Bibliothèque à cinq cents (p. 21-25).

CHAPITRE VI
UNE TRAME SAVAMMENT OURDIE

En sortant de la rue Saint-Constant, Ben se dirigea immédiatement vers la demeure de Lafortune, qu’il ne trouva pas chez lui, à son grand désappointement. Quelques voisins questionnés, répondirent qu’on n’avait pas vu le policier depuis le matin. Un individu était venu le chercher à la première heure, et, depuis ce moment, il n’avait pas reparu.

— Pourvu, pensa Ben, qu’il ne soit pas enfermé, comme moi ! J’aurais cependant eu bien besoin de lui parler. Enfin, agissons seul ; et commençons d’abord par surveiller les abords de cette maison, où se trouve un homme à la main marquée, qui a assez peur d’être reconnu, pour emprisonner les gens qui ont l’air de le suivre. J’ai un compte à régler avec lui et quelque chose me dit que je trouverai là une partie de ce que je cherche.

Notre jeune héros alla donc s’installer, près de la maison, dans un terrain vague. Placé derrière les palissades qui entouraient ce terrain, il pouvait, à son aise, surveiller tous les environs de la maison. Il alluma une pipe puis attendit. La fin de la journée se passa sans qu’il eût rien remarqué de suspect. Mais il était à peu près six heures du soir, quand un bruit de porte excita son attention ; il vit alors un homme sortir dans la rue, et au bout de quelques secondes, il reconnut aisément dans ce promeneur nocturne, celui qui l’avait enfermé, la veille, l’homme à la main marquée.

— Ah ! mon gaillard ! à nous deux ! cette fois j’ai une revanche à prendre ! puis Ben se mit en devoir de le suivre de façon à ne pas être remarqué.

Il avait d’ailleurs changé son costume et s’était rendu méconnaissable. Cet excès de prudence ne fut pas inutile. Avant de poursuivre sa route, l’homme commença par s’assurer que personne ne le suivait : puis il continua son chemin. Il marcha jusqu’à Hochelaga et se dirigea vers la traverse de Longueuil. Ben en fit autant ; et à deux ou trois minutes d’intervalle, tous deux montèrent successivement sur le bateau. Notre jeune policier s’arrangea de façon à ne pas perdre de vue l’individu qui l’intéressait à un si haut point. Celui-ci fit, une ou doux fois, le tour du bateau, puis enfin se décida à s’asseoir près du bord, Ben se mit à quelque distance de lui. Lorsque le bateau eut parcouru à peu près la moitié de son trajet, notre homme fouilla dans sa poche, en retira un petit paquet ressemblant assez exactement à un lingot de plomb, et le laissa tomber à l’eau en murmurant ces paroles : « celui-là ne remontera pas. »

Ben avait vu le mouvement et entendu l’exclamation.

Le petit objet fit un bruit léger en tombant dans l’eau, puis tout rentra dans le silence.

— Qu’est-ce que ce peut être que cet objet ? se dit Ben ; décidément cet homme à des allures étranges. Attendons !

Arrivés sur l’autre rive, le débarquement s’effectua. L’individu, soit qu’il se fut aperçu de l’attention avec laquelle Ben le considérait, soit qu’il fut naturellement méfiant, et pour cause, regarda soigneusement autour de lui, afin de s’assurer qu’il n’était pas suivi ; puis il se dirigea du côté de la ville.

Après avoir marché pendant un quart d’heure environ, il s’arrêta, puis entra dans un café voisin.

Grande lut la perplexité de Ben.

— Si j’entre, se dit-il, il se doutera que je le suis ; mais d’un autre côté, si, par hasard, le bar avait deux issues ?

Il fit alors soigneusement le tour de la maison, puis avisant quelqu’un qui s’apprêtait à entrer :

— Pardon, monsieur, lui dit-il, mais y a-t-il une autre porte à cette maison ?

— Du tout, mon ami, celle-ci est la seule, répondit l’individu. Mais pourquoi cette question ?

— Ah ! fit Ben, c’est bien simple. Je connais peu l’endroit ; et un de mes amis m’ayant donné rendez-vous ici et se trouvant en retard, je craignais de m’être trompé.

« Me voilà fixé, » pensa Ben, puis il attendit.

Au bout de vingt minutes, environ, le personnage à la main marquée sortit, puis se remit en marche. Cinq minutes s’étaient à peine écoulées, qu’il arrivait devant une petite maison de modeste apparence. Il sonna, un homme entrouvrit la porte on disait ; « Est-ce vous, Simon ? entrez ! » puis tout rentra dans le silence.

Ben se mit à faire le tour de la maison. Il reconnut qu’une seule fenêtre était éclairée.

— C’est déjà beaucoup de voir, se dit-il, mais il faudrait entendre. Évidemment, ils ne se sont pas réunis ici pour enfiler des perles ; mais par où entrer ?

Au bout de quelques minutes de recherche, il aperçut une petite lucarne, qui devait évidemment appartenir à un grenier quelconque. À l’aide de ces treillages peints en vert, qui servent d’ornement à la plupart des maisons de campagne, Ben réussit à grimper et se trouva bientôt dans le grenier.

