Éditions Édouard Garand (p. 23-25).

II

OÙ L’OISEAU S’ENVOLE


Oui, Alban Ruel venait de se sentir piqué par l’éternel et sournois aiguillon de l’amour.

Soudainement l’image de LA PETITE MODISTE s’était effacée de son esprit ! Soudainement aussi l’image qu’il avait devant lui l’hypnotisait !

L’amour qui lui sautait au cœur pour cette enfant charmante l’enivrait à ce point que, s’il n’avait pas été assis sur cette méridienne moelleuse, il eut été terrassé par l’ivresse.

La jeune fille allait par l’atelier, arrangeant ceci, déplaçant cela. Tantôt c’était un mannequin qu’elle avançait ou reculait. Tantôt c’était une robe d’un tissu extrêmement fin et de toute richesse dont elle arrangeait les plis. Alban la regardait aller, légère fugitive comme une ombre. Son petit soulier de satin noir ne faisait nul bruit sur le tapis de linoléum. Le reporter l’admirait, à la fin, avec un sourire extatique à ses lèvres.

Aussi, eût-il voulu plus de lumière dans cet atelier trop sombre ! C’était presque une demi-obscurité et il ne pouvait voir dans toute sa radieuse beauté l’enfant qui, parfois, en passant devant lui, le frôlait de sa petite robe soyeuse. Et chaque fois elle laissait derrière elle un parfum si exquis que l’enivrement du journaliste devenait une soûlade.

Sur la méridienne il chancelait.

Une fois la jeune fille en repassant avait heurté le pied d’Alban, elle lui demanda pardon avec un tel sourire que, par crainte de tomber ou de s’écrouler sur la méridienne, le jeune homme s’appuya du coude sur une pile de coussins.

La jeune fille ne parut pas remarquer l’émotion violente de son visiteur. Elle continuait d’aller çà et là retouchant dix fois la même chose.

Mais cela devenait très gênant à la fin pour le reporter. Vingt fois il avait voulu engager une conversation quelconque, et vingt fois il n’avait su trouver une parole. Chaque chose qui montait à ses lèvres lui semblait une sottise.

Mais il avait l’audace et le cœur, comme il se l’était avoué ; il fit donc un suprême effort, une fois, et il parvint à poser cette question :

— Mademoiselle Buchet est-elle une bonne patronne pour vous ?

— C’est la meilleure ! répondit la jeune fille.

La glace était brisée.

Alban reprit en se raffermissant sur la méridienne :

— Vous l’aimez ?

— Elle est si gentille !

La jeune fille venait de s’arrêter près d’une table sur laquelle s’étalaient des cahiers de modes ouverts ou fermés. Elle demeurait de profil, ses mains derrière le dos s’appuyant au bord de la table. Souriante et rougissante, elle restait les yeux fixés au plancher, tandis que son petit pied droit dessinait des figures imaginaires sur le linoléum. Ainsi, ravissante au suprême, elle paraissait attendre que son hôte lui fit une autre question.

Alban aurait voulu la voir assise à ses côtés, mais il ne savait comment s’y prendre pour l’amener à lui. Si la jeune fille eût été à sa place, cela lui eût été facile, sans faire montre de forfanterie, de solliciter une place.

Pourtant, le journaliste était entreprenant ; mais la gène très marquée de la jolie enfant lui communiquait un trouble qu’il ne pouvait aisément vaincre en dépit de toutes les audaces qu’il se sentait au cœur.

Pour se donner une nouvelle contenance il se leva, s’approcha d’un mannequin revêtu d’une belle robe de soirée, faite d’un tissu qu’il pensa être du crêpe de Chine. Il se mit à examiner cette robe tout en la tripotant du bout des doigts.

— C’est une magnifique robe ! prononça-t-il.

— Vous trouvez ?

— Décidément, mademoiselle Buchet est une artiste !

— Cette robe n’est pas l’œuvre de mademoiselle Buchet.

— Non ?… Je vous demande pardon ! N’importe ! c’est une artiste qui a fabriqué cette robe !

— C’est moi, monsieur !

Alban se mit à rire.

