Éditions Édouard Garand (65p. 33-38).

X

FRONTENAC VEILLAIT…


Quelques jours s’étaient écoulés, sans que rien de nouveau vint troubler l’existence de nos personnages. Tout de même, cette accalmie ne laissait pas de faire naître dans l’esprit de certains personnages de cette histoire le présage de calamités dont il était difficile de prévoir les conséquences.

Il convient de dire en premier lieu que dans la classe dirigeante et, plus particulièrement, entre les deux partis qui se disputaient la domination absolue sur le pays — le parti de Frontenac et celui de Monsieur de Laval, — les cordes demeuraient toujours tendues. Les esprits s’étaient de plus en plus aigris, et les hostilités, quoique sourdes, se poursuivaient. Et un incident de peu d’importance dès l’abord avait ravivé le feu. Le Comte de Frontenac avait voulu réunir les membres du Conseil Souverain pour l’étude de certaines ordonnances qu’il désirait émettre. Monsieur de Laval et l’intendant, ainsi que deux autres membres de leur parti, n’avaient pas daigné répondre à l’invitation, de sorte que le Conseil, faute d’un quorum, n’avait pu siéger. Frontenac s’était senti blessé davantage, et, usant de son pouvoir, il avait émis les ordonnances.

Si Monsieur de Laval et l’intendant n’avaient pas paru à ce Conseil, c’est pour la raison qu’ils savaient tous deux que l’affaire des ordonnances n’étaient qu’un prétexte, et que devant ce Conseil Frontenac avait eu l’intention de faire passer le sieur Perrot en jugement. Or, l’évêque et l’intendant défendaient la cause de Perrot, et ils s’objectaient à la mise en jugement du gouverneur de Ville-Marie pour la simple raison que ni Frontenac ni le Conseil Souverain n’avait le pouvoir de juger dans cette cause, et seuls le roi et ses ministres avaient ce pouvoir. Ils soutenaient donc, avant d’entreprendre des procédures contre le gouverneur de Ville-Marie, qu’il fallait attendre les instructions de Louis XIV.

Comme on le conçoit, le Comte de Frontenac s’irritait de jour en jour contre ses ennemis à qui il voulait coûte que coûte imposer son autorité. Aussi, quelques jours après l’abstention volontaire de l’évêque et de l’intendant, le Comte ne fut-il pas d’humeur à recevoir les représentations de l’abbé de Fénelon venu à Québec pour plaider la mise en liberté du gouverneur Perrot. Une lettre du supérieur des Messieurs de Ville-Marie étant parvenue au gouverneur-général quelques jours auparavant. Quoique polie et respectueuse, la lettre exigeait la mise en liberté immédiate du sieur Perrot. La lettre ajoutait :

« Sauf l’outrage fait à un représentant du roi, c’est encore faire injure au roi lui-même et faire affront aux Messieurs de Saint-Sulpice qui ont appuyé la nomination du sieur François Perrot au gouvernement de Ville-Marie. »

Frontenac n’avait pas répondu à cette lettre, en ayant jugé certains termes discourtois et autoritaires.

Aussi, se montra-t-il intraitable avec l’abbé de Fénelon qu’il renvoya à Ville-Marie.

Étant donné cet état de choses, il n’y avait plus rien à faire du côté des gens de Monsieur de Laval que d’attendre au printemps suivant les ordres du roi, lequel, on l’espérait, ferait rentrer le gouverneur-général dans les limites bien définies de sa charge.

Voilà où en étaient les deux partis en guerre aux premiers jours de décembre.

Quant aux autres personnages, ceux-là qui appartenaient à la classe du peuple, ils se tenaient comme les premiers sur le qui-vive.

Flandrin Pinchot conservait toujours son poste au Château Saint-Louis, près du Comte de Frontenac. Seulement, il pouvait trois fois par semaine aller coucher en son logis de la basse-ville, un garde prenant sa place. Car plus que jamais Frontenac faisait garder sa porte, attendu qu’il avait eu vent de nouvelles menaces contre sa personne.

