Edouard Garand (73 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 42-44).

CHAPITRE XIII

LES AVENTURES DE PRUDHOMME


M. de la Salle, dit l’armurier, en commençant son récit, le jour que je vous quittai pour m’enfoncer sous bois pour chasser un peu, vous vous le rappelez, il faisait beau. J’aspirais avec délices le bon air du printemps. Je serrais nerveusement le mousquet que je portais ; à tout moment j’éprouvais l’envie d’épauler mon arme et d’envoyer quelques balles à de beaux gros oiseaux, au plumage brillant, qui s’envolaient effarouchés à mon approche, mais je me réservais pour un gibier plus important. Soudain, je débouche dans une clairière et j’aperçois une bande de magnifiques dindons. Je m’avance avec précaution, et comme je m’apprêtais à leur envoyer le contenu de mon mousquet… prrrout !… ils s’envolent et vont s’abattre sur les branches inférieures d’un arbre, à cent pas plus loin, au bout de l’éclaircie.

Retenant mon dépit, car j’espérais me reprendre, je me faufile sous la feuillée à la lisière du bois, et j’arrive en position, mais voilà que ces prudents volatiles sentent le danger et s’enfuient dans un battement d’ailes qui me semble moqueur. J’observe la direction de leur vol et je me glisse à travers les arbres pour les retrouver. J’eus beau tourner, marcher, aller à droite, à gauche, de-ci, de-là, je fis si bien que je m’égarai.

Dans mon humeur maussade, mon dépit outré d’avoir manqué de circonspection peut-être, et de m’être aventuré si loin sous bois sans faire attention, je fus forcé d’établir une comparaison entre les dindons et moi où ceux-ci avaient l’avantage.

Le soleil baissait pour son coucher et il importait que je profite de sa lumière pour opérer ma rentrée au camp, mais la nouvelle végétation luxuriante, ce fouillis de jeunes arbustes, de buissons, de hautes herbes, de troncs d’arbres gigantesques festonnés de lierre et de lianes de toutes sortes, créaient un état de lieux si troublant, que seul, un habitué eût pu s’y reconnaître et en sortir.

Je me mis à crier, puis je songeai que je pouvais, au lieu de secours, m’attirer des ennemis indiens. Je déchargeai quelques coups de mousquet, pour vous indiquer ma position, mais personne ne vint en réponse à ces signaux de détresse.

Enfin, par prudence, je grimpai dans un arbre pour être hors d’atteinte des quadrupèdes carnassiers qui habitent cette contrée. J’eus soin de m’attacher à la branche sur laquelle je reposais, car le cas survenant que le sommeil m’eût saisi, j’aurais pu choir.

Je passai la nuit comme cela.

Le lendemain je descendis de mon gîte et j’errai à l’aventure, tout en essayant de me retrouver. De mon poste entre ciel et terre j’avais voulu examiner le pays, mais je ne pouvais grimper assez haut pour cela ; à mesure que je m’élevais, les branches plus fines et plus flexibles ployaient sous moi, je dus m’arrêter et descendre.

En l’après-midi de ce jour, sur un arbre renversé qui me servit de pont, je traversai un endroit marécageux, et j’eus à déplorer le malheur irréparable, en ce passage, de perdre ma poire à balles qui se détacha et disparut dans la bourbe.

Mon estomac criait famine. Pour l’apaiser, je mis en joue les oiseaux qui, les premiers, arrivèrent à portée de mon arme à feu, et je sacrifiai ainsi mes dernières balles. Qu’importe ! je mangeai ces bipèdes de la gente ailée, après les avoir rôtis sur un gobelet d’étain ; je profitai du feu pour le fondre et j’en façonnai des balles.

Ce soir-là, j’occupai un lit semblable à celui de la veille. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Au moment où j’allais fermer l’œil, où mes paupières s’alourdissaient, des rugissements de fauves me réveillaient tout à fait, et je passai la nuit dans des transes continuelles, croyant d’une minute à l’autre avoir à subir un assaut des êtres dangereux dont la voix rauque et formidable m’avait troublé. Malgré ma fatigue, je saluai avec ivresse le retour du matin. Les bêtes sauvages rentraient alors dans leur repaire. Cette nouvelle journée fut très dure pour moi. Je marchai beaucoup sans prendre une bouchée.

