La duchesse de Bourgogne à la Cour - Le Mariage

La duchesse de Bourgogne à la Cour - Le Mariage
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 481-522).
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE
A LA COUR

LE MARIAGE

Nous avons laissé la petite princesse de Savoie, le soir de son arrivée à Fontainebleau, épuisée de fatigue à la suite d’une longue journée de voyage et de présentations, et s’endormant sous l’œil vigilant de la duchesse du Lude, qui avait fait dresser son lit dans la même alcôve[1]. Désormais nous allons la trouver mêlée à la vie quotidienne de la Cour. Elle est devenue un personnage officiel. Il ne se passera presque pas un seul jour que Dangeau ou Sourches ne nous disent ce qu’elle a fait. Mais en même temps, comme elle n’a pas encore onze ans (elle était née le 6 décembre 1685 et nous sommes au 4 novembre 1696), elle est encore en éducation. De cette enfant, familièrement élevée à la campagne par sa grand’mère et sa mère, il s’agit de faire une femme et une princesse. Nos lecteurs se souviennent peut-être de cette dépêche que, quelques mois avant son arrivée, Louis XIV écrivait à Tessé : « Le duc de Savoye doit se reposer du soin qui sera pris de son éducation lorsqu’elle sera arrivée à ma cour. Une main habile achèvera de former l’esprit que cette princesse fait déjà paroître. Elle recevra les lumières et les connoissances qui conviennent au rang qu’elle doit occuper, et les exemples de la vertu la plus parfaite confirmeront chaque jour les instructions qui luy seront données pour luy faire aimer ses devoirs. » Nous allons voir apparaître cette main habile, et c’est à travers une double vie, partie de représentation et partie d’éducation, que nous aurons à suivre la petite princesse jusqu’au jour de son mariage.


I

L’arrivée de la princesse de Savoie à la cour soulevait plus d’une question d’étiquette qu’il était nécessaire de régler sur-le-champ. D’abord, comment l’appellerait-on ? On se souvient que, lors de son arrivée à Pont-de-Beauvoisin, le Roi avait décidé qu’elle serait traitée en duchesse de Bourgogne, ce qui lui donnait le pas sur toutes les princesses ; mais il était difficile de l’appeler Madame la duchesse de Bourgogne, tant que le mariage n’était pas conclu. Le Roi décida qu’en conséquence on l’appellerait la Princesse tout court, et c’est ainsi que nous ferons désormais. En second lieu, quel genre de vie allait-elle mener ? Lui rendrait-on les mêmes honneurs qu’aux princesses mariées ? Aurait-elle une cour, tiendrait-elle un cercle ? Son âge ne le permettait guère. Serait-elle, au contraire, traitée en enfant, et tenue à part sous la surveillance de la gouvernante des enfans de France, comme les filles de roi lorsqu’elles n’étaient pas encore mariées ? Cela non plus n’était guère possible pour une princesse qui avait déjà dame d’honneur, dame d’atour, dames du palais, chevalier d’honneur et écuyer. Louis XIV s’arrêta à un moyen terme qui était depuis longtemps déjà décidé dans son esprit : « Je suis assez persuadé, écrivait-il dès le mois de septembre à Tessé[2], que ce prince (le duc de Savoie) conviendra avec moy que, dans un âge aussy peu avancé que celuy de la princesse sa fille, il n’est pas à propos qu’elle tienne une cour chez elle pendant la première année, et avant que le mariage soit accomply. Il a mesme un intérêt particulier d’entrer dans mes sentimens sur ce sujet. » Mais, pour la façonner aux usages de la Cour, il décidait en même temps qu’elle verrait du monde deux fois par semaine à sa toilette, les mardis et vendredis. En revanche, elle devait manger toujours toute seule, servie par la duchesse du Lude. Pour ses menus plaisirs, le Roi lui allouait trois cents livres par mois. Chose plus importante encore, le Roi réglait ses relations avec le duc de Bourgogne. Le Prince n’était autorisé à la venir voir que tous les quinze jours, et les princes ses frères, tous les mois. Une gravure du temps représente le duc de Bourgogne faisant à la princesse cette visite réglementaire[3]. La Princesse est assise sur un fauteuil, vis-à-vis sa table de toilette. Le Prince, l’épée au côté, s’incline galamment vers elle, et la duchesse du Lude, debout par derrière, les surveille majestueusement.

La Cour ne demeura que deux jours à Fontainebleau après l’arrivée de la Princesse. Le Roi craignait en automne l’humidité de la forêt. Ces deux jours furent employés en visites officielles et en promenades. Le o novembre, qui était le lendemain de son arrivée, elle commença par assister à la messe dans la petite niche adroite de la tribune royale. Pour lui faire honneur, le Roi avait ordonné que toute sa musique y jouât. Elle reçut ensuite à sa toilette les personnes qui ne lui avaient pas été présentées la veille. « Les princes et princesses, les ducs et duchesses la baisèrent ; les autres ne la baisèrent pas, mais seulement le bas de sa robe », suivant le règlement que le Roi avait arrêté pour la Dauphine Bavière[4]. Elle dîna seule dans sa chambre (l’heure du dîner correspondait à peu près à l’heure de notre déjeuner tardif d’aujourd’hui), et elle alla ensuite voir le Roi, qui était chez Mme de Maintenon. Après avoir causé quelque temps avec elle, le Roi la prit par la main, et la conduisit jusqu’à son carrosse qui l’attendait dans la cour des Fontaines. Il y monta avec elle, et y fit entrer seulement la duchesse du Lude, la comtesse de Mailly, dame d’atour de la Princesse, et Mme de Maintenon. Il la promena le long du canal, où il lui donna le divertissement de la pêche au cormoran, et dans les allées du jardin du Tibre. Quantité de seigneurs suivaient dans leurs carrosses à six chevaux. Le Roi la ramena ensuite au palais, jusqu’au degré de Madame, à qui elle alla faire visite. De chez Madame elle alla chez la princesse de Conti, de chez la princesse de Conti chez la duchesse de Bourbon, de chez la duchesse de Bourbon chez la duchesse du Maine. Enfin, sur les sept heures du soir, elle reçut la visite du duc de Bourgogne et des princes ses frères.

Le lendemain, le Roi ayant été tirer dans l’après-dînée, et Monseigneur ayant été, comme à son ordinaire, courir le loup, ce fut pour elle jour de repos. Elle ne sortit point de ses appartemens et dut se divertir à regarder les présens qu’elle avait reçus. Le soir même de son arrivée, le Roi lui avait fait remettre, par Mme de Mailly, les pierreries de la couronne pour qu’elle pût s’en parer tant qu’elle le voudrait. Monseigneur lui avait également fait cadeau de bijoux d’or très bien travaillés. Certes il y avait là de quoi éblouir une enfant élevée dans une cour simple et pauvre. Mais l’âge ne perd jamais tous ses droits et les bijoux ne la firent renoncer ni aux poupées ni surtout à colin-maillard. Elle forçait en quelque sorte les personnes les plus graves à y jouer. « Tout le monde redevient enfant, écrivait Madame à sa tante l’Électrice de Hanovre. Avant-hier la princesse d’Harcourt et Mme de Pontchartin (Pontchartrain) jouèrent à colin-maillard, et hier ce fut au tour de Monsieur le Dauphin, de Monsieur, de la princesse et du prince de Conti, de Mme de Ventadour, de deux autres de nos dames et au mien. Comment trouvez-vous la compagnie[5] ? » C’était là précisément ce qui plaisait en elle, ce mélange de vivacité et de retenue, d’à-propos et de timidité, d’esprit précoce et de manières enfantines. Dès les premiers jours tout le monde avait subi son charme. Nous donnerons ici le portrait que Sourches traçait d’elle au lendemain de son arrivée, car celui de Saint-Simon est postérieur de plusieurs années :


Elle étoit extrêmement petite, mais d’une taille très jolie et très adroite, et toutes ses actions, jusqu’aux moindres, faisoient paroître de l’esprit. Elle avoit les cheveux très beaux et très longs, d’un châtain cendré, qui, selon les apparences, devoit devenir noir. Le teint étoit fort beau et fort vif ; ses yeux, très grands, mais un peu trop ouverts en haut, son nez un peu étroit par le haut et un peu court, mais fait de manière à devenir grand ; son front, trop grand et trop avancé, ce qui lui faisoit paroître les yeux un peu creux ; sa bouche, assez grande et trop grosse, qui n’étoit pas désagréable quand elle ne rioit pas ; ses dents assez blanches, mais grandes et mal arrangées ; sa gorge très bien faite, autant qu’on la pouvoit connoître à son âge. Elle avoit l’air sérieux et doux, et savoit déjà accorder de la vivacité avec un air majestueux. Elle parloit peu et répondoit avec de l’esprit et de la justesse. Cependant elle étoit encore enfant jusqu’à avoir des poupées et jouer à colin-maillard.


« Le Roi, dit encore Sourches quelques pages plus loin, étoit enchanté de ses manières et il témoignoit pour elle une amitié surprenante, jusqu’à passer avec elle des heures entières ou dans son cabinet ou chez la marquise de Maintenon[6]. »

En effet, l’impression favorable que le Roi avait ressentie à première vue, et dont il s’empressait, dès Montargis, de faire part à Mme de Maintenon n’avait fait, en ces premiers jours, que se fortifier. Les appréhensions que d’autre part certains rapports lui avaient fait concevoir avaient entièrement disparu. On retrouve la trace de ces appréhensions dans les conversations que Mme de Maintenon tenait quelques années plus tard avec les demoiselles de Saint-Cyr. « Ne vous ai-je pas raconté, leur disait-elle, que lorsque Mme la duchesse de Bourgogne vint en France, avant qu’elle n’arrivât, ceux qui en venoient dire des nouvelles au Roi, croyant faire leur cour, inventèrent mille reparties agréables qu’ils disoient qu’elle avoit faites ? On trouvoit tout cela fort joli, mais, quand le Roi étoit seul avec moi, nous disions : Il faut que cette petite soit une folle et une étourdie si à son âge elle s’avance de dire tant de choses. Nous fûmes ravis au contraire de voir qu’elle étoit fort timide, car au commencement elle ne disoit presque pas un mot[7]. » Aussi, dans une lettre adressée au duc de Savoie « pour lui donner part de l’arrivée de la Princesse sa fille », lettre qui ne se trouve malheureusement ni à Paris ni à Turin, Louis XIV avait-il témoigné toute la satisfaction qu’il éprouvait. Dans une dépêche à Tessé, qui accompagnait cette lettre, il ajoutait : « Quoyque je lui témoigne (au duc de Savoie) la satisfaction que j’ay eu de remarquer en elle tout ce que vous m’en aviez mandé d’avantageux, vous pouvez l’assurer encore que j’ay été parfaitement content de ses manières, de son esprit, du bon air et de la grâce qu’elle a dans tout ce qu’elle fait, et de l’éducation qu’on luy a donnée. Je suis persuadé que je trouveray en elle toutte la douceur d’esprit et touttes les dispositions que je puis désirer pour profiter des soins qu’on en prendra, et que le sujet estant aussy bon sera facilement perfectionné par les lumières de celle qui aura la principale atention à sa conduite. Il est certain qu’en suivant ses conseils, cette princesse contribuera fort elle-même à faire le bonheur de sa vie[8]. »

« La Princesse est arrivée, écrivait de son côté Mme de Maintenon à la duchesse de Savoie dans une lettre aussi déférante qu’habile, et je n’ai cessé de désirer que Vos Altesses Royales puissent voir comment on l’a reçue, et à quel point le Roi et Monseigneur en sont contens. Il n’est pas possible de se tirer de cette entrevue comme elle l’a fait. Elle est parfaite en tout, ce qui surprend bien agréablement dans une personne de onze ans. Je n’ose mêler mon admiration à celles qui seules doivent être comptées, mais je ne puis pourtant m’empêcher de dire à Votre Altesse Royale que cet enfant est un prodige et que, suivant toutes les apparences, elle sera la gloire de son temps. Vos Altesses Royales me font trop d’honneur d’approuver que j’y donne mes soins. Je crois qu’il les faut borner à empêcher qu’on ne la gâte et à prier Dieu de bénir cet aimable mariage[9]. »

Cependant, pour entendre toutes les notes, il faut écouter, fût-elle un peu discordante, celle que va nous donner Madame, la seconde femme du propre grand-père de la Princesse, sans oublier que ce très spirituel et redoutable témoin des dernières années du règne avait l’esprit chagrin et la plume caustique. « Pour ce qui est de la Princesse, écrivait-elle à sa tante[10], elle n’est pas précisément très grande pour son âge, mais elle a la taille jolie et fine, comme une vraie poupée, et de beaux cheveux blonds en abondance, les yeux et les sourcils noirs, les cils très longs et très beaux, la peau très lisse, mais pas très blanche ; le petit nez n’est ni joli, ni laid ; la bouche est grande et les lèvres épaisses ; bref, elle a et la bouche et le menton autrichiens. Elle marche bien, a bonne mine et est gracieuse, très sérieuse dans tout ce qu’elle fait et très politique. Elle fait peu de cas de son grand-père, et nous regarde à peine, mon fils et moi, mais dès qu’elle aperçoit Mme de Maintenon, elle lui sourit et va vers elle les bras ouverts. Elle en fait autant lorsqu’elle aperçoit la princesse de Conti. Vous voyez par là combien elle est déjà politique. Ceux auxquels elle parle disent qu’elle est très intelligente. » Et dans une autre lettre : « Il est impossible d’être plus politique que la petite Princesse. C’est sans doute son père qui l’a élevée ainsi. Elle n’est pas belle du tout ; mais moi, je ne la trouve pas si laide que les autres. Elle est intelligente, c’est certain, cela se lit dans ses yeux[11]. »