Donc Flandrin avait obtenu un peu de liberté et il pouvait aller vivre quelques heures au milieu des siens ; aussi était-il tout confiant en l’avenir et tout heureux. Mais sa femme, sans être malheureuse, ne vivait pas absolument à son aise. Elle redoutait sans cesse les entreprises de Sévérine pour reprendre son enfant, et elle ne pourrait être tranquille aussi longtemps que la mère de Louison vivrait en guettant, peut-être, l’opportunité de rentrer en la possession de son bien.

Louison guéri de sa blessure, poursuivait ses études aux Jésuites. Les derniers événements avaient mûri encore son caractère. Il n’avait pu se défaire du souvenir de sa mère, d’autant moins que, ayant appris qu’elle avait été très malade, il en avait ressenti un grand chagrin. Un jour, accompagné du mendiant Brimbalon, il était venu faire visite à sa mère. La vue de son enfant avait suffi pour tirer la jeune et malheureuse femme de ses défaillances et de ses languissements. Louison l’avait appelée « maman » et lui avait dit que, tous les jours, il priait pour sa santé et son bonheur.

Sévérine, avec un sourire moins affligé, lui avait recommandé :

— Prie surtout, Louison, prie Dieu qu’il me ramène mon enfant, car sans lui il ne saurait y avoir sur cette terre de bonheur pour moi !

Ces paroles avaient frappé l’adolescent au cœur.

Cette mère était malheureuse parce que son enfant qu’elle aimait par-dessus tout lui manquait !…

Louison médita. Et, dès lors, tous les jours en revenant du collège, il arrêtait à la petite maison de la rue du Palais et passait quelques instants avec Sévérine. Elle le recevait avec un plaisir inouï et lui prodiguait les marques les plus vives de sa tendresse ; mais, chose curieuse néanmoins, elle ne cherchait pas à le retenir, elle ne faisait aucune tentative pour le ramener à elle. Au reste, Louison lui avait dit une fois avec cette douce simplicité de l’enfant :

— Je vous aimerai bien, maman, pourvu que vous me laissiez aimer aussi l’autre maman.

Et Sévérine ne s’était pas opposée à cette juste exigence ; au contraire, elle l’avait encouragé dans son amour et sa gratitude à l’égard de ses parents adoptifs. Aussi, sans le savoir, elle s’était sensiblement rapprochée de son enfant par ce procédé, elle avait même commencé de se l’attacher.

En effet, peu à peu, il prenait goût à se rendre auprès de sa mère et à passer près d’elle de longs et doux instants. Il se sentait si heureux de se savoir tant aimé. Si la Chouette avait quelque sortie à faire, si, par exemple, elle se rendait au Château pour voir son mari, Louison profitait de ces circonstances pour aller voir sa mère. Naturellement, il n’en soufflait mot à la Chouette, par crainte que celle-ci n’en éprouvât quelque jalousie qui l’eût rendue malheureuse. Et Sévérine, avec l’espoir qui renaissait, avait repris le goût de vivre.

Telle était, en résumé, la situation de nos amis en ces premiers jours de décembre.

Restait le mystérieux mari de Sévérine, le père de Louison, le valet de chambre du sieur Perrot.

Le Chêneau n’avait pas eu l’occasion de mettre en œuvre ses projets de vengeance et de mort contre sa femme, mais son esprit ne demeurait pas inerte et sa vigilance inactive. Et comme on s’en doute, il ne négligeait pas non plus de travailler à la libération du prisonnier de Frontenac, et là encore, il attendait une occasion favorable ou un heureux hasard.

Il voulut profiter de la circonstance créée par la venue à Québec de l’abbé de Fénelon.

Cette visite avait fait naître dans la capitale et parmi les habitants du Château un intérêt énorme, de sorte que tous les esprits, et l’on pourrait ajouter tous les yeux, s’étaient concentré sur l’abbé et le Comte. On se demandait avec la plus intense curiosité comment allait tourner l’événement. Le Comte allait-il plier et l’abbé remporter le trophée de la victoire ? Ou l’abbé échouerait-il piètrement dans sa mission ? C’est ce résultat problématique qu’on attendait de l’entrevue.