Pour ajouter à mes infortunes au soleil couchant, j’eus à me défendre de l’attaque d’un gros sanglier. J’aurais été mis en pièce infailliblement, si je n’eusse eu un arbre facile à escalader. Je me félicitais intérieurement d’avoir échappé à ses défenses dangereuses, mais jugez de ma terreur et de mes angoisses quand je vis l’énorme bête s’asseoir et me regarder de ses vilains yeux en même temps qu’elle grognait sourdement. Je voulus allumer une mèche pour tirer du mousquet sur l’animal, mais je ne trouvai plus mon briquet. Dans ma précipitation à grimper sur l’arbre, je l’avais sans doute perdu. Comme je n’avais pas à redouter l’ascension du porc sauvage, je crus préférable d'arranger mon gîte pour la nuit. Je liai et j’entrelaçai les branches autour de moi et je m’improvisai un hamac plus confortable pour reposer, que ma position des nuits précédentes.

Puis, m’étant encore assuré contre l’éventualité d’une chute, en m’attachant, fatigué comme je l’étais, je m’endormis bientôt.

Le lendemain, en m’éveillant, j’aperçus encore mon sanglier faisant le guet. J’étais pris !

— Ah ! si j’avais du feu, me disais-je, comme je lui ferais vite son compte !

Et puis, je pensais :

— Est-ce qu’il ne se lassera pas d’attendre, l’animal ?

Il semblait bien déterminé à attendre mon retour sur la terre ferme. Dans sa cervelle de sanglier ceci ne formait qu’une question de temps.

Je devais donc aviser à quelques moyens de me débarrasser de cet obstacle vivant, mais lequel ?… En me penchant pour examiner le terrain autour de moi, ma coiffure — un bonnet de peau de castor — tomba. Le sanglier se précipita dessus, le déchira à pleines dents et le piétina. En suivant du regard la méchanceté très manifeste de la bête hirsute, je reconnus avec bonheur, dans l’herbe au-dessous de moi, mon briquet. Mais comment le ravoir ? Descendre le quérir, c’était consentir à une lutte, un combat risqué avec le sanglier ? Je préférais un autre moyen !

J’enlevai ma chemise, et la découpant en longues lanières, j’en tressai une corde, laquelle déroulée, touchait au sol. Je fis un nœud coulant à l’un des bouts pour pêcher mon briquet.

Afin d’attirer l’attention de mon assiégeant ailleurs que sur mon filet, je lui jetai ma tunique. Il se disposa, irrité, à lui infliger le même sort qu’à mon couvre-chef. Et moi, durant ce temps-là, je pêchais au briquet. Après trois ou quatre essais infructueux, je parvins à l’attraper ; je tirai sur la corde, sans précipitation, sans secousse, et j’eus la joie d’enlever mon briquet.

Alors, en moins de temps que cela ne prend de le dire j’avais fabriqué une mèche d’un morceau de toile et je l’allumai, et mettant en joue, blessais mortellement du premier coup mon ennemi, que j’achevai à coup de pierres et de bâton aussitôt descendu de l’arbre.

Je fis du feu, immédiatement, et je mangeai une tranche grillée du farouche animal. J’en accommodai plusieurs morceaux que j’emportai avec moi, en reprenant ma marche errante.

Je m’en allai ainsi les deux jours suivants.

Le sixième jour de mon absence dans les bois, je découvris des pistes fraîches de Sauvages. Sans réfléchir où cela me conduirait ou si cela m’éloignerait davantage de vous, je résolus de les suivre. Je n’avais plus qu’un petit morceau de viande, et j’aimais autant risquer ma vie entre les mains de ces inconnus que de périr de faim, de froid ou du fait des bêtes sauvages dans les bois.

Je marchai tout le jour. Le soir, j'arrivai à un endroit sur le bord d’une grande rivière — je crois que c’est celle où nous naviguons maintenant — quelqu’un s’y était arrêté depuis peu. Je trouve auprès du foyer éteint, une cabane faite de branchages. J’y entre : elle est déserte. Alors, je m’y installai et j’y passai la nuit sur une couche de rameaux et de mousse. Un profond sommeil réparateur raffermit mes forces ébranlées.

Je repartis avec plus de courage le lendemain et je marchai bravement tout le jour, n’ayant pour me sustenter en ces vingt-quatre heures que quelques racines de plantes, cueillies le long de ma route. Au déclin du soleil, j’eus la bonne fortune de trouver une autre hutte façonnée de branches comme celle de la veille. J’y pris place pour la nuit. J’examinai la place et tout me porta à croire que je serais avec ceux qui me devançaient, le lendemain.

Plein de confiance que j’allais sortir de mon embarras, je cherchai du repos, et je dormis d’un trait jusqu’au matin.