II

Le 7 novembre après dîner, le Roi partit en chaise pour Versailles où il arriva sur les cinq heures. La Princesse était partie le matin avec ses dames, et s’était arrêtée pour dîner au Plessis. Nous avons vu que Prudhomme, l’ancien barbier du Roi, qui y demeurait, donnait souvent l’hospitalité à Messeigneurs les petits Princes quand ceux-ci faisaient la route de Fontainebleau à Versailles. Prudhomme eut également l’honneur d’offrir à dîner à la Princesse ; et il faut reconnaître qu’il y avait plus de bonhomie que d’ordinaire on ne pense, dans ces mœurs qui permettaient à un vieux serviteur d’offrir ainsi à dîner aux futurs héritiers du trône. Lorsque le Roi passa à une heure devant la maison de Prudhomme, la Princesse remonta dans son carrosse et arriva en même temps que lui à Versailles. « le Roi, à la descente du carrosse, voulut encore donner la main à la Princesse et la mena dans le grand appartement de Madame la Dauphine qu’on trouva superbement meublé. Elle y demeurera, ajoute Dangeau[12], jusqu’à ce qu’elle soit mariée. »

Nous avons vu l’impression que la Princesse produisit à la Cour. Ce qui serait encore plus intéressant à connaître, ce serait l’impression que la Cour produisit sur elle. On voudrait savoir quelles pensées s’agitaient dans cette petite tête, lorsque, après une longue journée de réception et de cérémonies où on ne l’avait pas laissée seule un instant, elle la posait enfin sur son oreiller. Malheureusement nous en sommes sur ce point réduit aux conjectures. Des premiers temps de son séjour à Versailles et de ses premiers jugemens, il ne subsiste d’autre témoignage direct que de courtes lettres à sa grand’mère, Madame Royale, qui sentent la timidité d’une enfant et la gêne d’une nouvelle arrivée. Elle y parle souvent des bontés du Roi et de Mme de Maintenon. Mais elle ne laisse échapper aucun jugement. Si jeune qu’elle fût, elle devait déjà trop connaître les mœurs des cours pour ne pas savoir que sa correspondance serait surveillée, et elle n’a garde de se compromettre. Le peu qu’elle en dit, et surtout ce que nous savons de son attitude dans ces premiers jours, montre cependant qu’elle avait su mettre en pratique, avec une précocité singulière, les leçons qu’avant son départ de Turin elle avait reçues.

Sur les débuts de la princesse de Savoie, on se rappelle ce qu’a écrit Saint-Simon : « Jamais princesse arrivée si jeune ne fut si bien instruite, et ne sut mieux profiter des instructions qu’elle avoit reçues. Son habile père, qui connaissoit à fond notre Cour, la lui avoit peinte, et lui avoit appris la manière unique de s’y rendre heureux. Beaucoup d’esprit naturel et facile l’y seconda, et beaucoup de qualités aimables lui attachèrent les cœurs, tandis que sa situation personnelle avec son époux, avec le Roi, avec Mm de Maintenon, lui attira les hommages de l’ambition. Elle avoit su travailler à s’y mettre dès les premiers momens de son arrivée ; elle ne cessa tant qu’elle vécut de continuer un travail si utile et dont elle recueillit sans cesse tous les fruits[13]. » Cette manière unique d’être « heureuse à la Cour » et ce « travail utile, » auquel elle s’appliqua dès son arrivée, ce n’était pas de conquérir le cœur de son époux. L’époux n’était qu’un enfant et d’ailleurs il était tout conquis. C’était de plaire au Roi et à Mme de Maintenon. Peut-être, pour s’y appliquer, n’avait-elle pas besoin des leçons de son père, et aussi des conseils de sa mère, car il paraît que sa mère lui avait également donné sur ce point par écrit quelques avis qui furent retrouvés dans ses papiers après sa mort. Il lui aurait suffi pour cela de cet instinct obscur qui fait parfois deviner aux enfans ce qu’ils ne sont pas en état de comprendre, et qui les conduit aussi sûrement que les plus savantes manœuvres. Quoi qu’il en soit, et que ce fût leçon ou instinct, il n’y eut pas une faute à reprendre dans la conduite de cette princesse de onze ans qui, du jour au lendemain, passait d’une chambre d’enfant aux marches d’un trône, et qui devait se trouver singulièrement perdue dans cette grande Cour où elle ne rencontrait ni un visage ami, ni un conseil désintéressé.

La conquête de Louis XIV n’était pas, en elle-même, chose difficile. Par une association assez fréquente chez les hommes, il réunissait en lui l’égoïsme et la sensibilité. Il aimait facilement, et il fallait toujours qu’il se sentît aimé. Le temps des La Vallière, des Montespan, des Fontanges une fois passé, il voulut l’être encore. Mme de Maintenon était arrivée à propos, et c’est à elle qu’on doit peut-être qu’il n’ait pas cherché l’amour en bas comme le devait faire Louis XV. Mais au fur et à mesure que s’amortissait le feu des passions, un autre sentiment se développait en lui : l’amour des siens, cette transformation sublime de la personnalité et cette consolation de la seconde moitié de la vie. Or, suivant l’énergique expression de Mme de Maintenon, « il n’avait pas grand ragoût autour de lui. » Monseigneur n’était rien, et cet être épais et vulgaire ne lui offrait aucune ressource de tendresse. Il n’avait point de fille légitime, et quelque scandaleuse fortune qu’il eût assurée à ses bâtardes, il est impossible qu’entre elles et lui ne subsistât pas une certaine gêne résultant de leur origine et de l’inégalité des rangs. Il avait bien pu les traiter en filles. Elles ne pouvaient pas le traiter en père. D’ailleurs il avait eu, de ce côté aussi, quelques déceptions et quelques chagrins. La duchesse de Chartres était insignifiante et nulle. La princesse de Conti avait hérité toute la grâce de Mlle de La Vallière, mais, récemment, une correspondance avait été surprise où elle tournait en ridicule les amours du Roi et de Mme de Maintenon. La duchesse de Bourbon était spirituelle, comme Mme de Montespan, mais son esprit mordant la faisait redouter de tout le monde. Donc, de ce côté nulle douceur pour lui, et rien qui pût lui faire connaître, dans toute sa force et sa pureté, « cette passion à cheveux blancs qui s’appelle la paternité. » C’est à cet âge un peu mélancolique où la maturité se change en vieillesse, où, la vie se détachant de vous, il faut savoir se détacher de la vie, qu’il voyait inopinément entrer dans son existence une enfant douée de toutes les grâces, qui allait devenir sienne en perpétuant sa race, et qui semblait n’avoir qu’une pensée, celle de lui complaire. L’égoïsme, la sensibilité, l’orgueil, tous les sentimens dont, à dose inégale, se composait sa nature, y trouvaient donc leur compte, et il n’est pas étonnant que l’enfant ait fait la conquête du vieillard.

A quel degré cette conquête fut rapide, la simple lecture du Journal de Dangeau ou de Sourches suffit à nous le montrer. On y voit que la vie de la Cour, devenue un peu morne, depuis quelques années, tourne tout entière autour de cette enfant de onze ans. Versailles, Marly, Meudon se raniment et se réveillent tour à tour. Ce ne sont que parties et divertissemens pour lui en faire les honneurs. Le premier dimanche qui suivit son arrivée, c’est-à-dire le 11 novembre, le Roi la mena promener à pied dans les jardins de Versailles. « Il faisait suivre, dit Dangeau, les petits chariots, où il montait de temps à autre avec elle. Il lui fit voir beaucoup de fontaines qu’elle trouva admirables[14]. » Le mardi 13, il la conduisit à Marly avec toutes ses dames ; « on se promena fort dans les jardins et la Princesse en revint charmée. » Le 15, ce fut Meudon qu’on lui fit voir. Mais la promenade dans les jardins fut courte, parce que le temps était vilain. Dans les intervalles de ces promenades, on lui apprenait à remplir ses devoirs de princesse, et Dangeau ne manque pas de faire mention que certaines questions d’étiquette étaient tranchées d’une façon qui assurait son rang. Elle recevait la visite du roi et de la reine d’Angleterre (Jacques II et sa femme Marie de Modène), et elle avait un fauteuil comme la Reine. Quelques jours après, elle leur rendait visite à son tour, et la Reine lui avait fait préparer également un fauteuil. A Noël, elle entendit la messe de minuit pour la première fois de sa vie, et, quand elle fit ses dévotions, on lui donna l’ablution, c’est-à-dire qu’après la communion elle but, comme le prêtre, quelques gouttes d’eau et de vin. Or c’était là un cérémonial exclusivement réservé aux enfans de France. Enfin elle recevait solennellement en audience de congé l’envoyé de l’empereur du Maroc, Soliman Buluc Bachi, qui la comparait à l’Etoile du Matin, et lui demandait la permission d’aller apprendre son éclatant mérite aux peuples de l’Afrique[15].

Visites officielles et harangues étaient, pour une enfant aussi jeune, un passe-temps un peu sérieux. Il fallait aussi songer à son amusement, car elle continuait à aimer fort le jeu, et il n’était guère possible de toujours jouer à colin-maillard. On y avisa : « Le Roi dit ces jours passés à la Princesse que toutes les princesses avoient des ménageries à l’entour de Versailles et qu’il vouloit lui en donner une bien plus belle que celle des autres, et que pour cela il lui donnoit la véritable ménagerie, qui est la ménagerie de Versailles. » En effet, cette ménagerie devint un des lieux de divertissemens favoris de la princesse. Souvent elle s’y rendait seule avec ses dames, et s’y amusait avec elles à confectionner des gâteaux. Nous avons vu quelle était la composition de sa maison. Rien n’y avait été changé. Cependant il faut croire que les personnes dont on l’avait environnée, choisies seulement pour leur vertu, n’étaient pas d’une société très récréante, car le Roi désigna en plus un certain nombre de dames pour être, suivant l’expression employée par Sourches, « des plaisirs de la princesse », c’est-à-dire qu’elles ne viendraient que quand elles seraient appelées, et pour prendre part aux distractions qu’on lui offrait.

Quelques-unes de ces dames étaient d’un âge déjà respectable : ainsi la princesse d’Harcourt, la princesse de Soubise, la duchesse de Chevreuse, la duchesse de Beauvilliers. Ce sont celles que Saint-Simon appelle les duègnes. Mais il y en eut d’autres, en particulier la duchesse de Saint-Simon elle-même (non sans une tracasserie avec la duchesse du Lude qui crut la désignation faite en dehors d’elle), et trois jeunes filles, Mlles de Chevreuse, d’Ayen et d’Aubigné, cette dernière la propre nièce de Mme de Maintenon. « Les vieilles, ajoute Saint-Simon, étoient peu mandées et s’excusoient souvent, et c’étoit plutôt une distinction qu’une compagnie ; les autres étoient pour l’amusement et surtout pour les promenades[16]. »

Les promenades allaient tenir, en effet, une grande place dans la vie extérieure de la Princesse. Assez dur à lui-même, Louis XIV sortait par tous les temps, et il aimait qu’on l’accompagnât. Souvent, quand Mme de Maintenon était à Saint-Cyr, il lui écrivait de courts petits billets pour lui donner rendez-vous, au moment où elle sortirait, et pour lui proposer une promenade dans le parc de Versailles. Mais Mme de Maintenon se faisait vieille ; elle craignait le froid, l’humidité, et les promenades en carrosse ou à pied n’étaient guère plus son affaire. Peut-être aussi tout bas, et sans se l’avouer à lui-même, Louis XIV commençait-il à trouver cette compagnie un peu sérieuse. Celle d’une enfant très éveillée, pour qui tout était nouveauté et merveille, le devait égayer davantage. D’ailleurs, il avait sincèrement à cœur de distraire l’enfant.

« Le Roi, dit Dangeau, cherche chaque jour quelque chose de nouveau pour amuser la Princesse[17]. » C’étaient parfois de longues promenades en voiture dans la forêt de Marly. Le Roi prenait la Princesse dans son carrosse avec Mme de Maintenon, la comtesse de Mailly, la marquise de Dangeau. Comme ce lourd carrosse ne pouvait aller dans toutes les allées de la forêt, il changeait de voiture à certains endroits, et montait avec elle dans une petite calèche légère, où il lui donnait comme compagnes des jeunes filles de son âge, entre autres Mlle d’Aubigné et Mlle d’Ayen. D’autres carrosses, où c’était une grande faveur d’être admis, suivaient tant bien que mal. A la fin de la promenade, toutes les voitures se réunissaient dans un carrefour de la forêt. Un souper était servi aux dames, sans qu’elles eussent à mettre pied à terre, et l’on rentrait assez tard à Marly. Parfois la promenade avait lieu sur l’eau. Le roi menait la Princesse dans les petits chariots jusqu’au canal qui était à l’entour du grand réservoir de Marly. Là, des chaloupes étaient préparées. Le Roi y faisait embarquer la Princesse et ses dames ; Dangeau, son chevalier d’honneur, l’escortait également. La promenade durait assez longtemps ; puis le Roi se remettait dans les petits chariots avec la Princesse, et se promenait sur les hauteurs de Marly jusqu’à la nuit. Ou bien, c’était sur le grand canal de Versailles que les chaloupes étaient préparées, et la Princesse mangeait en bateau une collation qu’elle avait apportée de la Ménagerie.