L’abbé était arrivé dans la capitale le jour précédent en magnifique équipage ; traîneau de luxe et chevaux de prix. Deux jeunes abbés l’accompagnaient en qualité de secrétaires, et deux laquais en belle livrée écarlate et dorée suivaient l’équipage. Dès son arrivée, l’abbé s’était rendu auprès de Monsieur de Laval avec qui il avait eu une longue conférence. Puis, il avait dépêché auprès du Comte de Frontenac l’un de ses secrétaires pour demander une entrevue. Frontenac fit rapporter à l’abbé que le lendemain, à onze heures précises, il lui accorderait l’entrevue désirée.

Le jour suivant, en effet, l’abbé de Fénelon était venu à l’heure fixée en compagnie de ses deux secrétaires, lesquels devaient noter les faits, gestes et propos de l’entrevue. Contre sa coutume, Frontenac avait reçu les visiteurs dans son cabinet de travail et non en la salle des audiences. Et Flandrin Pinchot, qui montait la garde, les avait introduits.

Perrot et son valet de chambre connaissaient l’événement, et, le matin de ce jour-là, le valet avait dit à son maître :

— Excellence, l’heure de votre libération a sonné. À midi, au plus tard, vous serez en liberté.

Perrot avait sursauté de surprise ; et, n’ayant pas saisi la pensée de son serviteur, il avait demandé d’une voix tremblante d’émotion mal contenue :

— Tu crois donc, mon ami, que Monsieur de Fénelon obtiendra ma mise en liberté ?

— Telle n’est pas ma pensée, Excellence. Au contraire, je crois et je suis certain que Monsieur de Fénelon va échouer dans sa mission.

Et, de suite, il expliqua le plan qu’il avait combiné la veille. Il allait apporter à son maître un froc d’abbé qui lui permettrait de se faire passer pour l’un des secrétaires de Monsieur de Fénelon, de sorte que les factionnaires, gardes, huissiers et portiers n’oseraient empêcher sa sortie du château. Quant à lui, il se vêtirait des habits du gouverneur et se donnerait un masque capable de ressembler aussi bien au visage du gouverneur de Ville-Marie. Il demeurerait le prisonnier de Monsieur de Frontenac jusqu’à ce que le roi eût donné l’ordre de sa mise en liberté.

— Vous voyez, Excellence, que tout est fort simple, acheva Le Chêneau ; il n’y faut mettre qu’un peu de sang-froid et d’audace.

Perrot était au comble de l’admiration.

— Mais, fit-il avec doute, ce factionnaire à ma porte pourrait bien éventer la mèche.

— Rassurez-vous, Excellence, je me charge de ce factionnaire.

Et il se retira après que Perrot eut consenti à jouer le rôle d’un abbé.

Le Chêneau avait tout préparé le jour précédent. Sous l’habit d’un huissier il était sorti du Château et avait pu se procurer les vêtements nécessaires.

S’étant rendu à sa chambre, il revenait peu après à l’appartement du gouverneur de Ville-Marie portant un paquet sous son bras. Le paquet contenait soutane, rabat, manteau et chapeau ecclésiastiques, cache-oreilles et souliers plats. Le Chêneau avait ajouté un habit d’huissier, pour parer à tout hasard malheureux, et deux poignards, l’un pour le sieur Perrot et l’autre pour lui-même.

— Il faut tout prévoir autant que possible, Excellence, fit-il remarquer. Si, à toute aventure, un fâcheux vous barrait le chemin, cette arme vous servirait à vous livrer passage.

— Et cet habit d’huissier ? interrogea Perrot avec curiosité.

— C’est une simple précaution, Excellence. Il peut me servir, on ne sait jamais.

Tout ayant été convenu, Le Chêneau se retira dans son appartement.