— Je le savais, répliqua-t-il.

— Vous le saviez ? fit la jeune fille avec surprise.

— Je savais que seuls vos jolis doigts pouvaient créer cette merveille !

— Monsieur, vous me…

— Je savais… oui, mais… je n’osais tout d’un coup, comme ça, à vous qui m’êtes inconnue, adresser mes compliments. Vous comprenez ?

La jeune fille ne fit que sourire.

Près de la table contre laquelle elle s’appuyait se trouvait une machine à coudre. Sans paraître laisser voir ses intentions, le jeune homme alla s’y asseoir. Il se trouva ainsi à une longueur de bras de la belle enfant.

Il attira à lui un cahier de modes et se mit à le feuilleter.

La jeune fille le considéra avec curiosité.

Le jeune homme parut s’attarder à une page qui semblait captiver son attention. À cette page s’étalaient les dessins de robes de bal.

La couturière rompit le silence.

— Je constate que vous avez du goût, monsieur, par ce que vous avez dit de cette robe. Elle désignait la robe que le jeune homme avait trouvée artistique. Pouvez-vous me dire, maintenant, quelle est la plus belle de ces robes que vous voyez là ?

— La plus belle ?… Mais c’est une affaire de goût.

— Il y a goût et goût !

— J’en conviens ; mais je ne suis pas un connaisseur.

— N’importe ! À votre idée ?

— Cela dépend beaucoup de la femme qui porte telle ou telle robe.

— Certes. Seulement je vous demande votre avis quant au dessin proprement dit.

— Là encore pour décider avec justesse il faut être connaisseur.

— Pour vous aider dans votre choix, figurez-vous telle personne de votre connaissance, revêtez-le de l’une de ces robes, par l’imagination bien entendu, examinez l’ensemble et vous arriverez à juger de la plus belle robe de cette page.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûre.

Le journaliste regarda attentivement la jeune fille sourit et répliqua :

— Si, de mes connaissances, je vous prenais pour modèle ?

— Si vous voulez

— En ce cas, voici la robe la plus belle !

— C’est vrai !

— Je parie qu’elle vous tente !

— C’est encore vrai ; mais je n’ai nullement les moyens de me payer un tel luxe. Voyez toutes ces perles qui la garnissent et cette fine et riche passementerie… Sans compter la façon, cette robe coûterait au moins quatre cents dollars.

— Eh bien ! je vous en fais cadeau !

— À moi ?… La jeune fille se mit à rire avec un air très incrédule.

— Je suis très sérieux. J’achèterai le matériel à la condition que vous fournirez la façon.

— C’est entendu.

— Et dès demain.

— Si tôt ?

— Je vais vite en affaires, c’est ma nature. Ensuite je suis reporter.

— Ah !… mais vous êtes dangereux !

— Dangereux !… Pourquoi ?

— Si vous alliez me mettre dans le journal ?

— Ah bah ! ça vous déplairait tant que ça ?

— Ça dépend de ce que vous direz de moi.

— Les meilleures choses, n’en doutez pas.

— Merci.

— Mais je reviens à notre marché : il n’est pas fini

— Non ?

— Je donne la robe, mais vous…

— Moi ?

— Vous me donnez bien quelque chose en retour ?

— Je n’ai rien.

— Au contraire, vous avez tout !

— Quoi donc ?

— Votre personne !

— Mais…

Alban s’était très penché vers la jeune fille, et elle, toujours souriante et toujours rougissante, s’était un peu reculée.

— Vous avez l’air de me fuir ? dit Alban un peu dépité.

— Non pas.

— Car je vous aime…

— Déjà ?

— Et je veux un baiser de vos lèvres divines !

— Vous allez vite en affaires monsieur.

— Je vous l’ai dit.

La jeune fille ne souriait plus. Et comme Alban s’était penché encore et qu’il avait quitté son siège la couturière s’était retranchée derrière la table.

— Vous avez donc peur de moi ? demanda le jeune homme en riant.

— Vous êtes dangereux !

— N’êtes-vous pas amoureuse ?