Parfois le Roi lui donnait aussi le plaisir de la chasse à courre. Pour qu’elle vît les chiens de plus près, il la prenait avec lui dans son soufflet, voiture légère à deux places, attelée de quatre petits chevaux que lui-même conduisait avec une grande adresse. Le duc de Bourgogne et les jeunes princes suivaient à cheval. On se retrouvait à l’hallali. A Fontainebleau, elle voyait prendre des sangliers dans les toiles, des faisans à la tirasse (au filet). On lui donnait aussi le plaisir de la pêche, et de son balcon le Roi s’amusait à lui voir prendre des carpes. Un jour il la mena à la Grande Écurie et la fit assister à la voltige des pages. Parfois aussi on lui ménageait quelques distractions plus conformes à son âge. On faisait venir à Versailles un joueur de gobelets ; on lui faisait tirer une petite loterie chez Mme de Maintenon, ou bien le Roi lui faisait don de marionnettes. Mais le plaisir habituel et un peu obligatoire, c’était la promenade avec le Roi lui-même, en voiture ou à pied, souvent par la pluie ou la crotte, et Dangeau hasarde, à ce propos cette réflexion singulièrement hardie pour lui : « La Princesse ne se trouve point enrhumée dès qu’il faut suivre le Roi[18]. »

Dans cette complaisance, n’entrait-il que de la politique, pour reprendre l’expression de Madame, ou bien un sentiment réel de reconnaissance et d’attachement y avait-il également sa part ? Consultons sur ce point un témoin avisé, d’un esprit plus caustique que bienveillant, qui a été fort mêlé à la vie de la Princesse et qui a vu de près ses débuts. C’est Mme de Caylus. « Le public, dit-elle, dans ses Souvenirs[19], a de la peine à concevoir que les princes agissent simplement et naturellement, parce qu’il ne les voit pas d’assez près pour en bien juger, et parce que le merveilleux, qu’il cherche toujours, ne se trouve pas dans une conduite simple et dans des sentimens réglés. On a donc mieux aimé croire que Mme la Dauphine ressembloit à Monsieur son père, et qu’elle étoit, dès l’âge de onze ans qu’elle vint en France, aussi fine et aussi politique que lui, affectant pour le Roi et Mme de Maintenon une tendresse qu’elle n’avoit pas. Pour moi, qui ai eu l’honneur de la voir de près, j’en juge autrement, et je l’ai vue pleurer de si bonne foi sur le grand âge de ces deux personnes, qu’elle croyoit avec raison devoir mourir devant elle, que je ne puis douter de sa tendresse pour le Roi. » Pourquoi ne pas croire, en effet, avec Mme de Caylus que si, au début, l’empressement de la Princesse pour le Roi ne fut que docilité aux recommandations paternelles, ou plus simplement instinct de coquetterie enfantine, le cœur n’y soit avec le temps entré pour quelque chose ? Plus sensible peut-être que profonde, toujours elle s’attacha facilement, et, de son côté, quand il le voulait, Louis XIV savait être bon et aimable. Les rares lettres que la Princesse adressait à sa grand’mère Madame Royale (les archives de Turin n’en contiennent aucune de cette époque adressée à sa mère) témoignent toutes de sa reconnaissance pour le traitement dont elle était l’objet et de sa constante préoccupation de plaire au Roi.

Dans l’une de ces lettres[20], elle parle de la prise de Barcelone qui avait eu lieu au mois d’août. « J’ai eu, dit-elle, une grande joie de la prise de Barcelone, ma chère grand’maman, car je suis bonne Française, et je sens bien tout ce qui peut plaire au Roy auquel je suis aussy attachée que vous le pouvées désirer » ; et dans une autre lettre : « Je n’ay pu vous écrire le dernier ordinaire, ma chère grand’maman, parce que je sors continuellement, et que je vais tous les soirs voir le Roy. Je suis assurée que cette excuse ne vous déplaist pas, et que vous trouvés mon temps bien emploie quand je le passe auprès du Roy. Ses bontés pour moi ne se peuvent exprimer, et comme je connois l’intérest que vous prends à mon bonheur, je suis bien aise de vous assurer qu’il est parfait, et qu’il ne me fera jamais oublier la tendresse que je dois avoir et que j’ay pour vous[21] ». « La Princesse, écrivait de son côté, le Roi à Tessé, est à présent si libre avec moy et si accoutumée aux dames qui sont auprès d’elle, qu’une femme Piémontoise luy est absolument inutile et que j’ai jugé à propos de la renvoyer quand la saison est devenue propre à faire ce voyage. » Ce départ de Marquette (ainsi s’appelait la femme de chambre que la Princesse avait conservée) ne laissa pas de la contrister. Elle lui donna tous les habits qu’elle avait apportés de Savoie avec son portrait garni de diamans, et pleura quand il fallut lui dire adieu. Mais Sourches remarque « qu’elle s’était conduite avec beaucoup d’esprit à ce sujet, » car, pour ne pas déplaire au Roi, elle essuya bien vite ses larmes.


III

Où la politique, du moins au début, entra pour une certaine part, ce fut dans les relations de la Princesse avec Mme de Maintenon, mais la plus politique des deux n’était pas la Princesse. On se souvient de l’habileté discrète avec laquelle l’influence de Mme de Maintenon s’était fait sentir dans le choix des personnes qui devaient environner la Princesse, que ce fût la duchesse du Lude à qui, dit malicieusement Mme de Caylus, « sa déférence à l’égard de Mme de Maintenon tenoit lieu d’esprit », ou bien la comtesse de Mailly qui était sa nièce, la comtesse de Montgon qui était fille de son amie Mme d’Heudicourt, la marquise de Dangeau qui lui était toute dévouée. Mais pourquoi lui reprocher une habileté dont le but était aussi louable ? Il était tacitement convenu et accepté que l’éducation de la Princesse devait être complétée par ses soins. Encore fallait-il être assuré qu’une autorité de nature aussi délicate ne serait pas traversée ni combattue par des influences subalternes. Qui pouvait savoir, en effet, si l’on n’allait pas avoir affaire à une enfant capricieuse et difficile, rebelle au joug qu’on voudrait faire peser sur elle ? Si Mme de Maintenon ressentit, — et cela est probable, — quelque anxiété de ce genre, elle fut bien vite rassurée. On le voit par la lettre bien connue que, le lendemain de l’arrivée de la Princesse, elle adressait à la duchesse de Savoie. « Elle a, lui écrivait-elle en parlant de la Princesse, une politesse qui ne lui permet pas de rien dire de désagréable ; je voulus hier m’opposer aux caresses qu’elle me faisoit, parce que j’étois trop vieille. Elle me répondit : Ah ! point si vieille. Elle m’aborda quand le Roi fut sorti de sa chambre en me faisant l’honneur de m’embrasser ; ensuite elle me fit asseoir, ayant remarqué bien vite que je ne puis me tenir debout, et se mettant, d’un air flatteur, presque sur mes genoux, elle me dit : Maman m’a chargée de vous faire mille amitiés de sa part et de vous demander la vôtre pour moi ; apprenez-moi bien, je vous prie, tout ce qu’il faut faire pour plaire au Roi. Ce sont ses paroles, Madame, mais l’air de gaieté, de douceur et de grâce dont elles sont accompagnées ne se peut mettre dans une lettre[22]. » On sait de quelle ingénieuse façon la Princesse résolut la délicate question de savoir comment elle appellerait Mme de Maintenon. Elle se tira de la difficulté en l’appelant ma tante, « confondant joliment ainsi, comme dit Saint-Simon, le rang et l’amitié. » S’il fallait en croire les Mémoires de Languet de Gergy[23], elle n’aurait pris cette habitude que par imitation de Mlle d’Aubigné, la propre nièce de Mme de Maintenon, qui tout naturellement l’appelait ainsi. Beaucoup plus plausible nous paraît l’explication donnée par la comtesse della Rocca dans sa publication de la Correspondance inédite de la duchesse de Bourgogne. « Ce mot si simple, Magna en piémontais, si heureusement employé, auquel elle dut en partie peut-être sa grande faveur, Marie-Adélaïde l’avait importé de son pays où il était alors, comme il est aujourd’hui, en très grande vogue dans les familles pour désigner les femmes auxquelles l’âge, la position, un degré de parenté ou d’amitié donnent une certaine supériorité. » Cette explication répond mieux à ce que nous savons du caractère de la Princesse, et au parti pris évident, avec lequel elle était arrivée, de conquérir les bonnes grâces de la Magna. Sur ce point encore elle ne faisait que suivre les recommandations qu’elle avait emportées de Turin. Aussi avait-elle soin de mander à sa grand’mère combien elle s’en acquittait exactement : « Je fais bien ce que vous m’ordonnes sur Mme de Maintenon, lui écrivait-elle dans une lettre sans date, mais qui doit être de cette époque : j’ai beaucoup d’amitié pour elle et de confiance dans tous ses advis. Croies, ma chère grand’-maman, tout ce qu’elle vous a mandé de moi, quoyque je ne le mérite peut-être pas, mais je voudrois que vous eussiés ce plaisir-là, car je conte sur vostre amitié et je n’oublie point toutes les marques que vous m’en avez donné. » Et dans une autre lettre : « La D… du Lude est revenue auprais de moy, dont je suis ravie, et il est vrais que Mme de Maintenon me voit le plus souvent qui lui est possible. Je croys pouvoir vous assurer sans me flatter que ces deux dames m’aime. »

Autant qu’il est possible de pénétrer les sentimens véritables d’une femme, la petite Princesse ne se flattait pas. Ce que la politique avait commencé chez Mme de Maintenon, le cœur l’acheva. C’est, suivant nous, une conception tout à fait erronée de son caractère que de se la représenter comme une femme fausse, sèche, ambitieuse, n’obéissant à d’autre préoccupation qu’à celle de conquérir ou de s’assurer l’étrange situation à laquelle elle avait su se hausser. La passion et le parti pris créent parfois ainsi des figures de convention que les gens mal instruits tiennent pour des portraits ressemblans, mais qui, dans la réalité, ne rappellent en rien les traits du modèle. La véritable Françoise d’Aubigné était un personnage autrement complexe. Jeune, elle avait été jolie et elle avait aimé à plaire. N’oublions pas le portrait que Mlle de Scudéry a tracé d’elle dans Clélie sous le nom de Lyriane, et surtout ce qu’elle dit de ses yeux. « Ils étaient noirs, brillans, doux, passionnés et pleins d’esprit ; leur éclat avait je ne sais quoi qu’on ne saurait exprimer : la mélancolie douce y paraissait quelquefois avec tous les charmes qui la suivent presque toujours ; l’enjouement s’y faisait voir à son tour, avec tous les attraits que la joie peut inspirer, et l’on peut assurer enfin sans mensonge que Lyriane avait mille appas inévitables. » Quand une femme a des yeux pareils, il est bien rare qu’elle n’ait pas aussi un cœur. Si, comme nous, on n’ajoute point foi aux sottes inventions de Saint-Simon ; si l’on croit, au contraire, avec Tallemant des Réaux, que, la prudence venant en aide à la vertu, elle n’a jamais fait le saut, elle a dû, pour se défendre, refouler au dedans d’elle-même bien des sentimens qui devaient chercher un aliment ailleurs. Ce n’était point dans sa relation avec Louis XIV qu’elle pouvait trouver cet aliment, sauf peut-être durant les premières années où l’orgueil et l’amour de la gloire dont elle s’accusait elle-même y trouvaient leur compte. On sent, dans cette liaison étrange, qu’enveloppe encore un certain mystère, dominer par-dessus toute chose le devoir et la lassitude. Elle avait entrepris le salut du Roi dont elle se considérait comme responsable ; mais elle ne trouvait dans l’accomplissement de cette tâche ni douceur ni tendresse. Cependant, comme elle était femme, il fallait bien qu’elle aimât quelque part. L’amour maternel demeurait le seul sentiment qu’il lui fût permis de connaître, et elle n’avait point d’enfans. Aussi aima-t-elle les enfans des autres. Elle trompa son cœur par l’adoption. « Elle a toujours fort aimé les enfans, disait Mme d’Aumale, une de ses secrétaires, et à les voir dans leur naturel ; et les enfans sentoient si fort cette bonté qu’ils étoient plus libres avec elle qu’avec personne[24]. » Ses enfans, ce furent d’abord le duc du Maine, que dans ses lettres elle appelle souvent « mon petit Prince » et auquel elle ne cessa jamais de témoigner une tendresse passionnée ; puis des dames ou des élèves de Saint-Cyr, comme cette charmante Mme de Glapion à qui elle écrivait des lettres d’une sollicitude vraiment touchante, ou cette Jeannette de Pincré par laquelle elle se laissait appeler maman. Ce fut enfin cette jeune et séduisante petite princesse que le hasard remettait entre ses mains, dont la politique et son intérêt bien entendu l’engageaient assurément à captiver le cœur, mais pour laquelle elle semble bien avoir fini par éprouver un attachement véritable.