Si le factionnaire placé à la porte de Perrot demeurait indifférent aux allées et venues du valet de chambre, Flandrin, qui gardait la porte de Frontenac, ne l’était pas. Il trouva d’abord que le valet de chambre, ce matin-là, visitait son maître un peu plus souvent que d’habitude. Ensuite, ce paquet que le valet avait emporté à l’appartement du prisonnier avait suscité la curiosité de Flandrin et mis en éveil sa méfiance.

— Sang-de-bœuf ! se dit Flandrin, qu’est-ce que le sieur Perrot et son valet peuvent bien manigancer ce matin ? Je flaire quelque chose d’étrange, d’autant mieux que Monsieur le Comte m’a parlé d’un certain plan d’évasion que combinerait le sieur Perrot. Je pense qu’il serait à propos de faire part à Monsieur le Comte des choses extraordinaires que je flaire.

Il se mit à réfléchir. L’heure de l’entrevue accordée par le Comte à l’abbé de Fénelon approchait.

— Voyons ! se dit encore Flandrin, ce ne sera pas facile de déranger Monsieur le Comte une fois qu’il sera en entretien avec Monsieur de Fénelon. Ne vaudrait-il pas mieux lui parler de suite ?

Il le pensa, et c’est pourquoi il pénétra dans le cabinet du Comte. Il demeura là quelques instants. Puis il sortit pour reprendre son poste. Il était quelques minutes moins onze heures. L’abbé de Fénelon allait paraître. En effet, quelques minutes plus tard, un huissier précédait l’abbé et ses deux secrétaires et les conduisait aux appartements de Frontenac. Flandrin ouvrit la porte, s’effaça respectueusement, laissa entrer les trois abbés et referma.

L’huissier s’était déjà retiré.

Alors Flandrin se dit :

— Monsieur le Comte m’a donné l’ordre de me rendre, après la venue de Monsieur de Fénelon, à la porte cochère et d’empêcher la sortie de tout huissier qui ne sera pas muni d’un laisser-passer de Son Excellence. Je vais donc aller prendre mon nouveau poste.

Mais avant de se rendre à ce poste, il pénétra dans sa chambre à coucher à quelques pas plus loin. Là, il se revêtit d’un ample manteau fourré, car le froid piquait vivement ce jour-là, prit un pistolet et un poignard, s’assura que sa rapière était en bon état et sortit.

Dans le corridor, il ne resta que le factionnaire chargé de veiller à la porte du prisonnier.

En bas, dans le vestibule, la valetaille s’était réunie par groupes et discutait à voix basse et confidentielle l’événement du jour.

Flandrin traversa le vestibule et alla se poster de l’autre côté du mur qui fermait la cour du Château.

Une quinzaine de minutes s’était écoulée depuis l’arrivée de l’abbé de Fénelon, que le valet de chambre de Perrot se présenta à la porte de ce dernier pour entrer. Il remarqua de suite l’absence de Flandrin.

— Tiens ! se dit-il, où diable peut bien être allé l’imbécile de Flandrin ?

Puis il dit au factionnaire :

— Son Excellence de Ville-Marie m’attend pour me remettre une lettre qu’elle désire faire tenir de suite à Monsieur le Comte. Mais je vois que Flandrin est absent. Voulez-vous vous charger de cette missive ? Il y aura pour vous une généreuse gratification.

Le garde acquiesça.

Le Chêneau entra chez le prisonnier et referma la porte. Le garde ne tourna pas la clef, attendant la missive. Quelques minutes se passèrent, puis le valet ouvrit la porte tendant la lettre destinée à Frontenac.

Le garde dit qu’il allait la faire parvenir de suite au Comte. Cette fois, après que la porte eut été refermée, il tourna la clef qu’il mit dans sa poche. Par cette lettre, qui n’était qu’un prétexte pour éloigner le garde, Perrot demandait au Comte la faveur d’un court entretien avec l’abbé de Fénelon, une fois la conférence terminée.