— Nous ne nous connaissons pas

— Un baiser suffit pour faire la sauce !

Le journaliste étendit tout à coup les bras par-dessus la table et parvint à saisir la jeune fille à la taille. Il ne pouvait plus contrôler ses sens.

La jeune fille poussa un cri déchirant.

Au même instant un projectile mystérieux traversa l’espace en sifflant, frôla la tête du journaliste et heurta la petite lampe du guéridon. La lampe vola en éclats et l’obscurité se fit.

Alban lâcha prise. Il entendit une course rapide, une porte s’ouvrir et se refermer puis le plus grand silence demeura autour de lui.

Alors le sentiment de la peur le saisit. Tantôt il se croyait seul avec la belle jeune fille, et tout à coup une main invisible lançait quelque chose à sa tête, et, par miracle ou par maladresse de l’inconnu c’était la veilleuse qui recevait le choc.

Il demeura frémissant tant sous la peur qui le gagnait que sous l’ardeur de l’amour qui le brûlait encore.

Il était là, près de la table, debout, prêtant l’oreille comprimant les battements de son cœur n’osant bouger et redoutant sans cesse de recevoir un nouveau projectile à la tête.

Pendant dix minutes il demeura ainsi. Puis, comme le même silence lugubre continuait de régner et que la peur ne cessait de pénétrer plus avant dans ses moelles, il décida de s’en aller. Mais ce n’était pas de dire : « Je m’en vais… bonsoir ! » Il fallait bien trouver une porte pour sortir.

Alban fouilla ses poches avec l’espoir trouver une allumette ; il n’en avait pas. Qu’importe ! il se souvenait que la porte par laquelle il était entré se trouvait en face de lui, et il n’avait que la largeur de la pièce à traverser. S’il pouvait marcher seulement en droite ligne, il arriverait sûrement à cette porte. Aussitôt il marcha sur la pointe des pieds pour ne pas attirer l’attention. Au cinquième pas il heurta un mannequin. Le bruit singulier que ce heurt produisit le fit tressaillir fortement. Le choc avait semblé produire comme un remuement d’os secs qui s’entre-choquent. Il continua d’avancer, les mains en avant dans le noir d’encre. Ses mains touchèrent une chose velue. Il faillit pousser un cri de terreur. Il s’arrêta, recula… et du fait il dévia et perdit son chemin. Un moment il demeura immobile, tendant l’oreille. Nul bruit ! Qu’était-ce donc que cette chose velue qu’il avait touchée ? Il se mit à réfléchir et à passer en revue mentalement les objets si divers qui étaient tombés sous son regard dans l’atelier. Alors il se rappela avoir vu sur le dossier d’un fauteuil une pelisse de femme, ou mieux une mante fourrée d’hermine.

— Allons ! se dit-il pour se donner du courage. est-ce que la peur va me faire faire des bêtises ! La peur ?… je ne connais pas ça !

Hardiment — du moins il se pensait hardi — il marcha encore dans la noirceur. Mais ses mains étendues dans l’obscurité tremblaient étrangement, ses jambes flageolaient, elles amollissaient très vite, trop vite… et il ne parvenait pas à trouver la porte qu’il cherchait.

Il s’arrêta encore une fois en percevant un bruit très insolite. Il écouta. Il crut entendre une musique lointaine douce et mélancolique. Oui, c’était bien une musique quelconque qui jouait cet air triste ! Oui c’était triste à l’excès ! Mais pas le son inconnu il ne pouvait trouver un nom à l’instrument, de même qu’il ne pouvait se rappeler l’air joué. Mais cela ressemblait à une romance qui ne lui était pas inconnue… et pourtant !… Il écouta encore, curieux, très curieux, car la musique semblait se rapprocher. Cela avait un peu le son d’une harpe ! Et maintenant ce qu’il avait pris pour l’air d’une romance lui paraissait une valse… une valse excessivement langoureuse ! Il écoutait toujours. Bientôt, la musique mystérieuse lui sembla tout près de lui.

Déjà la peur le reprenait.

— Oh ! murmura-t-il, dans quel antre mystérieux suis-je venu me prendre ?…