Dans les soins qu’elle était appelée à lui rendre, Mme de Maintenon trouvait d’ailleurs à satisfaire un des goûts dominans de sa nature. Elle était née institutrice. Le besoin qu’elle avait de donner des leçons était si fort que, durant les séjours de la Cour à Fontainebleau, elle ne pouvait se tenir d’aller enseigner le catéchisme aux petits garçons et aux petites filles de l’école, non sans que le magister du village, Mathurin Roch, en éprouvât quelque dépit : — « Il ne peut, écrivait-elle assez plaisamment, s’accoutumer à mon ignorance, ni moi à son savoir. » Avec cette nouvelle élève il n’y avait pas à se mettre en peine de ce que pensait le magister, mais il fallait tout lui apprendre. Ce n’est pas que jusque-là elle eût été mal élevée, du moins au point de vue moral. Bien au contraire. Mme de Maintenon elle-même se plaisait à le reconnaître et à dire que « Mme de Savoie l’avait élevée à avoir de l’honnêteté et de la civilité pour tout le monde[25]. » Mais elle était remarquablement ignorante. On commença par lui donner un maître de danse et un maître de clavecin. On s’aperçut bientôt que ce n’était pas suffisant, et que c’était d’un maître d’écriture qu’elle avait besoin. « J’espère que j’escriré assez bien, ma chère grand’maman, mandait-elle à sa grand’mère dans une lettre du 25 mai 1697. J’ai un maître qui se donne beaucoup de paine. J’aurois grans tort de ne pas profitter des soins qu’on prend de tout ce qui me regarde. » Mais, malgré toute la paine que se donnait le maître d’écriture, elle ne faisait guère de progrès, car, l’année suivante, mariée depuis quelques mois, elle prenait encore des leçons : « Il seroit temps, ma chère grand’maman, que je scusse escrire, et l’on me reproche ici assez souvent la honte d’une femme mariée qui a un maistre pour une chose aussy commune. Mais pour le stile, il seroit difficile qu’il ne fust pas obligeant, sentant pour vous ce que je sens. » Le style de ses lettres est « obligeant », en effet. Il est rare, malgré leur brièveté, qu’elle ne trouve pas le moyen d’y glisser quelque heureuse expression de tendresse. Mais elle ne parvint jamais à écrire convenablement, ni à savoir l’orthographe dans la mesure où la savaient les femmes de son temps et de son rang. Ses lettres présentent sous ce rapport une différence frappante avec celles de sa sœur, la reine d’Espagne, qui sont également conservées aux archives de Turin. Mme de Maintenon s’inquiétait de cette ignorance, qui s’étendait jusqu’à l’histoire. Elle s’en ouvrait à Dangeau, et avait recours à ses bons offices : « Il est bizarre, lui écrivait-elle, de vouloir faire de vous un précepteur, mais vous êtes capable de tout pour le bien, et vous en pouvez plus faire à la Princesse que tous les maîtres du monde. Je crois qu’il faudroit lui faire tous les jours deux leçons, l’une de la fable, l’autre de l’histoire romaine. Vous savez mieux que moi, Monsieur, qu’il ne faut point songer à en faire une savante, on n’y réussiroit pas. Il faut se borner à lui apprendre certaines choses qui entrent continuellement dans le commerce des plaisirs et de la conversation. » Pour lui apprendre l’histoire elle faisait choix de l’Histoire romaine du dominicain Coëffeteau, « parce que, disait-elle, les chapitres sont courts et notre Princesse n’aime pas ce qui est long. » Et elle terminait sa lettre en ces termes : « Quand vous trouverez l’occasion de lui faire un portrait de quelque princesse bien polie, modeste, précieuse, délicate, s’attirant le respect, ne le manquez pas, s’il vous plaît. Je crains qu’on ne se conforme à la grossièreté de notre siècle[26]. » Comment Dangeau s’acquitta de ces fonctions de précepteur, nous n’en savons rien. Il a la modestie de s’en taire dans son Journal, mais nous doutons que la Princesse ait jamais bien su l’histoire romaine.

Cette lettre où Mme de Maintenon recommande à Dangeau, transformé en précepteur, d’offrir à son élève le modèle d’une princesse précieuse semble un ressouvenir de sa jeunesse et du temps où elle-même fréquentait à l’hôtel d’Albret les dernières précieuses. Cependant elle en était arrivée à faire peu de cas du bel esprit qu’elle proscrivait sévèrement de l’éducation de Saint-Cyr. Ses préoccupations en ce qui concernait la Princesse étaient tournées d’un autre côté : « Vous pensez juste sur la princesse de Savoie, écrivait-elle à Mme de Brinon, qui avait été la première supérieure de Saint-Cyr ; il ne faut rien oublier pour l’élever chrétiennement. Il paroit qu’on l’a fait jusqu’à cette heure ; priez pour elle[27]. » La Princesse avait reçu, en effet, de celle que Madame appelle « sa sainte mère » une éducation foncièrement chrétienne. S’entretenant quelques années plus tard avec les demoiselles de Saint-Cyr, Mme de Maintenon rapportait d’elle un trait curieux : « Je me souviens que, quand Mme la duchesse de Bourgogne, qui étoit à peu près de votre âge, vint en France, elle paroissoit être indifférente pour toutes sortes de plaisirs, et elle étoit de même pour les richesses et les honneurs, dont il ne sembloit pas qu’elle se souciât ; mais quand je lui disois : Il y aura du péché si vous faites cela, elle reprenoit avec une grande vivacité : « Il y aura du péché ? voilà qui est fait ; je ne le ferai point », et j’avois le plaisir de lui voir toujours le même mouvement de vivacité, toutes les fois que je la faisois apercevoir qu’il y auroit du péché à quelque chose, et, quelque envie qu’elle eût de le vouloir faire, elle s’arrêtoit court. »

C’était cette horreur du péché qu’il s’agissait d’entretenir dans une âme enfantine, au milieu d’une Cour où le péché, malgré une plus grande régularité apparente, n’était pas précisément en horreur. Pour cela, il fallait d’abord la soustraire à des influences qui auraient pu tout naturellement s’exercer sur elle, et en particulier à celle des jeunes princesses ses tantes, dont la conduite n’était pas sans reproches. Il fallait également la faire vivre d’une vie à part, en l’isolant des plaisirs auxquels, sinon son âge, du moins son rang l’appelait naturellement. On poussait la précaution jusqu’à ne point parler de ces plaisirs devant elle. « On tient la fiancée de M. le duc de Bourgogne fort enfermée, écrivait Madame : le Roi nous a défendu à tous de jamais nommer devant elle l’Opéra, l’appartement des jeux, la comédie ; la pauvre enfant me fait pitié[28]. » Il faut croire qu’à Turin même ce régime paraissait sévère à certaines personnes, car le comte de Govone, envoyé extraordinaire de Savoie à la Cour de Versailles, écrivait à son chef, le marquis de Saint-Thomas : « La retraite où Sa Majesté entend tenir Mme la duchesse de Bourgogne, en la faisant s’abstenir de l’Opéra, du bal et de la comédie, la fait plaindre par beaucoup de personnes qui ne savent pas que le sérieux de cette Cour est un continuel divertissement (il scrio di questa Corte è un continuo divertimento). Elle fréquentera également très peu Saint-Cloud, car le Roi sait qu’elle ne se satisfait pas avec la modération des divertissemens (non si sodisfa col moderato dei divertimenti)[29]. » Cependant, si l’on s’en rapporte au témoignage de Tessé, la duchesse de Savoie aurait, au contraire, témoigné toute la satisfaction qu’elle ressentait de l’éducation donnée à sa fille, et elle aurait exprimé l’intention de prendre exemple sur cette éducation pour terminer celle de la fille qui restait auprès d’elle. Voici, en effet, ce que, à ce sujet, Tessé écrivait au Roi : « Ce prince (le duc de Savoie) me fist lire une lettre de Mme de Maintenon à Mme la duchesse sa femme sur l’éducation de Mme la Princesse, et sur les mesures que l’on prend pour corriger les petits deffauts auxquels l’âge et l’inclination pourroient l’entraîner. C’est dommage que des lettres si remplies de sentimens, qui pourroient servir de règle à la vertu mesme, demeurent dans le petit particulier de deux ou trois personnes. Mme la duchesse Royalle que l’on peut quasiment en ce monde regarder comme un ange, ou du moins comme le modelle vivant de ce que les princesses doivent faire, en fait des maximes pour l’éducation de sa seconde fille, et l’honneur qu’elle me fait de m’en confier souvent la lecture, parce qu’elle connoît le respectueux et tendre attachement que je dois avoir pour Mme la Princesse, me fait à moi-même et à mon âge une impression qui me rendroit plus homme de bien que je ne suis, si j’estois assez heureux pour en faire bon usage[30]. »

A cette enfant qui avait le goût bien naturel des divertissemens il fallait cependant une société moins grave que celle du Roi, de Mme de Maintenon, et de la duchesse du Lude. Mme de Maintenon, en éducatrice habile, l’avait bien compris. Aussi, dès les premiers jours de son arrivée, s’était-elle empressée de conduire la Princesse à Saint-Cyr.

Ce n’est pas ici le lieu de juger l’œuvre entreprise par Mme de Maintenon à Saint-Cyr. On sait ce qu’en pensait la divine raison de Mme de La Fayette, pour reprendre une expression de Mme de Sévigné. « Cet endroit qui, maintenant que nous sommes dévots, est le séjour de la vertu et de la piété, pourra quelque jour, sans percer dans un profond avenir, être celui de la débauche et de l’impiété. Car de songer que trois cents jeunes filles, qui y demeurent jusqu’à vingt ans et qui ont à leur porte une cour remplie de gens éveillés, surtout quand l’autorité du Roi n’y sera plus mêlée ; de croire, dis-je, que de jeunes filles et de jeunes hommes soient si près les uns des autres sans sauter les murailles, cela n’est presque pas raisonnable[31]. » En fait la divine raison se trompa. Jusqu’à la fin du siècle, il n’y a pas exemple que jeune homme ou jeune fille ait sauté les murailles de Saint-Cyr ; et la tourmente révolutionnaire qui devait balayer la pieuse institution la trouva, au contraire, comme endormie et figée dans les règles et le programme tracés par la fondatrice. Mais on peut se demander si Mme de Maintenon obéissait à une pensée très judicieuse, et préparait d’une façon très efficace le bonheur de ses protégées lorsqu’elle les tirait de familles nobles et pauvres, pour les élever à deux pas de Versailles, dans un établissement où l’air de la Cour pénétrait par toutes les fenêtres, et lorsqu’elle les renvoyait ensuite en province avec trois mille livres de dot. Elle avait beau leur dire et leur répéter dans ses entretiens qu’à Saint-Cyr elles goûtaient des bonheurs qu’elles ne retrouveraient point ailleurs ; qu’il n’y aurait ni monde ni plaisirs pour elles ; et que les plus heureuses seraient celles « qui se trouveroient dans le fond d’une campagne, à vivre en ménagères, à veiller sur les domestiques, voir s’ils s’acquittent bien de leurs fonctions, si le labourage se fait bien, s’ils ont soin des bestiaux, des dindons, des poules, et qui enfin seroient obligées de donner leur attention à tous ces détails de ménage et même souvent de mettre la main à l’œuvre[32], » l’éducation qu’elle leur donnait n’avait rien qui les préparât à d’aussi humbles besognes. Il semble qu’elle-même ait eu parfois le sentiment des tentations auxquelles elle les exposait, car un jour, après s’être félicitée de ce que par piété et à la suite d’une retraite, les demoiselles avaient supprimé la frisure qu’on leur avait permise, elle ajoutait : « Je serois au désespoir que l’obligation où je suis de laisser ici entrer tous les jours Mme la duchesse de Bourgogne et les dames du palais qui sont obligées pour ainsi dire par état à cet air de mondanité, l’introduisît de nouveau parmi vous[33]. » Mais soit qu’au début, ces inconvéniens ne l’eussent pas autant frappée, soit qu’à ses yeux toute autre considération dût céder devant l’intérêt supérieur de l’éducation qui lui était confiée, elle n’avait pas hésité à ouvrir toutes grandes à la Princesse les portes de Saint-Cyr. Le 25 novembre 1696, c’est-à-dire environ quinze jours après la rentrée de la Cour à Versailles, elle l’y conduisait pour la première fois.