— Enfin, dit-il, voici le rat dans le fromage ; ouvrons les oreilles.

Se traînant, alors, avec précaution, il arriva à une petite ouverture destinée à laisser passer un tuyau de poêle, et qui avait été simplement recouverte en y collant du papier. Notre jeune ami y appuya son oreille et entendit la conversation suivante :

— Tout est-il prêt, Simon ? demandait l’un des deux interlocuteurs, celui que Ben n’avait jamais vu.

— À peu près, j’apporte les papiers, ils sont au complet.

— Voyons un peu ce qu’ils nous apprennent.

Il y eut un petit moment de silence, pendant lequel, sans doute l’interlocuteur de Simon feuilleta les documents que ce dernier venait d’apporter.

— Allons ! dit-il je vois que tout est bien complet.

— Oui, fit Simon, voici l’adresse du solicitor de Londres, l’acte de mariage de Julia, le certificat d’enterrement du mari. Cynthia n’aura qu’à se présenter avec l’anneau de mariage, et à jouer tranquillement son rôle. Grâce à sa ressemblance avec Julia, personne n’hésitera à reconnaître en elle Mme Crampton, et à lui délivrer le riche héritage qui l’attend.

— Cet excellent ami, Crampton, soupira l’autre homme, il nous a rendu un fier service, en se décidant à rendre Julia veuve, après nous avoir raconté dans l’intimité tous ses petits secrets de famille.

— Et sa sotte de femme, qui se cachait depuis plus de dix ans, et qui avait mieux aimé se séparer de son enfant et renoncer à réclamer la fortune de ses parents, que de s’exposer à voir tomber la fortune ou l’enfant entre les moins crochus de notre camarade, Crampton ! Nous a-t-elle assez servi à souhait avec ses cachotteries !

— Et la jolie petite couturière de la rue St. Constant, reprit l’interlocuteur de Simon. Quelle tête elle a dû faire, la pauvrette, quand elle s’est aperçue que ses papiers avaient été volés ! En voilà une qui aura pu se vanter d’être passée à côté de la fortune !

— Bah ! fit Simon, il lui reste ses dix doigts pour travailler. Cet héritage aurait dérangé son petit train-train. C’est un vrai service que nous lui rendons.

— Mais, j’y songe, reprit vivement Félix, (car tel était le nom du complice de l’homme à la main marquée) as tu mis au moins le doigt en lieu sûr.

— Ne t’inquiète pas de cela, dit Simon ; on connaît les trucs. Il est ficelé, emballé et en route pour un endroit dont on ne revient pas. Je lui ai mis un poids trop lourd. Il ne remontera jamais.

— C’est égal, continua Félix, je ne serai pas tranquille avant que tout ne soit fini. Tu aurais bien pu prendre l’anneau, sans arriver à cette extrémité ! Quant à la mort, tout le monde s’empoisonne, et le suicide aurait été facile à établir. Mais le surplus a fait un fameux vacarme. Pour mon compte, j’avoue que je veux bien voler ; mais le sang, la violence, je n’en suis plus ; et l’idée de me balancer, la corde au cou dans les airs, ne me sourit nullement.

— Tu en parles bien à ton aise, reprit aigrement Simon. J’aurais bien voulu t’y voir. Le doigt était tellement gonflé que la bague ne serait jamais sortie de bonne grâce. Et je n’avais pas le temps d’attendre. Ma foi, qui veut la fin veut les moyens.

— C’est un incident fâcheux, très fâcheux, insista Félix. Et puis il y a ce maudit espion de police qui me trotte dans la cervelle.

— Sois tranquille de ce côté-là. S’il revient voir la maison, il n’y trouvera rien et pour cause. J’y ai mis bon ordre. Et s’il continue à faire le malin, je lui réserve une prison, d’où je te garantis que Cynthia ne viendra plus le délivrer.

— C’est égal, reprit encore Félix, il est grand temps, plus que temps de mettre l’océan entre nous et ceux qui nous cherchent.

— S’il ne te faut que cela, répondit tranquillement Simon, tu seras servi à souhait. Il y a un bateau Allan, le… le Peruvian, je crois, qui part dans trois jours. Je retiendrai, demain, vos billets et tu t’embarqueras avec Cynthia.

— Eh bien ! et toi ?

— Oh ! moi, ne vous inquiétez pas de moi ! Tu as les papiers. Je t’enverrai Cynthia demain. Elle logera avec toi, dans cette paisible retraite, jusqu’au départ. Il vaut mieux que vos compagnons de voyage ne nous voient point ensemble. Je vous rejoindrai par un autre steamer.

Il y eut un instant de silence. Sans doute les deux complices mettaient les papiers en lieu sûr ; du moins c’est ce que pensa Ben, d’après deux ou trois mots, moins distincts cette fois, qui parvinrent incomplètement à son oreille. Dans tous les cas, Félix et Simon, étaient passés dans une autre chambre.