Mon déjeuner fut frugal : un peu d’eau et un cran de plus à ma ceinture, et… en route !

Vous comprenez, qu’épuisé comme je l’étais, j’eus à me reposer souvent.

Vers le midi, je remarquai que les traces devant moi devenaient plus fraîches. J’usai donc d’une plus grande précaution à mesure que j'avançais, mais je ne rencontrai rien de suspect.

Le soir, je débouchai en vue d'un campement qui semblait occupé, mais après un coup d’œil, ne voyant personne s’y mouvoir, je me dis que peut-être on avait évacué l’endroit pour reprendre une autre étape, et que la Providence me favorisait comme les deux jours précédents.

Je me glissai d’arbre en arbre et j’arrivai au campement. La cendre du foyer était encore toute chaude. J’entrai dans la plus petite des cabanes, — il y en avait deux, — et je constatai à mon extrême surprise qu’elle ne devait être que temporairement abandonnée. Il y avait dans un coin sur un lit de feuillage, des peaux moelleuses étendues. Un fusil était appuyé contre la paroi opposée et quelques habits étaient jetés pêle-mêle dans l’un des coins de la hutte. Tout indiquait que les maîtres ne pouvaient être loin et que leur retour pouvait avoir lieu dans un moment à l’autre.

Comme je me faisais cette réflexion, j’entendis des voix humaines, qui se rapprochaient.

Fuir ?

Un coup d’œil risqué au dehors me montre qu’il est trop tard car je serais découvert.

Me cacher ?

Pourquoi ?

Ai-je affaire à des ennemis ? Je ne sais, mais un mouvement instinctif me pousse à m’ensevelir sous les vêtements entassés en la partie obscure de la cabane.

Les voix se rapprochent.

On entre. Au langage, je reconnais que les deux hommes sont des Français. Je me crus sauvé ! J’allais me lever et réclamer secours lorsque quelques paroles me retinrent dans ma cachette.

L’on parlait de vous, messieurs, en termes malveillants.

— De nous ? s’exclamèrent ensemble De la Salle et Tonty.

— Oui !

— Et que disait-on ?

Lorsqu’ils franchissaient le seuil, ils disaient : — Ainsi, tu les as bien vus ?

— Oui !

— Ils étaient là tous les deux ?

— Tonty rentrait d’une partie de chasse, je crois. Ses habits et ceux de ses compagnons portaient les traces d’un voyage dans la savane.

— Aussi nombreux, sinon plus que nous.

— Penses-tu aller les attaquer cette nuit ?

— Ils se gardent trop bien.

— Que proposes-tu ?

— Attendre !… attendre patiemment !… Épier leurs gestes, et, lorsque quelques-uns se détacheront du groupe principal, nous en emparer. De la sorte nous les affaiblirons, et un coup de main aura plus de chance de réussite.

— Et quand nous tiendrons captifs les deux chefs français ?

— Nous deviendrons sauvages, et comme les Sauvages nous les torturerons !

— À même d’y passer une semaine, foi de Jolicœur !

— Comment ! c’est Jolicœur ! s’écria De la Salle. Jolicœur que vous aviez assommé à Paris, chevalier, d’un coup de votre main-de-fer, vous en souvient-il ?

— Certes ! nous l’avions laissé sur le pavé comme mort.

— Et il vit !… ah ! le coquin ! reprit De la Salle.

— Et moi, donc ! fit l’autre. Je voudrais que les tortures ne finissent jamais, aussi vrai que mon nom est Luigi Aniello. J’ai un bon compte à régler avec ce Tonty.

— Hein ! fit Tonty, surpris à son tour. En quoi ai-je pu m’attirer la haine de cet homme-là ? Son nom m’annonce un compatriote, mais je suis certainement sans reproche à son égard.

Dans les exhalaisons de sa haine, j’ai pu saisir qu’il en voulait à votre père… que votre père avait empoisonné le père de Luigi… et qu’il était aussi la cause de la mort de sa mère, tuée par le chagrin et la misère qu’elle avait endurée.

— Mais, fit Tonty, cet homme se trompe étrangement, mon père n’a jamais fait de mal à qui que ce soit. C’était un banquier Napolitain.

Après une rébellion de pêcheurs, où leur chef fut tué, mon frère passa en France et ne retourna jamais plus en Italie.

— Nous serons sur nos gardes, davantage, fit De la Salle.

Et sur le grand fleuve, les canots voguaient toujours, rapidement menés par les vigoureux nageurs.