La réception de cette enfant, qui devait être un jour la Reine, fut solennelle. Un jour que le Roi s’était présenté inopinément à la porte du couvent, la sœur tourière répondit, sans se troubler, de le faire attendre, « qu’elle allait avertir Mme la Supérieure », et le Roi la loua fort de cette stricte obéissance à la règle. On peut penser que, le jour où la Princesse se présenta, Mme la Supérieure était prévenue. Toute la communauté, en longs manteaux, se rendit au-devant d’elle jusqu’à la porte de clôture. La supérieure, Mme du Peyrou, lui adressa un compliment, qui malheureusement n’a pas été conservé, non plus que la réponse de la Princesse. Toutes les demoiselles formaient la haie jusqu’à l’église où d’abord on la conduisit. On lui fit ensuite visiter toute la maison, et la réception se termina par une petite représentation. Les demoiselles de Saint-Cyr avaient l’habitude de jouer entre elles des conversations ou des proverbes à plusieurs personnages, dont le plus grand nombre étaient composés par Mme de Maintenon elle-même. Ces conversations ou ces proverbes roulaient tantôt sur la dévotion, sur les vertus cardinales, sur le silence, tantôt sur les inconvéniens du mariage, sur le danger des occasions, ou celui des mauvaises compagnies. Mais elles étaient aussi composées par les dames en vue de certaines circonstances spéciales. Ce dut être une de celles-là qui fut représentée devant la Princesse, car cette conversation contenait des allusions à sa visite et était « assaisonnée de louanges délicates[34]. » La Princesse revint à Versailles enchantée de cette première visite où, sans le dire, elle s’était peut-être plus divertie que durant ses promenades dans la crotte avec le Roi. « Elle fut ravie, disent les Mémoires de Sourches, de voir toutes les petites filles à l’église et dans leur récréation. En revenant de là elle vint trouver le Roi qui travailloit dans l’appartement de la marquise de Maintenon, et Sa Majesté fut très contente de la vivacité de ses réponses et des manières respectueuses avec lesquelles elle savoit allier son enjouement[35]. »

A partir de cette première visite, la Princesse devint en quelque sorte une habituée de Saint-Cyr. Il n’y avait pas de semaine qu’elle n’y allât, et plutôt deux fois qu’une. Parfois elle s’y rendait l’après-midi en simple visite, et en revenait avec Mme de Maintenon. Parfois, au contraire, elle y allait dès le matin et partageait le repas des élèves : « Elle mangera au réfectoire à la table des rouges, écrivait Mme de Maintenon à Manceau, l’intendant de Saint-Cyr ; il lui faut un potage aux écrevisses, dans une écuelle d’argent (c’était un jour maigre) ; un pain tortillé comme elle en mange ; un morceau de pain bis de la Ménagerie ; du beurre battu frais, des œufs frais sur des assiettes, une sole dans un petit plat, de la gelée de groseille sur une assiette, des cornets, une carafe de vin, un pot de faïence plein d’eau et assez petit pour qu’elle se serve toute seule ; une porcelaine pour boire… Je mangerai au réfectoire des demoiselles, comme les rouges[36]. » Les jours où la Princesse venait ainsi à Saint-Cyr dès le matin, elle y passait la journée entière, et s’associait à la vie des demoiselles. Les Mémoires inédits des dames de Saint-Cyr contiennent plusieurs pages de détails à la fois naïfs et piquans sur les séjours de la Princesse à Saint-Cyr. Autant que possible nous les reproduirons textuellement[37] : « Après cette première entrevue (la réception que nous avons racontée), Mme de Maintenon l’amenoit presque tous les jours. Elle l’exerçoit auprès d’elle, ou lui faisoit suivre les classes, ce qui ne déplaisoit pas à l’auguste enfant. Elle avoit parmi elles de petites amies avec lesquelles elle lioit davantage, quoy qu’elle agît bien avec toutes, étant du naturel le plus affable et le plus gracieux du monde. Tout annonçoit en elle la supériorité du rang. A la plus aimable figure elle joignoit un air de vivacité qui inspiroit la gaieté aux demoiselles. »

Parmi ces petites amies avec lesquelles elle liait davantage, se trouvait Mlle d’Aubigné, qui devait être un jour la maréchale duchesse de Noailles. Les deux jeunes filles s’aimaient beaucoup, ce qui ne les empêchait pas de se disputer assez souvent. « Un jour qu’il y avoit eu entre elles une petite fâcherie, et qu’elles s’étoient même un peu battues, il arriva qu’on annonça à la Princesse que c’étoit pour elle jour de confession, et que le Père Lecomte, jésuite, son confesseur, envoyoit savoir l’heure de sa commodité. Mlle d’Aubigné, entendant cette invitation, la regarda avec un air malin et lui dit : « Oh ! que la conscience me poigneroit si c’étoit moi que l’on demandoit pour aller à confesse ! » La Princesse rougit et ne répondit rien. Elle tint sans doute grand compte de ce reproche sous-entendu, mais il n’est pas certain qu’elle en profita pour être plus douce une autre fois.

Bien que les jours où la Princesse venait à Saint-Cyr fussent toujours un peu des jours de fête, cependant Mme de Maintenon tenait à ce que la régularité apparente de la maison ne fût pas troublée, et que les exercices se continuassent comme à l’ordinaire. La Princesse s’y prêtait de bonne grâce. Elle prenait, ces jours-là, le nom de Mlle de Lastic, une élève récemment sortie, et revêtait même le costume de la maison. Peut-être ne sera-t-on pas fâché de savoir quel était ce costume. Laissons les dames elles-mêmes nous le décrire : « L’habit des demoiselles consiste en un manteau et une jupe d’étamine brune du Mans, et le reste à l’avenant. La coiffure est un bonnet de toile blanche, avec une étoffe médiocrement fine ou une passe de mousseline et de linon ; elles ont un ruban sur la tête, montrent des cheveux et se coiffent à peu près suivant l’usage du temps. Elles ont un bord de dentelle ou de mousseline autour au cou, un petit tablier de la même étamine que l’habit, bordé autour d’un ruban de la même couleur de la classe où elles sont ; leur ceinture est aussi de la même parure. Tout cela, quand il est mis proprement, est un habit qui ne laisse pas d’avoir un air de noblesse, et de faire un assez bon effet au chœur, quand toutes les demoiselles y sont rassemblées[38]. »

Les demoiselles de Saint-Cyr étaient, on vient de le voir, divisées, suivant leur âge, en quatre classes : les rouges, les vertes, les jaunes et les bleues, distinguées entre elles par la couleur du ruban qui bordait leur tablier. Par son âge, la Princesse aurait dû appartenir à la classe des vertes, qui avaient de onze à quatorze ans ; mais, sans doute à cause de son instruction insuffisante, c’était la classe des rouges, c’est-à-dire celle des enfans de moins de onze ans dont elle suivait les exercices. Le programme des leçons données aux rouges comprenait la lecture, l’écriture, le calcul, les élémens de la grammaire, le catéchisme et des notions d’histoire sainte. La Princesse aimait à être apostrophée comme les autres sur le catéchisme, et elle répondait avec un air grave et modeste. Mais, pour faire apparaître sa supériorité sur les autres demoiselles, on avait soin de la prévenir à l’avance des questions qui lui seraient posées, et elle apprenait les réponses par cœur. « Si malheureusement on se fût trompé d’interrogation, toute cette science seroit échouée, et cette idée la faisoit un peu trembler ; mais on n’avoit garde de l’exposer à un affront. »

La Princesse ne se prêtait pas toujours à cette petite comédie d’égalité. Parfois, au contraire, il semble qu’elle voulût être traitée suivant son rang. C’est ainsi qu’un jour elle voulut faire la maîtresse à la classe bleue. A l’heure de l’exhortation, elle se mit en devoir « d’exhorter les demoiselles. » Ayant pris pour sujet le jugement dernier, une demoiselle demanda où étoit la vallée de Josaphat. Comme elle n’en savoit rien, elle courut risque de demeurer court, mais elle voulut s’éviter cette honte et prit le moyen le plus sûr, disant à la demoiselle : « Voilà une sotte question, mademoiselle. Il est bien nécessaire de savoir cela ! » Elle courut ensuite conter à Mme de Maintenon comment elle s’était tirée d’embarras, et si Mme de Maintenon la gronda de la rudesse avec laquelle elle avait traité la pauvre demoiselle, les Mémoires n’en disent rien. Parfois aussi elle voulait revêtir l’habit des dames de Saint-Cyr, et que Mlle d’Aubigné le revêtit également. Mais elle exigeait que Mlle d’Aubigné ne portât que le costume de novice, tandis qu’elle-même aurait la croix d’or, le grand manteau et tous les apanages des professes, ce qui causait un furieux dépit à Mlle d’Aubigné. « Elles passèrent une fois un jour entier au noviciat dont elles suivirent les exercices, allant balayer et faire toutes les pratiques usitées. Mais, après avoir bien gardé le silence toute la journée, elles s’en lassèrent, et se dérobèrent pour parler à leur aise. »

Jouer à la religieuse n’était pas un divertissement qui convînt en effet à l’humeur ordinaire de la Princesse. Elle avait conservé le goût des amusemens de son âge, et il fallait que tout le monde y prît part avec elle. C’est ainsi que Mme de Maintenon, qui offrait à Dieu toutes ces complaisances, se voyait obligée de jouer à cache-mitouche[39]. Mais la Princesse aimait surtout à courir avec les demoiselles dans le grand jardin dont Mansart avait tracé le plan et dont le Roi lui-même avait baptisé les allées et les bosquets de noms symboliques : Allée des réflexions, — Allée solitaire, — Allée du cœur, — Cabinet du recueillement, — Cabinet solitaire. « C’étoit tantôt des parties de cligne-musettes, tantôt des danses ou des jeux de mouvemens où elle triomphoit par son activité. » Elle aimait aussi à passer ses journées à l’économat, et à aider la sœur dépensière, rangeant les fruits avec elle, faisant ses commissions et n’étant jamais si contente que quand la sœur lui disait : faites ceci, ou : allez là, sans avoir égard à son rang. Quand elle avait bien travaillé, elle mangeait quelques pommes toutes ridées avec du pain bis, régal qu’elle préférait à tout. Elle aimait aussi à passer de longues heures, en compagnie de Mlle d’Aubigné, à l’apothicairerie où il y avait une vieille sœur converse, la sœur Marie, au parler un peu paysan, qui profitait de l’occasion pour les prêcher toutes deux sur la vanité du monde. « Cette morale, débitée avec le ton qu’il est aisé de se figurer, les divertissait beaucoup. » Un jour, la Princesse fut prise à l’apothicairerie d’une violente colique. La sœur Marie lui conseilla de s’appliquer sur le ventre un vieux couvercle de pot de terre bien gras et bien vieux. Elle suivit le conseil, et le soir, quand, de retour à Versailles, ses femmes de chambre la déshabillèrent, elles furent fort étonnées de voir tomber ce couvercle.

Il y avait, au contraire, des jours où la Princesse prenait part volontairement aux cérémonies les plus graves. Elle assistait, sans opiner il est vrai, aux délibérations du chapitre ; elle donnait le voile à une religieuse ; elle tenait un coin du drap mortuaire aux funérailles d’une autre. Mais elle mêlait volontiers un peu d’espièglerie à tout ce qu’elle faisait. Un jour que c’était à Saint-Cyr confession générale, elle s’agenouilla dans le confessionnal à la place d’une demoiselle, et sans dire qui elle était. « Entendant le bruit du taffetas, le confesseur pensa que ce pouvoit être une personne de la Cour. En homme zélé, il profita de l’occasion pour lui parler sur les vanités du monde. À sa sortie du confessionnal, elle dit aux demoiselles qu’elle étoit très contente de ce confesseur, qu’il lui avoit dit toutes ses vérités ; puis, courant à Mme de Maintenon : Ma tante, lui dit-elle, je suis enchantée de ce confesseur ; il m’a dit que j’étais pire que Madeleine. »

Des leçons ou des exercices de piété ne remplissaient cependant pas toute la vie des demoiselles de Saint Cyr. On sait la place qu’y avaient tenue, pendant quelques années, les représentations théâtrales. Depuis la réforme que Mme de Maintenon avait introduite à Saint-Cyr, les personnes du dehors n’étaient plus invitées à ces représentations, mais l’usage en avait subsisté comme divertissement intérieur, et il était assez naturel d’offrir ce divertissement à la Princesse. Aussi une représentation d’Esther fut-elle donnée à Saint-Cyr, le 30 janvier 1697. On jugea sans doute que le plaisir serait encore plus grand pour elle, si on lui donnait un rôle dans la pièce. Le difficile dut être d’en trouver un qui pût être tenu par elle. Dangeau se borne à dire qu’elle joua le personnage d’une jeune Israélite, sans indiquer lequel. Il y a plusieurs jeunes Israélites qui chantent des soli ou des duos dans les chœurs. Mais à une actrice aussi peu expérimentée il est peu probable qu’une partie aussi importante ait été confiée du premier coup. Au contraire, à la troisième scène du deuxième acte, la plus jeune des Israélites (c’est ainsi qu’elle est désignée dans la pièce) dit ce vers si connu :


Ciel ! qui nous défendra, si tu ne nous défends ?


La Princesse n’avait pas de peine à être la plus jeune des Israélites, puisqu’elle n’atteignait pas douze ans. Il est donc assez vraisemblable qu’elle dut être chargée de dire ce vers. Ainsi le succès de la représentation n’était pas compromis, et son désir enfantin était satisfait : elle avait joué un rôle dans Esther.


IV

Pendant que la future duchesse de Bourgogne menait cette existence où les divertissemens tenaient en somme plus de place que l’étude, il n’en était pas ainsi de celui qui devait être bientôt son époux. Sauf les visites qu’il était autorisé deux fois par mois à rendre à la Princesse, rien n’était changé dans sa vie extérieure, et il demeurait encore sous l’autorité étroite de son gouverneur le duc de Beauvilliers. Mais un grand changement était survenu dans sa vie morale. Il avait été définitivement séparé de Fénelon.