Le Chêneau demeura derrière la porte, l’œil collé au trou de la serrure. Il vit le garde frapper à la porte de Frontenac, puis un secrétaire du Comte ouvrir et introduire le factionnaire dans le cabinet.

Alors, il se redressa et dit :

— Excellence, le chemin est libre. Mais il n’y a pas de temps à perdre.

Perrot était prêt. Dans sa défroque d’abbé et avec la perruque noire que Le Chêneau avait ajoutée aux vêtements apportés, il était assez difficile de le reconnaître.

Le Chêneau prit une clef dans sa poche et ouvrit doucement la porte. Perrot sortit dans le corridor. Avant de s’éloigner, il dit :

— Adieu, mon ami. Quand tu seras libre, mon notaire à Ville-Marie te remettra la somme de cent mille livres.

— Allez, Excellence, et que Dieu vous protège. D’un pas rapide, Perrot se dirigea vers l’escalier conduisant au rez-de-chaussée.

Pendant ce temps, Le Chêneau courait à la chambre de son maître. Là, en quelques minutes, il se faisait la tête de Perrot puis revêtait ses habits. Après s’être regardé dans un miroir, il sourit et dit :

— Tout à l’heure, quand le sieur Perrot sera hors d’atteinte, je me ferai une meilleure ressemblance.

Puis il courut à la fenêtre donnant sur la cour du château pour surveiller le départ du prisonnier.

Si le Chêneau guettait ce qui se passait dans la cour du Château, déserte d’ailleurs, le Comte de Frontenac, tout en s’entretenant avec l’abbé de Fénelon, ne manquait pas de jeter de temps à autre un coup d’œil par la fenêtre près de laquelle il se trouvait assis.

Or, il semblait que Perrot n’aurait aucune difficulté à s’échapper du Château. Lorsqu’il atteignit le vestibule, les serviteurs, en voyant paraître cet abbé, pensèrent que c’était l’un des deux secrétaires de Monsieur de Fénelon que celui-ci avait chargé d’une mission quelconque. Perrot put donc arriver sans encombre à la porte de sortie qu’un portier lui ouvrit avec empressement et en se courbant avec le plus grand respect. Dehors, la cour du château était complètement déserte. Les deux factionnaires chargés de surveiller la porte cochère se chauffaient béatement dans leur guérite. Perrot était sauvé. Il traversa la cour rapidement. Mais quand il voulut franchir la porte cochère, un homme se présenta devant lui, rapière au poing, barrant la route.

C’était Flandrin Pinchot.

Comme on le sait, Flandrin s’était dissimulé de l’autre côté du mur, et s’il n’avait pu être aperçu des gens du château, de son côté il n’avait pu voir qui venait. Seul le crissement de la neige durcie sous les pas avait attiré son attention. Mais Flandrin avait ordre d’arrêter les huissiers et non les abbés.

Aussi, en voyant qu’il avait affaire à un abbé, il fit un geste de surprise, s’effaça vivement et bredouilla une excuse quelconque.

— Merci, mon ami, dit Perrot. Comme vous voyez, je suis l’un des secrétaires de Monsieur de Fénelon qui m’envoie en mission auprès de Monsieur de Laval.

Mais cette voix !…

Flandrin écarquilla des yeux énormes !

Et la voix avait tremblé, elle avait eu un accent incertain, et Flandrin croyait en reconnaître le son ! Pourtant, aucun des secrétaires de l’abbé de Fénelon ne lui avait parlé, et seule l’imagination de Flandrin lui faisait reconnaître une voix qu’il n’avait jamais entendue.

Mais voici que l’abbé franchissait la porte cochère… Flandrin ne pouvait voir ses traits nettement sous les larges bords du chapeau romain enfoncé sur le front et avec les oreillères qui protégeaient les oreilles contre le vent et le froid.

Et voici encore que l’abbé s’engageait sur la place du Château en accélérant le pas.

Flandrin n’y put tenir. Il bondit au-devant de l’abbé, lui barra le passage de sa haute taille et de sa rapière et demanda, soupçonneux :

— Monsieur le Comte vous a-t-il remis un mot de laisser-passer ?

