est envolée très vite, parce qu’elle était très légère. Oh ! par exemple, elle n’avait pas oublié les autres, ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l’amour, aux stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l’heure.

Dieu ! ces fiacres qu’il fallait appeler pour aller là, ils ne ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses ordinaires ! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu’à la façon dont ils la regardaient, et ces yeux des cochers de Paris sont terribles ! Quand on songe qu’à tout moment, devant le tribunal, ils reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu’ils ont conduits une seule fois, en pleine nuit, d’une rue quelconque à une gare, et qu’ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu’il y a d’heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu’ils affirment : « Voilà bien l’homme que j’ai chargé rue des Martyrs, et déposé gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l’an dernier ! » n’y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu’on risque ce que risque une jeune femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu de ces cochers ! Depuis deux ans, elle en avait employé, pour ce voyage de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par semaine. C’étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle dans un moment critique.

Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l’autre voile, épais et noir comme un loup, et se l’appliquait sur les yeux. Cela cachait le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l’ombrelle ne pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà ? Oh ! dans cette rue de Miromesnil, quel supplice ! Elle croyait reconnaître tous les passants, tous les domestiques, tout le monde. À peine la voiture arrêtée, elle sautait et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout, — son adresse, — son nom, — la profession de son mari, — tout, — car ces concierges sont les plus subtils des policiers ! Depuis deux ans elle voulait l’acheter, lui donner, lui jeter un jour ou l’autre, un billet de cent francs en passant devant lui. Pas une fois elle n’avait osé faire ce petit mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé ! Elle avait peur. — De quoi ? — Elle ne savait pas ! — D’être rappelée, s’il ne comprenait point ? D’un scandale ! d’un rassemblement dans l’escalier ? d’une arrestation peut-être ? Pour arriver à la porte du vicomte, il n’y avait guère qu’un demi-étage à monter, et il lui paraissait haut comme la tour Saint-Jacques ! À peine engagée dans le vestibule, elle se sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derrière elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce concierge et la rue qui lui fermaient la retraite ; et si quelqu’un descendait juste à ce moment, elle n’osait pas sonner chez Martelet et passait devant la porte comme si elle allait ailleurs ! Elle montait, montait, montait ! Elle aurait monté quarante étages ! Puis, quand tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l’escalier, elle redescendait en courant avec l’angoisse dans l’âme de ne pas reconnaître l’entresol !

Il était là, attendant dans un costume galant en velours doublé de soie, très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n’avait rien changé à sa manière de l’accueillir, mais rien, pas un geste !

Dès qu’il avait refermé la porte, il lui disait : « Laissez-moi baiser vos mains, ma chère, chère amie ! » Puis il la suivait dans la chambre, où
volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans doute, il s’agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air d’adoration. Le premier jour ça avait été très gentil, très réussi, ce mouvement là ! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la cent vingtième fois le cinquième acte d’une pièce à succès. Il fallait changer ses effets.

Et puis après, oh ! mon Dieu ! après ! c’était le plus dur ! Non, il ne changeait pas ses effets, le pauvre garçon ! Quel bon garçon, mais banal !…

Dieu que c’était difficile de se déshabiller sans femme de chambre ! Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait odieux ! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d’une femme une pareille corvée ! Mais s’il était difficile de se déshabiller, se rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant à gifler le
monsieur qui disait, tournant autour d’elle d’un air gauche : — Voulez-vous que je vous aide ? — L’aider ! Ah oui ! à quoi ? De quoi était-il capable ? Il suffisait de lui voir une épingle entre les doigts pour le savoir.

C’est à ce moment-là peut-être qu’elle avait commencé à le prendre en grippe. Quand il disait : « Voulez-vous que je vous aide ? » elle l’aurait tué. Et puis était-il possible qu’une femme ne finît point par détester un homme qui, depuis deux ans, l’avait forcée plus de cent vingt fois à se rhabiller sans femme de chambre ?

Certes il n’y avait pas beaucoup d’hommes aussi maladroits que lui, aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n’était pas le petit baron de Grimbal qui aurait demandé de cet air niais : « Voulez-vous que je vous aide ? » Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà ! C’était un diplomate ; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la terre, celui-là !…

L’horloge de l’église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le cadran, se mit à rire en murmurant « Oh ! doit-il être agité ! » puis elle partit d’une marche plus vive, et sortit du square.

Elle n’avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à nez avec un monsieur qui la salua profondément.

— Tiens, vous, baron ? — dit-elle, surprise. Elle venait justement de penser à lui.

— Oui, Madame.

Et il s’informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il reprit :

— Vous savez que vous êtes la seule — vous permettez que je dise de mes amies, n’est-ce pas ? — qui ne soit point encore venue visiter mes collections japonaises.

— Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon ?

— Comment ! comment ! en voilà une erreur quand il s’agit de visiter une collection rare !

— En tout cas, elle ne peut y aller seule.

— Et pourquoi pas ? mais j’en ai reçu des multitudes de femmes seules, rien que pour ma galerie ! J’en reçois tous les jours. Voulez-vous que je vous les nomme ? — non — je ne le ferai point. Il faut être discret même pour ce qui n’est pas coupable. En principe, il n’est inconvenant d’entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que lorsqu’on y va pour une cause inavouable !

— Au fond, c’est assez juste ce que vous dites-là.

— Alors vous venez voir ma collection ?

— Quand ?

— Mais tout de suite.

— Impossible, je suis pressée.

— Allons donc ! Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square.

— Vous m’espionniez ?

— Je vous regardais.

— Vrai, je suis pressée.

— Je suis sûr que non. Avouez que vous n’êtes pas très pressée.

Madame Haggan se mit à rire, et avoua :

— Non… non… pas… très…

Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria : « Cocher ! » et la voiture s’arrêta. Puis. ouvrant la portière :

— Montez, Madame.

— Mais, baron, non, c’est impossible, je ne peux pas aujourd’hui.

— Madame, ce que vous faites est imprudent, montez ! On commence à nous regarder, vous allez former un attroupement ; on va croire que je vous enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie !

Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s’assit auprès d’elle en disant au cocher : « rue de Provence. »

Mais soudain elle s’écria :

— Oh ! mon Dieu, j’oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me conduire, d’abord, au premier bureau télégraphique ?

Le fiacre s’arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au baron :

— Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes ? J’ai promis à mon mari d’inviter Martelet à dîner pour demain, et j’ai oublié complètement.

Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au crayon :

« Mon cher ami, je suis très souffrante ; j’ai une névralgie atroce qui me tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que je me fasse pardonner.

« Jeanne. »

Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l’adresse : « Vicomte de Martelet, 240, rue Miromesnil, » puis, rendant la carte au baron :

— Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la boîte aux télégrammes.