Par une contradiction singulière, l’époque où Fénelon donnait au duc de Bourgogne l’éducation si heureuse, si habile, et, au point de vue de la direction religieuse, si saine que nous avons vue, était précisément celle où il nouait avec Mme Guyon cette relation étrange qui devait avoir sur sa vie entière un si fâcheux contre-coup, et où il s’engageait à sa suite dans cette aventure théologique qui devait compromettre son autorité et un peu son caractère. Ce fut quelques mois avant sa nomination comme précepteur des enfans de France qu’il vit pour la première fois Mme Guyon. « Il me semble, a-t-elle écrit plus tard dans sa Vie, que mon âme a un rapport entier avec la sienne, et ces paroles de David pour Jonathas que son âme étoit collée à celle de David, me paroissoient propres à cette union[40]. » Pendant qu’il corrigeait les thèmes ou les versions du duc de Bourgogne et que, sous le couvert d’agréables fictions, il lui donnait de judicieux et salutaires enseignemens, il composait, sous l’influence de Mme Guyon, ces petits écrits mystiques, d’une spiritualité inquiétante, qui, circulant de mains en mains à Saint-Cyr, portaient le trouble dans les âmes, et qu’il devint bientôt nécessaire d’arracher aux mains des religieuses. Pendant qu’il écrivait Télémaque, et qu’il mettait son élève en garde contre les séductions de Calypso et d’Eucharis, il prenait part à ces conférences d’Issy, où il disputait avec Bossuet sur la doctrine du pur amour, et il adhérait « par déférence plus que par persuasion », à la condamnation de certaines propositions un peu malsaines qui devaient cependant plus tard se retrouver en partie sous sa plume. Bien que toutes ces choses ne fussent point publiques et demeurassent encore dans l’ombre, cependant les complaisances de Fénelon pour la nouvelle doctrine n’étaient point un mystère, et ne laissaient pas de le rendre un peu suspect dans le monde des théologiens. Peu s’en fallut qu’à l’instigation de l’archevêque de Paris, Harlay de Champvallon, qui ne l’aimait pas, la Sorbonne ne mît en discussion comme cas de conscience la question de savoir « si un prince pouvait souffrir auprès de ses enfans un précepteur soupçonné de quiétisme[41] ». Le coup fut évité, mais une certaine défaveur dont il était déjà l’objet ne fut peut-être pas sans influence sur sa brusque nomination à l’archevêché de Cambray.

Certes, en apparence, cette nomination n’avait rien qui sentît la disgrâce. Cet archevêché tout nouveau, — car il n’y avait pas longtemps que les provinces composant le diocèse de Cambray étaient réunies à la France, — jouissait d’un revenu de cent mille livres. Le titulaire avait droit au titre de duc. Un simple abbé, fût-il de bonne maison et précepteur des enfans de France, n’avait pas le droit de se plaindre de débuter ainsi dans l’épiscopat. Cependant ceux et surtout celles qui portaient à Fénelon un intérêt passionné espéraient mieux pour lui. « Cambray, dit Saint-Simon, fut un coup de foudre pour tout ce petit troupeau. Il voyoit l’archevêque de Paris menacer ruine, c’étoit Paris qu’ils vouloient tous, et non Cambray qu’ils considérèrent avec mépris comme un diocèse de campagne dont la résidence, qui ne se pourroit éviter de temps en temps, les priveroit de leur pasteur. Leur douleur fut donc profonde de ce que le reste du monde considéra comme une fortune éclatante, et la comtesse de Guiche en fut outrée jusqu’à n’en pouvoir cacher ses larmes[42] ».

Fénelon ne s’y trompa pas davantage. Cette nomination ne le séparait pas seulement d’un élève chéri. En le reléguant parmi les Belges, extremi hominum, disait-il en plaisantant, elle l’éloignait de la Cour dans un moment où il ne pouvait pas lui échapper que son crédit était ébranlé et que, suivant une expression dont lui-même devait bientôt se servir, « le cœur de Mme de Maintenon s’était resserré à son égard. » Malgré son empire sur lui-même, il ne put s’empêcher d’en marquer quelque chose. Suivant l’abbé Proyart[43], « il répondit au Roi qu’il ne pouvoit regarder comme une faveur une disposition qui l’éloignoit de M. le duc de Bourgogne avant qu’il eût mis la dernière main à son éducation. » Le Roi lui aurait dit alors « qu’à la vérité, il ne pourroit pas, de quelques années, résider exactement dans son diocèse, mais que l’emploi qu’il remplissoit à la Cour lui paroissoit une raison bien légitime de dispense. » Mais Fénelon, « aussi invariable dans ses principes de conscience que dans ses maximes de politique », aurait insisté sur l’obligation de la résidence pour un évêque, obligation dont certains de ses collègues dans l’épiscopat ne laissaient pas de se dispenser assez volontiers. On trouva enfin, toujours au dire de Proyart, un tempérament : ce fut que Fénelon, « restant toujours chargé de diriger l’éducation du duc de Bourgogne, résideroit neuf mois de l’année à Cambray et passeroit auprès de son élève les trois mois que le concile de Trente accorde aux évêques pour vaquer, hors de leurs diocèses, aux affaires de leurs églises ou aux leurs. »

En fait, ce fut bien ainsi que les choses finirent par s’arranger. Mais il nous paraît douteux que Louis XIV ait mis autant d’insistance à retenir Fénelon auprès de son petit-fils. On connaît le propos que, suivant Voltaire, il aurait tenu, à la suite d’une conversation avec Fénelon : « Je viens de m’entretenir avec le plus bel esprit de mon royaume, et le plus chimérique. » L’authenticité en est assez douteuse, comme celle de beaucoup de propos historiques. Mais Louis XIV avait assez de clairvoyance et de connaissance des hommes pour deviner le politique et le censeur qui, chez Fénelon, se cachait sous le prêtre et l’homme de cour, et il ne dut pas être fâché qu’un prétexte honorable se présentât de l’éloigner un peu.

Cependant, et malgré ce soupçon de disgrâce, Fénelon conservait encore la haute main sur l’éducation du duc de Bourgogne. De Cambray où, dès le mois d’août 1695, il va s’installer, nous le voyons écrire à l’abbé Fleury, sous-précepteur, plusieurs lettres où il trace pour son élève un vaste programme de lectures sacrées ou profanes. Rendons-lui, ainsi qu’à Beauvilliers, cette justice que tous deux étaient d’accord pour tenir les jeunes princes tout à fait en dehors de ces fâcheuses controverses. « Aucun d’eux, écrivait Beauvilliers à l’abbé Tronson, ne sait qu’il y ait au monde une femme qui s’appelle Mme Guyon, ni un livre intitulé le Moyen court[44]. » Les choses changèrent lorsque au mois de février 1697 parurent les Maximes des saints. On sait tout le bruit que fit l’apparition de ce livre, les contradictions et les controverses qu’il suscita ; la vigoureuse réplique de Bossuet dans son Instruction sur les états d’oraison ; enfin l’appel à Rome à la requête de Fénelon lui-même, qui voulait se soustraire à la juridiction de ses collègues de l’épiscopat. Mais tout ce bruit lui fut fatal.

Louis XIV avait à l’endroit de toutes les nouveautés religieuses une répugnance instinctive. D’ailleurs cette doctrine raffinée du pur amour devait particulièrement déplaire à son sens droit, mais un peu gros, et il aurait volontiers pris à son compte le mot que les anciennes disputes sur la grâce avaient inspiré à Mme de Sévigné. « Epaississez-moi un peu la religion qui s’évapore à force d’être subtilisée. » Il avait vigoureusement réprimé le jansénisme. Ce n’était pas pour laisser s’établir en France le quiétisme. À l’accueil glacial qu’il fit à Beauvilliers lorsque celui-ci lui présenta les Maximes des saints, les amis de Fénelon auraient pu deviner que sa disgrâce était proche. L’ouvrage, qui avait paru chez Aubouin, portait sur la première feuille : Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, par Messire de Salignac-Fénelon, archevêque-duc de Cambray, précepteur de Messeigneurs les ducs de Bourgogne, d’Anjou, de Berry. Les prélats les plus considérables de France s’accordaient pour censurer ce livre. L’orthodoxie de l’auteur devenait suspecte. Son nom allait être mêlé à des controverses théologiques. Peut-être serait-il condamné. Il n’était pas possible de le laisser plus longtemps se parer de ce titre de précepteur des enfans de France dont il commençait déjà de se servir comme d’un moyen de défense. « Chassera-t-on de la Cour, avait-il écrit dans un mémoire, comme un infâme quiétiste, un archevêque qui a instruit les princes pendant sept ans[45] ? » Le Roi sentait sa conscience troublée et sa responsabilité en jeu. S’il faut en croire le récit de d’Aguesseau, « il alla d’abord chez Mm’ de Maintenon, et lui dit d’un ton qui faisait sentir sa douleur et sa religion : « Eh quoi ! Madame, que deviendront mes petits-enfans ? En quelles mains les ai-je mis[46] ? » Mme de Maintenon, qui se sentait compromise, n’intercéda pas, et Louis XIV se décidait à frapper. Le 26 juillet, il écrivait de sa propre main à Innocent XII pour lui dénoncer le livre des Maximes des Saints. « Je l’ai fait examiner, disait-il, par des évêques et par un grand nombre de docteurs et de savans religieux de divers ordres. Tous unanimement, et tant les évêques que les docteurs, m’ont rapporté que ce livre étoit très mauvais, très dangereux et que l’explication donnée par le même archevêque n’étoit pas soutenable[47]. » Mais il n’attendait pas le jugement du Pape. Le 3 août, il fit venir le duc de Bourgogne dans son cabinet, où il demeura longtemps enfermé seul avec lui, s’efforçant, comme dit Saint-Simon, de le déprendre de ce précepteur qu’il aimait tant. Il n’y réussit pas. Proyart assure que le duc de Bourgogne se jeta aux pieds du Roi, « s’offrant avec larmes de justifier son maître et de répondre sur la religion qu’il lui avait enseignée. » Mais Louis XIV demeura inflexible. « Mon fils, aurait-il répondu, je ne suis pas maître de faire de ceci une affaire de faveur : il s’agit de la pureté de la foi. M. de Meaux en sait plus en cette matière que vous et moi[48], » Le même jour, la Cour apprenait que M. de Cambray avait reçu l’ordre de se retirer dans son diocèse et de n’en plus sortir. En effet, il ne reparut jamais à Versailles, mais nous avons quelque peine à croire que la pureté de la foi ait seule inspiré à Louis XIV une mesure aussi inflexible.

Chez un jeune homme d’une nature aussi sensible que le duc de Bourgogne, le déchirement dut être profond. Docile néanmoins à la volonté de Louis XIV qu’il considéra toujours, suivant une expression employée fréquemment par lui, comme une émanation de la volonté divine, il eut le courage de rompre toutes relations avec son ancien précepteur, et de demeurer quatre ans sans lui écrire. Mais l’affection n’en demeurait pas moins enracinée au fond du cœur. Nous la verrons reparaître au grand jour dès que les circonstances deviendront favorables. En attendant, le duc de Bourgogne demeurait sous la seule gouverne du duc de Beauvilliers. Ce fut durant la période de deux années qui s’écoula entre la nomination de Fénelon à Cambray et le mariage du duc de Bourgogne, que dut s’affermir sur le jeune prince l’influence de cet homme de bien, qui fut pour le moins aussi grande que celle de Fénelon. Souvent on a reproché à ce dernier d’avoir favorisé chez son élève certaines dispositions à une dévotion un peu minutieuse, et difficilement compatible avec quelques-uns de ses devoirs de prince. Nous inclinons à croire que ce reproche serait plus justement adressé à Beauvilliers, qui lui-même donnait l’exemple de cette piété presque ascétique. Il assistait tous les jours à la messe, communiait deux fois par semaine, et se tenait, autant qu’il le pouvait, à part des plaisirs de la cour. Sourches s’étonnait, on s’en souvient, qu’il eût consenti à accompagner le duc de Bourgogne à un bal costumé. Dans cette correspondance inédite dont nous avons déjà parlé[49], on le voit jouer vis-à-vis de son ancien élève le rôle d’un véritable confesseur laïque. C’est de l’armée que le duc de Bourgogne lui écrit le plus souvent ; mais c’est pour le prendre comme confident de ses pratiques pieuses ou de ses scrupules. Dans les lettres qu’à la même époque il reçoit de Fénelon, on sent chez ce dernier le désir d’affranchir son ancien élève de ces minuties et de ces petitesses. Dans les lettres du duc de Bourgogne à Beauvilliers, rien n’indique qu’il ait reçu de son ancien gouverneur des conseils aussi virils. On dirait que c’est l’archevêque qui est l’homme d’épée et le gentilhomme qui est le prêtre.