— Non, mon ami, répondit Perrot avec trouble.

— En ce cas, il vous faut un laisser-passer… Et Flandrin, suivant l’impulsion de sa pensée, leva tout à coup sa rapière et, de la pointe, fit sauter le chapeau romain.

Deux exclamations se confondirent : l’une de triomphe, l’autre de colère.

Perrot venait de saisir son poignard… Mais que pouvait ce jouet contre la longue et lourde rapière de Flandrin ?

— Ah ! ah ! Excellence, on s’attendait de vous voir aller à votre mission chez Monseigneur de Québec en habit d’huissier, mais voici que vous préférez, par convenance je n’en doute point, un habit ecclésiastique ! Sang-de-bœuf ! Excellence, j’en suis fâché, mais il faut aller prestement rendre cette défroque d’abbé à l’un des secrétaires de Monsieur de Fénelon que vous avez dû dépouiller par traîtrise. Et puis, Excellence, en supposant que vous ayez décidé de changer d’air, vous ne pouvez le faire sans manquer aux règles de la politesse, c’est-à-dire sans faire vos adieux à Monsieur le Comte. Il faut donc revenir sur vos pas !…

Perrot était perdu, et il le comprit. La résistance était vaine.

— Hop ! marche… commanda Flandrin. Et il poussa Perrot vers le Château.

De son cabinet, le Comte de Frontenac avait d’abord vu la silhouette de l’abbé traverser la cour, et il avait été fort intrigué. Tout en écoutant l’abbé de Fénelon qui lui parlait et exposait les raisons qui militaient en faveur de l’élargissement du gouverneur de Ville-Marie, le Comte tenait ses yeux attentifs sur la cour du Château. Puis il vit la scène que nous venons de rapporter. Et lorsque Flandrin fit revenir Perrot sur ses pas, le Comte se leva précipitamment et, s’excusant, dit à l’abbé de Fénelon :

— Messire, voulez-vous m’accompagner au rez-de-chaussée ainsi que vos deux secrétaires, je vous présenterai un personnage qu’il vous fera plaisir de connaître. Venez, messieurs, acheva le Comte avec un sourire énigmatique.

Quoique surpris, l’abbé et ses deux secrétaires suivirent Frontenac.

Dans l’appartement qui servait de prison à Perrot, Le Chêneau avait aussi été témoin de la scène entre Flandrin et le gouverneur de Ville-Marie.

— Nous sommes flambés ! gronda-t-il avec un juron formidable. Et je perds, moi, cent mille livres… Oui, mais je ne veux pas perdre ma liberté et encore moins ma tête…

Il courut à la chambre à coucher de Perrot, revêtit son costume de huissier et se dirigea vers la porte du corridor.

À cet instant, Frontenac et les trois abbés descendaient l’escalier du rez-de-chaussée. Le corridor était désert. Par le trou de la serrure, Le Chêneau aperçut le factionnaire tournant le dos à la porte. Il introduisit sa clef et la tourna sans bruit. Il prit son poignard, ouvrit brusquement la porte et se rua sur le factionnaire qu’il frappa par deux fois à la nuque. Le garde ne fit entendre qu’un faible gémissement et s’écroula sur le plancher. Le Chêneau, avec un sang-froid inouï, essuya son arme ensanglantée sur l’uniforme du factionnaire qui gigotait dans une mare de sang, l’enfouit sous son gilet et se dirigea d’un pas délibéré vers l’escalier. Quand il atteignit le rez-de-chaussée, Flandrin apparaissait avec son prisonnier. Tout le monde tournait le dos à l’escalier, et la valetaille ébahie ne voyait que Flandrin, le prisonnier et le Comte de Frontenac. Tranquillement, Le Chêneau alla se mêler aux serviteurs et attendit… il attendit simplement que le calme se fut rétabli, que le Comte, les abbés, Flandrin et son prisonnier fussent remontés à l’étage supérieur, pour ensuite prendre le large.