L’influence de Beauvilliers se fit cependant sentir d’une façon heureuse pendant ces deux années par le soin qu’il prit de préparer le duc de Bourgogne à son métier de roi. Il comprit qu’en fait de latin ou de mathématiques, le jeune prince en savait assez, et qu’il était temps de lui apprendre à connaître la France, ses besoins, ses charges et ses ressources. Au commencement de l’année 1697, « Messieurs les maîtres des requêtes, commissaires départis en les provinces du royaume » reçurent une sorte de questionnaire contenant les demandes de renseignemens les plus minutieux sur l’état de leurs généralités, avec ordre de répondre à ce questionnaire dans le délai de trois à quatre mois. Un exemplaire de ce questionnaire se trouve aux Affaires étrangères, et le mémoire en réponse sur la Généralité de Paris, qui s’y trouve également, porte cette mention : dressé par l’intendant pour l’éducation de Mgr le duc de Bourgogne[50]. C’était, en effet, sur le désir exprimé par le duc de Bourgogne que ce questionnaire avait été adressé aux Intendans, et ce désir lui fut probablement inspiré par Beauvilliers, qui, en sa qualité de chef du conseil des finances, savait de quelle importance ces connaissances financières et administratives étaient pour un prince. Grande fut la joie de tous ceux, et ils commençaient à être nombreux, qui s’inquiétaient de l’état d’épuisement où la France semblait réduite, en apprenant que le futur héritier de la couronne se préoccupait déjà de connaître l’état véritable du pays sur lequel il devait régner un jour. Nous trouvons l’écho de ces sentimens dans la préface que Boulainvilliers devait mettre[51], quelques années plus tard, en tête de son ouvrage : l’État de la France. « La Renommée, dit-il, m’a voit appris, dans le fond de ma solitude et de la province, de combien de rares qualités la Providence avoit orné le cœur et l’esprit de M. le duc de Bourgogne. J’entrevoyois donc, avec toute la satisfaction qu’un bon Français peut ressentir, que le progrès des années développoit tous les jours chez lui quelques semences de nouvelles vertus propres à faire un jour le bonheur des peuples qui doivent lui être soumis et à lui procurer une gloire immortelle… Mais quand j’appris que, de son propre mouvement, il s’étoit porté à désirer que tous les Intendans du Royaume lui dressassent des mémoires exacts de leurs généralités, qu’il avoit choisi lui-même les matières qu’il vouloit qu’ils y renfermassent, et prescrit l’ordre qu’ils dévoient suivre en les écrivant ; surtout quand je crus apercevoir dans ce projet une distinction tendre et compatissante pour l’ancienne noblesse, j’avoue que mon cœur ressentit une joye inexprimable. »

Telles étaient les espérances que le duc de Bourgogne inspirait à l’avance aux esprits judicieux et réfléchis. Chez d’autres cependant, son naturel sérieux ne laissait pas de faire naître quelques appréhensions, dont nous trouvons également l’écho dans les Lettres galantes de Mme Desnoyers. Après avoir fait, dans une de ses lettres, l’éloge du duc de Berry et de sa gaieté, elle ajoute : « Monsieur le duc de Bourgogne est plus sombre, et il y a des gens qui augurent mal de son règne ; cependant il a paru de bonne humeur ce carnaval, et il s’est fort humanisé[52]. » Pour l’humaniser encore davantage, ces personnes frivoles comptaient sur son mariage, dont la date approchait et dont les fêtes s’annonçaient comme devant être des plus brillantes.


V

Dès le lendemain de l’arrivée de la princesse de Savoie, Louis XIV, enchanté de la trouver plus avancée en esprit et en sagesse qu’il ne pensait, lui avait promis que son mariage serait célébré aussitôt qu’elle aurait atteint sa douzième année. Elle était née le 6 décembre 1685. La date fixée approchait donc, et depuis deux mois, il n’était bruit à la Cour que des préparatifs du mariage.

On savait que les fêtes seraient magnifiques, et que la cérémonie du mariage serait suivie de deux bals. « Le Roi à son souper, dit Dangeau, témoigna qu’il seroit bien aise qu’il y eût beaucoup d’hommes et de femmes parées pour danser aux bals qu’il y aura après les fêtes de la Princesse. » Il n’en fallut pas davantage pour que chacun rivalisât de prodigalité dans ses ajustemens et, suivant l’expression de Saint-Simon, « pour qu’il ne fût plus question de consulter sa bourse ni son état. » Les boutiques des marchands étaient dévalisées. Tout montait de prix. On s’arrachait les ouvriers. Des dames promirent vingt louis pour avoir un coiffeur pendant une heure, le jour du mariage. Madame la Duchesse alla jusqu’à faire enlever de force les ouvriers qui travaillaient chez la duchesse de Rohan. Mais le Roi le trouva mauvais et les lui fit rendre. Il commençait à être un peu effrayé des dépenses dont les paroles prononcées par lui avaient été l’occasion, et il dit, à plusieurs reprises, qu’il ne comprenait pas « comment il y avait des maris assez fous pour se laisser ruiner par les habits de leurs femmes. » Mais le branle était donné, et il était trop tard. Les gazettes étaient pleines de l’annonce et de la description des toilettes qui seraient portées par les principaux personnages de la Cour. Les plus sages durent se mettre au pas. « Entre Madame de Saint-Simon et moi, dit mélancoliquement Saint-Simon, il nous en coûta vingt mille livres. »

De leur côté, les deux fiancés se préparaient au rôle qu’ils devaient jouer dans ce grand jour. Depuis quelque temps déjà, les visites que le duc de Bourgogne était autorisé à rendre à la Princesse étaient devenues moins sérieuses. On leur avait permis de jouer et de danser ensemble, toujours sous la surveillance de la duchesse du Lude. Le 29 novembre, ils répétèrent leur pas dans le salon du Roi à Versailles, avec les mêmes cérémonies que si le Roi eût été présent. Il y eut une seconde répétition le 2 décembre, devant des fauteuils rangés comme ils devaient l’être le jour du mariage. La veille le Roi avait encore donné à la Princesse pour six cent mille francs de pierreries. Mme de Maintenon lui envoyait également une jolie cassette pleine de bijoux. Au fond de la cassette il y avait une petite boîte, avec le portrait du duc de Bourgogne. Mme de Maintenon aurait manqué à ses devoirs d’éducatrice si elle ne s’était efforcée, à cette occasion, de faire pénétrer quelques idées sérieuses dans cette jeune tête. Le mariage apparaissait probablement à la Princesse comme le premier jour d’une vie de divertissemens. Ce n’était point sous cet aspect que Mme de Maintenon envisageait les choses. Elle avait pauvre opinion du mariage, et s’efforçait de ne laisser sur ce point aucune illusion aux demoiselles de Saint-Cyr. « Quand elles auront passé par le mariage, écrivait-elle, elles verront qu’il n’y a pas de quoi rire. Il faut les accoutumer à en parler très sérieusement et même tristement, car je crois que c’est l’état où l’on éprouve le plus de tribulations, même dans les meilleurs[53]. » Et dans ses instructions à la classe jaune : « Il n’y a point de noviciat qui dispose au mariage. Il seroit difficile de prévoir jusqu’où un mari peut porter le commandement. Il s’en trouve très peu de bons ; sincèrement je n’en ai jamais connu deux, et, quand je dirois un, je n’exagérerois point[54]. » Ce fut sans doute pour prévenir la Princesse contre les illusions qu’elle crut devoir lui adresser une série d’avis que la Princesse avait conservés, et qu’à sa mort, on trouva dans sa cassette. Les avis sont divisés en trois chapitres : « par rapport à Dieu ; par rapport à monsieur votre mari ; par rapport au monde. » Nous ne citerons ici que quelques-uns des avis « par rapport à monsieur votre mari. » Ils sont judicieux, bien qu’un peu tristes :

« Que M. le duc de Bourgogne soit votre meilleur ami et votre confident ; prenez ses conseils, donnez-lui les vôtres ; ne soyez qu’une seule personne, selon les desseins de Dieu.

« N’espérez point que cette union vous fasse jouir d’un bonheur parfait ; les meilleurs mariages sont ceux où l’on souffre tour à tour l’un de l’autre avec douceur et patience. « N’exigez pas autant d’amitié que vous en aurez ; les hommes, pour l’ordinaire, sont moins tendres que les femmes.

« Vous serez malheureuse si vous êtes délicate en amitié ; demandez à Dieu de n’être pas jalouse.

« N’espérez jamais faire revenir un mari par les plaintes, les chagrins, les reproches. Le seul moyen est la patience et la douceur, mais j’espère que M. le duc de Bourgogne ne vous soumettra pas à ces épreuves[55]. »

A une enfant de douze ans, ces conseils devaient paraître un peu graves, car elle était toute à la joie de son prochain mariage. Cependant, quelques jours auparavant, elle avait eu un chagrin. La duchesse de Savoie, qui n’avait eu jusque-là que des filles, était accouchée d’un fils qui mourut en naissant. La tristesse était grande à la petite cour de Turin, et, sensible comme elle était et sincèrement attachée à ses parens, la Princesse en prit sa part : « Elle pleura fort, » dit Dangeau. A l’occasion de ce malheur, le duc de Bourgogne voulut écrire à son futur beau-père, mais une question d’étiquette arrêta ce bon mouvement. Comme il n’avait jamais écrit à personne, il était nécessaire de régler le protocole de sa correspondance. Une difficulté s’était élevée à ce sujet, quelques années auparavant, entre Monsieur et le duc de Savoie, son gendre. Monsieur voulait mettre sur l’inscription de ses lettres : A M. le duc de Savoie, mon gendre, ce qui impliquait la supériorité, et que le duc de Savoie lui écrivît seulement : A. M. le duc d’Orléans. Le duc de Savoie voulait au contraire l’égalité et, depuis cette contestation, le beau-père et le gendre avaient cessé de s’écrire. Torcy chargea Briord, notre nouvel ambassadeur à Turin, de régler la question en ce qui concernait le duc et la duchesse de Bourgogne.

Briord fut chargé d’aviser la cour de Turin « que le Prince et la Princesse ne recevraient point de lettres sur l’inscription desquelles il y aurait autre chose que Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne, tandis qu’au contraire, sur l’inscription de leurs lettres, ils ajouteraient toujours, suivant les cas, mon père, ma mère, ou mon beau-père. » Mais comme le duc de Bourgogne ne pouvait mettre sur l’inscription d’une lettre : A M. le duc de Savoie mon beau-père, avant que le mariage ne fût conclu, Briord était chargé d’expliquer que, pour cette raison, il n’écrirait point quant à présent. Moyennant que l’inscription des lettres reçues par elle fût conforme à ce protocole, la duchesse de Bourgogne pourrait correspondre librement avec sa famille, et Torcy terminait ainsi sa dépêche : « Quant à ce qui regarde le dedans de la lettre, le Roi ne prétend point contraindre la tendresse de M. le duc et de Mmes les duchesses de Savoie, et elle laisse à leur liberté ou de la nommer : ma fille, s’il est accoutumé de le faire, ou de ne point lui donner de qualité dans le corps de la lettre[56]. »

Le 4 décembre la Princesse fit une confession générale et reçut la communion de la main de Bossuet, récemment nommé son premier aumônier. Le duc de Bourgogne fit également ses dévotions le 6. La cérémonie du mariage avait été fixée au 7 décembre. Le 7 décembre, qui tombait un samedi, entre onze heures et midi, les princes, princesses et principales dames de la cour se réuniront dans la chambre de la Princesse[57]. Le duc de Bourgogne s’y rendit à onze heures et demie, accompagné du duc de Beauvilliers. Il portait « un habit de velours noir en manteau, brodé d’or en plein, et le manteau doublé d’une étoffe d’argent, pareillement brodé d’or, mais d’une broderie délicate. Il étoit en pourpoint et chausses ouvertes, en grosses jarretières et couvertes de dentelles, des ailes et des rubans sur les souliers, un bouquet de plumes au chapeau. » Il assista à la fin de la toilette de la Princesse, assis sur un siège auprès d’elle. « L’habit de la Princesse étoit d’un drap d’argent, brodé d’argent avec une parure de rubis et de perles. » A l’issue du Conseil, le Roi la fit prévenir qu’il l’attendait. Elle sortit de sa chambre donnant la main au duc de Bourgogne. Dangeau, son chevalier d’honneur, et Tessé, son premier écuyer, soutenaient sa robe, dont un exempt des gardes portait la queue. Tessé était obligé de temps à autre de la soutenir elle-même de la main, à cause de la pesanteur de son habit. Le Roi marchait derrière eux, puis les princes et les princesses chacun à leur rang. Nous renvoyons au Mercure pour la description des toilettes qui étaient magnifiques. Le cortège passa le long de la galerie, des appartenons et du grand escalier pour gagner la chapelle où les attendait le cardinal de Coislin, premier aumônier, qui devait célébrer le mariage. « Avant la messe, raconte Madame dans une lettre à sa tante l’Electrice, on procéda aux fiançailles. Le Roi, Monseigneur, Monsieur et moi nous nous tenions debout autour des deux fiancés. Quand vint le moment de dire : Oui, la fiancée fit quatre révérences, et le fiancé deux seulement, car il ne demandoit le consentement que de M. son père et de M. son grand-père, tandis que la fiancée demandoit le consentement de Monsieur et le mien, comme grands-parens[58]. » Le cardinal de Coislin célébra ensuite une messe basse, les fiancés demeurant seuls à genoux auprès de l’autel. Le duc de Bourgogne mit une bague au doigt de la Princesse et lui fit présent de treize pièces d’or. La messe terminée, les deux époux, le Roi et les parens les plus proches signèrent sur le registre de la paroisse où l’acte de mariage figure encore aujourd’hui. Le cortège se reforma ensuite dans le même ordre, et vint s’asseoir autour d’une table en fer à cheval disposée dans l’antichambre de la duchesse de Bourgogne. Ne prirent place à cette table que les princes de la maison royale et tous les bâtards, y compris la duchesse de Verneuil (Charlotte Séguier), à laquelle on fit cet honneur comme veuve d’un bâtard d’Henri IV. On remarqua que, pendant le dîner, le duc de Bourgogne regardait tendrement sa femme : « Je vois mon frère qui lorgne sa petite femme, disoit le duc de Berry à Madame, à côté de laquelle il étoit assis ; mais si je voullois, je lorgnerois bien aussi, car il y a longtemps que je says lorgner : il faut regarder fixe et de costé. » Et en même temps il contrefaisoit si drôlement son frère que je ne pus m’empêcher de rire[59]. »

Durant l’après-dînée, chacun eut la permission de se retirer pendant quelques heures. La duchesse de Bourgogne se reposa dans l’appartement de Mme de Maintenon, et quitta même pour quelque temps son pesant habit. Mais, à sept heures, il fallut se réunir de nouveau pour assister, des fenêtres de la grande galerie, à un feu d’artifice qui fut tiré devant la pièce d’eau des Suisses. La Cour passa ensuite dans la chambre de la duchesse de Bourgogne où l’on avait tendu quelques jours auparavant un magnifique lit de velours vert brodé d’or et d’argent. On admira fort la courtepointe du lit, ainsi que la toilette de la duchesse de Bourgogne, tant pour les pièces d’orfèvrerie que pour la broderie. Dans un cabinet voisin, on avait disposé la toilette du duc de Bourgogne qui fut fort admirée également. « Après le souper, raconte le Mercure, le grand maître et le maître des cérémonies allèrent quérir le cardinal de Coislin qui fit la bénédiction du lit. Mgr le duc de Bourgogne vint se déshabiller dans le cabinet où l’on avait mis sa toilette, et l’on déshabilla dans le même temps Mme la duchesse de Bourgogne qui se mit à son prie-Dieu, dès qu’on eut fait sortir de sa chambre toutes les personnes qui n’y devaient point rester. Le roi d’Angleterre vint donner la chemise à Mgr le duc de Bourgogne, et la Beine la donna à Mme la duchesse de Bourgogne qui donna ses jarretières et son bonnet à Mademoiselle. Sitôt que Mme la duchesse de Bourgogne fut au lit, le Roi fit appeler Mgr le duc de Bourgogne qui entra dans la chambre, en robe de chambre, le bonnet à la main et les cheveux noués par derrière avec un ruban couleur de feu. » Pour la suite, nous laisserons parler Saint-Simon, car il n’y a que les hommes de ce temps pour raconter ces choses : « Le Roi s’alla coucher, et tout le monde sortit de la chambre nuptiale, excepté Monseigneur, les dames de la Princesse et le duc de Beauvilliers qui demeura toujours au chevet du lit du côté de son pupille, et la duchesse du Lude, de l’autre. Monseigneur y demeura un quart d’heure avec eux à causer, sans quoi ils eussent été assez empochés de leurs personnes. Ensuite, il fit relever Monsieur son fils et auparavant lui fit embrasser la Princesse, malgré l’opposition de la duchesse du Lude. Il se trouva qu’elle n’avoit pas tort ; le Roi le trouva mauvais, et dit qu’il ne vouloit pas que son petit-fils baisât le bout du doigt à sa femme jusqu’à ce qu’ils fussent tout à fait ensemble. Il se rhabilla dans l’antichambre à cause du froid, et s’en alla coucher chez lui comme à l’ordinaire[60]. » Le petit duc de Berry, gaillard et résolu, trouva bien mauvaise la docilité de Monsieur son frère et assura qu’il seroit demeuré au lit. Moins exigeant que le duc de Berry, l’ambassadeur de Savoie, que le Roi avait fait entrer un instant, s’empressa d’envoyer un courrier au duc de Savoie, pour l’informer de ce qu’il avait vu.

Le lendemain 8, il y eut pour la première fois cercle chez la duchesse de Bourgogne. « Il y avait lontemps, dit encore Saint-Simon, qu’on n’avait rien vu à la Cour de si brillant par le nombre prodigieux de dames assises en cercle, les autres debout derrière les tabourets, et d’hommes derrière ces dames, et la beauté des habits. » Ces nouveaux honneurs ne faisaient cependant pas oublier à la Princesse ses petites amies de Saint-Cyr. Elle voulut se faire voir à elles dans son costume de mariée. Le 9, elle se rendit à Saint-Cyr et y fut reçue en grande pompe. On la conduisit d’abord à la chapelle, où on chanta un Te Deum. Puis les demoiselles récitèrent devant elle un chœur composé pour la circonstance sur le plan des chœurs d’Esther, mais dont la poésie, œuvre des dames, ne laissait pas d’être inférieure :


Que tout favorise
Les augustes nœuds
Par qui s’éternise
Ton sang glorieux !


chantait une voix ;


D’un hymen si doux nos neveux
Attendent des rois qui les rendent heureux,


répondaient deux voix, et le chœur reprenait :


Répands sur tes enfans les rayons de ta gloire.
Que le destin du monde en leurs mains soit remis.
Qu’ils détruisent tes ennemis,
Que leurs vertus retracent ta mémoire[61].


Le 10, les deux jeunes époux soupèrent ensemble dans les appartemens de Mme de Main tenon. Le 11 et le 14 il y eut deux grands bals, fort magnifiques par l’assistance et par les habits. Le premier, organisé par le duc d’Aumont, comme gentilhomme de la chambre, donna lieu à un désordre affreux. Le second se passa mieux. Au premier bal « l’habit de la duchesse de Bourgogne étoit d’une étoffe d’or avec une garniture de diamans, dans laquelle, ainsi que dans sa coiffure « entroient les plus beaux diamans de la couronne. » Au second, « son habit étoit de velours noir tout couvert de diamans ; ses cheveux étoient nattés de perles, et tout le reste de sa coiffure étoit si rempli de diamans qu’on peut dire sans exagération que la vue en pouvait à peine supporter l’éclat. » Le duc et la duchesse de Bourgogne, après avoir ouvert le bal en menant le branle, dansèrent ensemble la première courante, et tout le monde en fut charmé. La duchesse de Bourgogne se fit particulièrement admirer dans le menuet et le passe-pied. Enfin le 17, les fêtes se terminèrent par la représentation au théâtre de Trianon de l’opéra d’Issé, pastorale héroïque en trois actes, dont les paroles étaient d’Houdar de la Motte et la musique de Destouches, compositeur goûté particulièrement par le Roi. Les décors et les costumes avaient été dessinés par Berain.


Ainsi se trouvaient définitivement unis ces deux jeunes êtres si différens l’un de l’autre dont nous avons successivement raconté l’enfance et l’éducation ; l’un passionné, mais contenu, déjà grave, malgré ses quinze ans, et gouverné avant tout par la conscience, la piété et le sentiment du devoir ; l’autre, de nature sensible, affectueuse, mais gaie, légère, ardente au plaisir. Ces différences n’échappaient pas aux observateurs sagaces. En particulier, Nicolo Errizo, l’ambassadeur vénitien, les signalait au Sénat de Venise dans une curieuse relation. Après avoir parlé du duc de Bourgogne, comme d’un prince studieux, avide de s’instruire de toutes choses, d’un naturel ardent, et de la duchesse, comme d’une princesse que la nature avait douée d’un esprit très vif, mais avec laquelle elle avait été économe en beauté (scarsa in bellezza), il ajoutait, après avoir annoncé leur prochain mariage : « Il est à croire que les années rapprocheront ces esprits qui, jusqu’à présent et à cause de leur jeune âge, n’ont pas été moins séparés que leurs personnes (non men che le loro persone disgiunti)[62].

Dans une seconde série d’études, nous raconterons un jour comment, après une période de mésintelligence passagère, ces deux natures qui se ressemblaient en effet si peu furent réconciliées par l’épreuve, avant qu’une tragédie suprême ne les réunît dans la mort.


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1896.
  2. Papiers Tessé. Louis XIV à Tessé. 9 septembre 1696.
  3. Bibliothèque nationale. Cabinet des estampes, collection Hennin.
  4. Sourches, t. V, p. 214. Ce règlement se trouve aux Affaires étrangères : Mémoires et documens. France.
  5. Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans, traduction Jaeglé, t. 1, p. 138.
  6. Sourches, t. V, p. 215 et 263.
  7. Entretiens sur l’éducation des filles, p. 51.
  8. Papiers Tessé. Le Roi à Tessé, 6 novembre 1696.
  9. Correspondance générale, t. IV, p. 133.
  10. Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans, traduction Jaeglé, t. 1, p. 138.
  11. Ibid., p. 140.
  12. Tome VI, p. 27.
  13. Additions au Journal de Dangeau, t. XIV, p. 84.
  14. Dangeau, t. VI. p. 28 et passim.
  15. Mercure de France, décembre 1696.
  16. Saint-Simon, édition de Boislisle, t. IV, p. 313.
  17. Journal de Dangeau, t. VI, p. 64.
  18. Journal de Dangeau, t. VI, p. 79.
  19. Collection Petitot, 2e série, t. 66, Souvenirs de la marquise de Caylus, p. 485.
  20. Les originaux de ces lettres sont aux archives de Turin. Elles ont été publiées par la comtesse délia Hocca, qui a cru devoir en corriger l’orthographe. Nous les citerons d’après les originaux.
  21. Papiers Tessé. Le Roi à Tessé, 11 avril 1697.
  22. Correspondance générale, t. IV, p. 135.
  23. Mémoires pour servir à l’histoire de la fondation de la maison de Saint-Cyr et de Mme de Maintenon son institutrice, par Languet de Gergy, archevêque de Sens.
  24. Lettres historiques et édifiantes, t. II, p. 270.
  25. Entretiens sur l’éducation des filles, p. 117.
  26. Correspondance générale, t. IV, p. 166.
  27. Lettres historiques et édifiantes, t, I. p. 469.
  28. Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans, traduction Jaeglé, t. 1, p. 142.
  29. Archives de Turin. Lettere Ministri Francia, Govone à Saint-Thomas.
  30. Papiers Tessé. — Tessé au Roi, 17 mars 1697.
  31. Mémoires de la cour de France, par Mme de La Fayette, édition Eugène Asse, p. 212.
  32. Conseils aux demoiselles, t. 1, p. 90 et passim.
  33. Ibid., p. 88.
  34. Lavallée, Mme de Maintenon et la maison royale de Saint-Cyr, p. 223.
  35. Sourches, t. V, p. 219.
  36. Correspondance générale, t. IV, p. 159.
  37. Mémoires de ce qui s’est passé de plus remarquable depuis la fondation de la maison de Saint-Cyr. Nous devons à l’obligeance de M. le Supérieur du Grand Séminaire de Versailles d’avoir pu prendre connaissance de ces Mémoires qui sont à la bibliothèque du Grand Séminaire. De nombreux fragmens en ont été publiés, entre autres par MM. Lavallée et Geffroy. Mais, dans leur ensemble, ils sont encore inédits et contiennent beaucoup de choses intéressantes.
  38. Lavallée, Mme de Maintenon et la maison royale de Saint-Cyr, p. 31.
  39. Entretiens sur l’éducation des filles, p. 31.
  40. Vie de Mme de la Mothe-Guyon, écrite par elle-même ; Cologne, 1720, IIIe partie, p. 102.
  41. Phelipeaux, Relation du quiétisme, t. I, p. 57. Voir Crouslé : Fénelon et Bossuet.
  42. Saint-Simon, édition Boislisle, t. II, p. 345.
  43. Proyart, Vie du duc de Bourgogne, t. I, 59.
  44. Le Moyen court de faire oraison était un des écrits de Mme Guyon.
  45. Œuvres complètes de Fénelon, t. II, p. 256.
  46. Œuvres du chancelier d’Aguesseau, t. XIII, p. 74. V. Crouslé, Fénelon et Bossuet, p. 129.
  47. Œuvres complètes de Bossuet, édit. Lachat, t. XXIX, p. 117.
  48. Proyart, p. 66.
  49. Voyez la Revue du 1er avril 1897.
  50. Affaires étrangères. Mémoires et documens. France, 1595,
  51. Affaires étrangères. Mémoires et documens. France, 1595,
  52. Lettres historiques et galantes, t. I, p. 241.
  53. Lettres sur l’éducation des filles, p. 127.
  54. Conseils aux demoiselles, t. I, p. 32.
  55. Conseils aux demoiselles, t. I, p. 163.
  56. Affaires étrangères. Correspondance, Turin, vol. 99. Torcy à Briord ; Dépêche du 3 décembre 1697 ; et Mémoires et documens. France, 1129. Protocole de la correspondance de M. le duc de Bourgogne.
  57. Nous empruntons ces détails, en les abrégeant, au Mercure de France, de décembre 1697, qui ne consacre pas moins de cinquante pages au récit de la cérémonie du mariage et des fêtes qui suivirent.
  58. Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans. Traduction Jaeglé, t. I, p. 162.
  59. Ibid., p. 163.
  60. Saint-Simon. Édition Boislisle. t. IV, p. 314.
  61. Lavallée, Mme de Maintenon et la Maison royale de Saint-Cyr, p. 225.
  62. Relazioni degli stati Europei lette al Senato dagli ambasciatori Veneti nel secolo decimosettimo raccolte ed annotate da Nicolo Barozzo e Guglielmo Berchet. — Francia, I. III, p. 585.