Lorsque Flandrin eut poussé Perrot devant le Comte, celui-ci appela :

— Gardes !…

Perrot fut entouré par six gardes.

Alors Frontenac se tourna vers l’abbé de Fénelon et dit sur un ton narquois :

— Ai-je besoin, Messire, de vous présenter l’abbé François Perrot, ancien gouverneur de Ville-Marie ?…

Fénelon et ses deux secrétaires demeuraient interloqués. La valetaille avait envie d’éclater de rire. Perrot, quoiqu’il eût essayé de se donner une certaine contenance, demeurait piteux. Et au-dessus de tout ce monde, Flandrin dressait sa taille triomphante.

— Ainsi que vous le comprenez, Messire, reprit Frontenac avec son air hautain et dominateur cette fois, il est inutile de poursuivre notre conférence.

Puis, faisant un geste aux gardes :

— Reconduisez le prisonnier à son appartement ! commanda-t-il.

Les gardes entraînèrent Perrot.

Frontenac exécuta une courte révérence devant l’abbé de Fénelon, lui tourna le dos et reprit le chemin de son cabinet suivi par Flandrin Pinchot, souriant.

L’abbé de Fénelon, mortifié et furieux, engagea un court entretien à voix basse avec ses deux secrétaires. Puis, faisant un geste de colère, il dit assez haut pour être entendu de la valetaille :

— Oh ! le Comte de Frontenac n’a pas eu encore le dernier mot… je reviendrai !

Et il s’en alla, suivi de ses deux secrétaires. Le Chêneau profita de l’excitation qui régnait pour traverser les groupes de serviteurs, se faufiler jusqu’à la porte et, là, emboîter tranquillement le pas derrière les trois abbés.

Mais il restait encore ce garde poignardé par Le Chêneau au premier étage.

À cette vue, Frontenac devint si furieux qu’il cria à Perrot, que les gardes poussaient dans son appartement :

— Ah ! monsieur, je ne sais ce qui me retient de vous faire jeter dans un cachot comme un lâche meurtrier et de vous faire ensuite juger comme tel !

Perrot fut saisi d’indignation :

— Sachez, Comte de Frontenac, que le gouverneur de Ville-Marie n’est pas un assassin, il défend sa vie et sa liberté, mais ne tue point par plaisir ou amusement comme on voit un Comte de Frontenac envoyer à l’échafaud des innocents comme un Caligula ou un Néron !

— Assez ! monsieur… tonna la voix de Frontenac…

La porte de Perrot fut refermée.

— Et, à l’avenir, reprit le Comte, deux gardes à cette porte.

Frontenac, ensuite, examina le factionnaire qui gisait dans une large mare de sang, il était mort. Deux gardes allèrent chercher une civière, et le cadavre fut emporté, tandis que deux marmitons munis de linges et seaux d’eau lavaient le plancher ensanglanté.

Frontenac était rentré dans son cabinet, lorsque Flandrin parut.

— Excellence, dit-il, le valet de chambre du sieur Perrot a disparu.

Le Comte prit son front à deux mains.

— Oh ! dit-il, j’avais oublié cet homme.

— Je ne serais pas étonné, Excellence, reprit Flandrin, que ce pauvre bougre de garde eût été tué par le valet de chambre.

— C’est probable.

Et le Comte pensa à Sévérine qui allait demeurer sous la menace de ce monstre insaisissable.

Mais, de suite, il donna des ordres pour que le Château fut fouillé des caves aux combles et manda le lieutenant de police pour lui ordonner de faire des recherches par la ville.

— Il ne peut être bien loin encore, se dit le Comte, et le diable doit être sur le point de se lasser de sa bienveillance à l’égard de cette canaille. Ah ! que je ne lui remette pas la main au collet…

Peu après, sa colère s’était apaisée, et content de se dire que Perrot demeurait encore bel et bien entre ses mains, le Comte se remit tranquillement au travail.

Flandrin Pinchot gardait sa porte en marmottant des « sang-de-bœuf » de satisfaction.